Le tripode : cruauté – attachement – liberté

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SÉMINAIRE V.5
25 AVRIL 2004

LES FONDAMENTAUX SENSIBLES DE LA PSYCHANALYSE

RAPPEL
J’ai terminé la dernière fois par l’évocation d’un tripode, les fondamentaux  sensibles des conduites humaines : la cruauté / l’attachement / la poussée de liberté. Le terme de liberté incommode certains ; ceux-là peuvent se contenter du terme d’autonomie !
Chacun des pôles donne lieu à une modalité de pathos :
– l’attachement, dan ses avatars, provoque l’angoisse ;
– la cruauté provoque la culpabilité ;
– la poussée de liberté, lorsqu’elle est entravée sans que le sujet puisse s’y opposer, produit la dépression et la soumission.
Ces trois modalités de souffrance psychique sont en fait des fondamentaux sensibles, ils sont ressentis, ce ne sont pas des concepts. Chacun d’eux engendrera des concepts aux contenus différents selon les écoles et sera à l’honneur selon les époques et les cultures. J’essaierai de les traiter dans leur valeur primitive, en tant que sentirs immanents susceptibles d’habiter n’importe quel humain.

INTRODUCTION
Comment désigner la voie que je viens de prendre ? Je dirais que j’essaie de trouver des entités a-conceptuelles ou pré-conceptuelles.

Je pense que nous sommes arrivés à un moment de l’histoire de la psychanalyse où s’impose inévitablement le recours à un bricolage conceptuel, si on ne veut pas opter pour une réduction dogmatique. Celle-ci facilite la tâche dans un premier temps, mais elle me paraît aujourd’hui intenable si l’on veut être honnête. Cela étant, on ne peut pas se passer de toute théorisation et même les thérapeutes les moins portés à théoriser utilisent de la théorie, qu’ils le veuillent ou non.
On se rattache toujours à un courant ou un autre, qu’on le sache ou non. Et aujourd’hui, beaucoup d’analystes puisent dans plusieurs courants, sans toujours le savoir, car on ne peut pas faire autrement.
Je me suis dit qu’il serait utile de repartir de quelques fondamentaux qui ne sont pas encore des concepts, qui ne sont donc pas encore pris dans les mailles d’un discours psychanalytique constitué et peuvent en quelque sorte constituer la base des pré-concepts. Des entités qui fassent sens pour tout le monde de façon au moins intuitive. Les trois fondamentaux que j’ai choisis ne sont pas pris au hasard, je ne me prétends pas naïve !
Mais d’abord  ceci : la culpabilité, l’angoisse et la dépression peuvent relever de bien d’autres situations et expériences de plaisir-déplaisir que des trois fondamentaux que j’invoque, qui sont des sentirs. Ils peuvent être déplacés ou devenir inconscients  Ils se situent à l’intersection du Principe de Plaisir-déplaisir et du Principe de Réalité. Mais on peut les considérer hors de ce contexte obligé… Ce ne sont pas d’emblée des concepts, même si l’on est parfois amené à parler de dépression inconsciente ou de culpabilité inconsciente. Il arrive effectivement qu’il y ait déplacement de l’affect, de la même façon que certaines angoisses ne se perçoivent pas directement comme telles : il y a des équivalents, comme des manifestations somatiques, des spasmes, des transpirations, des douleurs abdominales, etc. Mais il est rare que le sujet ne sente rien. Je pense qu’on peut dire qu’il y a des fondamentaux des sentirs à partir desquels peuvent se former des constellations pathologiques, lorsque l’expression de ces sentirs est contrariée.

ET OU EST L’INCONSCIENT ?
La question peut se poser alors : est-on encore dans le champ de la psychanalyse ?
Ces entités des sentirs peuvent se situer en deçà des représentations. Vous aurez remarqué que je n’ai pas mentionné l’inconscient jusqu’à présent. Justement : l’inconscient est un concept analytique, c’en est même le concept de base. Mais est-ce un substantif ou un qualificatif ? Si c’est un substantif, une entité, alors il y a des contenus et on peut se demander de quoi il est fait. Selon Freud, ce sont des contenus du refoulement dus à des interdits ou simplement à de l’amnésie infantile. Mais tout cela est à rediscuter aujourd’hui. Il n’y a pas de I’inconscient-substantif si on n’admet pas la question relative à ses contenus, qui sont des éléments de représentations refoulées ou tombées dans l’amnésie. Mais il y a aussi des processus inconscients, ce qui est différent des contenus en tant qu’entités. De plus en plus d’analystes semblent se situer du côté de cette approche processuelle de l’inconscient.

Je ne peux pas me passer des deux concepts fondamentaux, l’Inconscient et le Transfert. L’inconscient est pour moi, je le répète, aujourd’hui essentiellement un processus ; ses contenus, les entités refoulées, sont instables et ne sont pas universels. Une question peut cependant être posée : est-ce que les travaux sur la mémoire, les différentes formes de mémoire, qui font une grande percée aujourd’hui, ne pourraient pas un jour donner une réponse à la question de ces contenus refoulés ?
Quant au transfert, que j’ai distingué du lien, il est le lieu de la répétition ou de la novation par rapport à un pâtir.
Je vais donc reprendre ce que j’avais appelé le tripode : l’attachement, la cruauté essentielle et la poussée de liberté. Ce sont des fondamentaux, ils ne font pas partie de la répétition dans le transfert. Ils sont ou ne sont pas. Ils s’actualisent dans la vie et dans le lien.

