Le lien inédit Edition grecque

Entretien d’Anna Angelopoulos avec Radmila Zygouris

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Quelle importance accordez-vous au polyglottisme dans l’élaboration de vos propres concepts, vos outils psychanalytiques – dans la mesure où vous êtes polyglotte vous-même, dans la vie et dans votre pratique clinique ?

Je n’accorde pas une importance particulière au polyglottisme, mais je suis bien obligée de le vivre et d’en tenir compte parce que je suis polyglotte. Je subis le statut de polyglotte plus que je ne le choisis. Il impose à ses locuteurs un relativisme spécifique face aux certitudes que procure la connaissance d’une seule langue. Quand on est locuteur d’une seule langue on oublie que certaines choses qui paraissent évidentes dans cette langue-là peuvent être difficiles voire impossible à rendre dans une autre. Souvent je cherche un mot et je m’aperçois qu’il n’existe pas dans la langue dans laquelle je le cherche, mais qu’il est dans la langue d’à côté ! Je ne valorise pas en soi le fait de parler plusieurs langues. Il se trouve que dès l’enfance j’ai dû parler plusieurs langues, je n’ai pas eu de choix, c’est un effet de mon histoire personnelle. Je préfère de loin la fréquentation du poète qui explore et joue des variétés infinies de sa langue unique au babil superficiel de certains polyglottes, stupidement fiers de leur cosmopolitisme de pacotille. On a tendance à idéaliser le cosmopolitisme par peur du nationalisme. Il n’y a pas lieu de les opposer. J’ai rencontré des crétins polyglottes.

Je suis trop souvent prise par les problèmes de traduction, bien que je déteste traduire. En psychanalyse, puisque c’est notre sujet, il y a certains concepts que l’on peut dire dans une langue et que l’on a du mal à faire passer dans une autre. Il faut être modeste quand on n’est pas poète, et souvent mes collègues analystes ont des prétentions par pure méconnaissance des langues qu’ils ne parlent pas. A commencer par l’allemand de Freud. Certains ont des certitudes seulement parce qu’ils croient que leur langue peut dire l’universel. Ils passent des heures à gloser sur un mot qui n’est qu’une traduction contestable du terme d’origine allemande. Le problème de la traduction se pose dans d’autres domaines aussi, mais la psychanalyse est plus tributaire des mots utilisés par les fondateurs des différents courants de la psychanalyse. Il faut alors revenir au texte d’origine. Chaque traduction peut être contestable, mais il y a des degrés dans la trahison. Ainsi je ne peux pas tabler sur un énoncé théorique qui est le résultat d’une mauvaise traduction, qui trahit le contenu sémantique d’origine au profit d’une interprétation tendancieuse. Il y a sur ce sujet un engouement naïf pour les jeux de signifiants chez les lacaniens qui est proprement ridicule. Cela atteint des cimes quand il s’exporte vers d’autres langues où le sens premier est totalement perdu et où des perroquets répètent du pur non-sens. Dans la théorie, ce qui compte quand on passe d’une langue à l’autre c’est le signifié qui est vecteur du sens. Ce n’est pas la même chose que dans une parole subjective. Le signifiant ne peut commander le sens d’un texte. Comment peut-on édifier un raisonnement en partant d’un simple jeu de mots intraduisible dans une autre langue?

Quand j’écris un texte, je traduis toujours les premières phrases dans une ou deux autres langues avant de poursuivre, pour voir si ça tient le coup, pour vérifier si le sens passe la frontière de manière qui me satisfait. Il s’agit de traduire les idées. On ne peut pas se contenter du jeu des signifiants. Le signifié prime dans ce cas sur le signifiant et les jeux de mots sont des clins d’œil que l’on se fait entre soi, à l’intérieur d’une langue qui exclue l’étranger. Pour parler de psychanalyse, je pense que le Freud en allemand n’est pas du tout le même que le Freud en français… La plupart de ses énoncés ont une force conceptuelle qui traverse les frontières linguistiques. Mais pas toutes. Il y aussi l’ambiance qui change. Die Stimmung en allemand. Les textes de Freud véhiculent toute une ambiance. Je pense à quelques notions qui ont eu le malheur d’avoir été détournées de leur sens premier plus que traduites en français. Et ces pseudo traductions ont acquis un statut de dogme pour certains qui justement ne parlent pas l’allemand, ce qui est dommage, dommage pour la lecture de Freud.

