L’Auto-affirmation – La Révélation de Beckett

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SÉMINAIRE II.3
25 FÉVRIER 2001

RAPPEL : PRINCIPE DE CONCEPTION
La dernière fois, j’avais proposé d’ajouter au Principe de Plaisir et au Principe de Réalité, un troisième Principe : le Principe de Conception. Le terme de Conception désigne une création à la fois intellectuelle, imaginaire et matérielle. Concevoir en images, en mots, en sons, implique le recours à un niveau différent de la réalité actuelle et concrète à laquelle se réfère Freud dans le Principe de Réalité. Ce niveau n’est ni pure satisfaction pulsionnelle – comme celui régi par le Principe de Plaisir – ni soumission à une réalité, mais conception d’une autre réalité, intérieure ou extérieure. Le fait de « concevoir » implique une projection dans l’avenir. Le concept est différent du percept qui se situe inévitablement au présent et dépend de nos sensorialités face à une réalité donnée, externe ou interne. Le Principe de Conception régit donc l’au-delà du Principe de Réalité en tant qu’il pousse à donner une forme à ce qui n’en a pas encore, allant donc au-delà – à la fois temporellement et spatialement – de la réalité présente.

Ça                  < – >               Moi                      < – >                Surmoi
Principe de Plaisir               Principe De Réalité                     Principe de Conception

Le Principe de Conception court-circuite dans un premier temps le Principe de Réalité, il crée une autre réalité, non hallucinatoire.
Il ne faut pas oublier que le Ça est exclusivement au service du Principe de Plaisir, que le Moi primitif est d’abord constitué par l’expulsion du déplaisir vers le dehors qui est le non-Moi. Et que le Moi devient le garant de la réalité, tampon entre les exigences pulsionnelles du Ça et les exigences culturelles du Surmoi. Il s’agira ensuite de faire quelque chose avec ce non-Moi ainsi expulsé dans le monde. Comment aimer, ou faire avec cela ? Si le Surmoi a partie liée avec les exigences de la civilisation, tout en représentant dans sa genèse la part parentale ou ancestrale, on peut alors se demander pourquoi le Principe de Conception ne pourrait se satisfaire de la sublimation ? Or il s’agit d’un processus plus vaste. Cela dépasse le processus de la sublimation qui n’est jamais que sublimation d’une pulsion. Nous sommes, dans le Principe de Conception, au niveau de quelque chose de plus élaboré, bien que la sublimation en fasse partie.
S’il s’agit de rester au niveau des pulsions et de renoncer à leur satisfaction immédiate au moyen d’une autre activité – celle qui, comme le disait Freud, « intercale » l’activité de penser entre le besoin de satisfaction et l’acte de la satisfaction -, alors oui, cela relève de la sublimation, mais ne peut se limiter à celle-ci. Pourquoi ? Parce que dès lors que l’on met en route la pensée, le langage, les représentations, on sort de la trajectoire de la simple pulsion, on entre dans le domaine du symbolique et du Surmoi. L’activité de penser embrasse immédiatement un champ plus vaste et active l’au-delà d’une pulsion, même si cette activité est propulsée à partir de la zone du pulsionnel du « Ça ».
La grande question qui va se poser est celle-ci : quelle est la différence entre l’activité hallucinatoire ou fantasmatique et la pensée à proprement parler ? C’est là qu’intervient le Surmoi comme constitutif du Principe de Conception. Cette activité « créatrice » de la pensée, conception d’une forme, d’une idée, d’une entité abstraite ou concrète nouvelle, va s’intégrer dans le monde des possibles, c’est-à-dire qu’elle aura une valeur de « vraisemblance » par rapport au domaine en question. Le Surmoi exige la vraisemblance. Il y a de l’Autre pourrait-on dire… Plus « d’un » doit pouvoir y croire. L’interprétation trouvée par un Insight, ou une équation de mathématique recherchée trouvée subitement, ou encore une illumination concernant tout autre domaine, ont des point communs. Quelque chose se « conçoit ». C’est un nouveau concept au sens large du terme. Ce n’est pas juste une action substitutive, mais l’au-delà de l’action : création d’un nouvel objet, détaché ou détachable du sujet.
Je rappelle les quatre étape dans la création telle que l’avait résumé Gell-Man (in Le Quark et le Tigre) :
1-Saturation
2-Incubation
3-Illumination
4-Vérification
La plupart des exemples abordent cette question par l’étape de « L’illumination », seul aspect perceptible. Les deux étapes précédentes se passent en silence. La vérification consiste, pour la science, dans l’usage d’un protocole approprié, mais dans la vie courante ou dans les autres types de création où intervient ce mode de pensée rapide du « ça pense », la vérification sera mise en œuvre par la vraisemblance du projet, sa mise en acte ou sa reconductibilité dans la durée. Il n’y aévidemment pas d’homogénéité évidemment. On peut simplement dire qu’il y a à un bout le bouillonnement pulsionnel et à la sortie, soit une configuration de pensée déjà abstraite en rapport avec un domaine particulier, soit une image qui configure un nouvel objet de pensée, donc une nouvelle relation entre des éléments déjà existants.
Nous avons souvent des intuitions, et même des révélations, mais nous n’osons pas y croire assez pour les insérer vraiment dans la vie, pour leur donner vraiment une valeur décisive. C’est pourquoi les insights en analyse sont précieux : parce qu’ils ont lieu devant un témoin : l’analyste. Sa présence et sa participation en tant que témoin leste le nouvel élément apparu. La prise en compte de l’idée apparue lui permet d’entrer dans le monde de la vraisemblance. C’est par la situation analytique et le fait que l’analyste accorde à l’idée de l’importance, que le patient ose lui donner statut de pensée. Cela devient une expérience validée et s’insère dans l’ensemble plus vaste de sa pensée et de son expérience. Souvent nous avons ce genre d’intuition et nous n’osons pas leur accorder la valeur qu’elles méritent.

