Les utopies du passé

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SEMINAIRE III.3
17 MARS 2002

RAPPEL ET SUITE DE TEMPLE GRANDIN
Je vous ai parlé la dernière fois de l’histoire de Temple Grandin, femme autiste qui raconte au travers de deux livres sa vie et sa démarche pour s’en sortir. Ce qui m’avait surtout intéressée, c’était son mode de pensée, pensée en images. Je voudrais encore ajouter quelques réflexions à son propos.
Les images de Temple Grandin sont des symboles. C’est ainsi qu’elle les appelle. Ce qui m’a frappée c’est son extrême intelligence, et en même temps l’absence complète de considérations sur la vie psychique. Elle a une vie mentale, celle-ci est même intense, mais elle ne donne aucune existence à ce qu’on appelle une vie psychique. Elle parle de ses angoisses intenses, de ses crises de rage, mais rien qui pourrait s’apparenter à un imaginaire ou des représentations, des affects pour ses semblables. Cependant elle s’insurge contre ceux qui prétendent que les autistes n’ont pas d’affects. Elle en a, mais plus pour des lieux que des personnes. Et c’est bien en cela qu’elle est autiste. Elle dit ne pas comprendre spontanément les réactions de ses semblables, surtout quand ces réactions sont motivées par l’affect. Elle passe directement de ses sensations et de ses pulsions à des images et à un mode de pensée rationnel, à la conceptualisation, bien qu’elle ait des difficultés avec la pensée abstraite. Comme on l’a vu la dernière fois, il y a un lien direct entre les contenus du Ça au Surmoi, c’est-à-dire aux systèmes logiques… Comme on l’a vu la dernière fois. Temple Grandin est une théoricienne et une chercheuse.
Quand je dis qu’elle ne donne aucune place à sa vie psychique, c’est au sens analytique du terme. Elle ne considère pas le fait d’avoir une psyché autrement que sous l’aspect d’intellect. Par ailleurs l’affect est représenté sous la seule forme de l’angoisse. Elle avait souffert dans sa jeunesse d’énormes crises d’angoisse qu’elle a calmées avec sa machine à serrer, et plus tard avec des médicaments.
Green a donné une excellente définition du psychisme, à la fois simple et juste :

« Le psychisme est la relation entre deux corps dont l’un est absent. »
(in La Pensée clinique p. 213.)

Qu’est-ce que la vie psychique, alors, pour Temple Grandin ?
Souvenez-vous également de la définition que donnait Balint de la psychanalyse : « two-bodies psychology ». Cela marque bien la différence entre la psychologie et la psychanalyse.
On voit bien comment la relation à l’Autre n’est pas constitutive de la vie psychique de Temple Grandin selon sa propre théorie.
Elle était tout entièrement axée sur l’apprentissage et le muselage de ses pulsions. On le comprend, mais il y a un abord analytique dans ces cas, abord auquel elle n’a pas eu accès manifestement.
Rappelez-vous sa fixation sur les portes. Elle racontait comment, quand elle était enfant, elle était fascinée par les portes, quand elle voyait le bord de la porte, quand celle-ci s’ouvrait ou se fermait, elle ne pouvait pas s’en détacher, et elle éprouvait une sorte de frisson disait-elle. Ses thérapeutes ont tout fait pour l’en détacher et lui faire abandonner cette fixation. Elle dit qu’elle a pu bouger quand un professeur a accepté cette particularité chez elle. Il lui a simplement dit de lire de la philosophie. Plus tard, les portes ont pris une autre place. A chaque grand tournant de sa vie, une porte, une porte réelle, a représenté un symbole du passage d’une étape de sa vie à une autre.
Tout à fait par hasard, il y a quelques jours, j’ai écouté une émission de France Culture. On y parlait d’un livre qui vient de sortir, L’enfant sans langage de Laurent Danon-Boileau, un psychanalyste qui s’occupe d’enfants autistes. Je n’ai pas eu le temps de le lire, mais il racontait une histoire de portes. Un enfant autiste dont il s’occupait était fasciné par la porte, les battements de la porte dont il ne pouvait pas le séparer. Il commençait à désespérer car il ne trouvait pas de moyen d’entrer en contact avec cet enfant. Alors, voyant qu’il était fixé sur les battements de cette porte, il s’est mis à bouger comme la porte, à imiter les mouvements de la porte et là, subitement, l’enfant l’a regardé et il a pu commencer à entrer en relation avec lui. Finalement, il a mis son corps vivant à la place de l’objet en reproduisant le rythme qui semblait être important pour l’enfant. Voilà peut-être le début d’une relation entre deux corps, qui peut devenir une matrice d’espace psychique… Ce n’est ni une observation de psychologue, ni le renvoi à un apprentissage.
Pour Temple Grandin, son obsession des portes s’est finalement transformée en une utilisation de certaines portes comme support de pensée, et comme représentation symbolique. Elle devait passer réellement par une porte réelle pour pouvoir penser à une porte symbolique par laquelle elle devait passer pour accéder à une autre vie. Cela représentait la possibilité d’avoir un projet. D’abord pure obsession, les portes deviennent des symboles, lieu réel de passages symboliques qui représentent la possibilité pour elle de concevoir un projet, un avenir. Possibilité qu’elle doit d’abord voir dans la réalité car elle ne peut pas imaginer. Comme si elle passait directement d’un monde régi par le Principe de Plaisir à un monde régi par le Principe de Conception, évitant au maximum ce qui dépend du Principe de Réalité. Et ceci malgré son apparent esprit concret. Le concret n’a rien à voir avec la réalité, il a quelque chose à voir avec le réel. Elle sautait par-dessus les fonctions du Moi, lieu des représentations. On peut aussi dire qu’il y a passage du réel au symbolique en court-circuitant les implications imaginaires et moïques.
En s’observant elle-même, Temple Grandin a fait une théorie de l’esprit, de son esprit : c’est une théorie autiste de l’autisme.

