Répétition – Régression – Actualisation

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SÉMINAIRE V.2
18 JANVIER 2004

RAPPEL
La dernière fois, j’ai longuement parlé du séminaire de Michel Foucault concernant le pouvoir psychiatrique. Pas seulement parce que l’histoire du pouvoir psychiatrique constitue l’arrière-fond qui a vu naître la psychanalyse, mais aussi à cause de deux point essentiels traités par Foucault : le détachement de la psychiatrie de la médecine par le biais de la notion de crise, et la référence à deux temporalités en rapport avec deux types de vérité. La psychiatrie est l’arrière-fond qui constitue la psychanalyse. On ne peut prétendre qu’on n’a rien à voir avec cela.

1) La place centrale de la notion de crise.
Foucault montre comment la crise, d’abord essentielle dans la médecine, est devenue inutile après la découverte de l’anatomie pathologie. Le malade au cours de la crise produisait la vérité de la maladie, puis celle-ci est devenue localisable et objectivable dans un organe du corps, et la crise n’a plus été nécessaire pour le médecin, mais s’est déplacée dans le champ de la psychiatrie, plus particulièrement au travers de la crise hystérique.

2) De là Michel Foucault distingue deux types de « vérités » qui relèvent de deux temps différents. Une « vérité-événement » qui se donne à entendre dans la crise (mais aussi dans la révélation, et aussi dans l’Insight, le Einfall, ce que j’avais appelé la « pensée-éclair ») ; et une « vérité-démontration », qui se découvre, la vérité du déterminisme causal, dont se sert la science et qui relève de la pensée cognitive et logique. On dirait dans notre jargon que l’une est spécifique de la production de l’inconscient, des processus primaires, et l’autre des processus secondaires.

3) Foucault se réfère, à partir de ces deux modalités de production de vérité, à deux temps : chronos et kairos.
Le premier, chronos, est le temps qui s’écoule, le temps linéaire qui va de la naissance à la mort, que l’on pourrait appeler le temps de la nature. Même si la nature connaît aussi des cycles (le retour des saisons, la rotation de la terre autour du soleil), ce n’est jamais un vrai retour, il y a toujours le marquage d’un temps qui est sans retour. Ce temps règle aussi la succession des mots dans un énoncé. C’est le temps du temps, et c’est pourquoi j’avais dit que le langage était un « ralentisseur de la pensée », car on ne peut sauter par-dessus la succession temporelle de l’énonciation.
Le deuxième, kairos, qui se produit dans une autre temporalitéC’est l’insight, la pensée immanente, la pensée-éclair, qui, pour exister pour autrui, doit être articulée dans cet autre espace-temps du chronos. Le kairos représente l’occasion, le temps discontinu, mais aussi le temps cyclique, proprement humain (les anniversaires, les nouveaux commencements).
Est-ce bien raisonnable de mettre sous le même chapeau du temps discontinu, l’insight et la remémoration ? Les anniversaires, les retours cycliques, appartiennent-ils à ce temps de la vérité-événement ? Je serais tentée de dire que les retours du genre « commémoration » sont un temps symbolique différent de l’événement psychique qui s’exprime dans la crise ou la pensée-éclair.
En fait, on pourrait dire qu’il y a trois temps, et non pas deux comme le dit Foucault. Le temps événement n’est pas le même que le temps « humain » des anniversaires, des commémorations. Pourtant il les met dans le même sac ! Je pense pour ma part qu’il y a le temps qui s’écoule, le flux, celui de la « nature », différent du temps symbolique des retours, des commémorations, et du temps de l’événement, de la pensée-éclair.
Il y a donc, d’une part le temps du flux de la nature, et d’autre part les deux autres temps « humains », qui admettent des retours en arrière ou des discontinuités, qui sont en fait deux manières humaines d’organiser le temps vécu. Le temps discontinu, le kairos, peut avoir des utilisations différentes : on trouve à partir de l’imaginaire singulier (mais est-ce qu’on trouve ou est-ce qu’on retrouve ? éternelle question), c’est la découverte, la création, l’insight, qui déchire le temps chronologique ; et il y a le temps du « souvenir », de la commémoration, qui arrête aussi le temps qui s’écoule au profit d’un autre temps, celui d’un passé re-composé symboliquement, pas forcément un passé naturel. Et cela pose justement la question du statut du passé et de la mémoire. Il faudra y revenir plus longuement.
Il me semble que sur ce sujet, Foucault va un peu vite.
Si je m’attarde sur le traitement donné par Foucault à ces questions du temps, celui de la crise et celui de la succession chronologique, c’est parce que la psychanalyse pose, ou même repose, sur un traitement du temps.
Nous travaillons beaucoup sur le souvenir, sur la construction du passé, et cherchons à savoir quel est le statut du passé et de la mémoire dans nos différents abords cliniques. C’est-à-dire qu’en analyse, on passe notre temps à faire du traitement du temps, comme on dit du « traitement de texte ».

Les clivages essentiels des différents courants de la psychanalyse se sont faits à partir des réponses données au traitement du passé, et à la « réalité » de ce passé. À commencer par le premier, entre Freud et Ferenczi : Ferenczi a reproché à Freud d’avoir donné une place trop importante au fantasme par rapport à la réalité du passé. Ce passé comporterait non seulement les traumas de l’enfance – tels que les incestes ou les violences subies – mais aussi toutes la réalité vécue de l’enfant par rapport à celle des parents. Ferenczi accusait ces derniers de leur hypocrisie, à savoir de priver l’enfant de son propre savoir, de sa propre perception de la réalité, niant ce que l’enfant avait subi. Il est bien entendu que le fantasme se situe dans une a-temporalité, alors que la position de Ferenczi dit bien qu’il y a une réalité du passé que l’on va retrouver en analyse. On voit ici comment le traitement du temps et le statut du passé dans le psychique, produit des clivages qui existent encore aujourd’hui entre les écoles analytiques.
Le rapport et la relation de la réalité psychique avec la réalité « commune » continuent à être débattus. Cela se complique d’autant plus que nous essayons d’accéder, dans la psychanalyse, à un passé lointain. La conception que se fait l’analyste de ces rapports, entre fantasme et réalité d’une part, entre la réalité d’un souvenir comme inscription fixe et « naturelle » et du souvenir comme construction d’une représentation actuelle d’autre part, va déterminer son écoute, sa façon d’intervenir, sa pratique qui, à son tour, va influencer la production du discours du patient. Il y a donc non seulement une dépendance affective à l’œuvre dans la régression dans le transfert, mais aussi une interférence entre deux réalités : la réalité psychique du patient et celle de l’analyste, réalité psychique singulière à laquelle il faut ajouter ses croyances théoriques.