L’AUTO-AFFIRMATION
Donner de la valeur à sa propre pensée suppose une capacité particulière qui est l’auto-affirmation. Quelques mots sur sa genèse.
Si l’on reprend les quatre phases décrites par Gell-Man à propos du processus de recherche scientifique, on peut les retrouver dans le processus de développement de l’enfant découvrant le monde.
La saturation : l’enfant se sature de son environnement, sans pouvoir trier, ni refuser, ni juger. Dans la saturation, il apprend l’autre car on n’apprend pas de l’autre, on l’apprend comme une partie de soi, jusqu’à saturation. Ensuite il y a l’incubation, et c’est un moment important. Y compris dans l’analyse.
L’incubation est le début de la fin d’un attachement-soumission. L’incubation est comme la prise de conscience d’un trop, de quelque chose qui ne va plus, une possession dont on cherche l’issue. Comment se débarrasser de l’incube ? L’incube est aussi ce qui fait le noyau du cauchemar. Le terme est bien trouvé en tout cas. Ça oppresse.
Dans la maturation de l’enfant, il y a un moment où celui-ci dit « non ». Non à quoi ? A un état antérieur. Il ne le dit pas en mots. Il « fait » non. Il refuse par un acte de dé-prise. En miniature, il opère la sortie de l’incubation. L’enfant incube la mère. Mais cette mère est une mère-monde. Le monde selon Elle. L’enfant prend sans discernement, sauf si on lui inflige une douleur physique qui le fait hurler. Donc l’enfant incube la mère… qui incube l’enfant…
Alors, au lieu de filer du côté de l’objet perdu, du côté de l’insatisfaction et de l’objet halluciné, on peut prendre une autre voie : l’enfant qui refuse, « non merci, je n’en reprendrai plus de votre plat délicieux… » Dans ce décollement, il n’y a pas nécessairement l’équivalant d’une « illumination » comme chez le créateur, mais cela constitue le terreau qui rendra plus tard le moment de l’illumination possible. Le moment créatif. On pourrait alors imaginer une répétition ultérieure de la séquence entière ainsi pré-formée qui serait déjà là très tôt: saturation-incubation, illumination-validation. On pourrait le voir comme la réactualisation de la séquence dans le « progrès » subjectif, allant de l’enfance à l’âge adulte d’un créateur ou d’un mouvement de désaliénation. C’est un moment de la Jubilation, comme j’ai essayé de le dire ailleurs (« L’enfant de la jubilation »). On peut ajouter que malheureusement la plupart des personnes s’arrêtent à l’incubation. Elles restent « incubées » à vie. Sauf si l’analyse – ce grand privilège ! – leur permet d’aller au-delà. La plupart des personnes sont « incubées » par les valeurs de la mère-monde, qu’elles retrouvent fourguées par la société constitutive de leur Idéal du Moi. La sortie de cette incubation ne peut alors, pour certains, qu’être violente. Cela pose la question de la violence inévitable à la survie subjective dans la société. Les moments jubilatoires qui scandent le développement de l’enfant – fort-da, stade du miroir, création de l’aire de jeu – sont en principe vécus par tout le monde. Mais tous ne reprennent pas la série. Les bonnes expériences poussent moins à la répétition que les mauvaises !
Le refus en tant qu’auto-affirmation est à mon sens une des conditions du Principe de Conception.
De manière abrupte, je dirais que le principe de Conception s’ancre dans l’auto-affirmation. L’auto-affirmation est d’abord la capacité de refuser. Pour Freud l’auto-affirmation est une tâche qui incombe au Moi, mais je pense que l’auto-affirmation, qui provient de la capacité de dire non, de refuser l’épaisse réalité de l’autre, puise sa source dans l’énergie pulsionnelle du Ça et le Principe de Plaisir.

LE OUI ET LE NON
La pensée est d’abord binaire. Oui-non, bon-mauvais, je veux/je ne veux pas. Ensuite vient la quête « d’autre chose ». Le principe de conception suppose l’existence d’une autre chose, d’une chose à créer, même si c’est une illusion. Illusion n’est pas la même chose que l’hallucination !
Le non se manifeste d’abord par un acte de refus. Le premier « non » du bébé est le refus du biberon ou du sein, soit parce qu’il n’a plus faim, soit parce qu’il veut autre chose à ce moment-là, ou encore parce qu’il n’est pas à l’aise dans cette posture-là, ou pour toute autre raison. Il fait non parce qu’il ne sait pas dire non. Peut-on pour autant dire que quand il prend le biberon, il dit oui ? Eh bien non ! Il prend le biberon parce qu’il a  faim, ceci n’est pas un oui. Il satisfait un besoin. Pour pouvoir affirmer, il faut d’abord dire non. Freud l’a dit, ça.
Par contre lorsqu’il explore, ou qu’il joue, il commence à obéir au Principe de Conception. Il y a affirmation d’une activité qui ne dépend ni du Principe de Réalité, ni du pur Principe de Plaisir en tant que satisfaction pulsionnelle relevant d’une hallucination de l’objet manquant.
On voit bien que c’est différent de l’hallucination en tant que repli devant l’insatisfaction de l’objet.

