De la causalité en analyse et de l’effet placebo

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SÉMINAIRE I.6
20 MAI 2000

LE PLAISIR DANS L’ANALYSE
DE LA CAUSALITÉ EN ANALYSE ET DE L’EFFET PLACEBO

La dernière fois, j’avais fait la distinction entre carte et territoire, à laquelle j’avais fait correspondre la différence entre transfert et lien. C’est parfois difficile à distinguer, car tout vient toujours ensemble. Il faut pourtant faire ces distinctions, même de manière artificielle et après-coup, pour savoir de quoi il s’agit dans cette relation analysant analyste.
Je disais que seul le transfert pouvait s’analyser avec les concepts de la théorie analytique et que le transfert peut avoir une fin. Le lien ne s’analyse pas, il se vit et il est la base qui permet le processus ; c’est en quelque sorte le territoire que deux humains partagent et qui les rend semblables, bien que différents, et occupant dans la cure des positions asymétriques.
Le lien peut perdurer au-delà de l’analyse, il peut aussi s’estomper et devenir un souvenir, que l’on garde plus ou moins vivace. Le transfert laisse des traces mnésiques, mais comme il ne reçoit son sens que de l’analyse, il ne peut entrer véritablement dans le livre des souvenirs vivants de l’analysant. Il peut constituer un matériel de travail pour l’analyste dans lequel l’analysant – s’il venait à le connaître – ne se reconnaîtrait pas forcément. Cette transformation du matériel brut en cartographie qui lui indique les positions est importante pour que l’analyste puisse penser et avoir la certitude de posséder une carte pour se guider, même si elle est approximative et le plus souvent « bricolée ».
Le lien n’est pas pour autant spontané ni naturel : l’analyste doit veiller à ce qui se construit, à ce qu’il y ait une relation vivante et stable entre lui et un patient. Ce lien ne se construit pas à coup d’interprétations mais seulement avec une manière d’« être ensemble ». L’être ensemble est une notion très importante. En anglais, cela se dit mieux : « the togetherness », en allemand : « das Zusammensein ». En aucun cas « la convivialité »… On n’est pas dans une boutique new age !

L’UTILISATION DE L’OBJET
Il y a un article de Winnicott dans Jeu et Réalité qui est très important, bien que très court. Il s’appelle « L’utilisation de l’objet ». Winnicott apporte là quelque chose de tout à fait nouveau : il distingue les relations d’objet, par exemple la relation du bébé à sa mère, de l’utilisation de l’objet. Et cela va se rejouer dans l’analyse. Je rappelle que dans ce cas l’analyste est appelé l’objet, comme la mère qui participe à la construction de la relation d’objet de l’enfant.
L’utilisation de l’objet fait appel à la capacité de l’objet (donc de l’analyste en l’occurrence) de survivre à la destructivité du sujet (ici de l’analysant). La destructivité n’est pas l’agressivité. C’est le fait que l’objet est nécessairement détruit pour que le sujet puisse se constituer. Winnicott ne parle pratiquement jamais de la Pulsion de Mort. Ce que le sujet a tendance à répéter c’est « la relation d’objet ». C’est le propre de la répétition dans le transfert. En somme il va « reproduire » avec l’analyste ses relations premières. Mais dans cette reproduction, ce qui va se répéter aussi, c’est sa tentative de construire l’objet satisfaisant pour lui. Winnicott dit que le seul fait d’intérioriser l’objet le détruit. Le fait que l’objet survive à cette ingurgitation symbolique le fait passer dans le réel (et j’ajoute, dans le symbolique). Il est détruit dans un premier temps parce que nié dans son altérité et son indépendance. Il est intériorisé dès lors qu’il est découvert et créé, donc détruit par le fait qu’il appartient en entier au sujet. Mais comme il survit – car l’analyste survit et c’est ici que la notion de lien est importante -, il survit dans le lien. Le sujet, dans un deuxième temps, se rend compte qu’il s’est approprié l’objet et que, malgré tout, l’objet est resté en dehors, ayant une vie autonome. Là il y a une vraie joie à le retrouver, dit Winnicott. Pour Winnicott, cela n’est possible en analyse que s’il n’y a pas de représailles de la part de l’objet, c’est-à-dire de l’analyste. J’espère que c’est clair pour vous.

Je pense que l’utilisation de l’objet appartient au domaine du lien. La relation d’objet appartient, elle, à la sphère du transfert. Cela veut dire que l’analyste, tout en se laissant utiliser dans le transfert où il peut être pris pour tel ou tel fragment de personnage du passé, être aimé ou haï, l’objet-analyste est accaparé et donc « détruit » dans sa singularité de sujet séparé. Il doit cependant survivre et continuer à être en lien avec le patient comme un semblable, sans « représailles » de sa part. Winnicott ne dit rien sur la nature des représailles. Or parmi celles-ci, on peut compter un certain type d’interprétations. Je pense que même si elles sont justes, au moment où un patient utilise l’analyste à des fins de constitution d’objet, à ses divers besoins, où il trouve et invente dans le même mouvement l’objet, l’interprétation faite par l’analyste vient rompre le lien et le rabattre sur le seul processus inconscient de répétition en cours. C’est en cela que l’interprétation du transfert peut représenter des représailles de la part de l’analyste. L’objet analyste est à la fois trouvé et inventé, et de ce fait le sujet détruit l’objet. Mais si l’analyste interprète à ce moment-là, il entérine sa destruction comme autre sujet, c’est-à-dire qu’il devient tout entier ce que le sujet a créé et qu’il s’approprie. Or il s’agit de survivre à la destruction par le patient, et évidemment survivre « pour » le patient.

Winnicott dit :

« Ainsi l’objet s‘il veut être utilisé doit nécessairement être réel au sens où il fait alors partie de la réalité partagée et non pas être simplement un faisceau de projections. C’est là, je pense, ce qui contribue à créer ce monde de différence qui existe entre le mode de relation et l’utilisation. »
(in Jeu et Réalité, p. 123)

La relation d’objet est le transfert à proprement parler, c’est tout ce que le patient projette sur l’analyste en le prenant pour ce qu’il est et pour ce qu’il n’est pas. Ce processus le détruit car, pour être opérant, il faut qu’il devienne le propre de l’analysant. Or il doit survivre aussi en tant qu’objet séparé pour permettre l’accès à la réalité et continuer la relation, au-delà du besoin de détruire ce qui a été créé par le sujet. Cela est surtout important dans la régression. À titre d’exemple : « Vous êtes ma mère [je caricature, on le dit rarement ainsi, mais c’est comme ça que cela se joue], et vous êtes bien mieux que n’a été ma mère, mais vous êtes aussi comme elle sinon je ne me reconnaîtrai pas dans cette relation… ». Dans ce type de processus, l’analyste n’existe que dans cette fabrication de l’analysant. Or il existe aussi autrement. Je ne parle pas du fait qu’il existe pour son compte, je dis qu’il doit exister aussi autrement pour l’analysant. En lui disant « Vous êtes ma mère », il le détruit en tant qu’objet réel qui n’est pas la mère. Je ne m’attarderai pas plus longuement sur ce chapitre, je vous invite à relire cet article qui n’est pas facile. Souvent la lecture de Winnicott semble être facile parce qu’il s’exprime très simplement mais, en fait, il s’attaque à des questions très complexes.