De toutes façons, et quelle que soit la fidélité d’une traduction, je pense qu’on change imperceptiblement d’ambiance en passant d’une langue à une autre. Je sens et je sais que je ne suis pas tout à fait la même selon la langue que je parle. Et pas la même analyste non plus. Au fond, je n’aimerais pas que cela se voie. Ce que l’on met dans les plis d’une langue est une affaire assez intime. Ce n’est pas tant le dit qui fait problème, c’est le non-dit qui fait la différence et creuse l’intime. Les bons traducteurs savent cela, les mauvais soufflent dans la trompette.

 

Dans L’amour de l’étranger vous dites : « Tout ne se dit pas avec les mots, tout ne peut pas se dire dans une langue ; tout ne peut se dire dans aucune langue ». Quelle est alors l’importance de la langue maternelle (imaginaire ou réelle) pour vous dans les cures ?

 

La langue maternelle n’est pas nécessairement celle que l’on parle le mieux ni celle qui permette de dire le plus. C’est justement celle dont on partage avec d’autres le non-dit. Et c’est la plus résistante, celle qui cache le plus de traces, de cicatrices, c’est celle qui garde les bleus des coups reçus. Elle est une mémoire qui n’a pas toujours des souvenirs. La langue de nos souvenirs est une langue qui a des bleus. C’est aussi la plus têtue pour garder ce qu’on ne comprend pas. Il y a beaucoup de choses qu’on ne comprend pas quand on est enfant et qui pourtant laissent des traces. Alors un mot ou une expression se fixe, se déforme ou se fragmente et cette déformation se cristallise et reste. Cela donne des mots-valise, des mots-tombeau, des mots-trésor, ou des mots-mélodie. C’est la langue qui chante sur fond d’oublis, ou plutôt qui enchante les images et les souvenirs fragmentés, toujours reconstruits après coup. Ce qui compte c’est qu’il n’y ait pas de silence sur du silence. Il nous faut pour vivre un bruit de fond, un bruissement de vie. Même quand les mots sont oubliés. Seul le silence, ce que j’appelle le double silence, évoque la mort, les mots, les plus faux, les plus farfelus sont signes de vie de la « maternelle langue » d’il y a longtemps. Elle transmet les émotions les plus anciennes, alors attention danger ! C’est pourquoi pour beaucoup c’est du coup aussi la plus « défendue » et, pur paradoxe, du coup elle devient la plus menteuse. C’est elle qui a creusé les plis de l’intime, de l’inavouable, voire de l’indicible. C’est aussi la langue des hontes, honte des êtres chers, honte de soi, hontes inavouables mariées aux mots, aux sons de cette langue-là. Ce bruitage maternel reste souvent comme une réserve, interdite à tout étranger, à toute intrusion. La vérité est toujours plus étrangère que le mensonge car elle se partage, le mensonge est subjectif, c’est une invention de soi. L’étranger peut en l’occurrence être n’importe quel adulte, par essence stupide et inapte à comprendre. Souvent elle est niée comme n’étant pas importante, juste bonne pour de l’infantile… J’ai eu des patients qui m’ont été envoyés par des collègues essentiellement pour parler leur langue maternelle chez moi, et qui n’ont jamais pu parler cette langue. Ils ont parfois continué à utiliser le français pendant des années avant de pouvoir dire, souvent juste quelques mots dans leur langue maternelle. Une sorte de pudeur, voire de crainte de se découvrir plus vulnérables, et souvent une manière de garder l’enfant qu’ils ont été au secret, loin des regards blessants de l’autre. Car c’est l’infantile qui devient perceptible avec la langue maternelle. Or ceci est plus patent quand la langue maternelle est différente du français qui est la langue partagée. Cela m’a permis d’affiner mon oreille pour les patients français, d’entendre peut-être un peu mieux, quand à l’intérieur d’une même langue, l’infantile émerge. Cela peut être un mot inhabituel, mais aussi un changement de ton, un tremblement, ou chez les plus contrôlés on peut entendre comme des guillemets auditifs. Le sujet se cite lui-même, ou laisse chanter une ritournelle étrangère à sa langue de tous les jours.