Une affirmation, c’est donc ce premier refus. Ne pas vouloir est une affirmation. Nous savons cela déjà. Sauf qu’il y a une vie au-delà du Principe de Réalité qui n’est pas uniquement retour au Principe de Plaisir tel qu’il a été provoqué par la tension de l’insatisfaction.
Dire non, ou dire oui, est-ce suffisant ? De plus en plus le soupçon me vient qu’il ne suffit pas seulement de dire. De dire juste avec les mots « oui » ou « non ». Dire non peut être signe d’un refoulement, on est alors dans la dénégation. Le oui et le non sont deux mots de la langue qui ne sont pas au même niveau que les autres. Ils fonctionnent en fait au niveau des processus primaires : dans le rêve on ne peut pas montrer le non sauf à mettre en scène une conduite en positif qui veut dire non. Les images sont toujours en positif. Donc pour dire non, on montre une action. Cela se passe comme dans le rêve : logique des processus primaires, même si ce n’est ni du refoulé, ni à proprement inconscient. Et pour dire oui aussi, sauf que c’est plus facile à décrypter. Il me semble que le vrai oui et le vrai non sont toujours exprimés par une action. Une exception : les situations où le oui et le non sont des performatifs : « quand dire c’est faire » comme le disait Austin. Mais c’est plus tard, quand les dés sont déjà jetés, par exemple le « oui » que répondent les impétrants au mariage. Une fois qu’ils ont prononcé le « oui » ils sont mariés : c’est un acte. Ce type de situations n’appartient pas à l’âge où les premières affirmations ont lieu. On peut se demander si dans l’analyse il y a place pour le performatif.
Il m’a donc semblé que le oui et le non étaient des mots qui doivent être traités au niveau du signifié et pas au niveau du signifiant. Ils ont une utilité dans le quotidien au niveau du « passe-moi le sel », c’est-à-dire au niveau pratique. Mais s’agissant de la vie psychique, on ne peut donner une valeur qu’à l’acte d’affirmation, que cet acte soit pour signifier un oui ou un non. Il y a affirmation du oui et affirmation du non.
Par exemple : il y a un monde entre dire : « j’ai eu envie de ne pas venir en séance. » et téléphoner pour dire : « je ne viendrai pas à ma séance ». Ne pas venir, et ne pas inventer un prétexte pour s’excuser au lieu de venir et de dire « j’avais envie de faire autre chose à la place » par exemple. Ce qui compte à mon avis, c’est l’expérience que le sujet fait, en acte. J’ai l’air de sous-estimer la valeur du langage. Non, mais il faut s’en méfier. Justement parce que le langage est trompeur et concernant l’auto-affirmation, on ne peut pas se permettre le luxe de l’à peu près.

Il me semble très important de faire la différence entre « je ne peux pas » et « je ne veux pas ».
« Je ne veux pas » est une auto-affirmation fondamentale. Cela suppose un arrière-plan propre au sujet qui dit non, et qu’il ne soumet pas au jugement de celui à qui il dit non. Les petits enfants savent le faire. « Je ne veux pas », ou quand ils disent « non », et quand on leur demande pourquoi, ils répondent « parce que ». Ils ne peuvent pas faire autre chose, car ils ne disposent pas de la liberté d’action. Ensuite ça leur passe. Et devenus adultes, ils tombent parfois malades pour signifier un « je ne veux pas » par un « je ne peux pas. » Certains doivent recourir à une douleur inexplicable pour signifier un refus, en se mettant dans la situation du « je ne peux pas, parce que j’ai trop mal » par exemple.
Cette substitution tient au fait que dire non peut être très difficile, dire non implique une mise à mal de l’autre. Il y a une difficulté inhérente au fait même de dire non, parce que dire non ne signifie rien tant qu’on n’a pas « fait non » face à l’autre, un autre qui compte pour le sujet. Tant que l’on ne l’a pas réalisé. Réalisé veut dire faire consister dans la réalité le refus opposé à un autre. Le vrai non est toujours un refus en acte. Et cette auto-affirmation signifie le meurtre symbolique de l’objet, celui-ci étant toujours un objet idéalisé. Ce « meurtre », ce refus qui met le sujet dans un état de consistance séparé de l’objet, fait place à la conception d’un nouvel objet. Ceci est différent de l’hallucination ou du fantasme qui ne peut être que la simulation de l’objet qui vient à manquer. Tandis que si le sujet a pu de lui-même refuser l’objet, alors il n’aura plus besoin de s’en fabriquer un en pensée et à l’identique ! Il y a au moins création d’une nouvelle forme. Ce processus se situe à un autre niveau que le Principe de Plaisir-Déplaisir, là où il est question de l’apaisement de la pulsion. Or – et ceci Winnicott le fait remarquer – l’enfant n’est pas réductible à un ensemble de pulsions à satisfaire ou non, il a d’autres besoins : être tenu, être bercé, se sentir compris, entendre les voix familières, ne pas être exposé à trop de lumière, trop de bruit, etc., bref tout un monde qui se présente à lui et dont il doit faire quelque chose.
Le « je ne veux pas » qui ne se déguise pas en « je ne peux pas » n’est ni une soumission au Principe de Réalité, ni sa négation par une activité hallucinatoire. C’est la condition du Principe de Conception, degré zéro de toute création.
Cette manière de voir concerne strictement la venue au monde de la pensée occidentale. La pensée orientale se constitue autrement.

Alors, peut-on dire que la pensée prend toujours sa source dans l’insatisfaction ? Oui et non. Il n’y a jamais adéquation complète entre le monde extérieur et le monde intérieur. De par cette non-adéquation, il y a forcément un moment où l’enfant est obligé de compter sur ses propres ressources. Je crois que la pensée survient donc de toute façon, sauf véritable drame qui dure et qui rencontre une faiblesse momentanée ou constitutive de l’enfant. Puisque l’homme est programmé pour penser, comme il est programmé pour parler, encore faut-il que ces dispositions innées soient correctement activées. Le mode de pensée est très certainement influencé par ces moments qui se jouent sur fond d’absence de satisfaction. Winnicott semble le penser quand il dit: « L’intelligence cache une certaine déprivation »(La crainte de l’effondrement, p.201). Je reviendrai la prochaine fois plus longuement sur les conceptions de Winnicott relatives à la pensée. Pour aujourd’hui je voudrais dire seulement ceci : l’intelligence, ou la pensée, n’est pas seulement une « réaction » à une frustration ou à une insatisfaction, sauf à considérer l’insatisfaction comme inhérente à tout processus de croissance. Je pense que l’auto-affirmation par le refus de ce qui est présenté au sujet existe indépendamment de la série satisfaction-insatisfaction, ou plaisir-déplaisir. Il y a le refus spontané de l’enfant de ce qui se présente à lui, qui peut certes être une mauvaise adaptation à ses besoins, mais qui peut aussi être tout simplement quelque chose qui n’est pas à son goût. Je n’imagine pas un monde actuel, quel qu’il soit, qui serait tout le temps du goût d’un sujet. Si rien n’entrave gravement un développement, le Principe de Conception pousse à la découverte « conceptuelle » du monde. Le créateur, l’artiste ou le scientifique en sont les figures extrêmes.