Le problème en analyse, quand on se préoccupe de son aspect thérapeutique, est de se demander ce qui est efficace.
Ce que chaque sujet recherche, c’est en fin de compte toujours le plaisir sous ses formes les plus variées. Et ce qui sous-tend cette recherche, c’est l’évitement ou le dépassement du déplaisir – angoisse, douleur, deuil, solitude, etc.
Or nous savons qu’on ne peut pas vivre avec le seul principe de plaisir.
La plupart des théories analytiques mettent en jeu cette acceptation du déplaisir qu’est la réalité. De toute façon il s’agit toujours de l’acceptation et de l’effectuation psychique et physique d’une série de séparations qui ne doivent pas être mutilantes mais structurantes pour le sujet afin de le rendre autonome. Je simplifie énormément, mais c’est l’enjeu de toute maturation.
Il y a souvent quelque chose d’éducatif dans les théories et cet aspect éducatif – même quand les analystes s’en défendent – est basé sur l’acceptation par le sujet de certains renoncements, autrement dit les castrations. Il est évident que l’individu, pour affronter la vie, doit internaliser une série de séparations qui le rendront autonome. Mais tout enfant qui accepte un renoncement ou une séparation le fait parce qu’il pressent et qu’il anticipe un gain que cela va lui procurer. Le gain d’une plus grande jouissance de l’autonomie. Sinon il ne le fait pas.
Si dans l’analyse les analysants acceptent le parcours du combattant, c’est d’abord parce que le fait de parler, le fait qu’il y a quelqu’un à leur disposition, est déjà un gain considérable, et ensuite parce qu’ils ont l’espoir d’une vie meilleure.
La vie meilleure est le but de toute vie. Lorenz, dans un dialogue avec Popper, dit que le propre de tout organisme est de tendre vers une vie meilleure. Ceci est encore plus vrai lorsqu’il y a une grande souffrance. L’enfant ne sait pas qu’il tend vers une meilleure vie. Au début cela est pris en charge par sa croissance, par le fait même qu’il est enfant. Cela il le sait. Il sait qu’il est enfant. Il sait aussi qu’il grandit et l’anticipation de l’être adulte, quand l’environnement n’est pas catastrophique, est un moteur pour lui. Physiquement il pousse inévitablement, et inévitablement il s’approche de l’être adulte. Sur le plan psychique, les choses ne vont pas toujours toutes seules. L’adulte en analyse, s’il n’est pas mélancolique, espère par l’analyse avoir une vie meilleure. Mais nous savons aussi qu’au nom de cette meilleure vie l’adulte est capable d’avaler bon nombre de couleuvres. Sans parler du fonds de commerce que cette promesse constitue pour la plupart des religions : la promesse d’une vie meilleure dans l’au-delà. Pourquoi ça marche ? Je crois que c’est une tendance naturelle de tout organisme vivant de rechercher une vie meilleure. Il y aurait là un travail à faire sur la notion du temps dans cette quête ou cette poussée, qui est à la fois instinctuelle et dans la représentation. Une autre fois j’y reviendrai plus sérieusement. On ne peut pas parler de tout en même temps.

L’ANTICIPATION
Pour les êtres de langage que nous sommes, cette recherche s’appuie sur une chose très importante, qui est la possibilité d’une anticipation. Il faut distinguer l’anticipation de la création. Pour l’humain, l’anticipation d’une vie meilleure a besoin du langage. Je la distingue de la création parce que la création n’a pas besoin de langage, en tout cas pas au moment de son apparition. Le moment créateur qui est immanent.
L’anticipation se « formule », même si c’est de façon confuse. L’anticipation canalise le désir. L’anticipation est une tendance vers un but qui ne doit pas être confondu avec le but de la pulsion. C’est la tendance vers une vie meilleure à laquelle, dans l’analyse, l’analyste est associé de manière consciente ou inconsciente.

L’anticipation demande que l’objectif soit configuré et qu’il soit « crédible » pour l’analysant et l’analyste. Cette considération est une production langagière. On navigue donc entre ces deux pôles, le désagréable et l’agréable que sont d’une part l’angoisse, la dépression, l’agressivité, la destructivité et, d’autre part, la satisfaction mais surtout la joie (qui est immanente à certaines expériences fondatrices) et l’anticipation.
La joie dans l’analyse existe. Elle est souvent liée à la capacité de survie de l’objet comme le dit Winnicott. Elle est liée au plaisir de l’être ensemble, et au plaisir que procure le fait de pouvoir penser et se penser, à la découverte spécifique à l’expérience analytique que « ça pense ». Mais l’anticipation est plus complexe.
Chez l’analysant, pour le dire bêtement, elle est espoir en sa guérison.
Pour l’analyste, l’anticipation est fonction de la confiance qu’il a en ses capacités de venir en aide à son patient, confiance qui a besoin de s’appuyer non seulement sur ses qualités humaines mais aussi sur ses capacités professionnelles, et sur un savoir. Pour cela il a besoin de se repérer sur la carte ; il ne peut pas se satisfaire d’une bonne relation, et surtout il doit pouvoir tenir le cap quand la relation est mauvaise ou quand il ne constate aucune amélioration, quand advient ce qu’on appelle la réaction thérapeutique négative. Il doit aussi pouvoir se référer à quelque chose de pensable quand les symptômes disparaissent trop vite et qu’il sent bien que ce n’est pas fini.

L’EFFET PLACEBO
Roustang, dans son dernier livre La fin de la plainte, consacre un chapitre à l’effet placebo. Je vais vous en faire un petit compte-rendu en y ajoutant quelques réflexions parce qu’il me semble que cela éclaire certains effets thérapeutiques de l’analyse même, et que cela nous permet de repenser l’interprétation et le transfert d’un autre point de vue.
Ensuite je prendrai comme exemple un fragment de cure relaté par Anzieu dans Le Moi-Peau pour vous montrer un recours excessif à la théorie du transfert par pur évitement du lien. Et comment la théorie fournit à l’analyste et à l’analysant, endoctriné au moyen d’interprétations fabriquées, la possibilité d’anticiper ensemble une vie meilleure. Il n’y a pas de plaisir à l’être ensemble : vous verrez combien c’est au contraire le déplaisir qui règne. L’anticipation devient commune à l’analyste et à l’analysant grâce à l’endoctrinement interprétatif. Elle ne l’est pas au début, elle le devient par la communication, la synchronisation des pensées entre analyste et analysant, ou encore par l’apprentissage par l’analysant du langage de l’analyste.
Pour qu’il y ait anticipation, donc attente commune, il faut bien qu’il y ait à un moment donné une coïncidence entre l’attente de l’analyste et l’attente du patient. Quand il y a un écart trop grand, je ne crois pas que l’analyse se termine de façon satisfaisante pour l’analyste. Songez à tous ces critères de fin d’analyse, passe comprise : ça construit un imaginaire commun, une anticipation commune.
Et le livre de Roustang démontre que toute l’efficacité de l’effet placebo relève de cette anticipation.

L’effet placebo est l’amélioration obtenue par la prise d’une substance non médicamenteuse, donc neutre, que l’on compare à la prise d’un médicament actif.
Tous les médicaments doivent être soumis à l’expérience de la procédure en double-aveugle pour obtenir leur validité comme médicament (et, en France, leur autorisation de mise sur le marché). Chaque médicament doit se mesurer au placebo. C’est donc

« le placebo et son effet irritant qui circonscrit le domaine proprement scientifique. […] La science pharmacologique, pour exister, doit s’appuyer sans cesse sur ce qui n’est pas scientifique. » [À ses propres yeux évidemment.]
(Roustang, La fin de la plainte, pp. 192-193)

Patrick Lemoine in Le mystère du placebo (Odile Jacob, 1996, p.35) :

« Le placebo rappelle la force du lien médecin-malade. »

Donc vous voyez qu’ici on est d’emblée dans le domaine du lien et non du transfert, même si le malade transfère sur le médecin la toute-puissance du grand Autre, au début de la vie représenté par la mère. Mais il ne donne lieu à aucune interprétation, et le médecin est efficace même quand il ignore tout de l’analyse. Mais il y a attente commune et anticipation commune d’une amélioration.

Roustang relate l’histoire suivante, d’ailleurs bien connue, que je rappelle :

« La chlorpromazine (Largactil) a obtenu son autorisation de mise sur le marché en 1952 et a rapidement transformé la vie des institutions psychiatriques, permettant la sortie de plusieurs milliers d’aliénés jusque-là réputés incurables. »

Le psychiatre français Serge Follin a mis en place une procédure qui serait aujourd’hui interdite. Dans un pavillon ouvert, peuplé de malades chroniques,

« À l’insu du personnel et bien entendu des aliénés eux-mêmes, il remplaça subrepticement les gouttes de Largactil par un placebo identique dans sa présentation. Après plusieurs mois d’expérience, il fut constaté que les effets des placebos étaient semblables à ceux du Largactil. L’effet placebo ne s’en trouvait pas pour autant éclairci. »

Roustang se réfère alors à un travail d’Irving Kirsch (Changing, Expectation, a key to effective psychotherapy), qui cherche du côté des « mécanismes psychologiques » la clef du placebo. Or Roustang souligne que de parler en termes de « mécanismes psychologiques » permet le retour au déterminisme scientifique classique.