Même quand il y a une différence entre la langue parlée habituelle, ici le français, et la langue maternelle autre, cette dernière n’est pas entièrement « de la mère » : il ne faut pas succomber à ces naïvetés. Elle est plus souvent signe, écho de l’enfant que l’on est encore secrètement, plus qu’écho d’une « maman » du passé. Toute narration réussie est à la fois une victoire sur le tremblement sensible de la langue maternelle et une célébration escamotée de sa présence.

 

Ce qui m’a souvent intriguée, c’était de savoir en quelle langue j’écoutais moi en tant qu’analyste. Parfois il m’est arrivé d’entendre dans une langue que le patient ne parlait pas. Ah, la grosse surprise ! Et d’entendre cependant quelque chose de juste et d’important. Un jour, j’ai eu la surprise d’entendre une idée en allemand alors que le patient me parlait en français et qu’il n’était pas censé parler l’allemand. Un jour il me racontait un événement et me disait qu’il « doutait » beaucoup… de quelque chose ; et moi j’ai entendu à la place du doute, qu’il était « désespéré ». Et je lui ai répondu sur le terme de désespéré… Je lui ai dit : « Mais vous me dites que vous êtes désespéré… » Il aurait pu croire que je ne l’avais pas bien entendu. Or mon intervention était très juste. Il a sursauté. En allemand on dit pour douter : « zweifeln », et pour désespérer on dit « verzweifeln », le même mot pratiquement. J’avais écouté en allemand d’où la proximité du doute et du désespoir, ce qui n’était pas le cas en français. A la suite ce patient m’a dit que son grand-père alsacien parlait allemand quand il était désespéré et disait ce mot là, et le patient a alors prononcé ce mot en allemand. Il ne savait pas d’où ce mot lui venait. Mais diable, par où ça passe ce genre de choses ? Par le corps, l’émotion et l’infantile, d’abord chez l’analyste. Pour faire bref : ça passe par l’amour. Je pense que la langue maternelle est importante dans les cures mais il ne suffit pas de la parler pour que le plus important s’entende. Il faut que l’oreille de l’analyste soit sensible à l’instant du trouble de la naissance d’un mot, quelle que soit la langue que le patient utilise. Le trouble du corps annonce la proximité de certains mots. Ils ne seront peut-être jamais prononcés tels quels. Ce sont ces mots-trésors, mots-mélodie ou mots-tombeaux. Le trouble passe par la présence des corps. Le trouble est ce qui annonce aussi la rencontre amoureuse. Le trouble est contagieux et passe de l’un l’autre sous les mots les plus quelconques. L’amour est polyglotte.

La langue maternelle participe de toutes les rencontres amoureuses, et en analyse elle peut se glisser dans toutes les langues quand le transfert est là. Elle est d’abord la langue qui parle au corps et, d’une rencontre l’autre, le corps garde dans ses plis les mots de braise.

 

Si exercer la psychanalyse est un art qui se transmet depuis maintenant sept générations, comme vous le dites, où se situe la création ?

 