REGRESSION ET REPETITION : DEUX MODES DE PRESENCE DU PASSE
Par rapport à ces différents temps, comment se situent les expériences de régression et de répétition, qui sont les deux modalités par lesquelles se manifeste le passé dans le processus analytique ? On fait de plus en plus référence aujourd’hui à la régression. Soit parce que Winnicott est très souvent convoqué, soit à cause de l’intérêt de beaucoup d’analystes pour les techniques des thérapies comme le rebirth, la bioénergie – mais il y en a d’autres, qui se fondent sur la « croyance » d’une reviviscence du passé et d’expériences précoces, ce qui interroge évidemment le statut du passé et de la mémoire. Ces techniques donnent un accès à ces reviviscences réelles ou imaginaires, qui laissent remonter des émotions fortes auxquelles l’association libre ne donne pas accès. Mais le sens que l’on donne à ces émotions est très variable, et c’est là que tout va se jouer.
Donc l’analyste tient pour essentiel l’exploration du passé, parce qu’une grande partie des souffrances psychiques relève justement d’une mauvaise assimilation du passé. La psychanalyse tient pour essentielle l’exploration du passé, que celui-ci ait été traumatique, ou entravé dans son développement par des carences diverses, ou encore qu’il ait été à l’origine de la fabrication de fantasmes et de défenses plus ou moins massives et symptomatiques. Il y a dans toute névrose une trop grande infiltration du passé dans le présent.
Cela intervient non seulement dans la névrose, mais aussi dans la psychose, car on ne peut pas faire abstraction de ce que le sujet souffrant a vécu dans son passé personnel, ou au travers du passé de sa famille.
En quoi ces questions très théoriques ont-elles une place dans ce séminaire axé sur la pratique ?
D’abord parce que toute théorie « causale » explore le passé, et que le passé est un passé vécu ou imaginé, qui revient faire surface dans l’analyse, tantôt comme « cause » imaginaire ou effective du pathos actuel, tantôt comme « destin » d’une lignée ou d’un groupe humain auquel appartient le patient.
Et puis toute pratique sous-tend une théorie, les pratiques naïves ça n’existe pas. Il ne s’agit pas d’exiger de la part des cliniciens de l’érudition mais une intelligence de leur pratique, et de savoir simplement que toute pratique s’insère dans un ensemble plus vaste, qu’elle a une histoire, même quand celle-ci est latente et insue du pratiquant.
Autrement, on pourrait imaginer qu’il est possible de faire usage de pratiques qui viendraient de nulle part. Toute pratique de soins a une histoire, et toute rupture de pratique se fait par rapport à une antériorité ; celle-ci a intérêt à être connue. Elle est souvent souterraine, oubliée ou déniée. Il arrive que quelqu’un « invente » une pratique. Certains soins du corps ont ainsi été « inventés » de façon pragmatique ; alors on essaie de savoir pourquoi « ça marche », et quand on cherche, on trouve. Mais ce n’est pas le cas de la psychanalyse ni des soins psychiques en général en Europe qui ont, comme nous le montre Foucault, une longue histoire.
Je pense que ce que l’analyse a de plus spécifique par rapport à la plupart des autres types de thérapies, c’est le centrage autour du transfert.
Or le transfert est l’expression, dans l’ici et maintenant, du voyage du passé vers le présent. Ce voyage comporte des configurations, des mises en forme qui se font en fonction d’un analyste, de ce qu’il pense et sent, et en fonction du présent, de la construction de la réalité présente.
Ce qui veut dire que les croyances véritables ou supposées de l’analyste organisent à l’insu du patient, et souvent de l’analyste lui-même, ce que le patient va produire pour l’analyste. Les demandes, les symptômes et le discours dans le transfert sont des productions en partie suscitées par l’analyste. C’est mon hypothèse. C’est face à cette problématique que beaucoup de nouvelles thérapies me semblent un peu naïves, dans le manque de recul qu’elles ont par rapport aux productions des patients. Elles ne prennent pas assez en compte ce que leur existence propre induit dans la forme des productions de leurs patients. Il faut à mon avis distinguer la souffrance psychique de la forme que va prendre son expression pour le thérapeute, ou pour une écoute particulière. Le « soignant » ou l’analyste et, au-delà de leur personne, l’air du temps et l’idéologie d’une époque, constituent une « attente » d’un discours, d’une forme que va prendre la souffrance essentielle de l’homme.
Le transfert est ce véhicule du passé inconscient qui instruit le présent, tel un passager clandestin, dans la relation patient-thérapeute. Si un grand nombre de symptômes peuvent se traiter (en tout cas superficiellement) par un abord direct, d’autres sont tellement liés à l’ensemble de la structure psychique du sujet que seule l’analyse du transfert peut mettre à jour la répétition qui s’y joue.
C’est pour cette raison que j’avais fait la différence entre répétition et lien. À quoi j’ajoute la différence à faire entre la souffrance essentielle, le pathos (au singulier ou au pluriel), et la forme qu’elle va prendre en tant que pathologie recevable à un moment donné.
Il nous faut donc distinguer le retour du passé en tant que retour involontaire par la répétition, du retour au passé qui est commémoration volontaire. Le passage de l’un à l’autre constitue parfois l’essentiel d’une analyse. La régression est encore une autre manière de retourner au passé, un passé qui peut être une construction actuelle. C’est donc complexe, il y a coexistence de plusieurs réalités, et il n’y a pas d’analyse sans l’acceptation de la notion de paradoxe et de complexité.
Ces deux façons (deux a minima) d’organiser notre expérience du temps – le temps linéaire et le temps cyclique – vont intervenir de la façon la plus vive dans la situation analytique, et au-delà, dans toute lecture d’une scène qui configure un événement psychique.
Avant de revenir aux différents courants de la psychanalyse et de voir comment ils traitent ces retours du passé ou ces retours au passé, je voudrais vous raconter trois cas cliniques célèbres qui ont eu lieu à diverses époques et qui offrent des lectures différentes. Les trois cas peuvent cependant êtres vus sous l’angle de la régression. Et ou du délire.