« Si l’on réussissait à considérer le psychisme humain comme une machine, il serait possible d’y détecter des séries de causes et d’effets. […] Il resterait à montrer comment des causes psychologiques pourraient engendrer des effets physiologiques. »

Et l’on reviendrait au modèle du déterminisme. J’ajouterai ici que la plupart des analystes – il y a quelques exceptions ! – jouent d’ailleurs sans s’en douter ce jeu du déterminisme qui suppose une séparation psyché soma, sans s’en douter.
C’est ici que Roustang fait une entaille qui me paraît intéressante : il rappelle que le mot « mécanisme psychologique » est, en tant que tel, vide de sens.
Le Vocabulaire de la Psychanalyse dit que

« le terme « mécanisme » est utilisé par Freud pour connoter le fait que les phénomènes psychiques présentent des agencements susceptibles d’une observation et d’une analyse scientifiques. »

Où l’on voit que même les analystes tombent dans le panneau de vouloir comparer les processus psychiques à des mécanismes observables.
Ici je rejoins le scepticisme de Roustang quand il interroge :

« Où donc a-t-on vu un Moi se libérer de son incompatibilité avec une représentation ? Dans quel laboratoire a-t-on saisi sur le vif le refoulement de certains affects ? »

Même question sur le big-bang de la séparation entre le Moi et le Ça, etc., pour en arriver à cette mise en garde de Freud que Roustang rappelle et que j’ai déjà rappelé devant vous. Dans le fameux chapitre 7 de L’Interprétation des Rêves où Freud construit littéralement l’appareil psychique, il prend soin de souligner qu’il s’agit là d’une spéculation et qu’il ne faut pas confondre l’échafaudage qu’il imaginait et l’édifice réel dont il ne savait rien. Ceci veut dire en clair que l’inconscient reste une hypothèse, une construction, et que l’inconscient en tant que tel est proprement inconnaissable autrement que par des spéculations. Roustang rappelle à juste titre que Freud lui-même semble avoir oublié plus tard sa propre mise en garde.
Je distingue donc l’« inconscient » comme entité, voire substance immatérielle, des « processus inconscients » qui sont un process, une activité qui se déroule d’une manière tantôt consciente tantôt inconsciente. Et je me demande si les contenus de l’inconscient, à supposer qu’ils existent de façon stable, sont de même nature aujourd’hui que du temps de Freud. L’inconscient comme substantif me paraît devoir être réinterrogé.
Je pense que ceci illustre bien le fait que la théorie analytique, et surtout la métapsychologie, sont notre mythologie, au même titre que la Grèce ancienne avait ses dieux. Bateson rappelait qu’il fallait introduire un changement de perspective en disant que nous ne faisons que décrire des comportements dont il est possible d’interpréter des liens. Les comportementalistes s’appuient sur ces réflexions de Bateson pour attaquer la psychanalyse. Or Bateson était beaucoup plus nuancé. Avant tout, ces comportementalistes ne tiennent pas compte du désir humain, désir qui comporte celui d’une vie meilleure, même s’il se retourne souvent contre son objectif par des conduites autodestructrices. Les comportementalistes ne tiennent pas compte non plus du fait qu’il y a un processus inconscient, observable par ses effets, même si les entités décrites par l’analyse sont inobservables, pas plus qu’ils ne tiennent compte de l’effet placebo, ni de l’effet « transfert » au sens large du terme. Or ceci est fondamental. Pour l’instant j’en reste à l’effet placebo.
Il s’agit donc de démontrer que le « mécanisme psychique » influe sur l’organique et peut avoir les mêmes effets qu’une substance chimique dans un certain nombre de cas. Roustang conteste la séparation entre, d’une part le psychique, et d’autre part le corps. Il a une vision moniste ou holistique des processus de vie.

Roustang recourt encore aux travaux de Kirsch, qui introduit dans l’étude de l’effet placebo la notion d’« expectancy ». Il traduit ce terme par un néologisme, « expectation », parce que le terme français d’attente ne convient pas. En effet, attente signifie que le processus est dans le futur, alors qu’expectation veut dire que le processus contient déjà la chose attendue, comme le terme anglais quand on dit « she is expecting a baby », elle attend un bébé. Cette attente est en réalité une attente dont la réalisation est déjà entamée. Ce n’est pas comme « elle attend un train » ; là le train n’est pas encore arrivé. Dans ce type d’attente,

« Dans l’expectation, ce que l’on attend a déjà commencé à exister, à la fois pour l’esprit, pour le corps et dans sa relation au monde environnant. C’est bien autre chose qu’un mécanisme psychologique qui est à l’œuvre, c’est l’être humain tout entier dans ses trois dimensions »

dit encore Roustang.
C’est cela qui m’a paru intéressant si l’on songe que des théories les plus diverses peuvent produire des résultats positifs dans l’analyse. L’explication de Roustang peut s’appliquer ici : chaque théorie, quand « ça marche », induit une expectation qui mobilise les trois dimension de l’être humain.
Avec ce changement de perspective en tête, on va faire un pas de plus dans l’étude de l’effet placebo. On a constaté que les cliniciens avaient une certaine répugnance à utiliser le mensonge vis-à-vis de leurs patients. Or, en formulant autrement leur prescription, ils se sont rendu compte que le placebo n’avait pas besoin d’être mensonger pour être efficace. Ils ont donc trouvé une autre formulation où ils ne mentent pas, sans cependant prononcer le mot placebo. Voici l’énoncé tel qu’il est dit dans le protocole. Le médecin dit :

« De nombreuses personnes dans des conditions semblables à la vôtre ont été aidées par ce qu’on appelle parfois des « pilules de sucre » et nous estimons que lesdites pilules de sucre peuvent vous aider vous aussi. Savez-vous ce qu’est une pilule de sucre ? Une pilule de sucre est une pilule qui ne contient en elle aucun médicament. Je pense que cette pilule vous aidera comme elle a aidé tant d’autres. Voulez-vous essayer cette pilule ? »

On voit là l’induction hypnotique à l’œuvre, la promesse d’une vie meilleure. Contrairement à ce qui se dit, je ne pense pas qu’en analyse, il n’y ait aucune induction. Les critères de fin d’analyse fonctionnent ainsi, et l’analysant finit toujours par les connaître, même si on n’en parle pas.

Roustang analyse donc cette formulation et tout ce qu’elle implique. Il rappelle d’abord des facteurs communs à toutes les psychothérapies, psychanalyse comprise. Je vous rapporte l’essentiel de la liste établie par Jérôme Frank des conditions nécessaires à l’effet placebo :
1) Une relation thérapeutique entre un client et une aide socialement reconnu. Le thérapeute est perçu comme ayant une formation spéciale, au moyen de quoi il ou elle a la maîtrise de techniques thérapeutiques spéciales : cette perception augmente la foi en la compétence de l’aide.
2) La prise du traitement en un lieu spécialement étudié : hôpital, centre de santé, cabinet. Le cadre lui-même suscite des attentes d’amélioration.
3) Une théorie sur laquelle est fondée la thérapie. Il y a différentes théories pour différentes thérapies. Chaque théorie inclut la supposition qu’un traitement d’un genre spécifique devrait amener une amélioration.
4) L’usage d’un rituel ou d’une procédure thérapeutique. Ils ont tous une cohérence avec la théorie de la thérapie.

Roustang conclut qu’il ne s’agit donc pas d’une cause mais d’un ensemble de causes qui agissent dans l’effet placebo. C’est donc tout un rituel qui doit être mis en place, et l’on voit qu’en analyse, il ne se cantonne pas aux variantes de postures, assis, allongé, séances à une deux ou trois fois par semaine. Si cela intervient, ce n’est en tout cas pas dans le contexte placebo qu’on étudie ici.

Un rite nécessite donc des constantes, rappelle Roustang :
– Il exige la présence d’un officiant socialement reconnu dans sa fonction.
À ceci s’ajoute, et ceci nous intéresse, une remarque qui n’est pas du tout triviale : le fait que l’I.P.A. n’ouvrait pas ses portes aux non-médecins.