1. L’ATTACHEMENT ET SON PATHOS, L’ANGOISSE
La défaillance ou les avatars de l’attachement provoquent l’angoisse. La conséquence la plus bruyante se manifeste par l’angoisse de séparation ou de la perte de l’objet. Je me suis demandé quel serait l’antidote de ce pathos basique : pour l’angoisse de séparation, quand elle surgit dans le processus analytique, ce serait la présence indéfectible de l’analyste.
Je rappelle que c’est Bowlby qui a introduit l’importance de l’attachement. Or l’attachement ne tombe pas dans la théorie des pulsions de Freud. La mère selon Freud est une mère entièrement pulsionnelle. Les êtres sont reliés par des pulsions sexuelles.
Freud a fait une théorie des pulsions mais il n’a pas parlé d’attachement ni de contact, comme le rappelait très justement André Green. L’absence de théorisation du contact est une très grande lacune. Freud a simplement évoqué le « contact » dans Totem et Tabou. Or le contact est un dérivé de l’attachement. Par exemple, dans le traitement de la mélancolie, le contact, en tant que relation de proximité et d’empathie, est fondamental.
Qu’il s’agisse d’attachement ou de contact, il est question d’un rapport à un objet privilégié, où l’objet n’est pas seulement objet de la pulsion (qui peut changer d’objet) et de satisfaction, mais objet non interchangeable. Il compte pour lui-même et s’inscrit dans la durée plus que dans la satisfaction immédiate. La problématique du temps est liée à tout attachement et même au contact, plus fragile et plus fugace. Mais avoir un bon contact avec un patient implique la confiance et la sécurité, donc la fiabilité de l’objet. L’objet de l’attachement est un objet fiable qui ne se laisse pas détruire par la pulsion. Quand il y a deuil, c’est toujours deuil d’un objet d’attachement.

Un cas particulier : la tristesse du deuil. 
Une patiente arrive et raconte : « Je me suis sentie tout à coup envahie d’une grande tristesse. Il n’y avait aucune raison. Il faisait beau, tout allait bien et je ne comprenais pas pourquoi je me sentais subitement si triste. Bien plus tard dans la soirée, je me suis rendu compte que c’était le jour anniversaire de la mort de mon mari. Je n’avais pas oublié la date anniversaire, mais ce jour-là j’étais occupée à autre chose et je n’y avais pas particulièrement pensé. Ça faisait déjà tant d’années, mais inconsciemment cela me travaillait quand même, la tristesse était là et pas le souvenir. »
Ce qui était perdu, ce qui est toujours perdu dans le deuil difficile à faire, c’est un objet d’attachement, pas seulement un objet de la pulsion, même si le mari ou l’amant perdu avait été cela aussi. Voilà l’inconscient à l’œuvre. L’affect est là, sous la forme de tristesse, mais le sujet ne sait pas pourquoi est survenue cette tristesse. Alors l’analyste ne peut pas empêcher la tristesse, mais sa présence convoque le souvenir et donne ainsi à l’affect son lieu. L’analyse redonner sens à l’affect. La tristesse est alors moins effrayante et moins angoissante parce qu’elle a un sens.
Si l’on se souvient que pour Winnicott la mère avait deux fonctions, celle de la séductrice – qui s’adresse à la pulsion, mère pulsionnelle – et celle qui calme et rassure, la mère de l’attachement, on voit que les deux fonctions peuvent entrer en contradiction.
Quand Winnicott parle de l’utilisation de l’objet dans le transfert (l’objet est ici l’analyste), il dit qu’il faut que la destruction de l’objet ne soit pas suivie de représailles, pour que celui-ci puisse survivre à l’extérieur du patient. Il devient un objet « réel », et seulement alors l’objet analyste pourra être utilisé. Or survivre à la destruction dans le transfert suppose que l’analyste compte sur le lien qui est hors transfert, il faut qu’il puisse également ne pas appliquer sa propre cruauté en guise de représailles. Or ce n’est pas toujours évident, et beaucoup d’analystes ne savent pas qu’ils se vengent plus souvent qu’à leur tout. Pourquoi ? Parce que l’idée même de représailles possibles de la part de l’analyste ne fait pas partie de leur bagage théorique. Les pires représailles prennent alors souvent la forme d’une interprétation « bien sentie » ou d’une plaisanterie de défense. Je pense que tout le monde a lu ces textes de Winnicott, je n’insiste donc pas.
Or concernant le « tripode » cruauté / attachement / liberté, comme fondamentaux de l’espèce, on voit que la répartition n’est pas univoque. La cruauté n’est pas réductible à la destruction de l’objet, mais elle y participe, l’attachement est une des fonctions maternelles, mais la pulsion ne peut pas être évacuée en tant que moteur du désir. Il faut aussi faire intervenir ici le temps : la pulsion demande satisfaction, l’objet la satisfait ou pas. Mais la pulsion revient toujours, tandis que l’attachement demande la durée et un objet fiable. Ce qui est en jeu, c’est le besoin de sécurité.

L’analyste dans le transfert est tantôt du côté de l’attachement, tantôt du côté de l’objet de la pulsion. Mais la satisfaction de celle-ci lui est refusée, tandis qu’il peut être, même à son insu, objet de l’attachement… En principe, le cadre et le dispositif de la séance sont là pour minimiser le surgissement de la pulsion à l’endroit de la personne de l’analyste. Et lorsque cela a lieu, il est requis de se débrouiller pour ne pas devenir, dans la réalité, objet de satisfaction de celle-ci !
Le holding est une des manières de satisfaire le besoin de sécurité du patient et de permettre un attachement « relatif ».
Dans les régressions dans le transfert comme on l’a vu avec Margaret Little, l’attachement peut prendre des formes très exigeantes. Il n’est pas de tout repos ! Tout manquement aux besoins de l’attachement provoque l’angoisse, et parfois la violence. Cela peut rappeler les enfers vécus dans les couples. La présence, la fiabilité, la régularité et la bienveillance sont les attributs requis pour que l’attachement puisse être satisfait sans être exacerbé. Le recours à la frustration systématique, la non-réponse systématique, exacerbent souvent l’attachement et rendent certaines analyses infinies, en infantilisant définitivement l’analysant et en le maintenant dans la soumission et la demande. Quand tout se passe bien, que l’analyste n’est pas toujours en train de frustrer son patient, le patient finit par avoir confiance en la fiabilité de l’analyste et ne se comporte plus en enfant rejeté qui doit sans cesse courir après l’objet de sa demande. Pour certains, le désir du sujet ne peut surgir qu’à partir de la castration – ce que vise la non-réponse à la demande. Le désir n’est jamais atteint et à la place vient la soumission perpétuelle et le clonage. L’analyste comme contenant des angoisses primitives  est aussi un aspect de l’analyse qui prend en compte l’importance de l’attachement et son corollaire, le besoin de sécurité. Cette manière de voir est totalement étrangère à l’analyse lacanienne, par exemple. Si cette sécurité manque, alors l’angoisse est au rendez-vous, une angoisse certes parfois productrice, à condition que la pathologie ne soit pas trop lourde, et que l’analysant soit bien robuste !