OBJET DOCILE
Elle ne conçoit pas d’effet de sens provenant d’une interrelation affective avec un semblable. Elle est sans dépendance affective, apparemment en tout cas. On a vu l’importance de son invention d’une machine à serrer. Ce n’est qu’après avoir éprouvé un grand bien-être dans la machine, pour la première fois de sa vie, qu’elle accède à des sentiments de tendresse envers sa mère. La machine est une sorte d’objet transitionnel à l’envers. Temple Grandin n’a pas eu d’aire transitionnelle comme la décrit Winnicott, elle ne va pas de la mère vers le monde. C’est le contraire, le non humain, l’objet construit par elle, qui lui obéit. La machine à serrer lui ouvre la voie vers l’humain. Elle se fait serrer par la machine à volonté, elle régule elle-même la machine, qui est donc une sorte de matérialisation d’un objet hallucinatoire. La caractéristique de l’objet hallucinatoire par rapport à l’objet réel est d’être un objet docile.
Elle n’abandonne donc pas le monde de l’omnipotence psychotique pour accéder à l’adaptation à la réalité commune. Elle s’installe dans le monde des autres à sa façon, en gardant l’omnipotence. Et c’est ainsi qu’elle peut acquérir des connaissances et « jouer » à être comme tout le monde. Elle sait que les conduites humaines ne correspondent pas à son monde intérieur, mais elle s’en approche par apprentissage, aidée par ses constructions personnelles.

REPRESENTATION ET AFFECT
L’affect est le représentant psychique de la pulsion dit-on classiquement. Il est donc relié aux manifestations du corps via les pulsions qui s’y enracinent. Temple Grandin ne sait pas quoi faire de ses pulsions. Elle en est submergée. L’affect implique de près ou de loin des manifestations du corps face à un autre corps, présent ou absent (imaginaire), c’est ce qu’on appelle une relation d’objet. Le processus affectif est une anticipation de la rencontre du corps du sujet avec un autre corps, imaginaire ou présent. Il n’y a pas d’affect sans l’autre. La pulsion peut se reboucler sur elle-même.
C’est pourquoi le cas de Temple Grandin est intéressant. En analyse, on raisonne en termes de représentations et d’affects, mais il me semble qu’il manque quelque chose, le troisième volet, qui n’est réductible ni à la représentation ni à l’affect :  c’est ce que j’avais essayé d’introduire par le terme de Principe de Conception. C’est un mode de pensée où dominent des systèmes sémantiques qui existent indépendamment du sujet et de ses relations d’objet. Cela peut aider à comprendre comment fonctionnent les personnes qui ont des carences au niveau des représentations et de l’imaginaire, et qui pourtant pensent ! Et ne sont pas de purs organismes pulsionnels. Temple va s’en servir pour accéder comme elle peut à des affects, et se « pourvoir en représentations », comme on se pourvoit en cassation : en dernier recours.
Le résultat est qu’elle peut mettre mentalement ou psychiquement en contact « la machine à serrer » (matérialisation d’un objet docile) et « le sacré », tout en s’évitant la difficulté de recourir aux représentations moïques et en évitant le délire.
Comme je le disais la dernière fois, Temple Grandin passe directement du réel au symbolique, ou du Ça au domaine du Surmoi en tant que représentant l’aire de la culture (et des savoirs constitués). La zone du Moi, lieu des représentations, est relativement déshabitée.

Cela explique en grande partie pourquoi les psychothérapies n’ont pas eu d’impact sur elle. Elle ne peut pas faire des liens et chercher dans son passé de quoi alimenter et comprendre le présent.
Chacun de ses thérapeutes a voulu chercher dans son passé de quoi expliquer ses difficultés, avec l’espoir – classique – qu’une fois découverts les traumas, les carences ou les blessures du passé, elle pourrait s’en séparer et changer.
La question que je me pose est la suivante : y a-t-il une relation entre l’image-concept chez Temple Grandin et ce que les analystes appellent, chez le névrosé, la subjectivation à laquelle est liée la symbolisation ? Autrement dit : y a -t-il eu chez elle un processus d’intégration subjectif d’une relation à l’autre, d’une situation, d’une idée ? Intégration subjective mais non solipsiste. Cela suppose un lien entre le monde intérieur et le monde extérieur.
Je pense que oui, qu’il y a une ébauche de cela dans le cas de Temple Grandin à partir de ses images-concepts, et uniquement à partir de là – alors que ses autres « apprentissages » relèvent de l’imitation ou d’une adaptation de surface, sans véritable subjectivation. Elle ne s’identifie pas à l’autre, elle copie, quand elle peut. On peut dire qu’il n’y a pas de processus de symbolisation à partir d’un imaginaire, mais qu’elle saute dans le symbolique à partir de ses images-concepts et des objets dociles : elle file dans le monde rationnel dès lors qu’elle arrive à surmonter ses tensions internes. Mais le saut, elle le fait, et c’est ça  qui est important et qui la rend apte à entrer en relation avec les autres, à se socialiser et à ne pas rester isolée dans son monde d’autiste.