« Il ne s’agissait pas [dit Roustang] seulement de protéger un monopole lucratif, il y allait de la dignité des officiants. Cette tendance est en train de s’inverser pour une partie de l’opinion échaudée par certains méfaits de la médecine. Une réaction contre la science et son déterminisme précipite aujourd’hui des patients vers des non-médecins et les médecines parallèles. »

– Le lieu où est pratiquée la thérapie fait partie du rite. D’où l’importance en analyse du cadre qui se devait d’être immuable.
– On y vient dramatiquement, non comme spectateur mais comme acteur.
– Il faut aussi un signe matériel visible : n’importe quel médecin peut témoigner à quel point il lui est difficile de laisser repartir un patient sans aucune ordonnance. Les malades ont tendance à ne pas revenir s’ils n’ont rien « reçu » du médecin.
Le placebo satisfait à toutes ces conditions. À quoi il faut ajouter que le fait de donner une substance, même si elle est dite « pilule de sucre », satisfait aux exigences du rite.
Roustang conclut par la remarque qu’au geste de donner le médicament placebo qui signifie « Je te donne cette insignifiance en signe de ta guérison », s’ajoute le fait que les institutions, médicale, scientifique, sociale, sont là toutes convoquées et il leur est intimé de produire un résultat. Dans le geste de donner, même une pilule de sucre, le collectif participe dans ses instances symboliques et institutionnelles.
Les analystes le savent, d’où leur attachement à la « dignité » de leurs institutions.

Les psychanalystes, justement, ne donnent ni médicaments ni placebo matériels. Alors pourquoi cette excursion de ma part dans cette question de l’effet placebo ? L’analyste « donne » une interprétation. Lacan parle avec insistance du don de la parole par l’analyste.
Je crois que cela nous permet de repenser la psychanalyse comme rite, et que l’analyste convoque, au travers de sa fonction qui est sociale, la présence du collectif. Il y a une part de placebo dans toute thérapie qui se sert de la psychanalyse comme théorie. Et du transfert en premier lieu. Il est enjoint à l’analyste de donner tôt ou tard une interprétation. L’interprétation est toujours fonction d’une théorie, qu’elle soit « maîtrisée » par l’analyste ou non importe peu à ce niveau. Je pense aux nombreux analystes qui se plaignent de ne pas être assez théoriciens, mais idéalisent la théorie à proportion de leur ignorance.

Qu’une interprétation soit « juste » ou qu’elle soit importée d’une théorie mal assimilée ou encore « appliquée », ces composantes sont constantes. La différence réside dans la qualité de la présence de l’analyste et de l’adéquation de ses interventions à l’état de l’analysant au moment où il les reçoit. S’il ne fait qu’appliquer bêtement une interprétation, on peut douter de la bonne qualité de sa présence puisqu’il ne sera qu’un officiant sans capacité de lien et donc, en tant « qu’objet réel », incapable de survivre aux projections de l’analysant, ce que ce dernier sent très bien.
Winnicott dit (p.121) :

« Quand nous nous montrons capables d’attendre, le patient parvient alors à comprendre de manière créative, avec un plaisir intense. Et moi maintenant, je prends du plaisir à ce plaisir plus que je n’en prenais à me montrer intelligent. Je pense que j’interprète surtout pour faire connaître au patient les limites de ma compréhension. »

J’ajoute pour ma part que pour que cette attente soit possible, il faut qu’il y ait le lien et un respect très grand du temps de l’analysant, car l’attente dont parle Winnicott ne signifie pas pour autant que l’analyste se réfugie dans un silence sépulcral.
Il me semble que le lien échappe en quelque sorte à cet effet placebo, dans la mesure où il est presque en dehors du rite. En même temps il ne se construit que parce que l’analysant est venu me voir en tant qu’officiant de ce rite. Mais comme je l’ai déjà dit la dernière fois, on ne peut pas faire une cure avec seulement le lien, car alors on est dans la vie et non dans le cadrage d’une thérapie ou d’une analyse qui a besoin d’une carte.

Pour conclure : ce que nous apportent ces réflexions sur le placebo, qui reste actif même quand on dit au patient qu’il s’agit de pilules de sucre, c’est le fait qu’il y a la mise en route d’une expectation partagée :
– le médecin croit aussi qu’il y aura un effet, non de la pilule mais de son administration ;
– le malade accepte de jouer le jeu, donc il entre dans la même expectation et il y est conforté par le rituel de l’officiant et du cadre.
Est-ce que cela signifie que tout dans l’analyse provient d’un effet placebo ? Que tout vient d’une expectation ? Oui et non. Oui, dans la mesure où les symptômes changent, les demandes changent, les théories changent, que les pratiques changent et que des effets positifs ne sont ni plus ni moins importants maintenant qu’avant. Non, si l’on croit que l’effet placebo est purement imaginaire. Il y entre du réel et de la vérité.
Le réel est dans le lien, car l’absolue singularité de la rencontre ne peut pas être feinte. « Ça pense », c’est surprenant, et l’analyse le met en évidence. Pour le dire en termes de métapsychologie freudienne, le « Ça » est en rapport avec le « Surmoi », c’est-à-dire la culture ; le « Ça » est aussi en rapport avec le Moi. Celui-ci officie à la fois comme enveloppe et comme image qu’à chacun des protagonistes l’un de l’autre. Ça pense de l’un à l’autre. Le « ça pense » implique la conjonction du pulsionnel – le propre de chacun des deux sujets en lien – et de l’univers conceptuel qui appartient à l’environnement symbolique commun à l’un et à l’autre. Donc on n’est pas dans un pur leurre, à moins de considérer la culture commune réductible à un leurre.

Ce qui reste le point faible et d’une certaine façon énigmatique, c’est le besoin pour l’analyste de croire à la vérité d’une théorie (qu’il la maîtrise ou non). J’avance l’hypothèse que ce qui lui est nécessaire, c’est que la théorie puisse garantir qu’il y a un écart entre la vie (le territoire) et le référent (la carte). Il faut à l’analyste un écart pour penser l’autre, le patient, comme étant aussi au-dehors de son aire subjective. Ce que Winnicott dit de la différence qu’il faut faire entre les relations d’objet et l’utilisation de l’objet vaut aussi pour l’analyste. Il doit pouvoir entrer en relation avec chaque patient différemment. Pour accueillir et essayer de répondre de façon adéquate à ce que chacun lui envoie, il a besoin de la garantie qu’il n’est pas tout le temps visé personnellement et surtout qu’un processus est en cours qui doit avoir une fin. Quelle que soit la théorie invoquée, chacune lui garantit une place qui le met, au moins partiellement, à l’abri des pulsions du patient, lui permet de ne pas se prendre en entier pour l’objet du patient et lui fournit les éléments pour « donner » le placebo nécessaire. Chaque théorie permet en outre d’éviter, dans la réalité et dans la pensée, une intrication excessive entre la vie du patient et celle de l’analyste, même quand ce dernier s’implique subjectivement. Cette façon de considérer la nécessité d’une théorie est radicalement différente, je pense, de l’utilisation d’une théorie comme résistance contre la présence réelle, contre l’affect et contre le lien. Beaucoup d’analystes ne peuvent investir qu’une théorie comme étant la seule vraie, et surtout comme un inventaire clos dont il ne reste qu’à faire éternellement le commentaire. Leur attitude peut tout simplement relever d’un transfert massif à leur analyste, surtout si ce dernier a produit une théorie. Au-delà de cette maladie infantile, qui en principe s’atténue avec l’expérience, cela relève alors d’une incapacité à changer de niveau de réflexion. Je ne dis pas que toutes les théories se valent. Je dis que l’analyste a besoin d’une référence théorique, que ces références peuvent être complexes, mais qu’il doit, pour exercer son aptitude à lire une carte, savoir aussi lire plus d’une carte, faute de quoi on revient au point de départ et il y a confusion entre carte et territoire. Seul le relativisme donne la possibilité d’aller de la carte au territoire. L’usage de la théorie telle que je le conçois signifie que ce recours lui permet de penser pour lui et pour son patient « une vie meilleure » sans que ces deux vies soient confondues, ni hypostasiées par la fréquentation d’un panthéon commun. Mais il faut pouvoir se projeter dans l’avenir, quand bien même on admet l’artéfact des constructions imaginaires de l’horizon du temps. La pulsion seule ne suffit pas, il lui faut des objets ! Sans cette possibilité de projection temporelle – qui est littéralement l’expectation – il n’y a pas de cure possible.

POUR RESUMER
Freud avait fait une métapsychologie centrée sur la pulsion, où l’objet était en quelque sorte secondaire. D’où une analyse qui donnait peu de place au transfert et à l’existence de la relation contre-transférentielle.
Tout en admettant la détresse et la nécessité d’aide du tout-petit, le primat est donné à l’auto organisation. Le transfert est du côté de la résistance, il est reproduction actuelle, là où la remémoration défaille.