Exemple : un attachement méconnu
Une jeune femme s’absente de son analyse pour une dizaine de jours, pour aller rédiger avec des collègues, dans le calme de la campagne, un ouvrage collectif. Elle avait prévenu son analyste de cette coupure et décidé de payer ses séances manquées. Son analyste n’avait rien dit, tout en étant parfaitement aimable lors du dernier rendez-vous avant son départ. Or, pendant toute la durée de son séjour à la campagne, alors qu’elle était en bonne compagnie (avec des collègues qu’elle aimait bien, dans un travail qui lui plaisait), elle n’avait pas cessé d’être en proie à une angoisse intense, jamais connue jusqu’à ces jours. Au point qu’elle dut prendre des somnifères et des tranquillisants pour tenir le coup. Parallèlement, et à sa grande surprise, elle avait rêvé presque toutes les nuits de son père, dont elle n’avait pratiquement jamais rêvé auparavant. Père qu’elle voyait très rarement, ayant grandie dans la famille maternelle loin de lui, et ceci depuis sa petite enfance. Dès son retour à Paris, elle s’était immédiatement sentie bien, au point qu’elle avait failli oublier de raconter à son analyste les angoisses et les rêves étranges qu’elle avait fait lors de son séjour à la campagne. Comment est-ce que cela avait pu être possible ? Parce que cela ne faisait pas partie des mœurs de cet analyste de mettre en relation les affects actuels dans la vie de la patiente avec le transfert. Ce n’est que longtemps après qu’elle avait pu mettre en relation la séparation avec son analyste, son absence à ses séances, avec ses angoisses et les rêves concernant son père. Comme elle avait eu un analyste très silencieux, il n’avait rien dit. On peut évidemment se demander si cela aurait changé quelque chose. En n’interprétant pas, il lui avait laissé le soin de s’en rendre compte un jour par ses propres moyens. En me racontant cet épisode, une dizaine d’années plus tard, elle avait râlé en disant que si son analyste d’alors avait interprété, au moins en lui montrant la coïncidence de son interruption d’analyse et de ses angoisses, elle aurait gagné du temps et aurait pu aborder d’autres rivages. Au lieu de quoi, elle l’avait découvert elle-même beaucoup plus tard, après avoir agi, des années durant, de véritables compulsions de rupture avec ses amants, sans rien pouvoir en faire de l’intérieur de son transfert à cet analyste-là. Que s’était-il passé ? Elle n’avait pas souffert de culpabilité d’être partie, mais de l’angoisse de la perte. Peut-être y a-t-il eu aussi une rancune inconsciente vis-à-vis de l’analyste, de l’avoir laissée partir sans rien dire, comme son père l’avait fait quand sa mère l’avait emmenée loin de lui. Elle a vécu dans le transfert une répétition à l’envers, dans le sens : « Je te fais ce qu’on m’a fait ». Sa réaction inconsciente à la peur de l’abandon et son angoisse s’inscrivaient dans la répétition de l’absence du père, qui est revenu la hanter dans son sommeil. On peut toujours gloser sur ce type d’élaboration après-coup. Ce qui est tout de même intéressant, c’est que cette séquence avait continué à être active pendant des années, et qu’un jour elle s’en est donnée elle-même l’interprétation. On voit aussi à quel point on peut être dans l’impossibilité de faire les liens les plus élémentaires quand on est trop impliqué. Il lui a fallu des années pour y penser mais lorsqu’elle l’a fait, cela lui a paru aveuglant d’évidence. Malheureusement, elle avait perdu – par des ruptures intempestives – des occasions précieuses de vivre une histoire d’amour plus durable.
Pour Freud, l’angoisse, signe d’un conflit de pulsions, est l’équivalent général de tous les affects. Donc n’importe quel affect peut se changer en angoisse. Je pense cependant qu’il y a une angoisse originelle, qui ne provient pas d’un conflit pulsionnel : c’est l’angoisse de la perte de l’objet d’amour (d’attachement), ou angoisse de l’attente de l’objet qui ne vient pas ou qui excède les capacités d’attente de l’enfant. L’objet n’est pas encore constitué en objet interne stable et au-delà d’une durée de séparation, il est perdu. Cela revient dans toutes les angoisses de séparation. L’angoisse de la perte de l’objet d’amour et d’attachement est une angoisse originelle. C’est elle qui surgit quand il y a risque de perte de l’objet d’attachement. C’est pourquoi je pense que l’angoisse de perte de l’objet d’attachement fait partie des fondamentaux de tout pathos. C’est infiniment plus destructeur que la non satisfaction pulsionnelle. Ou son interdit. C’est pourquoi aussi la perte de l’objet d’amour par la séparation provoque la tristesse et l’angoisse (liée à l’attente du retour) tandis que le deuil dû à la mort réelle provoque la tristesse qui n’est ni angoisse ni dépression. On verra tout à l’heure que la dépression est en rapport avec le narcissisme.