Quand elle était petite, elle jouait comme une enfant autiste. Elle s’abîmait dans la contemplation des grains de sable qu’elle faisait glisser entre ses doigts.  Elle était en quelque sorte seule au monde, ou seule avec le monde, et ceci pendant des heures. A première vue elle semble très terre à terre, mais en fait elle n’est pas dans la réalité ! La réalité est une construction où il y a du semblable et des identifications à l’humain, or cela lui est étranger.
On voit bien qu’une tentative d’adaptation à une réalité ordinaire est vouée à l’échec, et sa mère le comprend assez bien. Temple est une théoricienne, elle se soigne en élaborant des théories. Ce sont des théories et pas du délire. Elle cherche à stabiliser des connaissances, des apprentissages de préférence éloignés de la sphère affective (le génétique, la chimie du cerveau, etc.) pour donner un appui à son sentiment d’existence. Mais les connaissances rationnelles ne suffisent pas à écluser son angoisse existentielle, il lui faut un au-delà du monde tangible et immédiat. A défaut de relations affectives, il lui faut un sentiment du sacré… Comme par hasard, le sentiment du sacré ne lui apparaît que dans la proximité de la mort des animaux.
Les névrosés cherchent le plus souvent à faire coïncider leurs fantasmes avec une réalité, des faits, des objets, trouvés ou retrouvés. La recherche de faits ou de traumas dans la petite enfance relève de cette injection de sens après-coup. Mais pour le névrosé, il faut un petit autre, un autre vivant, comme cause de ses maux et comme lieu de ses projections imaginaires, parce que le névrosé doit compter avec son narcissisme, le narcissisme secondaire. Pour une personne à forte tendance autistique, cela ne va pas de soi, puisqu’elle ne peut pas compter sur ses identifications.

NARCISSISME TERTIAIRE
D’où la nécessité, chez certains, de s’appuyer sur un autre type de narcissisme, quand le narcissisme secondaire est si bizarrement goupillé : on peut alors supposer la formation ou la prévalence d’un narcissisme tertiaire, qui serait une sorte de Moi non spéculaire, non imaginaire. Un Moi forgé à partir d’expériences mentales singulières. Celles-ci sont investies d’une valeur morale ou intellectuelle, elles sont reliées de manière toujours précaire aux émois du corps propre, aux angoisses et aux images-concepts. Expériences mentales valorisantes à partir desquelles et dans lesquelles le sujet se reconnaît. Tout comme on se reconnaît dans l’image du miroir. A ceci près que le Moi imaginaire est dans un rapport plus direct, plus organique avec le corps propre, qu’il contient mieux le corps propre que le narcissisme fondé sur des valeurs symboliques.
Cette sorte de narcissisme qu’on peut appeler tertiaire est en quelque sorte supra individuel. Il est symbolique, mais ce n’est pas « le symbolique »dans le sens où la libido est accrochée à une valeur, et non pas à un Moi aimable au travers d’un investissement, que ce soit par étayage ou par retour de la libido sur soi-même. Le narcissisme tertiaire dépend d’emblée du champ du Surmoi. C’est une sorte de plus-value surmoïque qui est le support de la libido. Temple Grandin se « sauve » en passant directement du narcissisme primaire, fort endommagé, au narcissisme tertiaire. Elle effectue le passage de la tendresse machinique au sentiment du sacré auprès du bétail destiné à la mort.

Qu’est ce qui est en jeu ici ? C’est le sens.
Il y a dans son organisation en fait deux pôles :
– un pôle est occupé par la machine, objet docile tenant lieu de l’autre, du semblable, (de la mère si l’on veut) ;
– l’autre pôle est sa quête de spiritualité, le sentiment du sacré. Ce sentiment relève de l’Insight. Aucun « apprentissage » en l’occurrence ! Ce qui est très intéressant, car c’est là où elle frôle la folie, sans pourtant être folle. On a vu comment elle ne se satisfait pas de la religion « classique » qui lui vient de son éducation. Elle accède à l’idée de « sacré » à partir de la proximité de la mort des animaux. Les animaux, c’est autre chose que des machines. Les animaux meurent. Ils meurent et ils souffrent. Elle peut s’approcher de l’idée de la souffrance parce que ce ne sont pas des semblables, et pourtant ils lui permettent de penser à la mort et de chercher un sens à la vie. Là aussi elle doit passer par quelque chose de concret, l’abattoir, rien moins que ça ! L’abattoir ne vient pas à une place d’objet de la réalité, je pense qu’il est la matérialité d’une image-concept.
Elle n’a pas à s’identifier à des sujets qui ont la conscience de leur mort, donc des représentations, mais elle peut s’identifier à une souffrance qui est la peur. Car elle arrive à la conclusion que les animaux n’ont pas peur de la mort, puisqu’ils ne se la représentent pas, mais qu’ils ont peur des installations inconfortables (qui les mènent à la mort). Or, c’est de la peur qu’elle-même a le plus souffert. Une peur sans lien avec des représentations.
La machine à serrer lui ôte l’angoisse, mais elle ne peut pas lui faire accéder au sens, et elle ne la relie pas aux « valeurs ». Sa demande d’amour, si on peut le dire de cette façon, va vers le bétail : ce n’est pas un animal qu’elle aime, c’est le concept d’animal, c’est l’animal comme personnage conceptuel. Elle doit voir en chair et en os. Image-concept-incarné. Les animaux participent d’un monde où il y a du sens, car ces animaux souffrent et meurent. Pire encore : ils sont sacrifiés. Voilà la grande scène du sacrifice, et c’est là que naît chez elle le sentiment du sacré, devant les abattoirs : rappelez-vous, elle disait qu’en passant devant les abattoirs elle avait l’impression de passer devant le Vatican. Là où se conjoignent les violences humaines et l’absolue dépendance de l’animal souffrant. C’est là qu’elle accède à une sorte d’affect pour de l’autre, sans devoir passer par une relation duelle. elle est dans l’humain, tout en étant débarrassée de son Moi dans cette affaire.