Le premier de ces cas est rapporté par Michel Foucault, il concerne la folie du Roi George III. Le deuxième, également rapporté par Michel Foucault, n’est pas tiré d’une histoire lointaine mais se réfère à un livre écrit par un anti-psychiatre anglais et sa patiente, Mary Barnes.
J’ajouterai à ces deux cas un troisième, qui est l’histoire d’une patiente de Winnicott, qui a donné lieu à un récit fait par Winnicott lui-même, et un autre fait par sa patiente, Margaret Little, devenue psychanalyste. Je l’ai ajouté aux deux précédents car elle est tout à faite comparable dans sa problématique de la régression.
Dans les trois cas, on aura affaire à une « crise », et on verra comment celle-ci sera déchiffrée de manières différentes selon la grille de lecture de l’époque où elle a eu lieu.

TROIS CAS EXEMPLAIRES DE « CRISE » : LE ROI GEORGE III, MARY BARNES ET MARGARET LITTLE. S’AGIT DE REGRESSION OU D’ACTUALISATION SYMBOLIQUE ?

1er cas : la folie du Roi George III de Grande-Bretagne et d’Irlande (1738-1820) 
Cette histoire est racontée par Michel Foucault dans son séminaire Le pouvoir psychiatrique.
Le Roi George III présenta à quatre reprises de graves troubles mentaux. Un de ces épisodes a donné lieu à une scène de guérison qui a fait fortune parce qu’elle a été rapportée par Pinel dans son Traité Médico-Philosophique en 1800. Ce n’est pas seulement le texte de Pinel qui est important ici, mais la lecture qu’en fait Michel Foucault.
Il s’agit donc d’un roi qui a perdu la tête. Il est tombé dans la manie. S’ensuit la mise en place d’un dispositif à l’intérieur duquel va avoir lieu la scène de la guérison. Michel Foucault, analysant essentiellement le dispositif, donne un sens particulier à ce qui s’y est passé. Il constate d’abord que tout est dirigé par le médecin, Willis, qui cependant n’apparaît pas dans la scène de guérison. Voici d’abord le texte de Pinel :

« On l’enferme [le roi] dans une chambre dont les murs sont recouverts de matelas afin qu’il ne puisse pas se blesser. Celui qui dirige le traitement lui dit d’abord qu’il n’est plus souverain mais qu’il doit dorénavant être docile et soumis. Deux de ses anciens pages, d’une stature d’Hercule, sont chargés de veiller à ses besoins et de lui rendre tous les bons offices que son état exige, mais de le convaincre aussi qu’il est sous leur entière dépendance, et qu’il doit désormais leur obéir. Ils gardent avec lui un tranquille silence, mais dans toutes les occasions ils lui font sentir combien ils lui sont supérieurs en force. Un jour l’aliéné, dans son fougueux délire, accueille très durement son ancien médecin lors de sa visite [pas celui qui a mis en place le dispositif, qu’il ne voit plus], et le barbouille de saletés et d’ordures. Un des pages entre aussitôt dans la chambre sans mot dire, saisit par la ceinture le délirant réduit lui-même à un état de saleté dégoûtant, le renverse avec force sur un tas de matelas, le déshabille, le lave, avec une éponge, change ses vêtements et, le regardant avec fierté, sort aussitôt et va reprendre son poste. De pareilles leçons, répétées par intervalles pendant quelques mois et secondées par d’autres moyens du traitement, ont produit une guérison solide et sans rechute. »

C’est ce qu’affirme Pinel.
En fait, nous apprenons par l’Histoire qu’il y a eu rechute. Cela n’enlève rien aux questions que pose Michel Foucault, qui analyse cet épisode comme une cérémonie de destitution. « Une sorte de sacre à l’envers » où « tout l’appareil de la royauté s’évanouit ». Le roi est réduit à l’impuissance. Et sa « crise », selon Michel Foucault, serait une révolte, une révolte comme celle du plus pauvre des miséreux qui n’a d’autre arme que ses saletés à jeter à la tête des puissants, alors qu’on lui demande de devenir « docile et soumis ». L’agent de ce pouvoir disciplinaire est le médecin qui a tout agencé. Et il n’est jamais là. Michel Foucault fait en outre une analyse très fine de l’iconographie de cette scène qu’il compare avec la représentation habituelle des rois et de leurs pages. Le roi est déchaîné comme une bête et en face de lui, il y a la force sereine de ses serviteurs. Ils sont cependant là pour assurer les services en fonction de ses « besoins » et de son « état ». Ils ne sont pas au service de la volonté du roi, mais des besoins de son corps. Besoins mécaniques dit Michel Foucault. Jamais Michel Foucault n’évoque l’aspect fou de cette scène, qu’aujourd’hui on pourrait appeler régressif. Pourtant, il arrive une chose très étonnante dans la suite de son commentaire.
Foucault commente d’abord très longuement cette scène de guérison qu’il interprète entièrement en termes de pouvoir disciplinaire. Il dit de la révolte du roi qu’elle est « un geste séculaire de l’insurrection contre les puissants » où le roi reprend le geste insurrectionnel non seulement des pauvres, mais de ceux qui sont les plus pauvres des pauvres, de ceux qui n’ont même pas d’instruments pour se révolter, mais seulement des ordures. Après cette scène, les serviteurs vont rendre son corps à la fois propre et vrai. Pourquoi « vrai » ? Michel Foucault a une propension excessive à utiliser le terme « vrai ». Il va plus loin, disant vouloir rectifier une erreur qu’il avait commise dans l’Histoire de la Folie. Il affirme qu’il n’est pas du tout question ici d’imposer un modèle familial comme il l’avait suggéré auparavant, que la structure psychiatrique aurait cherché à imiter. Non, dit Foucault,

« le rapport à la famille, il va se produire dans l’histoire de la psychiatrie, mais plus tard, c’est du côté de l’hystérie qu’il faut chercher le moment où va se greffer le modèle familial sur la pratique psychiatrique… »

Cependant il arrive une chose bizarre dans le texte de Michel Foucault. C’est qu’à la fin de ce chapitre, il dit ceci :

« Vous avez bien sûr, la scène psychanalytique. »

Il n’ajoute rien sur ce chapitre, il se contente de le mentionner.

« Et puis vous avez la scène anti-psychiatrique »

Il évoque alors la scène de Mary Barnes et de son médecin Berke à Kingsley House.