2. LA CRUAUTE ET SON PATHOS : LA CULPABILITE
La cruauté est une destructivité, une violence pure, sans objet spécifique. L’objet vient de surcroît, parce qu’il faut bien l’agir sur quelque chose. Quand elle s’inverse, il ne s’agit pas du Moi, mais de Soi en tant que sensation de soi sujet. Je précise tout de suite que la cruauté essentielle dont je parle n’est pas la haine.
Comme précédemment, je me demande quel en est l’antidote dans l’analyse. C’est, comme je le disais tout à l’heure, la capacité de survie et la bonne santé de l’analyste, ou ce que Winnicott appelle l’absence de représailles. Celle-ci ne se manifeste pas forcément par de la « gentillesse », mais plus sûrement par une certaine robustesse à recevoir les coups sans les rendre, mais sans mièvrerie non plus – celle-ci est toujours néfaste pour la culpabilité. Les analystes « trop gentils »ne laissent jamais la possibilité à l’analysant de leur appliquer leur potentiel de cruauté et d’agressivité.
En fait, c’est une partie très difficile à jouer.
En évoquant la cruauté essentielle, je n’ai pas assez insisté la dernière fois sur la première souffrance de l’enfant petit : son impuissance et la détresse qu’elle engendre pour trouver satisfaction à ses besoins, qu’ils soient pulsionnels ou d’attachement. Or la cruauté s’insère dans la détresse. Elle est contemporaine de la Hilflosigkeit. La traduction récente de ce terme dit « dés-aide ». Certes c’est une traduction littérale, mais elle est peu élégante. La détresse dit bien cet état d’abandon et de sans-recours. Cette détresse est là en tant que compétence (il y a des « compétences négatives ») et ne suppose pas une relation d’objet constituée. Surtout, elle est topiquement préalable à l’identification avec un objet externe.
Est-ce possible ? Oui. Le petit d’homme est d’emblée sensible à la présence humaine, il est attiré par le visage humain, tout cela nous le savons. Mais l’identification, c’est encore autre chose. Lacan avait insisté sur le corps morcelé comme antérieur à l’identification à l’image dans le miroir. Le corps morcelé était pour lui le creuset de l’agressivité primitive. C’est sans doute cela que j’appelle la cruauté essentielle. Mais rien ne me dit que l’enfant sent son corps comme morcelé ! C’est pourtant dans cette veine que se situe la cruauté.
En analyse, on est souvent empêtré car pour accéder à la cruauté de l’analysant, il y faut des conditions.
Il y a des personnes qui arrivent tellement mis à mal par la vie qu’il n’est pas question de les mettre à cette épreuve-là, à supposer que nous en ayons le choix. Il leur faut un endroit hautement protégé et accueillant pour faire une pause et revenir sur ce qui les a blessés. Et pourtant vient un moment où il est important que puisse venir à jour leur propre cruauté. Cela ne se sublime pas comme ça, par enchantement ou parce qu’on a pansé ses plaies. On méconnaît trop souvent le besoin de « méchanceté » qu’implique la souffrance et l’impuissance. C’est pourquoi il me paraît important que les patients qui ont été des « victimes » dans la réalité puissent sortir de cette position et reconnaître en eux les mouvements de cruauté, pas nécessairement tournées vers leurs bourreaux. C’est à cet endroit que je situe la butée des thérapies de soutien. Le thérapeute, dans la seule visée réparatrice, ne peut pas accéder à la cruauté.
La cruauté essentielle, qui se réveille à l’occasion d’un véritable trauma ou une mise à mal narcissique, vient donner son énergie à la demande de reconnaissance et au besoin de réparation. Mais il ne faut pas les confondre. La cruauté essentielle est là, quels que soient les avatars de la vie. Elle est un moteur dans beaucoup d’actions civilisatrices, mais c’est avant tout une énergie qui opère hors l’identification à l’objet. C’est pourquoi la culpabilité est un de ses avatars, culpabilité qui ne peut surgir que dans un après-coup et qui reste souvent méconnue du sujet, pour ne pas dire inconsciente. Quand un enfant petit attaque un objet vivant ou inanimé, il n’est pas dans la haine. C’est en ça que je ne suis pas d’accord avec Mélanie Klein. La haine c’est un affect hautement différencié. Bien sûr, la haine se sert de la cruauté et il est normal de les trouver intriquées, mais en tant qu’analyste on a intérêt à les distinguer. On peut trucider un ennemi sans le haïr, seulement parce qu’on a peur, ou qu’il est ennemi parce qu’il est un obstacle à la satisfaction d’un besoin vital. Chacun possède en soi la possibilité de ne pas s’identifier à cet autre humain qui est l’obstacle, et donc de lui porter le coup fatal, voire de se défouler de sa peur en le massacrant. La haine demande un discours, elle demande que l’objet soit situé dans une représentation.
Cette cruauté primaire de l’homme est avant tout une tendance au passage à l’acte, à l’acte de cruauté. Est-ce une pure énergie destructrice alors ? Oui et non. C’est plutôt une pure énergie vitale qui pousse à devenir actif pour se sortir d’une situation que le sujet subit, et c’est par conséquent une tentative d’emprise sur le monde. Un enfant qui arrache les pattes d’une mouche pour jouer ne hait pas la mouche. Simplement il ne s’y identifie pas. Il est en deçà du bien et du mal, il a envie de savoir.
C’est dans ce sens que je comprends ce concept tellement à la mode aujourd’hui qu’utilise Boris Cyrulnik : la résilience ! Après avoir vécu un trauma grave, on constate que certains vont devenir des victimes, se plaindre et souffrir, et d’autres, à partir de la même souffrance, vont devenir actifs, voire créatifs. Or c’est la même chose sur un plan amoral : la cruauté éveillée par le trauma va donner l’énergie au résilient. Le résiliant utilise cette énergie pour être actif, pour passer à l’acte. Et à l’inverse, celui qui s’enferme dans son vécu de victime risque de rester à jamais insatisfait par ce que le social peut lui proposer comme reconnaissance ou réparation. Car ce qui ne le laisse pas en paix, c’est justement ce qui, dans la cruauté, pousse à l’acte. Son propre désir d’acte de cruauté lui est confisqué par le discours réparateur. On voit comment certains ne peuvent pas s’arrêter de quémander de la reconnaissance que rien ne pourra satisfaire, parce que ce n’est pas la reconnaissance qui peut les apaiser, mais la vengeance qu’ils réclament et à laquelle ils n’ont pas droit. D’où l’impossibilité de l’oubli et pour certains, le recours à l’autre acte de cruauté, qui est le suicide. Le suicide est l’acte de cruauté de l’homme éthique. Mais c’est aussi l’acte de cruauté tourné contre soi par impuissance de tuer l’autre. On rejoint là la détresse première : l’enfant impuissant à agir sur l’objet retourne sa puissance d’agir contre lui-même, et surtout sur son propre corps.