L’HUMOUR
Mais la position de l’humoriste peut aussi en rendre compte. L’humour est différent du Mot d’esprit. Freud les distinguait bien dans le petit essai publié en 1927 (in l’Inquiétante étrangeté et autres essais, folio essais, alors que Le mot d’esprit date de 1905).
Dans l’attitude humoristique, le Surmoi du sujet prend le Moi sous sa protection, il le traite comme un adulte bienveillant traiterait les peines du petit enfant.

« L’humour n’est pas résigné, il défie ; il ne signifie pas seulement le triomphe du moi, mais aussi celui du principe de plaisir, qui parvient en l’occurrence à s’affirmer en dépit du caractère défavorable des circonstances réelles. »

Donc pour Freud, l’humour est une défense contre la souffrance. Il poursuit en disant :

« […] pour échapper à la contrainte de la souffrance, série qui commence avec la névrose, culmine dans la folie, et dans laquelle il faut inclure l’ivresse, l’absorption en soi-même, l’extase. Ceci me permet de réaffirmer que toute structure est une organisation défensive contre les angoisses primitives. L’humour reçoit de cette relation une dignité qui fait totalement défaut par exemple au mot d’esprit, car ou bien celui-ci ne sert qu’au gain de plaisir, ou bien il met le gain de plaisir au service de l’agressivité. »

On voit comment, selon Freud, le mot d’esprit est une affaire de Principe de Plaisir, et l’humour aussi mais autrement. Je dirais que ce n’est plus le Principe de Plaisir qui est en cause dans l’humour, mais justement le Principe de Conception, qui est aussi relié au Principe de Plaisir mais qui implique quelque chose d’autre. Voici pourquoi (je cite encore Freud)

« Il est exact que le plaisir humoristique n’atteint jamais l’intensité du plaisir pris au comique ou au mot d’esprit, qu’il ne se prodigue jamais en francs éclats de rire ; il est également vrai que le surmoi, quand il instaure l’attitude humoristique, écarte à proprement parler la réalité et se met au service d’une illusion. Mais sans savoir très bien pourquoi, nous attribuons à ce plaisir peu intense une valeur élevée, nous le ressentons comme particulièrement libérateur et exaltant. »

Si tel est le cas, je propose l’explication suivante : le mot d’esprit laisse le sujet comme passif, tandis que dans l’humour il crée, il crée ce que Freud appelle l’illusion. On peut dire une fiction, et sur un petit échantillon, cela peut s’apparenter à une « nouvelle conception » de la vie ou du monde. Et Freud conclut :

« Et pour terminer, si par l’humour, le surmoi aspire à consoler le moi et à le garder des souffrances, il n’a pas contredit par là sa descendance de l’instance parentale. »

Le Surmoi de l’humoriste est en quelque sorte un parent idéal, qu’il a ou qu’il n’a pas eu dans la réalité.

Aujourd’hui je reviens à un de ces moments de la pensée créatrice, ou le principe de conception est à l’œuvre de la façon la plus patente, sans oublier l’humour, et l’humour le plus dévastateur. Je vais vous vous parler de Beckett et plus particulièrement de l’expérience qu’il a lui-même appelé sa « révélation ».

LA REVELATION  DE BECKETT
Loup Verlet nous a déjà parlé de la révélation de Pascal. La dernière fois je vous avais raconté comment Gell-Mann avait trouvé la bonne solution par un lapsus. Mais il y a aussi des visions concernant l’avenir, les nouvelles formes de la vie même d’un sujet. Il est rare qu’une révélation n’influe pas sur le cours de la vie quand on a le courage de lui donner la place qu’elle mérite. Beckett a eu une révélation à un moment de grande stagnation concernant son écriture, et compte tenu de l’importance qu’avait la création littéraire pour lui, cela a aussi modifié sa vie même.

Bref rappel biographique
C’était un bébé pâle et souffreteux qui pleurait sans arrêt. Très tôt « opposant » à une mère très à cheval sur les bonnes manières, mais également fantasque à ses heures et très dévouée à ses enfants. Elle n’hésitait pas à passer beaucoup de temps à inventer des jeux avec eux, et aussi à rire. Avec Samuel, ses rapports étaient de toute évidence passionnels. Je ne peux pas ici m’étendre plus sur son enfance. Qu’il dit avoir été « sans histoire »… Mais, je cite sa biographe, Deidre Bair :

« il semblait provoquer exprès l’irritation de sa mère comme pour mettre à l’épreuve la primauté de sa propre volonté sur la sienne : il cherchait les corrections en imaginant une imprudence après l’autre, ce qui lui valut le surnom – qui lui resta toute sa vie – de « fléau de la famille ». »