Et puis, rappelez-vous aussi du jour où elle perd la foi, elle perd son sentiment du sacré, et ceci après avoir été très malade à cause d’une intoxication. En se relevant de sa maladie, elle constate que son mysticisme s’en est allé. Qu’est-t-il arrivé? Une modification de la chimie de son cerveau à cause de l’intoxication. Aussitôt elle fait la découverte que son cerveau est dépendant de la chimie. Ce n’est pas elle qui est dépendante d’un autre, c’est son cerveau qui est dépendant de la chimie. Et elle se met à étudier la chimie du cerveau. Il n’y a pas de dépendance intersubjective, là non plus : à la place du sentiment du sacré et de l’Autre vient la chimie du cerveau, c’est-à-dire la science.
C’est alors qu’elle se forge une théorie et s’explique la survie après la mort à partir de la théorie quantique. Cela tient un certain temps, mais il suffit que quelques années après, elle se retrouve en présence des animaux qui meurent (car la théorie quantique ne donne pas d’images de la finitude de la vie animale) et la foi ancienne, la relation au sacré, lui reviennent.
Elle ne tombe pas dans le délire mystique, et jamais elle ne se prend pour ce qu’elle n’est pas, mais elle a besoin d’une relation qui fasse lien entre elle et l’Autre, un lien symbolique, sans implication moïque… Sa tentative de mettre la science à la place de l’Autre reste infructueuse, car déconnectée du vivant, déconnectée de ce qui va mourir, comme elle… Ce sont les animaux, qui meurent, qui l’y ramènent. La machine ne meurt pas, les animaux souffrent et meurent comme elle, et Dieu est au bout de la souffrance et de la finitude de la vie.
In fine, elle pose aussi une limite à son identification aux animaux (identification et non confusion : elle ne se prend pas pour une vache, comme le suggérait un psychologue idiot). Cette limite, cette différence, c’est par le biais d’une idée du temps qu’elle y accède. Ce temps n’est pas le temps individuel, le temps subjectif vécu par un Moi. Non, c’est encore du supra individuel, c’est le temps des générations, le temps de l’espèce humaine. Elle dit que la différence entre humain et animal réside dans le fait que les humains ont la responsabilité de l’avenir, du devenir de l’espèce humaine.
Voilà, j’en termine avec Temple Grandin en ajoutant ceci : elle est un exemple de ce que j’appelle l’usage de compétences singulières, les compétences de l’orphelin. Le terme « orphelin » est une métaphore. Elle n’est pas orpheline, et par ailleurs les orphelins ne sont pas nécessairement des autistes. Ils ont en commun l’absence de la relation intersubjective privilégiée à la mère et doivent d’emblée grandir à partir de leurs compétences singulières avec un environnement instable, bien que ce soit pour des raisons différentes.

Et maintenant j’avance deux ordres de considérations plus générales pour clore ce séminaire :
– Qu’est-ce qui « opère » dans l’amélioration de la souffrance psychique en analyse ?
– Quel fil rouge peut-on suivre pour passer par les différentes dimensions du champ analytique, apparemment disjointes ?