2eme cas : La régression de Mary Barnes, ou sa demande d’amour
Pour ceux qui ne la connaissent pas, dans les années 76 est paru un livre qui s’appelait Mary Barnes, écrit par le thérapeute, le Dr Berke, et par sa patiente Mary Barnes. Ils relatent la descente aux enfers de Mary Barnes, sa régression, son état de dépendance absolue (elle est restée alitée des mois sans pouvoir s’alimenter seule). Foucault évoque ici une scène du livre, décodée comme une régression par les deux auteurs eux-mêmes. Dans l’après-coup de la plongée régressive de Mary Barnes, ils prennent tour à tour la plume pour écrire leur expérience commune. C’est un des joyaux de l’anti-psychiatrie anglaise.  Mary Barnes est entrée volontairement à Kingsley Hall (haut lieu de l’anti-psychiatrie) pour régresser et pour renaître, ou pour vivre, sa « folie » jusqu’au bout. Elle est allée très loin dans cette régression. C’est en tout cas ainsi que son parcours a été appelé par les auteurs du livre. Voici donc le fragment rapporté par Foucault, qui cite le Dr Berke :

« « Un jour Mary chercha à éprouver mon amour pour elle par un test ultime. Elle se couvrit de merde et attendit ma réaction. Le récit qu’elle donne de cet incident m’amuse car elle était absolument sûre que sa merde ne pouvait me dégoûter. Je vous affirme que ce fut le contraire. Quand, sans me douter de rien, j’entrai dans la salle de jeu et qu’une Mary Barnes puante semblant sortir d’une histoire d’épouvante m’aborda, je fus saisi d’horreur et de dégoût. Ma première réaction fut la fuite. […] Je me rappelle très bien ma première réflexion : c’en est trop nom de dieu, j’en ai marre. À partir de maintenant elle n’a qu’à s’occuper d’elle toute seule. » Puis Berke réfléchit, se dit qu’après tout, s’il ne fait pas ça, ç’en sera fini avec elle. Il remonte, la trouve en larmes, lui dit que ce n’est rien, lui donne un bain. Il lui fallut une heure pour venir à bout de sa merde. »

Berke finit par acheter des peintures avec lesquelles elle pourra avantageusement s’exprimer sur les murs. Elle est devenue peintre. Et peintre reconnue. Il y a un site sur Mary Barnes pour ceux que cela intéresse. Mais cela n’intéresse plus Foucault ; il préfère conclure :

« En réalité il [le médecin] n’a pas revu la proto-scène de l’histoire de la psychiatrie, c’est-à-dire l’histoire de George III : c’était exactement cela. »

Voilà la conclusion de Foucault.
« Cela » quoi ? Michel Foucault ne le dit pas ! Il revient aux dispositifs du pouvoir, mais on ne comprend pas pourquoi il affirme que les scènes de George III et de Mary Barnes sont la même chose. Dans un cas c’est une révolte dit-il, et une insurrection avec les moyens des pauvres, et dans l’autre… il se contente de la raconter en disant que c’est la même chose. Si on reconnaît dans l’histoire de George III un élément de régression, on peut trouver en effet que c’est la même chose. Pour que ce soit « la même chose », alors il faut reconnaître dans l’histoire de George III une régression et une demande d’amour comme le dit le médecin de Mary Barnes. Mais Michel Foucault reste muet à ce sujet. Notons que les deux scènes se font avec de la merde ! Foucault ne veut pas du tout voir qu’il s’agit, ou qu’il pourrait s’agir, d’une régression dans les deux cas. Parce que pour lui, il s’agit de contester le modèle familial, de dire qu’il y a un proto-type de scène de guérison par l’explosion d’une révolte qui demande à être acceptée. En effet, le roi n’est pas puni, il est lavé et habillé, de même que Mary Barnes. Quand Michel Foucault invoque la psychanalyse, il en reste à une interprétation « familialiste » et œdipienne. Il a en tête la psychanalyse française de son époque. Or, si l’on intègre la notion de régression à la dépendance telle que Winnicott l’a décrite, alors les deux « crises » peuvent en effet être la même chose.
La régression n’est pas un modèle familial au sens où un Michel Foucault pouvait l’entendre et le critiquer : d’une part en tant que modèle triangulaire et d’autre part, sur le plan sociologique, comme structure disciplinaire qui ferait le relais avec la société. Si on enlève le pouvoir au roi, il peut se révolter comme un pauvre mais il peut aussi, par sa maladie, perdre toute la contenance protectrice que lui procurait le respect de sa souveraineté, et régresser à l’état de petit enfant qui jette ses excréments à la tête des autres quand il est en détresse et en colère. Par ailleurs, la régression profonde n’obéit pas à un modèle familial. La régression est un mode d’expression avec les seuls outils de la petite enfance, et la souffrance de l’impuissance de cet âge. La détresse est perte de pouvoir, mais pas de pouvoir royal, c’est la perte du pouvoir de disposer de ses moyens, que sont le langage et la capacité de discourir. Et l’impossibilité de se faire entendre.  En fait, la régression est du côté de la crise et de la vérité-événement, elle représente la perte de la vérité-démonstration. En effet, on n’a pas besoin du modèle familial. Michel Foucault dit que le roi était devenu comme une bête, il aurait aussi bien pu dire comme un enfant sans moyens. Mais il n’avait pas ces idées-là, ça n’entrait pas dans le cadre de sa pensée.
C’est d’autant plus surprenant que Michel Foucault introduit le cas de Mary Barnes de façon abrupte et sans faire de lien véritable avec ce qu’il avait dit avant. Ce qui ne lui ressemble pas !
Finalement, Michel Foucault accepte l’idée d’une régression pour Mary Barnes, sans cependant employer le mot, mais pas pour le roi George III. Il y a là, dans le discours foucaldien, une sorte de rupture de logique, l’appel à cette séquence de Mary Barnes étant sans véritable commentaire. Ce qu’il nous rappelle, c’est qu’on n’a pas le droit d’interpréter une crise du XVIIIe siècle avec les concepts du XXe siècle. Cela voudrait dire qu’il n’y a pas de vérité intrinsèque d’une telle manifestation, pas de souffrance subjective qui s’exprimerait dans la folie d’une façon univoque quelle que soit l’époque et surtout quel que soit l’interlocuteur. En somme, la colère du roi déchu n’est pas une demande d’amour, ni une manifestation régressive de petit enfant, comme semble l’être celle de Mary Barnes. C’est que le devenir-enfant n’est pas concevable dans l’univers de pensée, ni du roi, ni de son médecin, ni de l’époque. Donc pas plus de celui de Foucault ! Tandis que cela est concevable pour les contemporains de Mary Barnes et de son thérapeute, et dans le cadre de l’anti-psychiatrie.