Une caractéristique de la cruauté est observable chez le tout petit : elle se confond avec la recherche de satisfaction pulsionnelle, sans égard pour aucun interdit. Elle surgit, comme je l’ai dit, de l’intensité de l’affect, de tout affect, ou de la pulsion non satisfaite. Le petit enfant essaie par tous les moyens d’obtenir ce qu’il veut. L’interdit n’est pas encore intériorisé.
A l’âge adulte, cette cruauté première semble le plus souvent avoir disparu des comportements individuels. C’est le résultat des exigences de la culture. Mais il reste des traces, des reliquats de cruauté, prêts à ressurgir. Les effets de la civilisation sont malheureusement fragiles. La cruauté essentielle surgit ou resurgit plus aisément dans les affaires de groupe, de communautés, et en général dans les conflits collectifs.
A titre individuel, elle est difficilement observable, sauf pathologies lourdes ou en situation analytique « pure » où « tout » peut se dire, quand cela est possible… Pourquoi ? Je pense que c’est une des choses les plus réprimées, et à juste titre. Il existe des moments où la cruauté se transforme en son expression « civilisée ». Alors que chez le tout petit sa cruauté se voit à l’œil nu, chez les plus grands enfants on en trouve encore des traces dans les jeux où l’on se massacre, ou encore dans des jeux avec des animaux, quand on arrache les pattes des mouches… On voit que certains le font sans inhibition alors que d’autres très tôt sont excessivement compassionnels et luttent contre des représentations insupportables. On ne peut s’adonner à des atrocités tranquillement, même en jeu, que si l’on est sûr de ne pas être soi-même cet objet. Il faut être à l’abri de l’identification avec l’objet, et encore plus de la symbiose. La cruauté prend sa source dans une relation à l’objet qui n’est pas encore constitué comme objet d’identification possible. Il s’agit ici d’identification secondaire. Il ne faut pas oublier que l’identification, voire la symbiose, dure chez certains plus que chez d’autres. Il faut que la barrière de séparation tienne sacrément le coup pour que la cruauté puisse se laisser voir. Je parle de la cruauté comme distincte de la haine. C’est souvent intriqué, mais la cruauté vise le corps et elle peut n’être que passage à l’acte momentané, n’impliquant pas une haine pour l’objet. L’enfant qui dépèce un insecte ne le hait pas comme je l’ai déjà dit. Ça se passe à un niveau différent. Plus tard, en temps de guerre, il y a une heureuse coïncidence : l’objet est désigné par le discours guerrier ou d’exécration pour être détruit.
Pour qu’il y ait acte de cruauté chez l’adulte, il faut deux éléments :
– une rhétorique qui désigne l’objet d’exécration, et
– un groupe, réel ou imaginaire, qui enveloppe l’acteur de la cruauté en minimisant ou en niant la cruauté de l’acte. Cela fait étayage narcissique pour celui ou ceux qui s’y livrent.
Les analystes ont tendance à vouloir chercher les causes dans les histoires ou les préhistoires individuelles. Untel aurait fait ceci ou cela parce que son père était un pervers ou un violent… Cela n’explique pas comment de grands groupes de criminels peuvent passer à l’acte, ni même comment des êtres civilisés peuvent parfois se conduire comme des porcs les uns avec les autres. Je suis plutôt encline à penser qu’il y a activation d’un potentiel, d’une compétence de l’espèce, retranchés, qui peuvent subitement flamber, et ceci d’autant plus que le groupe, la collectivité ou une croyance sont menacés, réellement ou imaginairement. On voit encore ici comment le courage le plus admirable tire sa force de la même source que la criminalité la plus noire. Comment le justicier, le redresseur de torts, le héros désintéressé, sont frères d’armes du brigand et du génocidaire, mais aussi de la petite délinquante qui se venge de je ne sais quelle misère de son enfance.
C’est une pensée désagréable, mais nous avons le devoir, en tant qu’analystes, de ne pas nous faire leurrer par les bons sentiments. Que la cause soit noble ou ignoble, un acte de cruauté est un acte de cruauté, nous nous devons d’être dans la plus stricte amoralité pour avoir la moindre chance de pouvoir penser au lieu de juger.
La question qui se pose est d’abord : comment, par quelle voie, cet acte a-t-il été possible ?
Entre la cause et les effets, il n’y a pas de linéarité, sauf si la séquence temporelle est très courte. Par exemple, quand on me fait mal, je réagis à la douleur en tapant celui qui l’a provoquée. C’est de la même veine que se nourrit telle mère quand elle donne une gifle à son enfant qui manque de se faire écraser. Au lieu de l’embrasser de joie, elle le tape parce qu’elle a eu peur et que sa cruauté en a été éveillée, comme si on lui avait fait mal. Parce que justement, « on » lui a fait mal. Mais dès qu’il y a du temps qui s’est écoulé, dès que la moindre complexité a eu le temps de jouer, alors il n’y a plus de rapport simple entre les causes et les effets. Ces rapports sont toujours infiltrés d’aléatoire. Quand la cruauté se déchaîne, il y a belle lurette que la cause infantile n’est plus la seule responsable. Il ne reste que la réserve non entamée de cruauté essentielle, en tant qu’énergie pure.
L’acte de cruauté n’a pas toujours de cause directe psychologique, il est éveil d’une compétence à la cruauté. Compétence restée en jachère ou momentanément rendue libre de tout investissement culturel.

Je me suis interrogée sur la cruauté sans objet chez certains patients qui avaient une zone d’autisme. Je pense de plus en plus que l’autisme existe en dehors des grands autistes cliniquement désignés ainsi. Souvenez-vous de la « théorie » de Temple Grandin, dont j’ai parlé il y a deux ans. Dans Penser en images, elle prétendait qu’il y avait un continuum de l’autisme, allant des grands autistes à l’existence de zones d’autisme chez des sujets apparemment normaux ou simplement névrotiques. Je suis de plus en plus de son avis. Qu’est-ce qui se passe dans ces cas ? Selon Temple Grandin (hypothèse aujourd’hui largement admise), l’autiste manque d’empathie. Cette absence d’empathie entraîne des conduites ou des pensées qui peuvent engendrer de la cruauté, en actes ou en non-actes cruels parce qu’il y manque l’imaginaire et la capacité de se mettre à la place de l’autre. C’est pourquoi il me semble que la cruauté se rencontre si souvent dans les groupes ou le collectif, là où chaque sujet est exempt de s’identifier à un autre en particulier. Il y a mise en commun de la non-empathie. Le discours qui cimente le groupe vient faire barrage à l’identification à la victime, qui peut ainsi être tranquillement mise à mal.