Lacan opère une sorte de « décollage immédiat » de l’objet mère vers le concept de l’Autre qui évacue l’affect comme nécessaire à la constitution de la pensée de soi et de l’autre. Le grand Autre peut alors s’utiliser sans prendre en compte la relation actuelle. Le transfert à l’Autre peut englober le tout de la relation analytique. Il n’en resterait à la fin qu’un (a) qui est tantôt un pur reste, genre poubelle, tantôt un semblable, un autre humain, ce qui changerait tout, mais peu est dit de cette autre version de l’objet (a).
Pour la psychanalyse plus contemporaine, la relation inter-psychique semble primer sur les conflits pulsionnels intrapsychiques. Alors tout devient attribuable à la relation, donc à l’environnement, soit à la mère, soit à l’analyste. Il n’y a plus de pulsion, on ne fait plus aucun cas du propre du sujet. À lire certains auteurs aujourd’hui, tout est attribuable à la dépression maternelle. C’est devenu un poncif ! Je me demande alors ce que devient le « Ça », le « ça pense ». Ça ne pense pas « mère -enfant » ! « Ça pense » toujours vers l’avant, même quand ça répète, car ça ne répète que partiellement. Ça pense toujours le non-advenu à partir d’un socle narcissique. C’est pourquoi je m’interroge sur le rôle de l’expectation. Certes parfois ce socle est défaillant, quasi inexistant, il est à construire. C’est le cas des psychonévroses narcissiques comme les appelait Freud. Il y lieu de relire Winnicott, mais en le sortant de temps en temps de la nursery, tant pis si c’est malgré lui. Le « ça pense » n’est pas réductible au bébé, puisque ça pense avec, à l’horizon, l’expectation d’un objet configuré par la culture. Et c’est de ce côté-là qu’il faut chercher la raison des changements des symptômes et des demandes actuelles.

UN EXEMPLE : CONSTRUCTION D’UNE EXPECTATION EN ANALYSE
Je vais donc maintenant vous donner une illustration clinique que je tire du livre d’Anzieu, Le Moi-Peau.
J’ai le plus grand respect pour le travail d’Anzieu. Si je le prends comme illustration critique, c’est parce qu’il faut utiliser des exemples d’analystes qui font bien leur travail, s’attaquer au maillon fort de la chaîne et ne pas se satisfaire d’adversaires imbéciles.
On voit dans cet exemple clinique comment la nécessité qui anime l’analyste de se défendre contre le recours au lien, l’amène à convoquer la théorie – parfois avec des contorsions incroyables – afin de pouvoir rejoindre dans ses interprétations le transfert et le contre-transfert, donc l’autre scène, pour « donner » une interprétation. Vous y verrez à l’œuvre, chez un analyste des plus respectables, la folie interprétative, même s’il n’abuse nullement des interprétations verbalisées. C’est la folie de la recherche des causes psychiques situées dans l’enfance, exclusivement dans la relation mère-enfant – ici en l’occurrence une marraine -, avec l’Oedipe en arrière-plan pour expliquer tout ce qui est actuel entre analyste et analysant. Ceci est un paradigme de la psychanalyse, paradigme qui lui fait dire, au travers de ses meilleurs représentants, des absurdités. Mais c’est aussi l’honneur des analystes qui se risquent à publier les comptes-rendus de leur travail effectif. Ce sont eux qui nous font progresser. La théorie toute seule, compte tenu du fait qu’elle n’est que l’arrière-fond de la pratique, n’engage à rien. Sauf quand on y décèle, explicitement, un lien avec une pratique répertoriée, comme c’était le cas dans ce que je vous ai rapporté, lors de mon premier séminaire, du sujet de la « ponctuation » des séances chez Lacan, référée à des textes canoniques.

Je pense qu’on ne peut pas tenir en tant qu’analyste, et bien faire notre travail qui n’est vraiment pas un travail comme un autre, si nous n’y trouvons pas de plaisir, un plaisir qui ne dépend pas seulement de l’amélioration spectaculaire de l’état du patient. Car attendre notre plaisir de cette seule satisfaction, qui est certes importante, mettrait le patient dans la position de l’enfant thérapeute. Je suis par ailleurs entièrement d’accord avec Searles lorsqu’il dit qu’il n’y a pas de bonne analyse si l’on ne donne pas une chance au patient d’exercer à l’égard de son analyste ses talents de thérapeute, mais à la condition que l’utilisation et la reconnaissance par l’analyste des talents thérapeutiques et de la clairvoyance des patients ne soient pas sa seule source de plaisir dans son travail. On n’est pas là pour se faire soigner par nos patients, même s’ils le font.
Le plaisir de l’analyste est donc aussi ailleurs : il est dans la fabrication de la situation analytique elle-même. Car la situation analytique se construit.

J’avais dit la dernière fois, parlant de la carte et du territoire, que le plaisir était dans le saut. Car c’est le saut qui constitue à proprement parler le plaisir de l’acte analytique pour l’analyste. Il n’est pas sûr qu’il en soit de même pour l’analysant. Etre seulement dans le lien est insuffisant, on a l’impression de ne pas « faire » de l’analyse. Si, à aucun moment, rien de la théorie ne peut venir à l’esprit de l’analyste qui reçoit un patient, s’il n’a que le cadre pour y croire et ce qu’on appelle « une bonne relation », il ne peut pas toujours tenir bon, et surtout quand la relation elle-même devient difficile, ce qui fait partie d’une cure. Il faut que l’analysant puisse être agressif sans démolir l’analyste. Alors certains fabriquent quelque chose : on bavarde ensemble, surgissent alors les doutes : s’agit-il d’un simple bavardage ou bien d’« un squiggle verbal » ? Dans ce dernier car, ouf, l’honneur est sauf ! Et en plus cela risque d’être juste. Par exemple, si l’on reçoit un patient à n’importe quelle heure, parce qu’on est inquiet, parce qu’il va mal et que l’on fait comme n’importe qui le ferait. Alors on s’oblige à dire qu’on fait du « holding » pour rester dans le cadre de la psychanalyse. Non, je ne raille pas, on est vraiment obligé de se raccorder à autre chose qu’au monde du sensible et du bon sens.
Mais en dernière instance, il faut y trouver un minimum de plaisir, le seul fait d’être payé pour cela ne suffit pas. Et le plaisir de l’analyste est de faire de l’analyse. Faire de l’analyse consiste à faire des allers-retours entre carte et territoire ; à quoi s’ajoute, pour les uns plus que pour d’autres, le désir de « guérir ». Encore faut-il que ce soit avec des outils spécifiques. Et aller à la recherche du passé en est un… Faire associer en est un autre… On est ici dans l’analyse, c’est un mode de pensée qui n’a pas cours dans le commerce ordinaire.
Faire des liens entre ce qui est arrivé dans le passé et ce qui se passe dans l’actuel, dé-faire, délier, ce qui s’est trop lié dans le passé pour le relier dans le présent à d’autres objets, fait partie des plaisirs de l’analyse et de ses satisfactions. Pourquoi satisfactions ? Parce qu’on croit qu’en reliant ainsi, on délie des entraves du passé par la mise en évidence de sa présence actuelle. Mais tout cela signifie quoi ?
Eh bien justement, tout cela signifie qu’on fabrique du transfert. Quand je dis « fabrique », cela veut dire qu’on le construit avec un présupposé théorique spécifique à la psychanalyse dont le ressort principal est la notion de répétition.

Le lien à l’analyste sera d’autant plus « transférentiel » qu’on aura réussi à retrouver des éléments du passé de l’analysant qui viennent faire surface dans l’actuel de la cure, ou au moins dans l’actuel de sa vie et dans ses plaintes. On est très mal servi avec les psychotiques et avec les border-lines : souvent tout ce qui se passe avec l’analyste n’est pas répétition mais novation par rapport à un vide, à un « n’ayant pas eu lieu avant ». Cependant ce « manque » d’avant tient lieu de référence. Cette absence, que la relation à l’analyste viendrait sinon pallier du moins à qui elle donnerait sens, est encore un recours au paradigme fondateur de la psychanalyse. Le passé, de préférence à contenu œdipien, reste la référence majeure dans l’analyse. Avec les bons névrosés, cela s’appelle la « névrose de transfert » et c’est elle qui serait à analyser.
Et là on voit comment tout cela se fabrique littéralement avec les présupposés de l’analyste. J’en donne un exemple, un cas clinique relaté par Anzieu dans son livre Le Moi-Peau, chapitre « L’enveloppe olfactive ».