En 1923 il intègre le Trinity College à Dublin, il n’a que 17 ans. Après la fin du cycle universitaire, en attendant d’aller à Paris où il a obtenu le poste de lecteur d’anglais à l’Ecole Normale Supérieure, il enseigne le Français au Campbell College à Belfast. Tentative d’enseignement catastrophique – il ne se lève pas pour faire ses cours, il n’a jamais pu se lever tôt -, il ne supporte pas d’être enfermé avec les élèves et fait cours dans le parc humide et glacé, il désespère le recteur qui écume de rage dès qu’il entend prononcer son nom !
Il vient donc en France où il est pendant deux ans (1928-30) lecteur d’anglais à l’Ecole Normale Supérieure. Il fait la connaissance de Joyce qu’il admire par-dessus tout, le fréquente avec assiduité, l’imite en toute chose. Il se rend utile et passe même pour être son secrétaire. En fait il lui rend des services : Joyce ayant une très mauvaise vue, il arrive que Beckett écrive sous sa dictée. Entre les deux hommes naît une complicité discrète.
Ainsi un jour, alors qu’il écrivait sous la dictée de Joyce, quelqu’un frappe à la porte. Joyce dit « Entrez » et continue sa dictée. Beckett continue imperturbable et met « entrez » dans le texte . A la relecture, Joyce se rend compte de ce qui s’est passé, et décide de garder, malgré la bizarrerie dans le texte, le mot « entrez » venu du contexte.
Cette rencontre sera déterminante pour Beckett.
Un jour Henry Miller, lors d’une soirée chez des amis communs, un peu éméché, traverse le salon à grands pas et déclare haut et fort à Beckett qu’il a trop de talent pour imiter Joyce. Beckett ne dit rien et quitte discrètement la pièce. Il n’est pas mûr pour se déprendre de Joyce et l’évidence de sa dépendance le blesse sans doute. Au bout de ces deux années, il doit rentrer au Trinity College pour y enseigner à son tour comme chargé de cours. Mais dès l’obtention de son diplôme de Master of Arts, il donne sa démission. Il se sent incapable d’enseigner. Il veut écrire, mais n’arrive pas à se faire publier. Ses parents désespèrent de lui. Il n’est bon à rien. Il essaie d’expliquer qu’être écrivain prend du temps… En 1933 son père tombe malade, Samuel s’occupe beaucoup de lui, le soigne et pour la première fois a l’impression d’être nécessaire. Son père meurt laissant à May, sa femme, toute la gérance de la fortune familiale. Beckett dépendra donc de sa mère pour subsister.
Son état de santé se détériore dramatiquement. Il est dans un véritable délabrement physique : abcès, furonculose, grippes à répétition, insomnies. Il se réveille en pleine nuit, trempé de sueur, le cœur cognant, incapable de respirer… La liste de ses maux est longue. Il admet difficilement que tout cela est d’ordre psychique, mais devant l’avis du médecin, finit par en accepter l’idée. Son médecin le pousse à entreprendre une analyse. L’aggravation de ses malaises ne lui laisse pas le choix – il est quasiment grabataire. Il finit par se rendre à Londres, à la Tavistock Clinique et commence une analyse avec Bion, lui-même à cette époque tout jeune analyste.
On est en 1934. Beckett voit Bion cinq fois par semaine pendant deux ans, à l’exception des vacances où il rentre voir sa mère en Irlande. Chaque retour chez sa mère se fait contre l’avis de Bion. A chaque fois, ses symptômes reviennent de façon spectaculaire, alors qu’à peine arrivé Londres, avant même d’avoir commencé à voir un analyste, il va mieux. Au point où il s’est demandé si c’était encore nécessaire. Il lit des ouvrages de psychanalyse et donne du fil à retordre à Bion qui, à ce moment là, commence une deuxième analyse avec Mélanie Klein. Beckett est mécontent de son analyse et Bion de la sienne. Au bout de deux ans, Beckett veut arrêter estimant qu’il s’agit d’un échec, bien que sur le plan somatique il aille mieux… En fait il n’arrive pas à écrire, ni à se lier avec les gens, ni à publier. Il retourne encore voir sa mère dont il dépend financièrement depuis la mort de son père ; elle exerce une pression forte sur lui pour qu’il arrête son analyse.

RENCONTRE DE JUNG
Il va pourtant se jouer quelque chose de très important à la fin de l’analyse de Beckett. Un jour où il est déjà question de l’échec de son analyse, il arrive à sa séance et trouve Bion qui l’invite à dîner et à aller ensuite écouter ensemble une conférence de Jung.
Cette conférence à Londres lui a laissé un très fort souvenir. C’est Charles Juliet qui le rapporte dans son petit livre (Entretiens avec Samuel Beckett, p.15). Voilà ce que dit Beckett à un moment de ces entretiens :

« J’ai toujours eu la sensation qu’il y avait en moi un être assassiné. Assassiné avant ma naissance. Il me fallait retrouver cet être assassiné. Tenter de lui redonner vie… Une fois, j’étais allé écouter une conférence de Jung… Il parla d’une de ses patientes, une toute jeune fille… A la fin, alors que les gens partaient, Jung resta silencieux. Et comme se parlant à lui-même, étonné par la découverte qu’il faisait, il ajouta : « Au fond, elle n’était jamais née. » J’ai toujours eu le sentiment que moi non plus, je n’étais jamais né. »

Je rappelle que l’entretien avec Charles Juliet a lieu en 1968 et que la conférence de Jung date de 1935 !
Voilà ce qu’en rapporte à son tour Deidre Bair dans sa biographie très fouillée (Samuel Beckett, Fayard, p.194).

« Après Noël 1935 il estime que les résultats ne correspondent guère à la dépense de temps et d’argent.
Bion doit le sentir, car, un certain jour d’octobre, il stupéfia Beckett en proposant de dîner ensemble, quelques soirs plus tard, pour aller ensuite à la clinique Tavistock entendre une conférence de Jung.
Jung, alors âgé de soixante ans donne à Tavistock une série de cinq conférences. Beckett assiste à la troisième, qui lui fait grande impression. Jung parle de tests d’association et de leur importance dans l’analyse des rêves. Il déclare que l’unité de la conscience est une illusion, citant la tendance du complexe à « former un petit caractère en soi ». »

Extrait de la troisième conférence de Jung :

« Etant donné que les complexes ont une certaine volonté, une manière d’ego, nous constatons que dans l’état schizophrénique ils s’émancipent du contrôle conscient au point de devenir visibles et audibles. Ils apparaissent sous forme de visions : ils s’expriment par des voix qui ressemblent à celles de personnes précises. »

Ce qui a laissé la plus grande impression sur Beckett. Voici une autre version de cette même scène, racontée par Bair :

« En réponse à une question sur les rêves d’enfant, Jung cite une fillette de dix ans qui faisait d’étonnants rêves mythologiques. Il ne pouvait dire au père de l’enfant ce que ces rêves signifiaient car il devinait une étrange prémonition de sa mort prématurée. Effectivement elle mourut l’année suivante. Elle n’était jamais tout à fait née conclut Jung. »

Et Bair poursuit :

« Beckett s’empresse de faire de cette remarque la pierre angulaire de toute son analyse. »