3eme cas : La régression de Margaret Little avec Winnicott ou la quête de sa folie
Je reviendrai plus tard en détail sur l’histoire de Margaret Little, pour l’instant je fais comme si vous étiez censés connaître vos classiques. Notons seulement que la crise de Margarte Little s’adresse cette fois à un psychanalyste qui en fera par conséquent une tout autre lecture.
Je rappelle simplement que Margaret Little, après deux analyses avec des analystes de grande réputation, et elle-même étant déjà médecin et analyste, veut faire une analyse avec Winnicott parce qu’elle sait qu’avec lui elle pourra aller jusqu’au bout de sa folie, et le bout de sa folie semble passer par la régression à une dépendance totale par rapport à son analyste. Il y a quelque chose de commun entre cette demande et celle de Mary Barnes. La différence résidera dans les présupposés de la réponse : Mary Barnes pense pourvoir recevoir un amour inconditionnel, et se permet de se barbouiller avec sa merde. Elle obtient en fin de compte cet amour inconditionnel, puisque Berke, malgré sa répulsion, revient sur ses pas et la lave. Il ne lui fait aucune interprétation de type analytique. Fidèle à son credo anti-psychiatrique, il accepte l’autre, dans son altérité totale. Tandis que Margaret Little, dans sa descente aux enfers, obtiendra une réponse qui est une réponse de sens qui a sa place dans la psychanalyse.
AU moment où Margaret Little vient voir Winnicott, il ne peut pas la prendre car il a déjà quelqu’un en régression et il ne peut pas en faire plus d’une ou de deux à la fois. On sait que cela demande une énorme disponibilité de la part de l’analyste. Alors il l’envoie à Marion Milner avec qui elle fait pendant une année une thérapie de soutien, en attendant que Winnicott soit disponible. Et Marion Miller accepte d’assurer simplement le relais et d’être une bonne salle d’attente. Voici ce qui m’interroge: comment fait Margaret Little ? Comment fait-elle pour tenir, comment fait-elle pour attendre, même si elle est dans d’aussi bonnes mains que Marion Milner ? Cela veut dire malgré tout que la régression profonde n’est pas aussi inconsciente qu’on pourrait le croire, en tout cas, cela veut dire qu’elle dépend au moins d’une décision. Cette plongée est donc partiellement maîtrisable. Car Margaret Little commence sa régression dès la première séance avec Winnicott. A moins que ce soit l’analyste qui l’ait induite. Sur cette question, on sait que les points de vue divergent.
Pour Lacan, l’enfant dans l’adulte se manifestait d’une façon qu’il qualifiait de « disruptive », donc pas comme un processus de régression, mais comme un événement ponctuel qui surgit par surprise.
Pour pouvoir discuter de cette question en rapport avec la mémoire et les remontées du passé dans le présent – que ce soit comme régression à la dépendance dans le transfert ou comme compulsion de répétition, qui sont les deux modalité de présence du passé dans le présent en analyse -, je vais reprendre là où je m’étais arrêtée au dernier séminaire de l’année passée.
J’avais essayé de résumer les trois courants analytiques auxquels nous avions affaire (a minima) aujourd’hui. Il y en a d’autres, mais dans ma pratique ce sont ces trois qui s’entrechoquent ou se trouvent en complémentarité complexe. On verra comment le traitement du passé diverge selon les courants.
Tout part évidemment de Freud. Et je rappelle que Freud, à partir du moment où il a mis en place son dispositif et sa technique, est très peu revenu sur les questions que cela pouvait poser. Il est souvent revenu pour corriger tel ou tel aspect de sa théorie, mais peu ou pas du tout sur le cadre et le dispositif. Une fois en place, il n’a plus changé le dispositif analytique tout au cours de ses modifications théoriques.

LES TROIS CLINIQUES
1° Clinique de Freud et de Mélanie Klein. C’est une clinique du conflit. : tout est intrapsychique.
Le paradigme est : pulsion-objet. L’analyste est censé intervenir sur le fantasme en relation avec les pulsions, car il s’agit du conflit des pulsions pour Freud. Il en est de même pour Mélanie Klein, à ceci près qu’il s’agit du conflit entre les objets internes. Dans tous les cas, il s’agit de la levée du refoulement et de la sublimation des pulsions.
L’objet est toujours à retrouver. Mais pour Freud, ce n’est pas l’objet qui est le plus important, c’est l’aspect irréductible de la pulsion et la présence de la pulsion de Mort, origine de la répétition.
Le temps, dans cette constellation, est présent essentiellement sous la forme de la répétition. L’axe de la cure est la problématique œdipienne et l’espace psychique est un espace du sexuel.
Ce qui est demandé à l’analysant, c’est d’associer librement. Pourquoi ? Pour aller à la pêche de l’inconscient. Mais plus précisément, ce qui est sous-entendu, c’est qu’il y a un strict déterminisme dans les liaisons d’éléments d’une représentation. Donc, un élément ramené à la conscience fait inévitablement bouger le reste, puisque tout est lié de façon, soit métonymique, soit métaphorique. La tâche de l’analyse est donc la dé-liaison qui libère de l’énergie psychique et permet de nouveaux investissements.
C’est la théorie de Freud sur la mémoire qui justifie cette méthode, comme investigation pour accéder aux représentations inconscientes. La mémoire est supposée être une mémoire des représentations. Les éléments refoulés appartiennent à des représentations. C’est important parce que c’est justement cela qui est devenu caduc pour ceux qui travaillent sur la mémoire. Freud avait supposé une mémoire fixe, avec des strates d’inscriptions, mais une mémoire représentationnelle, sinon le refoulement et le retour du refoulé n’ont pas de sens.
Les connaissances actuelles tendent à accréditer une mémoire non-représentationnelle. On y reviendra plus longuement les prochaines fois. J’avance seulement ceci : Freud invente le concept de « Nachträglichkeit », en français « l’après-coup », qui fait aujourd’hui le pont entre les théories d’Edelmann sur la mémoire et la psychanalyse, par exemple. C’est pourquoi je trouve qu’il est un peu bête de rejeter en bloc les connaissances des neurosciences comme étant inutiles, voire néfastes à la psychanalyse ! C’est une tout autre question qu’il y ait des neuroscientifiques se déclarant contre l’analyse. Et ce n’est pas le cas pour tous.