Où l’on voit un analyste tenter de faire un raccord désespéré au corpus analytique ou à la carte :
Tout au long de la lecture de ce livre, j’ai eu l’impression qu’Anzieu a de très grandes intuitions cliniques et que très souvent il se donne beaucoup de mal pour les faire entrer dans sa théorie. Il a inventé la notion de Moi-Peau, sûrement utile pour désigner de façon efficace un certain nombre d’événements psychiques précoces que la théorie classique du Moi ou la théorie du Moi spéculaire de Lacan ne permettent pas de prendre en compte. Mais ensuite il veut absolument que tout soit « enveloppe psychique ». Alors le système s’installe. Dans le cas dont je vais vous parler, il s’agit d’une enveloppe olfactive.

Anzieu raconte l’histoire d’un patient qui sent mauvais : il en est gêné, cela l’incommode. Et il est embêté car il ne veut pas le blesser en le lui disant. Il sent mauvais parce qu’il transpire, et il transpire quand il est ému. Il est très émotif, dès lors qu’il vit une situation comme un stress. Jamais Anzieu ne se demande si la situation actuelle est vécue comme un stress par son patient.
Mais en bon clinicien, Anzieu se dit que, malgré sa répugnance, cette odeur veut dire quelque chose. Il veut l’intégrer dans le processus de la cure. Il est inhabituel de prendre comme axe d’une cure un élément non-verbal, un phénomène perçu par les sens de l’analyste, l’odeur. Anzieu prend davantage en compte l’élément olfactif, c’est-à-dire son percept propre, plutôt que l’origine de cette odeur qui est la transpiration. Tel quel, un élément de ce type ne fait pas traditionnellement partie de la panoplie de la psychanalyse. Entre la manifestation corporelle muette et le langage (la représentation), il y a un hiatus si l’on en reste au déterminisme qui sépare corps et esprit. Car l’analysant n’en parle pas. L’analyste n’ose pas le mettre en mots lui-même. Double interdit : ne pas manquer de tact, mais surtout, cela ne se fait pas d’introduire du vu et du ressenti par l’analyste si l’analysant n’en parle pas.
Par des détours non évidents, il arrive à satisfaire le « système » officiel et à intégrer cet élément hétérodoxe dans l’orthodoxie œdipienne en inventant un Moi primitif – l’enveloppe olfactive – et alors le tour est joué ! Le « symptôme » est déterminé par une expérience infantile sexuelle et le contre-transfert n’est que le fait du patient. L’analyste reste une page blanche, même s’il est réellement incommodé par l’odeur. Voilà comment se déroule cette cure.

Les trois premières années, ce patient extériorise dans le contenu manifeste essentiellement des sentiments agressifs : contre une dame d’âge mûr, contre un professeur de son lycée quand il était enfant pour lequel il avait gardé une rancune, contre une vieille marraine qui vivait au foyer de ses parents, contre un frère cadet, etc. Il parlait de ce passé avec beaucoup d’émotion. Anzieu dit :

« Je suivais sa lente progression dans l’extériorisation de son agressivité vers des objets de haine de plus en plus archaïques. J’intervenais par des rapprochements. J’accueillais cet énorme ressentiment comme si j’étais un réceptacle où il avait besoin de le déposer. Sa situation professionnelle s’améliorait. Son ménage avec une Française [le patient était d’origine italienne] se consolidait. Ils avaient un enfant désiré (mais dont il ne m’avait parlé qu’une fois né). »

Je fais une parenthèse : moi, en tant qu’analyste, j’aurais tiqué. Cela me semble aussi important que le fait qu’il transpire… Mais Anzieu ne semble rien dire et cet épisode ne sera plus mentionné. Il continue :

« Mais c’était là des effets plus psychothérapeutiques qu’analytiques. [Sic.] Autant à l’extérieur il se montrait vindicatif, autant dans les séances il se montrait soumis, plein de bonne volonté, sollicitant avec déférence mes interprétations et les approuvant aussitôt sans réserve et sans prendre le temps de la réflexion. »

Et s’il avait peur des interprétations d’Anzieu ? On peut tout de même se poser la question devant une telle docilité…
Anzieu poursuit :

« Voilà donc ce qui m’apparaissait être la réalité ici et maintenant de l’analyse : un transfert positif, idéalisant et dépendant, mais non une véritable névrose de transfert. »

Il y aurait déjà beaucoup à commenter, mais je veux en venir à l’essentiel. Le patient sentait très fort, puisqu’à l’odeur de sa transpiration s’ajoutait une forte odeur d’eau de toilette qu’il mettait sans doute pour noyer la précédente. Anzieu est littéralement obnubilé par cette odeur :

« J’attribuais cette particularité tantôt à sa constitution biologique, tantôt à son milieu social d’origine. Telle fut ma première résistance contre-transférentielle : considérer que le matériel le plus présent dans les séances ne relevait pas de la psychanalyse car il n’était ni verbalisé ni ayant valeur apparente de communication. »

Voilà, on y est ! Il donne la clé de son autocensure. Et puis il enchaîne :

« Ma seconde résistance contre-transférentielle fut l’ennui. »

J’ajoute, quant à moi : qui dit ennui, peut dire aussi haine…
Alors l’esprit d’Anzieu vagabonde, il ne trouve aucune interprétation et en même temps il se sent vaguement coupable. Il dit :

« J’essayais de me justifier en me disant qu’il induisait transférentiellement la répétition de sa situation d’enfance où il était devenu un fils négligé et mal aimé. »

Ceci me paraît par contre plus juste que toutes les ratiocinations qui vont suivre concernant les tentatives inconscientes de séduction du patient.
Je saute évidemment des passages. Puis un événement le réveille : une patiente qu’il recevait immédiatement après Gethésami (nom donné à ce patient par Anzieu) fait mine de vouloir quitter le bureau à cause de l’odeur qui y règne. Alors surgit la question :

« Ne serait-ce pas la névrose de transfert qui à la fois se cachait et s’exprimait par ces émissions malodorantes, sournoisement agressives à mon égard ? Du coup je retrouvais intérêt à la conduite de cette cure. »

Et voilà ! L’analyste s’y retrouve dans son plaisir spécifique et… autorisé à construire du transfert. À partir de là, on assistera aux contorsions d’Anzieu pour faire verbaliser au patient son affaire de transpiration.
En fait, il me semble qu’il sauve d’abord le lien et sa capacité de penser qui était restée paralysée sous l’effet inhibiteur du silence qu’il s’imposait sur ce qui le gênait. Car toutes les vérités ne sont pas bonnes à dire… On verra par la suite à quel point cela faisait partie de l’histoire de ce patient. Anzieu sauve le lien en se mettant à chercher un moyen de donner un sens à cette odeur envahissante.
Je cite :

« Ma formation et mes lectures psychanalytiques ne m’avaient rien appris sur les formes olfactives du transfert, à l’exception de la notion de « cavité primaire » bucco-nasale décrite par Spitz chez le tout-petit. »

C’en est caricatural : l’analyste ne peut rien penser comme dans la vie. Tout doit entrer dans le champ épistémologique répertorié en termes de transfert, Moi, répétition, etc. Et le présent ne peut être évoqué que s’il entre dans une interprétation de la névrose de transfert.
Le voilà donc libéré, il va tout faire pour que cette mauvaise odeur entre dans la névrose de transfert :

« Je trouvai une interprétation intermédiaire de portée assez générale qui fut la première à être exclusivement axée sur le présent et que je répétai pendant quelques séances sous des formes variées : « Vous me parlez davantage de vos sentiments que de vos sensations. » Puis : « Il me semble que vous cherchez à m’envahir non seulement avec vos émois agressifs mais avec certaines impressions sensorielles. »

Cette interprétation me paraît bien plus violente que s’il lui avait dit plus simplement : « Eh bien qu’est-ce qui vous fait tant transpirer ? »

« G. se mit alors à évoquer de lui-même [ce « de lui-même » est quand même extravagant après ce bombardement d’interprétations où son patient est littéralement sous injonction de produire une explication… et il dit qu’il le livre de lui-même !] une circonstance de son passé dont il n’avait pas été question jusque-là. »

Comme le dirait Schrödinger par la bouche de Françoise Davoine, le patient a compris la manœuvre initiale et, après, tout va aller dans le sens attendu par l’analyste.
C’est donc là que son patient lui sert l’histoire de sa marraine qui avait une réputation de malpropreté. Étant d’origine paysanne, elle se lavait peu, elle laissait pendant des semaines son linge sale dans la salle de bains et le petit garçon allait renifler l’odeur forte des dessous de cette marraine. Il était né avec des fers, il avait eu la peau arrachée et il est resté pendant plusieurs jours entre la vie et la mort. La marraine, en le gardant auprès d’elle dans son lit, lui aurait sauvé la vie.