CATHARSIS, SENS ET SIGNIFICATION
Trois grands axes contribuent à l’amélioration des souffrances psychiques : la catharsis, le sens et la signification. Les trois se jouent dans le cadre du transfert et du lien.
1) Axe cathartique
Le simple fait de parler, de pouvoir se plaindre à quelqu’un, d’exprimer une souffrance, permet d’aller déjà un peu mieux, même si aucun processus n’est encore entamé. Quelque chose bouge dès lors qu’il y a une écoute et une présence. On sait que cela a des limites, mais il est indéniable que cela soulage grandement. L’expression émotionnelle, spontanée ou induite par des suggestions de l’analyste, soulage immédiatement. Par exemple l’insistance sur une scène, racontée sur un mode indifférent, alors qu’elle est horrible, permet que soudainement ça éclate, et que ça aille mieux ensuite. A moins que cela n’empire, car ce n’était que le début d’horribles découvertes… Il y a des bifurcations possibles vers les deux autres modes, mais ici on sort du protocole compassionnel. Actuellement beaucoup de thérapies s’arrêtent au simple fait de procurer un lieu pour se « raconter ».
2) Axe du sens 
Pour ce qui est du sens, c’est plus compliqué. Il s’agit d’un sens, éprouvé comme juste, à partir d’un « Insight  », celui-ci étant pris dans une relation de transfert. C’est, et ce n’est pas, le même sens dont parlent les philosophes, mais si le sens en général pouvait soigner, il suffirait de faire de la philosophie… Pour certains cela ne suffit pas, il faut en passer par la singularité de sa propre vie face et avec un autre, qui n’est pas qu’un témoin passif mais qui a sa partition à jouer. Le sens est ici autre chose que la mise à jour du trauma, ou encore le récit d’une histoire jamais racontée.
Le sens est toujours nouveau.
Il est la manifestation d’un décollement, signe qu’il y a eu inconsciemment un réaménagement partiel. Cela signe une séparation intrapsychique. Une« dé-liaison » et une nouvelle liaison. Le sens fait signe. Signe de quoi ? Signe que ça bouge, signe qu’Eros transite, signe qu’il n’y a plus le silence de mort du connu et du répété. Silence ou immobilisme. Le nouveau a toujours un effet de sens. C’est le plus important dans une analyse. C’est une apparition rare, on ne peut pas compter sur lui. Si j’ai tant insisté sur la pensée-éclair, le « ça pense », c’est que c’est la voie royale de l’émergence du sens et du  nouveau, et le plus spécifiquement analytique.
3) Axe de la signification
L’interprétation analytique sert à faire surgir le sens, à faire effet de sens nouveau. Toute autre est l’interprétation qui donne une signification : c’est comme une explication. Ça permet de comprendre les choses, c’est parfois utile pour avancer, ça cadre la pensée, mais cela n’est pas le plus spécifique de l’acte analytique. Il y a un côté didactique de la signification, du genre :  « Vous avez eu une mère dépressive, elle était en deuil de sa propre mère quand vous êtes né, et elle n’a pas pu s’occuper de vous comme vous en aviez besoin… » C’est une explication, une hypothèse avancée, qui peut soulager mais n’importe qui, n’importe quel psychologue sait faire cela. Il n’y a aucun rapport direct à l’inconscient là-dedans, pas de nécessité d’interpréter ou de tenir compte du transfert, et il y a fort à parier que l’effet est de l’ordre pédagogique. A moins qu’il n’y ait effet de surprise et de dévoilement. Autrement, si cela produit un l’effet ou une modification, c’est parce que c’est dit par l’analyste qui occupe une place d’influence. Il fait appel, sans le vouloir, à l’acceptation croyante due au transfert, quand il est positif. Ce que Freud soulignait d’ailleurs en disant qu’on ne pouvait pas se passer d’une bonne dose de pédagogie dans une analyse. L’aspect le plus analytique est alors paradoxalement dû à l’effet de suggestion, à la croyance. Car la suggestion va au-delà des processus secondaires. La suggestion est inconsciente, même si l’explication reste rationnelle et consciente. Ce qui fait effet, si effet il y a, c’est que l’analyste intervient à plusieurs niveaux, qu’il le veuille ou non car il est crédité d’un savoir supplémentaire sur l’inconscient. Ce que Lacan appelait le sujet-supposé-savoir. Le patient est inconsciemment soumis à la parole de l’analyste. L’effet inconscient passe par la suggestion que l’interprétation de l’analyste, en termes de signification, aura sur le patient.

La signification appartient aux variantes de la recherche consciente ou des hypothèses faites par l’analyste, ou encore des suppositions de l’analysant. Elle comporte un aspect pédagogique, et seule, elle est insuffisante à signifier qu’une analyse est en cours. C’est par cette voie que s’infiltrent les croyances de l’analyste et l’idéologie dominante ! Elle est souvent une sorte d’accompagnement, ou de mise en bouche, plus psychologique qu’analytique… La partie la moins noble, mais souvent indispensable, surtout chez les personnes qui sont très loin de leurs affaires psychiques. Une sorte d’acculturation préalable, souvent suspecte. On fait ce qu’on peut.

Les trois axes coexistent dans une même analyse, et selon les moments, l’un ou l’autre domine. Il est vrai que les sujets dits « borderlines » ou « psychotiques », sont plus résistants au mode de la signification, et par là ils nous rendent un énorme service.
C’est pourquoi l’histoire de Temple Grandin est intéressante : elle cherchait du sens, et les thérapeutes lui fournissaient des significations !
Ces modalités s’exercent au travers de visions théoriques et pratiques de l’analyse fort différentes. La psychanalyse se déploie dans différentes directions, on peut dire en résumé qu’il y a quatre dimensions:
1) La dimension intrapsychique : les instances, le Ça, le Moi, le Surmoi, Pulsions de vie, Pulsions de mort. C’est Freud.
C’est une dynamique de conflits.
2) La dimension intersubjective : essentiellement les relations précoces mère-enfant, enfant-environnement. Contamination d’états psychiques. C’est Ferenczi, Winnicott et des auteurs anglo-saxons.
C’est une histoire d’interdépendances.
3 ) La dimension structurale : les registres réel-imaginaire-symbolique. Système de places et de signifiants qui déterminent le désir du sujet selon la théorie de Lacan.
C’est une topologie désirante.
4) La dimension historique et généalogique : impacts de l’Histoire sur les histoires singulières, des traumas, des secrets, des non-dits, des deuils, des hontes, non élaborés psychiquement.
C’est une histoire de pensées sous emprise. Emprise exercée le plus souvent par des morts dont nous portons en nous les dictats, sous forme de fantômes.
Il y a des recoupements, des chevauchements, mais aussi des incompatibilités.