A quoi il faudra ajouter qu’à cette même conférence, Jung parle de « visions ». En somme Beckett reproche à son analyse de n’avoir pu lui donner naissance.
Donc Beckett arrête son analyse et part en France où il va vivre avec une Française, Suzanne Dechamps-Dumesnil, liaison qui existait déjà et qui va durer jusqu’à la fin de sa vie. Il refuse le mariage, ceci à la grande désapprobation de sa mère. Il passe les années de guerre en France, participant à la résistance, puis caché dans le Midi, à Roussillon, il est en proie à une dépression sévère. A la fin de la guerre, il rentre à Paris puis retourne en Irlande en1945, voir sa mère et récupérer un peu d’argent. Il en manque cruellement. Il est apparemment réconcilié avec elle et décide de revenir la voir au moins une fois par an.
Il revient donc en 1946, année de sa révélation. Il a fait la paix avec sa mère, il l’accompagne même à l’église pour lui être agréable et s’attriste de sa maladie, le Parkinson. Pour lui, rien ne va pour le moment, il n’arrive pas à écrire ni à terminer son roman Molloy, il ne trouve pas d’éditeur, il est déprimé et tire le diable par la queue.
Voilà ce qu’en rapporte encore Charles Juliet :

« C’est au cours de ce séjour que survint en lui ce chamboulement qui modifia radicalement son approche de l’écriture et sa conception [sic !] du récit. […]
– Cette prise de conscience fut-elle progressive ou fulgurante ? [demande Juliet à Beckett].

Celui-ci parle de crise, d’instants de brusque révélation, puis :

– Jusque-là, j’avais cru que je pouvais faire confiance à la connaissance. Que je devais m’équiper sur le plan intellectuel. Ce jour-là tout s’est effondré. […]
J’ai écrit Molloy et la suite le jour où j’ai compris ma bêtise. Alors je me suis mis à écrire les choses que je sens.

Puis c’est Juliet qui poursuit:

« C’était en juin. Comme si souvent, il errait en solitaire, et il se retrouva à l’extrémité d’une jetée battue par la tempête. Ce fut alors que tout parut se mettre en place : des années de doutes, de recherches, d’interrogations, d’échec (quelques jours plus tard il aura quarante ans), prirent soudain un sens, et la vision de ce qu’il lui faudrait accomplir s’imposa comme une évidence. »

« J’entrevis le monde que je devais créer pour pouvoir respirer ».

Ce sont là les mots de Beckett et je vous rappelle qu’il dit bien qu’il a dû créer un monde pour pouvoir respirer et qu’il avait dit qu’il était né assassiné et qu’il lui fallait renaître.
Juliet continue :

« Il entreprit Molloy alors qu’il se trouvait encore auprès de sa mère. [Après la révélation] Il ne connaissait plus la détresse des années passées, mais tout demeurait difficile. »

C’est entre 1946 et 1950 qu’il est pris d’une véritable frénésie d’écriture, il écrit ses textes les plus importants : Molloy, Malone meurt, En attendant Godot, L’innommable, Textes pour rien.
Voilà donc la révélation racontée par Juliet de façon très succincte. Mais bien qu’il rapporte apparemment textuellement les mots de Beckett, tout n’est pas exact.
Il est étonnant que Charles Juliet, de même qu’Anzieu qui a écrit un livre sur Beckett sans l’avoir jamais rencontré, de même que la biographie de Deidre Bair parue de son vivant, que tout le monde se soit trompé sur un point : tout le monde situe la révélation de Beckett sur la jetée de Dublin, confondant sa révélation dont il avait parlé à plusieurs personnes avec la vision d’un de ses personnages appelé Krapp dans la pièce intitulée La dernière Bande. Il s’est en effet inspiré de sa révélation, mais elle n’a pas eu lieu sur la jetée de Dublin, c’est Krapp qui a sa vision sur cette jetée.
Voyons ce qui se passe dans la pièce intitulée La dernière Bande.
Krapp restitue la révélation par bribes dans un discours entrecoupé d’hésitations. J’en donne quelques fragments :

« Spirituellement une année on ne peut plus noire et pauvre jusqu’à cette mémorable nuit de mars, au bout de la jetée, dans la rafale, je n’oublierai jamais, où tout m’est devenu clair. La vision enfin… Ce que soudain j’ai vu alors, c’était que la croyance qui avait guidé toute ma vie, à savoir (Krapp débranche l’appareil) […] clair pour moi enfin que l’obscurité que je m’étais toujours acharné à refouler est en réalité mon meilleur (Krapp débranche.) indestructible association jusqu’au dernier soupir de la tempête. »

Nous devons à son dernier biographe, James Knowlson, la véritable scène de la révélation de Beckett racontée dans Samuel Beckett, Actes Sud, 1999. Il a vu Beckett jusqu’aux derniers jours de sa vie, et contrairement aux autres biographes, il était un proche de Beckett. Voici ce qu’il rapporte : la « vision enfin » dont il est question ici (dans la pièce) est très généralement tenue pour un fidèle reflet de la « révélation » reconnue pour telle par Beckett. Elle ne resurgit cependant pas dans les mêmes circonstances et n’est pas non plus de même nature. Qu’on veuille les confondre irritait Beckett. Il rectifie enfin :

« Krapp a sa vision sur la jetée de Dun Laoghaire, j’ai eu la mienne dans la chambre de ma mère. Précisez-le une bonne fois pour toutes », m’a-t-il instamment demandé. »

Parlant de ce qu’il avait lui-même vécu comme une révélation, Beckett l’associait plutôt à une mise en évidence de ses limites.