2eme Clinique : Ferenczi-Balint-Winnicott et la nouvelle école américaine des inter-subjectivistes.
Pour ces auteurs, tout est inter-psychique.
Une place à part doit être laissée à Nicolas Abraham et Maria Torok, qui s’inscrivent cependant dans l’inter-psychique mais qui y ajoutent le trans-générationnel. C’est une sorte de trans-individuel vertical. Je fais une parenthèse pour dire que Lacan introduit un transindividuel horizontal en disant que l’inconscient est trans-individuel.
C’est avant tout une clinique du déficit de l’objet. La relation d’objet est centrale, à la fois dans la psychogenèse et dans le transfert. Il faut faire une exception pour Balint qui était le seul à pester contre la relation d’objet car, selon lui, beaucoup de sujets venant en analyse n’ont pas encore constitué un objet stable, et il est vain de parler, pour eux, en terme de relation d’objet.
Le paradigme est : interdépendance d’états psychiques. D’où l’importance de ces théories aujourd’hui, où la dépression occupe le devant de la scène du pathos, car la dépression est un état. Nous ne sommes plus dans la problématique objet-pulsion. Ce n’est plus d’un conflit intrapsychique des pulsions qu’il sera question, ou très peu. L’intervention de l’analyste aura pour but la restauration de la relation d’objet, la problématique est inter-psychique.
Le temps est présent sous la forme de la régression. La régression du patient n’est pas la régression topique comme l’avait décrit Freud, mais une régression à la dépendance par rapport à l’objet. Régression qui sera le plus souvent incarnée dans la chorégraphie mère-enfant. On y encontre de moins en moins l’invocation de la problématique œdipienne, et le père est quasiment absent. Il n’est pas contesté, mais il n’est pas central. Ce que Winnicott conteste en revanche, c’est la pulsion de Mort. Et de fait, il ne fait jamais appel à la notion de répétition, ce qui est rarement souligné. Or on peut quand même constater qu’il ne s’agit pas tout à fait de la même chose. La répétition n’est pas la régression. Et Winnicott ne fait pas appel non plus à l’idée de l’après-coup. C’est pourquoi une certaine pratique, qui se réfère de façon trop simple à Winnicott, peut devenir une psychologie, une sorte de « naturalisme de la régression », alors qu’en fait c’est plus complexe que cela.

3eme clinique : Lacan. C’est une clinique de l’événement.
Le paradigme est : Sujet (barré)-objet (a). Lacan donne un statut à part à l’objet, il distingue le réel de la réalité, et l’objet du désir de l’objet de la satisfaction. L’objet du désir (a) donne au sujet sa place, l’objet du désir meurt en devenant objet de la satisfaction. L’objet du désir est à l’intersection des trois registres : Réel-Imaginaire-Symbolique. Les interventions de l’analyste sont essentiellement faites pour casser la linéarité du discours et des significations, par le pointage du signifiant – élément détaché de la signification – qui fait retour et fait signe sans être un signe. « Le signifiant représente le sujet pour un autre signifiant. » Le but de l’analyse est la castration symbolique du sujet, qui le libère, ou plutôt qui libère son désir de l’aliénation par des représentations imaginaires. Ceci en vue de la production de l’événement-désir qui vise le réel, sans jamais l’atteindre. Il y a donc peu de conflit intrapsychique, pas de prise en compte d’états dus aux interdépendances inter-psychiques, mais une focalisation sur les nouages complexes des trois registres, Réel-Symbolique-Imaginaire, qui sont la consistance même du sujet dans tous ses états.
Comme je le répète souvent, la grande erreur de Lacan a été de vouloir éliminer l’affect. Ce qui va être embêtant pour la suite. Il faut noter néanmoins que l’affect est banni en tant que terme, mais que l’angoisse, qui est l’affect par excellence, est à tous les coins de rue de la cité lacanienne.
Je prétends que c’est une clinique de l’événement, même si ce n’est pas un terme de Lacan. Mais si on le lit attentivement, il ne vise qu’une chose, c’est le Sujet désirant. Toute sa technique est une manœuvre contre l’endormissement afin de créer la surprise, l’éveil. Le temps chez Lacan est du côté du kairos. Or la surprise est un affect, le désir n’est jamais une pure question de pulsion. Je ne sais pas quelle mouche l’a piqué, qui l’a fait éliminer jusqu’au mot lui-même, mais il ne pouvait pas penser certaines choses, dès lors que quelqu’un d’autre l’avait déjà dit. Et même Freud, il fallait qu’il le reconfigure à sa manière. Un analyste, Arnold Modell, en parlant de l’impossibilité de certains analysants à accepter les interprétations de l’analyste ou des personnes qui ne peuvent pas apprendre ce qui vient de l’autre, qui doivent tout réinventer d’abord eux-mêmes, disait que ces personnes luttent contre l’intrusion de la pensée de l’autre. Ce qui est une des défenses schizoïdes…

Le temps dans la clinique de Lacan : logique de l’après-coup.
Lacan et les analystes français sont les seuls à avoir repris la notion de Freud de la Nachträglichkeit, de l’après-coup. C’est une notion très importante pour les travaux actuels sur la mémoire, qui est toujours une re-contextualisation. L’hypothèse faite par Arnold Modell est que les Anglo-Saxons sont passés à côté de cette notion à cause d’une mauvaise traduction de Strachey. Il avait traduit Nachträglichkeit par « deferred action ». Action différée ? La traduction moderne a repris le terme français d’après-coup. Ceci ouvre la possibilité d’une pensée sur le temps cyclique, et pas seulement linéaire. Cette remarque est d’Arnold Modell, psychanalyste américain, est en fait une reconnaissance de l’apport de Lacan. Juste retour des choses… Cela reprend, par un autre biais, les remarques de Foucault dans le champ de l’histoire de la psychiatrie, concernant le passage du temps de la crise, qui est à la vérité-événement, à la vérité-démonstration, qui se déploie dans le temps linaire de la causalité temporelle. Là où la causalité psychique relève d’autres logiques.

Il n’est pas facile de résumer un si vaste programme. C’est forcément simplifié et parfois un peu réducteur mais je pense que cela permet de resserrer les questions au lieu de les diluer quand on entre dans les finesses de chaque théorie.

Ce sont donc ces trois modes de pensée et de pratiques de la psychanalyse qui nous ont été transmises, et sur lesquelles j’avais d’ailleurs conclu l’année dernière.