Je vais tenter de donner un exemple clinique de cruauté mentale. Il s’agit d’un homme qui a été un petit garçon sage et mignon jusqu’à l’âge de quatre ans, moment où sa petite sœur est née. L’histoire raconte qu’après cette naissance il est devenu un vrai démon. Mais l’histoire ne dit pas de quelle consistance était fabriqué ce démon, d’où il a surgi, de quelle filiation était-il l’enfant. Dans quel chaudron était-il allé puiser sa capacité de cruauté ? Comment un enfant adorable peut-il se transformer, par le seul fait de la naissance d’une petite rivale, en démon qui le restera toute sa vie ? Dans quelle boîte à malice cet enfant mignon est-il allé chercher les ingrédients de sa méchanceté future ?
C’est bien plus difficile à saisir que l’attachement, et souvent c’est au travers du contre-transfert que l’on peut comprendre.
Ce patient m’a dit d’entrée de jeu que tout le monde le détestait, qu’il était l’homme le plus détesté de sa ville. Dans son travail, il avait toujours eu, dans ses différents postes, des difficultés relationnelles alors que ses compétences étaient largement reconnues. Il n’était pas particulièrement agressif, ne se disputait pas. Il avait seulement, sans le savoir, un ton désagréable et créait des conflits partout où il passait. Avec moi il était très coopératif – je dis ce terme à dessein – il m’approuvait souvent, en me disant « Oui, c’est tout à fait ça ». J’avais l’impression qu’il me donnait une bonne note. Il ne comprenait les affaires humaines et les siennes propres que si on les lui expliquait rationnellement. Cependant il était très émotif. Mais jamais un sentiment pour un autre ne venait l’éclairer sur la relation et sur ses réactions destructrices. Il était odieux avec sa femme, il le disait lui-même, mais ne pouvait pas s’en empêcher, et il ne savait pas pourquoi. Il ne savait pas s’il l’aimait, tout en disant « Sans doute que je l’aime puisqu’elle est très belle et que je ne supporte que les femmes pas belles». Il ne savait pas ce que c’était l’amour, mais il était ému par la beauté. C’est la seule chose qui l’émouvait. Il m’utilisait plutôt comme un coach, pour mieux réussir ses coups, mais il avait – et c’était ça qui me faisait tenir – de vrais insights et acceptait le fait d’avoir un inconscient, ce qui était déjà appréciable. Au fur et à mesure que le temps passait, je le trouvais de plus en plus odieux et commençais à comprendre son impopularité, parce que ce qu’il me rapportait de son quotidien était emprunt d’un cynisme où affleurait sa propension à utiliser les autres comme des pions pour satisfaire ses intérêts. Mais en fait ce dont je me suis rendue compte, c’est qu’il ne faisait tous ces efforts que pour que les autres aient une bonne image de lui, et qu’il ne se rendait pas compte que pour avoir une bonne image, il faut provoquer de la sympathie. Il n’avait pas d’amis et se plaignait de solitude sans en comprendre les raisons. Je le supportais de plus en plus mal. Un jour je lui ai dit : «  Je vous demande de m’aider à ne pas vous détester, sinon on ne s’en sortira plus. Je vous trouve odieux quand vous parlez des gens comme des pions. » Ça, il l’a compris, et on a essayé de voir comment je pouvais continuer à le recevoir sans le détester. Il m’a dit : « Mais je vous dis ce que je sens, je n’aime personne et le seul plaisir que je trouve dans la vie est de dominer les autres. Vous aurez remarqué que je n’essaie pas de vous dominer, je vous respecte beaucoup, je serais catastrophé si vous me détestiez. » Je tenais bon comme je pouvais, et bizarrement il ne m’était pas odieux tout le temps ? C’est sa maladresse qui le sauvait : il finissait par être touchant à force d’incompréhension de ses congénères.
On avait l’impression qu’il lui manquait une case dès qu’il s’agissait de rapports humains. Quand il voulait se faire apprécier, il était toujours à côté de la plaque… sauf quand il avait des recettes pour calquer sa conduite sur un modèle, et dans ce cas, il lui arrivait, faute de nuances, d’en faire trop, parce qu’il ne comprenait rien aux autres.
Comment comprend-on quelque chose aux autres ? En s’identifiant ou en connaissant la situation. J’ai compris en fait qu’il avait des zones d’autisme. Il n’était pas un autiste à part entière, il était un surdoué sur le plan intellectuel, mais il était incapable d’empathie. Sa seule corde « affective », en quelque sorte, était sa rancune et son désir de vengeance. On pourrait, à son endroit, parler de sadisme, mais il ne jouissait pas vraiment de la souffrance qu’il infligeait. Elle lui servait seulement à se faire valoir. Il ne faisait que donner libre cours à une cruauté sans but, sans culpabilité. Bien évidemment j’ai exploré son histoire et les silences de son histoire. Je ne peux pas en faire état ici. Il n’en demeure pas moins que les seuls affects étaient cette cruauté et ce qui est venu à jour après quelques années d’analyse : la honte. La honte et non la culpabilité. Non pas la honte de ses désirs cruels, mais la honte de ne pas être aimé. Il avait par exemple très honte quand, pour une raison ou une autre, il se trouvait seul au restaurant, pensant que tout le monde le regardait parce qu’il n’avait personne à ses côtés et donc qu’allait être dévoilé le fait que personne ne l’aimait, et donc qu’il n’était pas normal. Et ça lui faisait honte. Une honte épouvantable. D’ailleurs c’est pour ça qu’il restait avec sa femme. Elle était belle et cela le rassurait, aux yeux des autres. A la longue, j’ai fini par m’attacher à lui. Non pas lui à moi… Mais comme je pense que les sentiments sont réciproques, j’ai pensé qu’il allait apprendre…
Cet homme illustre « un peu » la cruauté au singulier : cette cruauté n’est pas assez pathologique pour relever d’un délire ni d’une perversion, mais elle l’est suffisamment pour faire de cet homme un ovni dans la société. Ovni parce que « méchant » sans culpabilité et sans éthique. Je pense maintenant, après-coup, que ce qui ressortait comme cruauté relevait de son incapacité de s’identifier à l’autre, de son incapacité d’empathie. C’était une enclave d’autisme chez lui. En aucun cas je ne dirais que cet homme était pervers. Et j’ai compris pourquoi je me sentais utilisée comme un coach ou comme une institutrice : il devait littéralement « apprendre » les sentiments des autres puisqu’il ne pouvait pas les ressentir ni les deviner. Je frissonnais parfois quand il me racontait, de façon très détachée, comment sa mère lui avait raconté, et répété encore récemment en riant, qu’il restait, quand il était petit, seul toute la journée, sauf pour les repas, et que parfois elle envoyait la bonne pour voir s’il était encore en vie car il ne faisait aucun bruit. Cela faisait beaucoup rire sa mère. Quand je lui ai dit que ça me faisait froid dans le dos, que je trouvais ça terrible, je me suis aperçue que ça l’étonnait. Il « apprenait » en quelque sorte l’affect en me regardant ou en m’écoutant. Il l’apprenait, mais ne ressentait rien. Concernant ses parents, il restait sans affect, sans rancune. Il disait :« Ils n’avaient pas la fibre parentale. »
Cet homme « cruel » provoquait la cruauté des autres et l’avait subi étant enfant. Il y avait de la cruauté tout autour. A titre d’hypothèse, je pense qu’il n’avait pas été « humanisé » à temps. La cruauté essentielle est humaine, mais son destin est d’être domestiquée, civilisée et donc rendue méconnaissable. Chez lui, elle était restée à l’état naturel. Il avait des pulsions, mais pas d’attachement, pas de culpabilité, pas d’empathie, et il souffrait d’être différent et que cela se voit.
C’est une cruauté à l’état primitif, qui n’a pas subi de modifications avec la maturation et l’entrée en jeu de l’imaginaire. Il ne pouvait pas imaginer ce qu’est la souffrance.