Je ne crois pas exagérer en disant qu’en analyse la « création » c’est-à-dire la novation n’est pas bien vue. Ce qui est demandé c’est de faire preuve de fidélité. D’être fidèle à Freud, ou à Lacan ou a Mélanie Klein… C’est curieux comme exigence chez des gens qui se proclament, sinon d’une science dure, tout du moins d’une discipline rigoureuse. La fidélité fait plutôt penser à des pratiques religieuses ou… politiques, qui évoquent les pires moments de notre histoire. Donc on est prié de répéter les dits d’un maître dans l’observance d’une fidélité théorique et pratique… tout en approuvant l’idée d’une créativité nécessaire à toute pratique de la psychanalyse. Soyez créatifs et libres, mais surtout n’opérez aucune véritable coupure entre hier et aujourd’hui. Voilà à peine exagérée l’injonction paradoxale qui règne dans les institutions psychanalytiques en vue. On est plutôt prié d’être dans l’observance d’une répétition soit du fondateur lui-même, soit de l’un des « créateurs » qui l’ont suivi, chacun d’eux ayant été en son temps étiqueté hérétique ou infidèle jusqu’à se faire reconnaître comme maître d’une nouvelle école ou théorie. Chacun s’étant proclamé fidèle à Freud grâce à une lecture enfin bien comprise de son œuvre. J’exagère à peine. Alors si on veut apporter quelque chose de nouveau, ou s’il s’avère qu’une manière de pratiquer la psychanalyse apporte une conceptualisation nouvelle, alors il faut être prêt à supporter d’entendre la phrase fatidique : « Ceci n’est pas de la psychanalyse ! » Et de poursuivre quand même. Cela ne date pas d’hier. C’est inhérent à la psychanalyse depuis ses débuts, c’est-à-dire que le premier à avoir eu cette pratique était Freud lui-même. Et en bons freudiens, ses disciples ont à leur tour reconduit ces intolérances de toute « déviance ». Et pourtant il y a des innovations, il y a des créations. Pas assez à mon goût mais ceci est compréhensible : notre matériel n’est pas un matériel qui se prête facilement à expérimentation, notre matériel ce sont des vies humaines. Alors quand création il y a, elle est le plus souvent initiée par les patients eux-mêmes. Les plus grandes découvertes, Freud les a faites en suivant les propositions de ses patientes. Telle par exemple l’invitation à se taire et à laisser le patient flâner librement par association d’idées, ce qui est resté la méthode d’investigation analytique la plus sûre et la meilleure. Donc si aujourd’hui un jeune analyste « découvre » ou invente quelque chose de nouveau, crée un concept ou propose une nouvelle pensée dans le champ pratique et théorique de la psychanalyse, il faut qu’il puisse supporter de rester dans une certaine « illégitimité », voire marginalité.

Tout cela est en réalité moins abstrait qu’il ne le paraît. L’évolution de notre société n’a pas attendu que les psychanalystes se mettent d’accord sur leur capacité à intégrer le « nouveau ». C’est la société qui a changé si vite et si radicalement que les psychanalystes lui courent après pour pouvoir encore garder une place au sein de cette société en tant que…quoi ? En tant que penseurs ? Ils sont largement dépassés, même si sur certains points importants ils sont les seuls à entendre quelque chose, mais ils parlent trop dans les medias, donnent des leçons de morale et statuent sur ce qui est « normal », tout ce qu’ils ne devraient pas faire. Et cela empêche toute création, car les « avis » qu’ils donnent se situent à l’opposé d’une pensée créatrice. Ils prodiguent des conseils et se font éducateurs ou moralistes. Le pire. Alors reste la place de thérapeute. Ils détestent l’idée d’être « réduits » à cette fonction soignante comme si cela les empêchait d’être du côté d’une désaliénation du sujet. C’est réducteur sans doute, mais à eux, à nous , d’apporter les preuves du contraire. La psychanalyse est une excellente thérapie à condition de ne pas la médicaliser. En tant que thérapie de vie. Ceci mérite de plus amples développements. Je ne peux pas le faire ici. Je veux dire seulement ceci : ce ne sont pas, ce ne sont plus les analystes qui vont créer du nouveau dans la psychanalyse, ils en sont les suppôts, ce sont les analysants qui tous ensemble et de manière non voulue, non consciente, vont changer les psychanalystes. Ils vont rendre leur pratique « classique » impossible ; et ayant changé les psychanalystes il y aura place pour du nouveau dans la psychanalyse. Les psychanalystes changeront parce qu’ils n’auront pas de choix s’ils veulent continuer à exister simplement, à gagner leur vie et à garder leur place dans les institutions. Ils pensent qu’ils changent seulement en apparence mais en réalité ils ont déjà changé et la psychanalyse est en train de changer à toute allure. Personne ne veut le reconnaître autrement que du bout des lèvres. On dit : oui, les gens ne viennent plus qu’une fois par semaine, au maximum deux. Sauf quelques rares exemplaires qu’on utilise pour les validations des cursus dans les instituts de formation. On admet que la plupart des demandes sont des demandes de thérapie, ou juste pour parler à quelqu’un, que ça n’a rien à voir avec « avant ». Et pourtant des analyses se font. Autrement, mais elles se font. Et les analystes changent, grâce à leurs nouveaux patients. Et des nouveaux concepts verront le jour quand les analystes auront moins peur d’avoir à ce point changé et d’être devenus par la force des choses des infidèles. Enfin viendra le jour d’une psychanalyse profane et laïque. Elle aura mis du temps ! Et un des concepts qui émerge est celui de la croyance sans dieu, le concept de l’inconscient sans foi ni loi, qui est bien le produit des générations passées. Mais il est vrai que Freud avait déjà dit que l’inconscient ne connaissait pas les dix commandements… alors poursuivons. Car il va bien falloir continuer à analyser sans que les analysants « croient » en l’analyse. Il n’y aura plus de croyance d’avant-coup. Nous irons vers une psychanalyse quantique, une psychanalyse où l’objet, n’importe quel objet de désir ou de réminiscence, sera présent ou absent selon qu’il y aura quelqu’un pour le rencontrer et le nommer. Il faudra apprendre à penser avec des probabilités, nous deviendrons enfin probabilistes, et sans doute un peu moins bêtes et un peu moins dévots.