Voici maintenant quelques questions qui me paraissent centrales, et que j’espère aider à aborder, ne fut-ce que latéralement.

COMMENT CONJOINDRE L’INTER-PSYCHIQUE ET L’INTRAPSYCHIQUE ?
Aujourd’hui c’est une vraie question, dès lors qu’on ne se réfère plus à un seul dogme.

Le tout intrapsychique
Chez Freud, comme chez Mélanie Klein, tout est intrapsychique, c’est-à-dire que tout se résume au conflit entre des instances psychiques, et que la relation à l’autre, ou plus largement à l’environnement, a peu de place. Et surtout ceci : la mère ou le père sont des pures fonctions pour résoudre l’Œdipe. Jamais ils ne tiennent compte de l’effet sur l’enfant d’un parent fou. L’exemple le plus frappant est le cas Schreber. La folie du père de Schreber n’est pas prise en compte, sans parler de la mère, totalement ignorée. Il y a la perception et les pulsions qui ont nécessairement besoin d’un objet, mais Freud s’intéresse surtout à l’appareil psychique. Par contre l’aire de la culture est représentée dans l’appareil psychique au travers du Surmoi. Ça c’était très fort ! Freud a réussi à relier le plus profond de l’inconscient, le monde du pulsionnel le plus primitif, c’est-à-dire le Ça, directement aux instances représentant le culturel, c’est-à-dire le Surmoi. Non seulement le Moi fait le tampon entre les pulsions et les exigences de la civilisation, mais encore les exigences de la civilisation prennent une partie de leurs racines dans le Ça. Je pense qu’on ne prend pas toujours la mesure de l’audace de cette topologie freudienne ! Voilà, ça c’est en tout cas ce qu’on appelle l’intrapsychique. Et puis il y a quand même la fameuse relation d’objet. Lacan disait que c’était une invention post-freudienne mais ce n’est pas vrai, Freud en parle. Il en parle en termes d’investissement d’objet. L’objet est donc d’abord interne (Principe de Plaisir), puis il devient externe (Principe de Réalité), puis les différents investissements se répètent dans le transfert sur la personne de l’analyste, le plus souvent du côté du Surmoi parental. C’est pour canaliser la violence, la force des pulsions, qu’il y a des instances psychiques comme le Moi et le Surmoi. Au début tout est dans le Ça, ne l’oublions pas. Avec le temps, la relation à l’Autre (terminologie  lacanienne) ou à la relation d’objet (terminologie anglo-saxonne et post freudienne) s’est développée.

Le tout inter-psychique
Aujourd’hui, on a tendance à confondre inter-psychique et inter-subjectif. Le plus souvent, c’est l’intersubjectif qui pris en compte. Souvent il représente la seule référence, ou le seul axe d’entendement de l’analyste. Le monde aurait tendance à se réduire à Maman-bébé ! Et l’on saupoudre de transgénérationnel. Et même dans l’abord transgénérationnel, cela se réduit le plus souvent à l’intersubjectif. On oublie les instances psychiques et le « comment ça se machine dans la psyché ? » Comment comprendre sinon qu’un même événement ne donne pas les mêmes effets ? C’est une confusion malvenue entre, je me répète, l’inter-subjectif et l’inter-psychique. Une exception à cela : les descendants fidèles de Maria Torok et de Nicolas Abraham.
Une certaine lecture de Winnicott, lecture simplifiée, pourrait faire croire que tout est intersubjectif, que tout se réduirait à la relation dans la réalité entre la mère et le bébé. Winnicott tient peu compte des conflits internes sans se référer à la mère réelle. Mais il y a quelques articles fondamentaux, dont celui qui s’appelle « L’utilisation de l’objet », où on voit que sa pensée joue sans cesse sur le paradoxe : utiliser l’objet, créer l’objet. Monde externe, monde interne, monde halluciné. Cependant, il dépeint un univers sans la violence des pulsions sexuelles, ce qui me gène. La psychanalyse se désexualise, et ça c’est une calamité ! L’oubli de la violence du désir sexuel revient, comme un refoulé, dans le social, au travers de ce qui occupe le devant de la presse quotidienne : la pédophilie, les tueurs en série, bref, le pulsionnel irrépressible revient, alors qu’on a voulu décrire un monde entièrement maternalisé.
Comment peut-on alors tenir ensemble les deux axes de la psychanalyse, les deux axes de la vie psychique tout court : les relations intrapsychiques et les relations inter-psychiques ?
Il me semble que ça passe par la béance incomblable et toujours à combler entre la force des pulsions et ce que le langage autorise. Ce que l’époque autorise et… provoque. Et j’en reviens aux rapports freudiens entre les instances, entre le pulsionnel (le Ça), le narcissisme (les divers narcissismes et différentes manières de concevoir le Moi), la culture, et notre société qui évolue sans nous demander notre avis. Le Surmoi est-il à revoir ? Une chose est certaine : quel qu’il soit, ses racines restent pulsionnelles et inconscientes, ça n’a pas bougé d’un iota depuis Freud !