3. LA POUSSEE DE LIBERTE ET SON PATHOS : LA DEPRESSION
Je n’en parlerai pas beaucoup aujourd’hui, la dernière fois j’en ai donné assez d’éléments. Disons que je considère cette poussée de liberté comme un fondamental chez tout être humain, et ceci dès le plus jeune âge. On peut aussi l’appeler la tendance à l’autonomie, à ceci près qu’il y a toujours un élément qui peut s’avérer être de nature anti-social, alors que l’autonomie peut évoquer quelque chose de très en harmonie avec la société. Quand il y a impossibilité (interne ou externe) à l’exercice de cette autonomie, quand il y a contrainte, alors l’individu se déprime. Tout ce qui va à l’encontre de la poussée de liberté relève des passions tristes. La tristesse du prisonnier en somme ! On se trouve alors dans le registre de la privation. Privation de la liberté de se mouvoir, de s’exprimer, d’être soi. On parle de la perte de l’objet comme origine de la dépression. Je ne me situe pas ici dans le domaine de l’intersubjectivité ni dans la relation précoce mère-enfant avec une mère déprimée. Je dis seulement qu’il y a tristesse quand on ne peut pas jouir de sa liberté. Le sujet s’étiole, qu’il soit enfant ou adulte. Surviennent alors des modalités de défense et la soumission volontaire, comme parades pour survivre.
L’antidote dans ce cas est la rébellion, la fugue, le passage à l’acte, n’importe lequel, pourvu qu’il brise les chaînes. La rébellion pour la rébellion. On peut trouver, ou retrouver ici, un réveil de la cruauté primitive pour éliminer l’obstacle à la poussée de liberté. C’est un des fondamentaux qui est le plus souvent méconnu. Autant on est devenu sensible à la régression à la dépendance par exemple, autant le besoin de liberté peut être pris pour une attitude caractérielle ou une défense.

Autre exemple clinique
Après deux années d’analyse, je sens chez cette patiente une sorte de résistance à poursuivre. Elle a bien « profité » de son analyse, on ne stagne pas, mais elle a de plus en plus de mal à venir en séance. Puis je me rends compte que le fait d’être obligée de venir régulièrement à ses séances répète une situation dont elle a souffert toute sa vie : le manque de liberté et sa soumission, d’abord aux parents – tous les jeudi chez les grands-parents pour faire surveiller ses devoirs, toujours excellente élève, avec des angoisses terribles avant d’aller à l’école qu’elle déteste -, puis mariée, accomplissant ses devoirs d’épouse et de mère toute en rêvant à une vie aventureuse. Il aurait été possible de mettre cela sur le dos d’une névrose obsessionnelle… Après tout, pourquoi tant de dévotion aux devoirs ? Mais elle avait déjà fait des tentatives d’analyses qui s’étaient toujours soldées par des abandons abrupts de sa part. J’ai compris que c’étaient des fugues !
Elle avait envie d’arrêter, tout en sachant qu’on n’avait pas fini. Je l’ai accepté. Il aurait suffit que j’insiste et elle aurait sans doute continué, jusqu’à… la fugue. Je lui ai dit que j’ai envie de respecter sa liberté, mais que du coup je lui jouais un drôle de tour puisque cela arrêtait l’analyse, et du même coup la possibilité de continuer à changer. Mais j’ai décidé de lui faire confiance. On a convenu d’arrêter et qu’elle vienne me voir quand elle voulait, à son rythme. Pendant un long laps de temps, je n’ai pas eu de ses nouvelles et je me dis que j’avais fait une connerie. Mais après six mois, elle m’a rappelé : elle a continué par la suite à venir de façon tout à fait irrégulière et son analyse a continué ainsi pendant encore longtemps, de façon « déstructurée » comme elle disait. Il avait fallu qu’elle casse le rythme imposé et qu’elle se sente libre de venir ou pas. A partir de là, ses crises de migraine et son asthme ont totalement disparu.

PULSION DE MORT / COMPULSION DE REPETITION ET LE TRIPODE
Ces trois fondamentaux qui « partent » de la détresse première, de l’impuissance, se relient aux grandes pulsions freudiennes. Il y a un problème actuel, c’est la notion de Pulsion de Mort. Est-ce un concept nécessaire dans la pratique analytique, ou bien est-ce juste un concept pour penser de façon abstraite ?
C’est une question délicate. Je ne peux pas me ranger seulement du côté des inter-subjectivistes. Les fondamentaux (affects-pulsions, sentirs) sont là de toute façon. Ils sont mis à l’épreuve et actualisés selon les réactions de l’environnement, mais il y a quelque chose qui est le propre de tout sujet, quel que soit son environnement.