 

Vous portez un nom de famille grec et un prénom serbe ; avez-vous le sentiment d’appartenir en quelque sorte à la diaspora grecque, c’est-à-dire à une communauté de voyageurs qui a sillonné le monde ?

 

Je suis très partagée quant à mon appartenance à la diaspora grecque, pour une raison très simple : je ne parle pas le grec ! Or ce qui caractérise pour moi la diaspora grecque est le fait qu’elle est cimentée par la langue que les parents transmettent à leurs enfants, et ceci au travers de plusieurs générations d’émigrés. Je me suis donc toujours sentie un peu étrangère par l’absence de la langue, et en même temps très proche, car partout où nous allions on finissait par trouver des membres de la famille grecque. Et puis on finissait toujours par parler la langue du pays, que ce soit l’allemand, l’anglais, l’espagnol ou le français car les grecs ne restent pas dans des communautés fermées. Généralement ils sont très bien assimilés à leur pays d’accueil. La famille Zygouris est à ce titre exemplaire : j’ai trouvé des membres de cette famille dans les endroits les plus inattendus. Le monde est pour moi constellé de « cousins » grecs.

C’est strictement l’inverse qui se passe avec le serbe : je parle la langue, c’est ma langue maternelle et la seule langue que j’ai parlé jusqu’à mes sept ans, en revanche il n’y a qu’en Serbie où je pouvais trouver les membres de cette partie de ma famille d’origine. Il a fallu attendre l’explosion de l’ex-Yougoslavie pour qu’une diaspora serbe voie le jour. Depuis ils se sont rattrapés, il y en a en Amérique Latine, au Canada, en Russie, en Suède… Une cousine est mariée à un Chinois, une autre à un Suédois… et j’en passe. La jonction entre ces deux familles, ces deux langues, s’est faite en Amérique Latine. Et quand ces voyageurs ou les enfants de ces voyageurs se réunissent, on parle le plus souvent l’espagnol de l’Amérique Latine qui domine pour le moment. Dans les cas absolument désespérés, les rencontres les plus improbables, en désespoir de cause, on parle anglais : généralement avec une impression d’avoir été vaincus par la mondialisation. Mais les Grecs n’ont pas attendu la mondialisation pour essaimer dans le monde.

Le fait que j’habite Paris fait de moi une destination très convoitée et je reçois des visites de beaucoup de ces « cousins » que je n’aurais jamais connus si j’avais élu domicile dans une ville moins glamour. Je suis la seule Française pour tout ce monde. Lourde responsabilité, car plus que la Française, je suis censée être une parisienne. Mon grand regret reste de n’avoir pas appris le grec car j’aime le son de cette langue.

 

Mais il n’y a pas que la langue pour se sentir grec. Il y a mon nom et il y a les papiers d’identité. La couleur d’un passeport déteint sur son propriétaire !

 

Longtemps j’ai vécu avec un passeport grec.

 

Pendant trente-trois ans j’ai eu un passeport grec, pendant trente-trois ans j’ai eu comme seul document d’identité ce passeport-là. Bleu et blanc. Bleu du ciel, bleu de la mer, et le blanc des maisons peintes et repeintes. Il y a longtemps, depuis trente-trois ans : entre 1948 et 1981 où j’ai été grecque sans savoir parler le grec. L’histoire est simple : j’ai été adoptée tout de suite après la guerre par un oncle d’origine grecque qui parlait la langue mais n’avait jamais habité la Grèce. Sa langue maternelle était l’allemand et il m’a appris l’allemand. Ma langue d’origine est le serbe, mais j’écris en français. Quand il a été question d’une traduction de ces textes en grec, j’en ai été très heureuse, et un peu triste de ne pouvoir me relire dans cette langue dont j’aime le chant, et les couleurs qu’elle évoque, mais que je ne parle pas. Il y a eu des traductions de mes textes en espagnol, en portugais et en serbe, et chaque fois j’ai pu à des degrés de perfection variés me relire. Cette fois-ci je ne me comprendrai pas du tout, cette fois-ci je fais une confiance absolue en mes traductrices et passeuses vers mon existence bleue et blanche. Je ne veux en aucun cas réduire à deux couleurs mon attachement à cette langue que je ne parle pas ni à ce pays qui m’a donné asile symboliquement par l’octroi de sa nationalité.