« En même temps j’appris que sa mère mettait son point d’honneur à être toujours très propre et à se parfumer abondamment à l’eau de Cologne. Ainsi – mais je gardai pour moi cette remarque – les deux odeurs contradictoires dont il envahissait mon cabinet figuraient la tentative fantasmatique de réunir sur lui la peau de sa marraine et la peau de sa mère. »

On peut vraiment se demander si la notion de peau est bien nécessaire dans cette histoire. Mais on voit que c’est le joujou d’Anzieu et qu’à partir du moment où il trouve cela, il devient plus libre, il trouve du plaisir à faire cette analyse. Il a casé la mauvaise odeur dans la théorie et elle n’est plus une entrave au lien.
Il lui fait exhumer (sic) cette histoire de marraine malodorante et à la suite de cela le patient peut enfin dire qu’il est gêné par sa très forte transpiration et sans doute l’odeur qui s’en dégageait dont il n’osait pas parler. Peu à peu Anzieu, par petites touches, arrive à relier les moments d’émotion qui font transpirer son patient jusqu’à ce qu’il transpire moins. Mais sa transpiration reviendra quand même à certains moments forts. N’est-ce pas très artificiel de prétendre que l’odeur du linge sale de la marraine était celle-là même dont s’enveloppait le patient qui sentait fort du fait de sa transpiration ?
Une remarque de ma part : on voit qu’Anzieu veut à tout prix raccrocher sa théorie du Moi-Peau. En supposant que ce patient portait sur lui le mélange d’odeurs de sa marraine et de sa mère, pourquoi introduire la notion de peau ? C’est le dada d’Anzieu, cela ne s’impose nullement.
Le patient finit par faire ce qu’Anzieu attendait de lui. Je cite :

« Il se dit très gêné à mon égard quand il transpirait en séance, réaction qui se produisait chez lui chaque fois qu’il était ému ; il avait honte en partant de me tendre une main moite. »

Je me souviens que Dolto avait dit un jour en pareille circonstance : « Alors je vous fais suer ? ».
Anzieu poursuit :

« Ainsi je représentais pour lui, dans la névrose de transfert, la marraine non seulement haïe mais protectrice avec laquelle il avait entretenu une relation fusionnelle. Je découvrais chez moi quelle autre résistance contre-transférentielle avait joué : mon Moi avait refusé inconsciemment de prendre le rôle non seulement d’une paysanne abusive et symbiotique, mais de plus nauséabonde. » »

Je saute un passage où il est question du clivage chez ce patient entre les sentiments éprouvés par son Moi psychique et les sensations éprouvées par son Moi corporel. Ce qui ne me convainc pas non plus car tout cela aboutit à quelque chose de très simple : ce patient répond après réflexion que quand il se sentait frustré il devenait agressif. Moi j’entends qu’il se sent agressif en séance vis-à-vis d’Anzieu et qu’il ne peut pas le lui dire. Alors il est ému et il en transpire. Anzieu ne se met jamais dans la scène réelle avec ce patient. Il ne se conçoit qu’à la place de la marraine, jamais comme étant, lui Anzieu, un éventuel persécuteur réel ou simplement quelqu’un qui met le patient mal à l’aise.
Au lieu de quoi il lui dit :

« Pour ne pas souffrir de cette agressivité, vous la suez à travers votre peau. »

Il faut qu’il introduise la peau. Avec quoi d’autre peut-on transpirer ? Il poursuit :

« Pendant un an, nous avons travaillé à mettre au jour les particularités de son Moi-Peau. »

Je dirais que pendant un an ce patient a été soumis à un endoctrinement avec au bout un effet placebo : une expectation commune.
On n’a aucun moyen de connaître l’indice de réalité de cette construction à partir de l’histoire de la marraine à la mauvaise odeur que le patient ne pouvait pas abandonner car elle avait été la seule bonne chose qu’il avait eue. De là à dire qu’il gardait avec elle cette enveloppe olfactive commune parce qu’il transpirait en séance et que cela dégageait une odeur désagréable, il y a un gouffre. Le discours qui permet d’enjamber ce gouffre s’appelle la névrose de transfert… de l’analyste. Névrose de transfert de l’analyste à la théorie.
Tout le monde sait à quel point est fort le lien olfactif du tout-petit à sa mère. On sait comment on peut tranquilliser un bébé hospitalisé si on lui donne un linge ayant été au contact de la peau de la mère. Ou de la personne qui est la personne d’attachement du nourrisson. Ceci a été observé et vérifié par l’expérience et n’a besoin d’aucune théorie du Moi-Peau.
Par ailleurs on sait qu’une très forte émotion fait transpirer et on sait que la transpiration forte dégage à la longue une mauvaise odeur.
Sachant cela, pourquoi Anzieu éprouve-t-il la nécessité de recourir à la notion d’un Moi olfactif pour s’adresser au patient ? On aurait pu imaginer un abord plus direct. Non pas pour signifier que le patient sent mauvais, car c’est effectivement trop blessant, mais on peut imaginer une question sur le pourquoi d’une telle transpiration. Cela suppose de faire remarquer quelque chose que l’on voit en direct chez le patient, sans référence au passé, et que le patient ne verbalise pas de lui-même. Cela suppose aussi qu’on soit actif par rapport à une situation que le patient vit sous nos yeux et en l’occurrence sous le nez de l’analyste.
Or sa construction théorique manifestement ne convient pas au patient. Il force littéralement son patient à adhérer à ses propres constructions théoriques. Il dit ensuite qu’il a sans doute un transfert négatif ! Je veux bien, mais comment ne pas être excédé devant une telle contorsion intellectuelle ? Le patient avait à mon avis très bien compris de quoi il retournait pour l’analyste.

On aurait pu construire une autre histoire « théorique » à partir de cette séquence. L’important c’est que l’analyste a essayé, avec ses moyens intellectuels et la théorie crédible à ses yeux, de retrouver un contact avec ce patient, contact qu’il avait perdu, lien dont il s’était retranché comme on le fait dans la vie devant quelqu’un qui sent mauvais. À la longue, son patient finit par moins transpirer parce qu’il se sent moins mal à l’aise dès lors qu’il a pu en parler. Je ne veux pas banaliser l’intervention d’Anzieu, elle est remarquable par le mal qu’il se donne. Cependant un autre type d’intervention, proposée avec tact, aurait sans doute permis à l’analysant d’en parler, donc de transpirer moins et de sentir moins mauvais.
Mais le patient ne se laisse pas totalement endoctriner. En fait il continue à suer de temps en temps, et surtout il a, selon Anzieu, un transfert négatif. Ici, il faut se souvenir de ce que disait Winnicott : si l’analyste se prend tout à fait pour l’objet de la projection, alors il se laisse détruire comme objet réel. Anzieu n’existe pas comme objet réel dans cette cure. Il ne permet pas à l’analysant de le découvrir au-delà de ses projections, si l’on suppose que celles-ci étaient bien celles qu’il imaginait.
Je poursuis encore un peu, car ce qu’Anzieu nous livre est vraiment très intéressant :

« G. s’aperçut, avec l’appui de mes interprétations, du clivage entre son Moi psychique et son Moi corporel : ce qui se passait au niveau de sa peau, et plus généralement au niveau de son corps, lui échappait et il lui fallait faire un effort soutenu d’attention pour le percevoir, effort qu’il avait décidé à entreprendre mais qui exigeait un apprentissage. »

A rapprocher de l’énoncé freudien selon lequel les processus psychiques secondaires, c’est-à-dire la pensée, commencent avec l’attention. C’est le préalable pour qu’il puisse commencer à se représenter son agressivité et à réfléchir à elle, au lieu de s’en débarrasser en suant. S’ensuit une période au cours de laquelle G. s’interroge sur le transfert. Il découvre peu à peu son transfert négatif. Il n’attend dit-il rien de bon de l’analyse. C’est là qu’Anzieu lui fait une interprétation à mon avis violente. Il dit à son patient qu’il a la pensée inconsciente que l’analyse va le faire mourir. Mais dit-il,