Alors voilà où j’en suis provisoirement :
On peut rester dans le cadre de la psychanalyse inter-subjective et abandonner bien des aspects de la théorie des pulsions, mais on ne peut pas éviter de se coltiner la compulsion de répétition. Or si on reprend mes trois pôles, on ne peut pas faire l’impasse sur le fait que la cruauté est liée à la destruction. Elle est donc, selon Freud, en partie liée à la Pulsion de Mort sur son versant actif. L’attachement est une sorte de recherche de sécurité et de calme pulsionnel. Est-ce que cela n’évoque pas une sorte d’homéostasie, autre version de la pulsion de Mort sur son versant passif ? Quant à la poussée de liberté, elle est avant tout un mouvement, et par là même elle représente un aspect possible de la Pulsion de Vie, dans ce que celle-ci peut avoir d’atypique au regard de sa spécificité freudienne, qui est d’abord le sexuelle. Mais de façon plus primitive, je dis que la vie est avant tout mouvement.
Je semble donc retomber dans les deux grandes pulsions freudiennes. Si on peut de façon pragmatique se passer de la référence aux Pulsions, comment garder alors la Compulsion de Répétition, si présente dans la clinique ? Elle est quand même au fondement de la plupart des névroses, elle met en scène ce que l’homme le plus éloigné de la psychanalyse redoute le plus : que ça revienne, que ça se répète. Le destin funeste en quelque sorte.
Alors de deux choses l’une : ou bien on l’explique autrement que par la théorie de pulsions de Freud, c’est-à-dire en ayant recours aux théories actuelles sur la mémoire – la compulsion de répétition serait alors une sorte de dysfonctionnement de la mémoire qui, au lieu d’encoder un événement comme pur passé, vient réinjecter répétitivement des fragments du passé dans le présent -, ou bien on interroge pour la énième fois la Pulsion de Mort et on continue la discussion avec Freud.
Bien que très intéressée par les travaux sur la mémoire, je pense qu’ils apportent un éclairage mais que cela ne me dispense pas de me situer par rapport à la Pulsion de Mort et la répétition.
Je reprends et je développe ce que j’avais déjà écrit dans « Flux et Stase » où je parlais de l’acte de cruauté. Voilà en bref ce que je pense.
D’abord je ne crois pas qu’il y ait dualisme pulsionnel. Il n’y a qu’une Pulsion, un flux de vitalité, mais il connaît des stases, des arrêts. C’est dans ces arrêts que se produit la répétition. Comme on dit « La nature a horreur du vide », je dirais que l’esprit humain ne peut pas rester sans contenus de pensée ; des séquences du passé viennent occuper ce vide laissé par la stase de la Pulsion de Vie. Ce moment d’arrêt est comme un fragment désinvesti d’objets actuels. La Pulsion de Vie devient rétrograde, sa force se retourne en arrière, pour aller chercher des séquences et les ramener à la surface du présent. Là où les objets du futur défaillent, la Pulsion de Vie va les chercher dans le passé, les investit, et le fait de la répétition dans la stase s’inscrit comme Pulsion de Mort. On voit comment celle-ci participe de la Pulsion de Vie. C’est un silence de fond qui n’est pas de mort, c’est comme quand on dit : « Silence, on tourne ! »
Quelles séquences seront alors choisies pour venir occuper le présent ? Des séquences restées partiellement ou entièrement non intégrées psychiquement, des séquences traumatiques. Ce n’est pas le trauma qui tend à revenir, poussé par je ne sais quelle force propre, qui serait la force de la Pulsion de Mort. Je pense qu’il s’agit à l’inverse d’une poussée qui va du présent au passé pour aller chercher des séquences, des éclats de réel non représentés, et vient les loger dans une séquence mal agencée du présent. C’est comme un tuyau d’eau qui, à un endroit, s’aplatit : l’eau peut venir soit par une poussée qui débouche l’endroit de la stase, soit par un reflux de l’eau en amont et qui va rétablir la possibilité de la circulation. C’est bien sûr une image un peu simpliste mais ce qui m’importe ici, c’est la notion d’antérograde et de rétrograde. C’est une même force pulsionnelle, mais quand elle se détériore pour une raison ou une autre, elle est « réparée » par un reliquat venu d’un moment antérieur, un moment discontinu.
C’est donc une seule pulsion, avec des stases qui seront « remplies » par des séquences du passé avec la même force de vie qui, au lieu de tracer des lignes vers le futur, va se recourber en quelque sorte et chercher à impulser les fragments du passé vers le présent. La stase est comme un vide qui viendrait aspirer des éléments du passé restés non intégrés psychiquement. C’est la force de la compulsion, la pulsion, retournée en arrière, qui produit la répétition, qui donne sa pulsion à la répétition.

Je vous livre un petit croquis qui résume ce que je viens de dire.

Fondamentaux de l’espèce humaine
Attachement———-cruauté———-poussée de liberté

Pathos de la singularité : l’objet est là ou il n’est pas là
Angoisse———-culpabilité———-dépression

Pathos en relation à l’objet : l’objet est déterminant
Deuil———-honte———-addictions

On a tort de parler de dépression dans les cas de deuil pour un mort. On a d’autre part tort de parler de deuil lorsqu’il s’agit de séparation avec des vivants. On entend bien souvent dire, dans les séparations amoureuses, « J’aurais préféré qu’il soit mort. » Il faut arrêter d’utiliser l’expression « faire son deuil » à tout bout de champ. Tant qu’il s’agit de la perte d’un vivant, cette perte provoque de l’angoisse due à la persistance fâcheuse de l’attente du retour. Vous pouvez voir que le deuil n’est pas la dépression. La dépression est une problématique narcissique consécutive à l’entrave de la poussée de liberté individuelle, elle n’a donc rien à voir avec le deuil. Elle est proche des conduites de dépendance, et aussi des addictions.

CONCLUSION
Les sentirs fondamentaux ne sont pas assujettis à la compulsion de répétition, et s’ils se manifestent dans la relation analysant-analyste, c’est dans le lien qu’ils trouvent leur place. Ils sont ou ne sont pas. Ce qui se répète, c’est une configuration du pathos. Les fondamentaux sont le propre du sujet humain et s’expriment dans le lien. Le lien est ce qui relie deux humains, il est commun à l’analyse et à la vie. Quand on est dans la dynamique du transfert alors il y a une actualisation de ces fondamentaux dans une pathologie singulière, et c’est cette actualisation qui constitue la répétition. Ce qui se répète est une relation d’objet ; sans objet, il n’y a pas de transfert et pas de répétition, simplement la vie. Et dans l’analyse, séance après séance, on trouve, à côté du transfert, la vie et les liens de vie entre deux humains.

Pour conclure tout à fait, il me vient cette question : le surgissement des fondamentaux dans l’analyse, sans leur travestissement en pathos – à savoir l’attachement, la cruauté et la poussée de liberté – n’est-il pas signe que le transfert est terminé, et que patient et analyste sont dans un lien simplement humain, non professionnel ?
J’en termine donc là où j’avais commencé : de l’intérêt à faire la distinction entre transfert et lien. Et l’impossibilité (ou l’inanité) de vouloir être, face à quelqu’un, exclusivement « tout analyste ».