Je n’ai jamais été seulement une Grecque de papier. Un homme politique stupide dont je préfère taire le nom avait parlé de manière abjecte des citoyens devenus Français par naturalisation (ce qui est mon cas actuellement) en les appelant des « Français de papier ». C’est un dénigrement d’une grande bassesse pour fermer la porte à ceux qui sont nés ailleurs au seul profit des autochtones. Personne n’est citoyen de papier au prétexte d’être né ailleurs. D’être porteur d’un passeport pendant tant d’années laisse des traces. Oui, un passeport, des papiers d’identité affectent, et ceci sans que la personne affectée le sache forcément. La même question posée tant de fois et recevant la même réponse, cela laisse des traces.

« Et vous, vous êtes quoi ? » « Je suis Grecque ». Non, je ne parle pas le grec. No, no hablo el griego. No, I dont speak greek. Ne govorim grcki. Ich spreche nicht griechisch. No falo… « Ah et pourquoi ? » Alors je recommence, ou j’invente. Poser la question de l’être sous cette forme banale, bureaucratique, est peu engageant. Oui, je ne suis pas d’ici, je suis une émigrante, une analyste, une femme, une vieille, une blanche, une caractérielle, je suis contre, je suis pour, je suis Grecque, je suis Française depuis 1981, je suis polyglotte, je suis fatiguée de tant de questions absurdes auxquelles je réponds par : je suis. Je suis en français, mais est-ce que le verbe être va à chaque fois ? En espagnol parfois c’est « soy » et parfois « estoy ». Deux formes d’être. L’un définitif, l’autre transitoire. Et en grec, cela fait comment ? Pourtant l’usage répété du « je suis » marque, affecte, stabilise dans l’absurde. « Je suis Grecque » m’a affecté pour toujours. Mais je ne le savais pas.

Un jour au cinéma…

Je me souviens. C’était un film d’Angelopoulos, donc pas du tout dans mes couleurs, pas en bleu, pas en blanc, un film tout en gris. Souvent il pleut en Grèce dans ses films. Il ne nous servait jamais une Grèce pour touristes. Je me souviens : je regardais une scène, une séquence de transition. Une jeep, ou une voiture banale avance sur une route ou un pont, je ne me souviens plus très bien, la caméra suit la voiture que l’on voit de dos. Une séquence de transition, il ne se passe rien. Et moi je suis subitement prise d’une émotion étrange, une envie de pleurer. Je ne comprends pas.

J’ai eu juste le temps de voir la plaque d’immatriculation de la voiture. J’ai eu le temps de voir un tout petit drapeau grec sur la plaque d’immatriculation, un bout de bleu et un bout de blanc, tout petits, et puis une autre séquence s’en est suivie, le film a continué son histoire, et moi j’ai su ce qui subitement m’avait émue, hors contexte, sans rapport évident avec le film. J’ai juste eu le temps de voir un bout de mon identité de papier, de mon passeport, et de m’apercevoir que c’était un bout de moi. Ça me faisait signe en toute discrétion, cela m’appelait par mon nom de famille. Voilà comment ça marche pour nous autres pauvres humains, nos affects, nos attachements, et nos identités toujours empruntées. Autochtones ou non, nous sommes assujettis à des couleurs, à des noms, à des histoires, et ceci n’a rien à voir avec être nationaliste, et le plus souvent nous ne savons pas d’où cela nous fait signe, quand une colère, une tristesse ou une tendresse nous arrive sans crier gare et nous submerge. Alors vite, des mots pour faire face et on se met à écrire… dans la langue que l’on peut. Et puis je signe. D’un nom grec.