« J’ai pu penser à Molloy et aux autres le jour où j’ai pris conscience de ma folie. Ce n’est qu’à dater de ce moment-là que je me suis mis à écrire des choses telles que je les sens. Une acceptation de l’impuissance et de l’ignorance. »

Et plus loin son biographe parle du choix de Beckett qui l’éloigne de son maître Joyce, quand il prend littérairement l’option inverse, et où

« Beckett choisit alors de ne plus parler que de la pauvreté, de l’échec, de l’exil et de la perte ; ou, pour le citer, de s’intéresser à l’homme en tant « qu’il ne sait pas et ne peut pas ». »

L’homme en tant qu’il ne sait pas et ne peut pas ! Au moment où il abandonne son idéal Joyce, dans l’acte même de refus, il choisit de parler de l’obscurité à partir de l’obscurité. Mais n’oublions pas que Jung avait parlé de « visions » dans la Conférence que Beckett dit n’avoir jamais oubliée, et à laquelle il s’était rendu avec son analyste, Bion.
Je trouve à la fois touchant et très fort que Beckett insiste pour dire qu’il a eu sa révélation dans la chambre de sa mère, sorte de renaissance, ou de naissance à lui-même. Lui qui se disait assassiné avant d’être né. Lui qui avait tellement pris pour lui la remarque de Jung concernant la jeune fille pas née. Beckett décide à partir de ce moment d’écrire à partir de sa propre nuit, de rejeter le principe joycien en vertu duquel il fallait toujours savoir plus pour comprendre le monde, et qu’il avait jusqu’alors essayé d’imiter. Il se détourne aussi de son ancienne manière narrative pleine de citations savantes.

« J’ai réalisé que j’allais moi dans le sens de l’appauvrissement, de la perte de savoir et du retranchement, de la soustraction plutôt que de l’addition ».

Est-ce un hasard si cela se produit lors d’un retour chez sa mère s’acheminant vers sa mort, et très précisément dans sa chambre ? Il faut croire que non, sinon pourquoi l’irritation et l’insistance de Beckett pour enfin rectifier l’erreur commise par ses différents biographes et commentateurs?
Il y a ces deux mouvements chez Beckett au moment de la révélation :
– il refuse le modèle de Joyce qui a été son idéal, c’est le moment d’auto-affirmation par le refus de l’autre ; et
– la conception d’une nouvelle façon d’écrire, sa révélation à proprement parler, de sa propre conception du récit, de l’œuvre à venir, moment de l’illumination.
L’équivalent de la validation de son illumination viendra avec le temps : les cinq années qui suivent verront éclore la partie la plus importante de son œuvre.  Alors qu’il n’arrivait pas à écrire, rentré de ce dernier voyage, il écrit tous les jours, du matin au soir, dans une sorte d’exaltation, jusqu’à épuisement de ses forces. Souvenez-vous de ce que disait Freud : les différentes façons de combattre la souffrance sont la névrose, la folie, l’humour, le retrait en soi-même et l’extase. Beckett écrit dans une sorte d’extase, ce qui ne veut pas dire qu’il est heu-reux !!! Son écriture devient Beckettienne.
Que dirait alors un affreux psychanalyste ? Il pourrait prétendre que Beckett est sorti de sa dépression, voire d’un moment mélancolique, et qu’il est devenu maniaque ? Voilà la bêtise… Même si cliniquement on peut penser comme ça, mais à quoi ça sert ?
Justement Anzieu, ne reculant devant rien, se pose cette question – d’une certaine façon il peut se le permettre, il met tellement sa propre subjectivité en jeu qu’on peut difficilement lui reprocher d’interpréter d’en haut. Il répond par la négative en disant que la « maladie » de Beckett se déroule plutôt sur un axe de morcellement- persécution-angoisse. Anzieu suggère donc quelque chose qui fait penser à la schizophrénie plus qu’à la mélancolie… Mais il passe à côté de l’essentiel : à force de chercher du sens analytique, il ne parle pas de Joyce ni de l’importance pour Beckett d’avoir trouvé son style par rapport à Joyce ! Il psychologise en parlant de processus créateur masculin et féminin, que Beckett aurait utilisé en même temps… tout en ne méconnaissant pas le fait que ce fut un moment de naissance pour Beckett. Il me paraît étonnant qu’Anzieu ne retienne pas du tout l’importance du décollement de Beckett par rapport au modèle qu’a été pour lui Joyce. Il est tellement dans le rabattement des concepts analytiques, tellement à la recherche du « pathos-analytique », qu’il passe à côté de la création à proprement parler.
Voilà ce que je pense : Beckett fait un bout de chemin avec Bion, mais ce que Bion peut lui offrir est un espace mental trop étroit. Bien que très intelligent, il est très jeune, kleinien, et fait de son mieux comme analyste-qui-doit-interpréter. Ce qu’il a fait de mieux, c’esr de l’emmener écouter Jung. Pourquoi Jung impressionne-t-il tant Beckett ? D’abord parce qu’il peut l’écouter tranquillement, il ne l’interprète pas Mais surtout Jung a un espace mental plus vaste à lui offrir. C’est important cela : il y a des gens qui ont une bonne écoute, mais un petit espace mental, alors ils ne peuvent pas faire naître des métaphores productives. Ils ont peu de concepts à offrir. D’autres ont un espace ample, ça circule et on peut prélever ce dont on a besoin. Jung parle de choses essentielles : de la naissance, de la vie , de la mort, de ce qu’on peut dire ou ne pas dire, et il se montre lui-même en train de découvrir le fin mot de l’histoire qu’il vient de raconter. Il est en train de penser devant Beckett. Après cette rencontre, Beckett part pour Paris et là il fait la connaissance de Joyce. Joyce devient pour lui le maître comme je l’ai déjà dit. Il admire son œuvre, mais cela ne s’arrête pas à ça. Il est littéralement entiché, amoureux de Joyce. Il s’habille comme lui, il l’imite, prend les mêmes poses quand il fume. Il va jusqu’à s’acheter les mêmes chaussures pointues que Joyce, qui est fier de ses petits pieds, et le pauvre Samuel Beckett s’achète les mêmes, strictement les mêmes petites chaussures et souffre le martyre, car il a de grands pieds et des cors… Cela rappelle étrangement les moments de transfert aigus et les identifications visibles à mille lieux… Joyce sera pour un bon moment l’Idéal du Moi de Beckett. Je dis Idéal du Moi, puisque cette identification dépasse de loin la simple admiration pour son écriture. Il passe par l’imitation corporelle. La fille de Joyce, jeune femme très déséquilibrée, tombe amoureuse de Beckett qui s’intéresse à elle comme à un cas de psychiatrie. Il a toujours été fasciné par la folie. Mais il prend la fuite car il a peur qu’elle ne le brouille avec son père, qu’il préfère évidemment. La brouille arrivera quand même, bien que Beckett continue à vouer une grande admiration à Joyce.
Au moment de la révélation, c’est la chute de cet Idéal du Moi qui a lieu. Il me semble que cela explique l’irritation de Beckett devant la confusion de ses biographes précédents : cela ne peut pas se jouer dans le même cadre que sa pièce de théâtre. Cela se joue dans son lieu le plus privé : la chambre de sa mère. Dans un intérieur intime, et cela concerne tout son être. Chute de l’Idéal supporté par un autre qui jusqu’alors le contenait et le protégeait des angoisses primitives. Joyce le réunissait et en même temps l’empêchait d’accéder à sa propre pensée, à sa propre respiration et à son propre style. Joyce a été tout cela pour Beckett. C’est tout cela qui chute dans la révélation. La chute de l’autre comme Idéal du Moi.
Voilà en quoi la révélation de Beckett est importante pour nous car elle dit ceci :
Quand ça pense en moi, tu meurs.
Le « tu » est l’idéal du Moi dans la relation amoureuse.
A ce propos, j’avis dit que lors du premier séminaire : quand « ça pense », je sens qu’il y a Moi et l’Autre.
On y reviendra…