Un proverbe dit : « Le fils ressemble plus à son époque qu’à son père. »
J’ai souvent envie d’ouvrir un chapitre qui s’appellerait : « Les compétences de l’orphelin », pour revenir aux compétences du sujet humain en rapport avec le monde, sans négliger les relations précoces à la mère.
Cyrulnik, qui est charmant et intelligent, a trouvé un truc : la résilience. Ce qui revient à dire : il y a des forts et des faibles, depuis le début ! En voilà une idée qu’elle est neuve ! La notion de la dynamique intrapsychique me semble plus adéquate et moins simpliste.
Une deuxième question découle de la première :

PEUT-ON SE PASSER DE LA DIFFERENCE ENTRE LE PATHOLOGIQUE ET LE NORMAL ?
Il y a une dérive actuelle qui s’exprime par ce que j’appellerai l’analyse compassionnelle : confusion entre psychologie et psychanalyse. Il est vrai que l’analyse pure, à la limite ça n’existe pas, à moins qu’on accepte l’analyse comme pur exercice, ou comme ascèse.
Mais ça pose problème de confondre malheur ordinaire et troubles psychiques, l’un n’entraînant pas forcément l’autre. N’oublions pas que la psychanalyse est censée traiter des troubles psychiques et non des malheurs ordinaires. Au contraire, Freud disait que ce qu’on pouvait espérer de la psychanalyse, c’est que le patient soit débarrassé de ses symptômes et qu’il accepte de souffrir de malheurs ordinaires ! Ainsi, la psychanalyse s’occupe en principe de deuils pathologiques et non du malheur normal dû à un deuil qui nécessite un temps pour être fait. Elle ne s’occupe ni des déboires conjugaux, ni du chômage, ni de la difficulté d’avoir des enfants adolescents qu’on ne comprend pas… Ni du malheur que cela entraîne, sauf s’il y a pathologie. Mais alors, quels sont les critères du pathologique ? Ou bien nous faut-il redéfinir ce qu’à l’époque présente, on accepte de supporter comme malheur ordinaire ? Il faut aller dans des pays en guerre pour réapprendre ce qu’est le malheur ordinaire ! On constate aujourd’hui le recours à l’intervention de « psys » sans qu’il y ait véritablement trouble ou existence de « symptômes ». Pourquoi alors ce recours ? Parce qu’on considère que le malheur, le malheur ordinaire, mérite traitement. Et les analystes acceptent… Je pense qu’on a perdu un peu la notion de certaines choses. En fait c’est toujours plus compliqué, car il n’y a jamais une relation univoque entre un dysfonctionnement originaire et les effets produits. Même la plus bête des disputes conjugales peut déboucher, s’il y a écoute attentive, vers un passé qui mérite exploration. Mais ceci demande tout un réaménagement du discours analytique. D’un côté les analystes font les pompiers, et jouent à éteindre des feux en urgence, de l’autre ils se plaignent qu’il n’y a plus d’engagement dans une cure et que les gens font de la consommation de « psys » comme de médicaments. En l’occurrence il serait utile que nous soyons plus clairs nous-mêmes. On a tellement insisté sur le fait qu’il n’est politiquement pas correct de parler en termes de pathologie, que le malheur le plus ordinaire est traité de la même façon que la névrose grave ou la psychose !

Je voudrais revenir sur le glissement « compassionnel » du travail de certains analystes aujourd’hui. Cela tient en grande partie à une réaction très justifiée par rapport à une certaine pratique « hard » et dogmatique de l’analyse. On a beaucoup parlé de la nécessité de savoir accueillir le patient, on a accordé beaucoup d’importance, ici aux Ateliers, au respect des lois de l’hospitalité élémentaire dans la relation humaine que la relation analytique ne devait pas ignorer. Je reste d’accord avec cela, mais à condition de ne pas s’y arrêter. On ne règle pas les choses avec la seule gentillesse, ni avec l’hospitalité. On fait alors un boulot que n’importe quel copain du patient peut faire, ou en tout cas n’importe quel bon psychologue. Où est la spécificité de la psychanalyse ? Si on n’a pas d’emblée – et c’est souvent le cas – accès aux formations de l’inconscient, ou à une « vraie » demande d’analyse, cela ne doit pas nous empêcher de faire notre boulot et de ne pas sombrer dans des attitudes de pure compassion.
Alors ayons le courage de parler de la vraie compassion qui est l’amour-passion. Ce qui signifie ni plus ni moins une totale implication subjective de l’analyste, c’est tout à fait autre chose. Je vous conseille de lire Amour, mon ennemi de Mario Isotti (collaborateur ou élève de Benedetti) ; là on n’est pas dans le compassionnel, ou alors au sens fort du terme : la passion partagée avec une schizophrène. Ça décoiffe !
L’analyse compassionnelle se réclame souvent de Ferenczi, or Ferenczi, même quand il faisait de l’analyse mutuelle, n’a jamais perdu de vue l’inconscient ni le processus primaire, ni la férocité du désir, ni le contre-transfert, ni la répétition, en somme tout ce qui relie spécifiquement à la psychanalyse..