« Il n’a plus besoin de s’écouler par des sueurs ni par des symptômes cardiaques. Le malaise est désormais dans sa pensée. »

Ça c’est très intéressant ! Il pointe le processus de psychisation. Et en effet, c’est un progrès. Sans doute était-ce cela la visée d’Anzieu, qu’il n’a pas pu atteindre autrement que par ce chemin bien étrange.
J’ai l’impression que, le plus souvent, la théorie nous sert à donner sens pour rester en contact avec le patient sans nous sentir coupables de ne pas faire fonction d’analyste. À moins qu’elle ne justifie le non-contact, comme le fait la pratique des séances ultracourtes par exemple.
Le plus souvent l’analyste est poussé à chercher un sens dans la théorie ou à en trouver une lui-même, lorsque le lien risque de se rompre. Ou à l’inverse, quand il ne peut qu’être là, avec comme seul arrimage, le lien du ici et maintenant sans rapport avec le passé, ou encore quand il devient par trop déplaisant pour l’analyste.
Anzieu doit penser en termes de contre-transfert pour obtenir la cohésion discursive du tableau clinique et ainsi endoctriner son analysant pour pouvoir partager avec lui une « expectation » qui est l’issue du transfert, en l’occurrence l’évacuation de la marraine. Il peut ainsi actualiser un passé sans doute réel, mais dont le sens est extorqué pour avoir toute la panoplie du rite analytique qui sera l’efficace de la cure. L’émotion, le ressenti du patient peuvent alors entrer dans le cadre du pensable par l’analyste, qui représente la véritable structure d’accueil signifiante. C’est alors, et seulement alors, que le patient pourra agir par la pensée sur ses affects et prendre des décisions efficaces. La décision n’est pas un acte de volonté mais un investissement par la libido d’une conduite nouvelle. C’est une action intériorisée différente qui est anticipée par le sujet qui y croit. Le patient s’implique dans sa propre existence, ayant reçu la signification à laquelle il croit de concert avec l’analyste, une croyance partagée qui seule permet une anticipation. Celle-ci se « matérialise » par l’interprétation que l’analyste donne au patient, et qui est l’équivalent de la pilule de sucre.
Plus loin Anzieu dit :

« Pendant plusieurs semaines, G. vit cette crainte d’une analyse qui pourrait être mortelle pour lui. Puis il admet [quand on admet c’est qu’on y est contraint !] à la suite de mes remarques que c’est un fantasme. Il peut alors en retrouver l’origine. Ses parents étaient très hostiles aux considérations psychologiques : « Toutes les vérités ne sont pas bonnes à dire » répétaient-ils. »

On peut quand même s’étonner qu’Anzieu n’ait pas vu à quel point il avait mis en acte ce dire des parents, puisqu’il n’a pas pu dire à son patient qu’il transpirait, tout en axant toute cette analyse sur ce simple fait de la transpiration. C’est l’analyste qui a agi ces paroles, « toutes les vérités ne sont pas bonnes à dire ». Les parents disaient également à G. : « Ça ne t’apportera rien de bon. » Anzieu commente :

« Dès lors l’analyse de G. s’était inconsciemment inscrite sous le signe de l’accomplissement imaginaire de cette menace… »

J’ajoute que s’il était un fils docile, il était aussi un analysant docile et semble l’avoir été jusqu’au bout.
Je me dis que l’analyse de G. ne s’est pas inscrite inconsciemment sous le signe de l’accomplissement imaginaire de cette menace… Car dès le début, ce patient vivait sans doute dans cette crainte, la parole de ses parents n’était pas oubliée, et il aurait peut-être pu la dire plus tôt si l’analyste avait pu lui demander en direct ce qui l’angoissait tant dans les séances pour qu’il transpire autant.
Ce qui est certain c’est que son patient transpirera jusqu’à la fin ! Son analyste le fait suer jusqu’au bout. On peut se demander si ce n’était pas là son seul acte de résistance et d’indépendance. C’est tout de même extraordinaire qu’Anzieu ait à ce point mis au centre de cette analyse la chose qui l’incommodait et dont il n’arrivait absolument pas à parler simplement.
Et il conclut :

« Ainsi, en m’envahissant de son odeur, non seulement G. me signalait : attention danger de stress en rapport avec l’agressivité, mais aussi il m’enveloppait du même fumet de séduction sexuelle que celui qu’il attribuait aux linges de sa marraine et qu’il émettait en la rejoignant dans son lit. Je compris qu’on n’en a jamais fini avec le contre-transfert et qu’en me fermant le nez et l’intelligence à ce signal sensoriel trop concret, je résistais à laisser pénétrer dans ma conscience la représentation – qui me répugnait – d’un adolescent cherchant à s’accoler à moi dans un bain d’odeurs douteuses et à me faire prendre le rôle d’une vieille fille lubrique, [La pauvre vieille paysanne ! Le fait de mettre un gamin dans son lit ne me semble pas dans un contexte de campagne signifier inévitablement la lubricité.] jusqu’à ce que je comprenne que c’était là l’érotisation secondaire du contact avec l’objet-support primordial, garant originaire de l’assurance de pouvoir vivre. »

Voilà donc un analyste à l’œuvre dans toute sa folie. La théorie sert ici à la fois à donner sens à un processus auquel l’analyste accorde sa croyance, et à sauver le lien. Mais elle est aussi une résistance de l’analyste à l’existence nue du lien qui le met en péril en tant qu’officiant d’un rite qui ne lui donne pas droit à une présence réelle singulière dans le cadre qui doit rester complètement ritualisé.
La présence, l’immanence, rien de ce qui n’entre pas dans une catégorie de pensée de l’analyste, n’a droit de cité.
Cela signifie, en tout cas que dans ce type d’analyse, que l’analyste ne croit pas du tout pouvoir compter sur sa présence en tant que personne réelle, que le contre-transfert n’a rien à voir avec la situation actuelle, ni que cette situation ou la personne réelle peuvent influencer les réactions de l’analysant. Il ne compte pas davantage sur une intervention en tant que simple humain vis-à-vis d’un autre humain. Aucun échange de ce type ne semble avoir droit de cité. S’agissant d’Anzieu qui était, aux dires de tous ceux qui l’ont fréquenté, un homme d’une grande sensibilité et d’une grande chaleur, je ne pense pas que cet exemple décrive toute sa pratique. Il est significatif cependant qu’il n’ait pas pu entrer en contact avec ce patient autrement que par cette fabrication folle, cette épiphanie érotique d’une séquence ex-humée du passé, en contrepartie de sa surdité concernant sa propre répétition des injonctions parentales, comme s’il n’y était pour rien, comme si toute situation ne se fabriquait pas à deux. Comme s’il n’y avait aucune interaction, comme si le réel de l’analyste n’influait jamais. Comme si l’analyste ne répétait pas le crime.

Je pense que tout écrit d’analyste est révélateur d’un choix. Il n’est pas le même selon les clans. On ne peut pas dire le tout d’une analyse. Donc ce que l’on choisit de dire est soumis à l’autocensure. Il est remarquable que dans le cas présenté il soit question d’une odeur : il y a en soi là quelque chose de transgressif par rapport au matériel habituel des cas cliniques. D’emblée, il s’agit d’un signifiant non-langagier. Dès lors qu’un analyste apporte quelque chose d’inédit, il transgresse, par le simple fait qu’il ouvre une niche jusqu’alors inhabitée par la pensée analytique. Alors le discours qui s’ensuit est une rhétorique et une acrobatie pour effacer l’effraction commise, pour se faire intégrer dans le cadre de pensée préexistant et autorisé. Certes il prête attention à quelque chose qui jusqu’alors n’avait pas droit de cité, une mauvaise odeur qui gêne l’analyste. Mais du coup il doit créer un nouveau concept, et ce concept doit se faire naturaliser par le système existant. Il ne peut pas dire « Ceci est un placebo » et encore moins « Vous n’avez pas besoin de médicaments ». Mais il va dire « Ceci est une pilule… en sucre ». « En sucre » est à peine murmuré car c’est quand même la pilule qui doit être avalée. Et la pilule, même en sucre, appartient au système. Et si c’était toujours un bout de système qu’on avale, quelle que soit l’interprétation ?

Ça pense… La culture ?

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