C’est un sacré piège de commenter une pareille aventure, celle de quelqu’un d’aussi complexe que Beckett, aussi je dois m’arrêter, sinon je pourrais continuer longtemps encore.
Je voudrais pour terminer lui donner encore la parole.
Charles Juliet termine son petit livre ainsi :

« J’évoque les mystiques, mentionne Jean de la Croix, Maître Eckart, Ruysbroek… Lui demande s’il lui arrive de les relire, s’il aime ce qui émane de leurs écrits. Et Beckett répond :
« -Oui… J’aime… J’aime leur… Leur illogisme… Leur illogisme brûlant… Cette flamme… Cette flamme… Qui consume cette saloperie de logique. »

Voilà. Fin de partie, pour paraphraser Beckett. Il va nous falloir pourtant encore et encore revenir à la « saloperie de logique ». C’est notre sort : la bousculer pour que se produisent ces moments rares d’embarquements immédiats pour des destinations imprévues, puis revenir sur nos pas et essayer de comprendre, avec logique, nos folies fondatrices.

UNE REMARQUE
J’ai l’impression que lorsque Lacan proposait la Passe, il avait l’espoir de saisir les moments de transformation de nos folies intimes par la « saloperie de logique ».
Lacan, qui était tout sauf bête, avait pressenti que pour certains, il se passait quelque chose de cet ordre à un moment donné dans leur parcours analytique. Il a eu une intuition, sans doute remarquable, mais je soutiens qu’il s’est trompé en la rendant synonyme de la fin de l’analyse, et pire, en voulant l’instituer. Vu sous cet angle, on comprend mieux pourquoi la Passe a pu être fatale à certains.
En effet c’est la fin de quelque chose, mais pas de l’analyse. C’est la fin de l’identification au Moi idéal, quand celui-ci est représenté par l’analyste qui, pour un temps, a pu être vital et porteur d’un processus. Idéal issu d’une rencontre qui mobilise l’affect et offre un espace mental pour penser, mais qui est aussi un barrage à son propre cheminement, à son propre style. Chacun a un style, même s’il n’écrit pas. Qui dit style dit respiration, rythme, donc un des fondamentaux de la vie même du corps.
Or Lacan disait qu’à la fin de l’analyse, il y avait chute des identifications imaginaires et sentiment de « désêtre ». Bon, le désêtre on peut le laisser de côté, c’est une jolie trouvaille linguistique, mais inutile. En l’occurrence, Lacan fait joujou avec Heidegger, je laisse jouer ces deux garçons. L’un qui dit « Dasein », l’autre lui rétorque « désêtre » que l’on peut traduire par « Fort-Sein ».
Cela signifie simplement que le sujet se trouve à un moment donné de son parcours dans une certaine nudité, dépouillé de la carapace protectrice de son Idéal de Moi. Il s’affronte à son propre être au monde, c’est-à-dire son style, dé-vêtu de ses oripeaux d’emprunt, dans sa nudité. Voilà ce que Beckett nous montre d’une façon exemplaire. « Ecrire comme je sens » disait-il. Voilà le retour des sentirs. De la pensée-affect.
Que ceci puisse se faire dans l’analyse ou hors l’analyse est évident. On voit comment la « passe » lacanienne soulève des questions importantes. Elle permet de cheminer dans des espaces moins étriqués que ceux éternellement rabattus sur des métaphores des nurseries, qui à la longue deviennent un peu étouffantes. Mais Lacan s’est fourvoyé parce qu’il ne pouvait pas voir ce qu’il induisait lui-même, chez ses propres patients, par sa personnalité. Dans leur « désêtre », ils se débarrassaient de l’image idéale de Lacan, ce qu’il ne pouvait pas voir lui-même. C’était, bien sûr, son point aveugle. Il voyait le paysage qui était devant lui, mais il ne voyait pas qu’il était lui-même dans le paysage, par l’identification à lui que lui renvoyaient ses analysants. Quand certains commençaient à s’en déprendre, il a pris ça pour la fin de l’analyse. Il a voulu aller voir si pour d’autres, d’autres analystes, cela se passait aussi comme ça. Alors il a institué le dispositif de la passe, un dispositif de voyeur, pour aller regarder les autres paysages, pour voir comment ça se passait chez les autres analystes. Mais il était aussi dans les autres paysages, puisque tout le monde, dans l’Ecole Freudienne, l’avait pris comme Idéal du Moi. D’où échec, et ses conséquence aujourd’hui qui sont une caricature et une perversion. Mais ça, ce n’est pas notre problème. Je voulais seulement dire que Lacan avait eu une intuition excellente, mais de vouloir l’instituer l’a détourné de son but. Il n’a tout simplement pas pu en faire un récit à la première personne. Voilà où l’artiste sera toujours en avance sur le psychanalyste.
Imaginez la « révélation », ou « l’illumination » imposée par une institution !

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