CONCLUSION
J’avais commencé il y a trois ans ce séminaire, d’emblée intitulé, « Au-delà du Principe de Réalité », en disant que j’abordais la question par le biais du Principe de Plaisir (en tant que premier, et le plus primitif de nos constituants psychiques) afin d’éviter un abord frontal qui aurait inévitablement posé la question du normal et du pathologique, question qui me paraissait trop difficile.
Or en voulant clore ce cycle, je m’aperçois que c’est une question que je ne peux pas éviter. Elle ressurgit justement à partir du constat établissant qu’on ne peut pas se satisfaire d’être simplement accueillants ou « compréhensifs ». Peut-être pourrait-on alors simplement se demander s’il n’y a pas une différence entre l’intervention du psychologue et celle de l’analyste.
Chacun veut avoir une vie meilleure. Les patients qui viennent nous voir se plaignent de toutes sortes de choses, mais tous voudraient avoir une vie meilleure. Et ils sont conscients que cette vie meilleure passe par un réaménagement de leur vie intérieure, pour dire les choses le plus simplement possible. Dès qu’il y a des symptômes, ou des angoisses« inexplicables » par la vie actuelle ou le passée, en tout cas au niveau conscient, le recours à l’analyse est justifié, car il y a une énigme. Sinon pourquoi recourir à une discipline qui repose sur l’existence de processus inconscients ? L’analyste ne peut pas se passer de la notion de processus inconscient (appareil psychique) et de répétition (relation à l’Autre, donc transfert). C’est ça qui fait la différence ! Et non pas le malheur.
Voici un exemple actuel : il me semble que l’analyse devrait davantage s’intéresser à ce qui fait qu’un individu devient pédophile, plutôt qu’à la souffrance de sa victime. Cette dernière a certes besoin d’une écoute, d’une aide, mais est-ce nécessairement l’écoute analytique dont elle a besoin ? Il serait mieux qu’il n’y ait pas instrumentalisation technicienne du malheur, et que des proches puissent s’en occuper. Par contre, nous avons à comprendre quelque chose chez un pédophile, car ça oui, ça regarde la psychanalyse ! Là, il y a énigme. Là il y a impuissance de la volonté consciente, du Moi, là il est nécessaire d’explorer autrement que par une écoute « gentille » ce qui est arrivé en amont. Et puisqu’on entend ou dit des bêtises, du genre simpliste : « Il a été un enfant battu, alors il se venge, ou il répète… », alors il faut expliquer pourquoi cela n’est pas toujours le cas, pourquoi tous les enfants battus ne deviennent pas des parents maltraitants.
Chez la « victime », il est besoin d’intervenir analytiquement quand des symptômes véritables surgissent, ou quand des angoisses ne cèdent pas. Là encore on dit qu’il vaut mieux prévenir que guérir. Oui, mais le travail de prévention, est-ce de l’analyse, est-ce que seul l’analyste est habilité à le faire ? Ou bien s‘agit-il encore de la confusion entre psychologie et psychanalyse ? Cela peut déboucher sur une psychanalyse : un trauma implique souvent un nouage avec des éléments préexistants. Un trauma peut toujours cacher un autre trauma. Signe qu’il y a un dommage non réparable par la seule reconnaissance et la bienveillance.
La question se pose alors : l’analyste a-t-il le droit de dire non ? De dire : « Non, cela ne relève pas de la psychanalyse ! » ? Ou de constater les limites de son savoir-faire ?

PSYCHANALYSE ET NORMALITE : UTOPIE DU PASSE
Toute théorie de l’appareil psychique et de son fonctionnement repose sur le modèle d’un fonctionnement idéal, donc normal : état par rapport auquel vont se situer les différentes pathologies, carences ou simplement singularités.
J’irais jusqu’à dire que toute théorie, en psychanalyse, décrit un état utopique. Et toute théorie analytique décrit un état de l’enfance. L’analyse construit des utopies du passé, ce que nous appelons aussi nos mythes d’origine.
Ce mythe se réfère soit aux rapports intersubjectifs – relation idéale entre un enfant et son entourage -, soit aux rapports intrapsychiques – relations idéales des différentes instances entre elles et des phases de développement.

Toute théorie donne donc un état idéal de normalité. Que ce soit du côté du fonctionnement, de la psychogenèse, comme Freud  et Mélanie Klein, ou du côté de la structure anhistorique comme pour Lacan. Ou pour Winnicott : avoir eu une mère suffisamment bonne, etc.
En ces temps d’absence d’utopies sociales et de normes, la psychanalyse est la dernière discipline qui se réfère encore à une utopie. Nos utopies, forcément normatives (même si cela ne nous plait pas !), ne concernent pas l’avenir, elles invoquent un passé qui n’a jamais eu lieu. Ce passé, idéalement décrit par la théorie, sert de référence pour dire ce qui a dysfonctionné. Et ce vers quoi doit tendre une « guérison ». Un idéal théorique que la société utilise sans se soucier de son bien-fondé. C’est pourquoi j’ai tant insisté sur la pluralité des points de vue, et sur l’impasse que cela représente de s’enfermer dans une théorie, aussi sympathique puisse-t-elle être !
J’ai fait un effort à ce séminaire, effort qui n’est pas passé inaperçu j’espère, pour nous sortir des nurseries anglo-saxonnes désexualisés, sans pour autant nous précipiter dans le Styx des signifiants flottants.

L’analyse, je regrette d’y revenir, n’est pas un protocole compassionnel. Si on la pratique, c’est pour aborder d’autres rives, loin de la chansonnette à la guimauve, et des « roses blanches ». Je conclus par cette phrase lapidaire de Beckett, qui avait oublié d’être politiquement correct :
« Rien n’est plus  grotesque que le malheur. »

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