REGRESSION OU ACTUALISATION SYMBOLIQUE
Il faut savoir que l’on a d’un côté les tenants de la répétition et de l’autre, les tenants de la régression. Or il me semble qu’il y a là quelque chose qui cloche.
Comme je viens de le dire, Winnicott n’utilise pas la notion de répétition, il utilise la régression, et ce n’est pas la même chose.
Dans l’analyse, on travaille sur des temporalités très complexes. C’est pour cela que j’avais fait la distinction entre le lien, qui est la relation sensible actuelle entre deux organismes (corps-psyché) et qui ne s’interprète pas, et le transfert qui prend sa place dans ce lien, mais qui se découpe dans une autre durée et relie de façon variable au passé qui fait retour. La répétition peut avoir lieu, soit dans le transfert, soit dans la vie et les conduites en dehors de la séance. Quand on parle de régression, il s’agit en fait le plus souvent de la régression à la dépendance, ce qui n’est pas n’importe quelle régression. Si la répétition peut se faire sans qu’il y ait un lien de bonne qualité entre analyste et analysant- et la répétition est d’abord inconsciente -, la régression ne peut avoir lieu sans le lien qui en est le support essentiel.
Alors je me demande s’il faut aller chercher dans tous les cas les états archaïques de lien à la mère, ou si un adulte ne peut pas avoir également besoin de se reposer narcissiquement en devenant dépendant d’un autre.
Je me demande aussi si le recours à la notion de régression à la dépendance, systématiquement interprété comme étant une relation à la mère, ne dévoile pas une problématique actuelle, qui donne le sens d’une demande de régression de dépendance à la mère parce que le paradigme mère-enfant est un paradigme actuel. Est-ce un hasard si la montée en puissance de la figure maternelle dans la théorie psychanalytique est contemporaine de la plus grande place tenue par les femmes, et plus particulièrement par la présence massive de femmes analystes ? Tout comme la théorie de l’Œdipe invoquait la présence toute puissante du père dans le transfert, l’arrivée des femmes sur la scène sociale coïncide avec leur présence dans l’importance du paradigme mère-enfant dans le transfert. C’est là qu’il convient de distinguer la régression à la dépendance du modèle non plus « familial » triangulaire, mais du modèle maman-bébé. C’est de ce changement de paradigme dont Foucault n’a pas tenu compte dans son analyse des « crises ». Certes, elles n’étaient pas des révoltes contre le pater familias, car la famille n’avait pas encore été « instituée ». Le modèle du pouvoir était représenté par le roi et non pas le père. Michel Foucault n’est pas allé jusqu’à la relation précoce mère-enfant, ni jusqu’à la régression à la dépendance dans cette relation.

REGRESSION OU ACTUALISATION SYMBOLIQUE
Je vais encore faire un emprunt à Arnold Modell : il suggère l’usage de la notion d’actualisation symbolique pour parler de la régression, ce qui permet de décoller de la régression naturaliste. Donc son approche permet de concilier la notion d’après-coup, qui est injection de sens, avec un événement psychique qui est de l’ordre de la dépendance. Bien sûr, la mère est le premier objet d’amour du petit d’homme… Je ne nie pas des évidences. Mais s’agit-il d’un retour au passé « naturel », ou de l’interprétation d’un attachement et une demande d’amour et de soins ? L’idée d’actualisation symbolique devient alors intéressante.
Cela me va, puisque je vous avais déjà exprimé ma réticence devant la croyance en une régression en quelque sorte naturelle à l’état d’enfant. Un enfant que l’on a été. S’agit-il de reviviscences, ou de réminiscences ? Je pense qu’il est important de travailler avec la possibilité offerte à un patient adulte d’exprimer et de ressentir certains affects du petit enfant qu’il pense avoir été, ou qu’il n’a jamais pu être. Ceci signifie d’abord un désir ou une nécessité de disposer de l’analyste d’une façon primitive, comme un petit enfant. Mais cela ne veut pas dire que le patient est un enfant, il continue d’être  un adulte dans toute sa complexité. Le patient dans la régression n’agit pas un fantasme, il construit une réalité selon son désir et selon la grille d’écoute de son analyste, tout en « éprouvant » des sentiments véritables. Je ne crois pas au naturalisme de cette régression mais à un « comme si ». C’est en cela que le terme d’actualisation symbolique me convient.
Alors que penser de ces « scènes » de régression massive qu’on vient de voir ? D’abord un constat : les trois cas (le roi George III, Mary Barnes et Margaret Little) ont en commun l’expression d’affects forts et une « conduite » qui demande une grande bienveillance et un support de l’environnement.
Il faut d’abord distinguer les moments, les « scènes » ou crises, des processus qui ressemblent à une sorte de descente aux enfers. La scène rapportée par Pinel est une scène de « guérison ». C’est d’abord l’expression d’une colère, qui est un affect de base. À qui est-elle adressée ? Nous ne le savons pas. Mais c’est une explosion de colère impuissante. Et si « guérison » il y a – et elle a eu lieu, en tout cas momentanément – c’est peut-être que la colère a été accueillie sans répression.
Dans le cas de Mary Barnes, il y avait un dispositif qu’elle savait exister avant qu’elle ne régresse. Elle est entrée dans cet hôpital de l’anti-psychiatrie à cause de cela. De même Margaret Little a choisi Winnicott parce qu’elle savait à l’avance qu’il supporterait ce type de relation.
Il en est de même aujourd’hui pour les personnes qui vont faire des séances de régression au travers des techniques de transe. Bien que l’histoire rapportée de Mary Barnes soit une scène, elle s’inscrit dans un processus. Elle avait tellement « régressé » qu’elle n’arrivait plus à se nourrir elle-même. Ce n’est certes pas de la répétition, c’est assurément une régression. Mais j’avance l’hypothèse qu’elle est « construite » par le patient. C’est construit comme une demande d’amour inconditionnel. Et en cela, ce n’est pas non plus un délire. C’est une actualisation à l’état de dépendance absolue. Elle est allée très loin, on a même pensé qu’elle allait mourir. Ce qui n’est pas construit, c’est la relation de dépendance et la demande d’en passer par là, le savoir qu’il fallait en passer par l’expression de cette violence des affects. La condition pour que tout cela ait lieu, était qu’il y ait quelqu’un qui accepte d’être là, à porter et à accepter l’état et la plongée. Même si Foucault « découpe » les deux scènes, il ne fait rien de leur ressemblance. On peut dire la même chose de Margaret Little. Elle attend de pouvoir enfin s’abandonner, de devenir dépendante et de se laisse porter. À partir de là se développent d’autres scènes et viennent sans doute se greffer les moments significatifs par rapport à un passé vécu et/ou imaginé.
Quelque chose dans l’économie de certaines personnes nécessite un passage par une dépendance absolue. Cela peut s’appeler régression, et la réponse de l’analyste à cette demande est vitale. Car si le patient a fait cette confiance à l’analyste et a commencé son processus, alors une réponse inadéquate peut effectivement devenir dangereuse. Que l’on appelle cela de l’hystérie ou non n’a aucune espèce d’importance. En réalité, l’hystérie n’est jamais qu’une structure de défense.

L’AMOUR PARADOXAL ET L’ACTUALISATION SYMBOLIQUE
Alors cette dépendance incroyable qui s’installe dans ces moments dits « de régression », est-ce que cela ne vous évoque pas l’état amoureux passionnel, où l’un ne peut pas vivre sans l’autre ? La dépendance amoureuse dans la passion ? Et si on inversait les choses ?
Malgré l’antériorité de la relation mère-enfant, est-ce que la violence est la même dans la passion du bébé pour la mère (et l’inverse) et dans celle de l’amoureux transi ? Comment penser l’état amoureux sans acte sexuel ? Sans désir sexuel. L’acte sexuel est tellement hors champ dans ces histoires de maman-bébé, ou dans ces histoires de « crises », qu’on a du mal à comparer. Mais songez à la détresse incroyable dans laquelle se trouvent certains analysants quand ils perdent leur partenaire, et surtout quand survient une rupture alors qu’ils étaient encore dans la passion amoureuse. Et c’est à ces moments-là que surviennent les passages à l’acte de l’analyste (le plus souvent « mâle) quand la demande de dépendance rencontre, non pas une capacité du « holding », mais un désir de réparation par le don du sexe. Il y a beaucoup de personnes, hommes et femmes, que la détresse de l’autre excite sexuellement, pour qui elle fait naître un désir. On désire et on console l’autre d’un manque, ou d’un excès de cruauté que l’on a éprouvé soi-même.
Je me demande si les patients qui éprouvent un tel besoin de régression à la dépendance ne sont pas des personnes qui, dans la vie, n’ont jamais eu l’occasion de vivre la dépendance dans la passion amoureuse psychiquement reliée à la dépendance vécue de l’enfance. Chez lesquels il y a un véritable barrage psychique de l’expérience (aussi oubliée soit-elle) de leur dépendance amoureuse de petit enfant. Est-ce du refoulement ? Je pense que c’est plus, ou autre chose, que cela. Probablement y a-t-il ce que Freud avait appelé le « retranchement » d’une expérience précoce. Lacan a malencontreusement utilisé le terme de « forclusion » là où il y a retranchement. Le retranchement est une opération par laquelle, inconsciemment, un sujet maintient dans une glaciation une expérience précoce de dépendance, qui ne peut pas se relier à la jouissance d’une dépendance amoureuse d’adulte. C’est l’occasion, que représente l’analyse, de ne pas censurer totalement le passage d’une dépendance à l’autre, qui fait que certains patients sont poussés à « produire » la jouissance de dépendance, au travers d’un passage à l’acte de l’analyste, par défaut de représentation. Dans les régressions massives, tout paraît exister pour la première fois et paradoxalement tout est référé (mais par le thérapeute) au passé.
C’est pourquoi je dis qu’il y a production et non pas reproduction. Je ne pense donc pas que c’est une répétition ni une régression « naturelle », mais une construction pour l’analyste, une actualisation symbolique d’un manque fondamental. Ici, il serait intéressant de lire de plus près Arnold Modell. Mais on peut en tout cas se demander de quel manque fondamental il s’agit. C’est le manque d’une intégration psychique, de lien possible entre des expériences, qui pousse à repasser par des « actes » dans la relation analyste-analysant. Ces actes, une fois vécus, peuvent être intégrés. Et cette intégration fera office de passé.
C’est comme si ces patients se construisaient une enfance avec l’analyste. C’est pourquoi l’analyste a l’impression de réparer. Je pense qu’il ne répare rien, il permet de construire. Mais évidemment n’importe qui ne se lance pas dans une telle entreprise.
Il n’y a pas retour à un passé qui aurait existé tel quel. C’est un passé construit, et ce qui est construit, c’est par exemple le manque de mère ou le poids excessif d’une mère déprimée qui, en tant que mère, aura été défaillante. Ou bien on peut se saisir d’une anecdote ou d’une construction de l’état de la mère. Pourquoi ? Pour y loger l’affect. Il faut un scénario qui donne sens à l’affect en quête d’adresse. Mais qu’est-ce que cela veut dire ? Cela veut dire que quel qu’ait été le passé, l’affect existe, et cherche une adresse. De quoi ces patients ont-ils manqué ? De la possibilité d’exprimer des émotions et des affects fondamentaux. Ce n’est pas nécessairement une affaire de suffisamment bonne ou mauvaise mère. Bien que ce soit elle la première adresse. Mais quand c’est à ce point massif ? Comment se fait-il que tous les orphelins n’aient pas nécessairement ces besoins ? Il n’y a pas une adéquation entre la gravité des traumas ou des histoires vécues, et les besoins de régresser à une dépendance massive.

POUR CONCLURE
Je pense qu’il faut revenir à l’existence des fondamentaux de l’espèce humaine. Il y en a au moins deux. L’un que j’appellerai la cruauté essentielle, et l’autre le besoin d’attachement à un autre humain. Ce qu’on peut aussi appeler le sentiment d’appartenance à l’espèce humaine, quand, pour une raison ou une autre – et ces raisons ne sont pas forcément localisables dans des histoires de petite enfance -, ces fondamentaux cherchent une issue, un pathos pour exister. L’adulte ne peut les vivre en dehors des situations extrêmes, ou bien il devient fou.
L’actualisation symbolique permet d’exprimer ces fondamentaux restés en rade, au travers de scénarii qui font sens. Le sens dépend à un moment donné des pratiques de soins psychiques, pratiques qui configurent de façon variable ces violences, quand la passion amoureuse ne peut les prendre en charge et leur donner une forme socialement reconnue.
La régression relève donc d’un dispositif thérapeutique. À l’intérieur de ce dispositif, les affects et les sentiments sont vrais, forcément vrais. Le sens qu’on leur donne dépend de nos fictions théoriques. C’est pourquoi il convient mieux de les appeler actualisations symboliques. Il faut que celui ou celle qui donne sens à cette construction de la réalité d’un passé composé, soit crédible. Si l’analyste ou le psychothérapeute n’est pas crédible, il n’y a pas de régression. Sa crédibilité lui est conférée par son charisme personnel pour une part, et pour l’autre par la place que la société lui donne. Comme la culture, la régression est un acte de foi. Ce qui soigne, c’est l’expression des affects, non pas parce que l’on crie ou que l’on pleure, mais parce qu’il y a quelqu’un qui leur donne sens. Bien que la régression soit souvent intriquée à la répétition, celle-ci se joue sur une autre scène. La répétition est une bifurcation de la mémoire vive.