Où en sommes-nous aujourd’hui ?

Share on FacebookShare on Google+Tweet about this on TwitterShare on LinkedInEmail this to someonePrint this page

>> Lire cet article en Serbe

SEMINAIRE V.1
14 DÉCEMBRE 2003

INTRODUCTION
Vous avez sans doute lu dans la plaquette des Ateliers mon petit texte d’annonce de ce séminaire. Évidemment, je ne serai pas à la hauteur de l’annonce. Il fallait bien vous appâter quelque peu…
Je disais que la tâche de l’analyste était d’augmenter la puissance d’agir et de diminuer la puissance de pâtir
« Puissance d’agir» – « puissance de pâtir ». Ces expressions si belles ne sont pas de moi mais de Spinoza, excusez du peu. Je voudrais parfois aérer le vocabulaire analytique et ces expressions m’ont paru adéquates à embrasser de façon plus ample mon propos. Banalement, on parle de « souffrance psychique » pour désigner le pathos, mais je vous dirai en quoi je n’aime pas cette expression qui est réductrice car elle exclut le corps. Je ne voudrais pas préjuger d’emblée de ce qu’est le pathos spécifique soumis aux compétences de la psychanalyse.
Cette formulation, « augmenter la puissance d’agir, diminuer la puissance de pâtir », me plait d’autant plus qu’elle condense deux idées qui m’intéressent :
– celle de « puissance » où l’on peut retrouver l’accent mis sur l’aspect quantitatif des investissements de la libido – traduction freudienne -, puissance qui nous conduit directement à l’importance des intensités affectives, et
– celle de l’action (d’aucuns diraient « réalisation du désir », mais cela est insuffisant) qui s’oppose à la passivité qu’engendre la souffrance.
La puissance d’agir s’oppose à la puissance de pâtir. Je ne vois pas d’amélioration d’une souffrance qui ne passe pas par une capacité accrue d’agir. Que je différencie évidemment de l’agitation maniaque ! D’emblée, cela pose la question de la valeur des passages à l’acte, qui ne sont pas toujours négatifs.
À ce sujet, un analyste américain, Arnod Modell, qui appartient à la nouvelle école de psychanalyse américaine (eh oui, ça existe !) dite inter-subjectiviste, raconte qu’il s’était demandé, avec d’autres analystes, à quoi on pouvait reconnaître les effets thérapeutiques d’une analyse ? Après bien des tergiversations, ils sont arrivés à la conclusion que tout réaménagement psychique se traduisait inévitablement par un changement dans le comportement. Non pas au sens des comportementalistes – puisque les interventions des analystes ne portaient pas sur le comportement – mais que le critère du changement obtenu par une analyse aboutissait à l’observation d’un changement des conduites. Est-ce trop américain pour nous ? Je dois dire que je suis d’accord avec cette remarque, au demeurant un peu simpliste, à la condition de ne pas la réduire. J’ai vu tant de personnes et d’amis dire « Ah j’ai changé avec mon analyse, je ne suis plus le même »… et je ne voyais aucun changement, au contraire je voyais se reproduire les mêmes conduites névrotiques, les mêmes rigidités, ou finalement les mêmes angoisses. Le fameux changement restait strictement imaginaire. Car même si le changement est de nature tout à fait intime et subjective – par exemple ne plus être angoissé, ou avoir perdu certaines inhibitions – cela conduit inévitablement à un changement des conduites. D’ailleurs lorsque Freud disait que la « guérison » par l’analyse consistait à récupérer la capacité de travailler et la capacité d’aimer, il s’agit bien de constater les effets d’une énergie libérée, devenue capable d’investissements nouveaux. J’avais évoqué l’année dernière l’importance qu’avait pour Freud cette question d’énergie qui est restée un peu en jachère. En revanche, elle a été reprise et utilisée par d’autres types de thérapies.
Il faut malheureusement mettre aujourd’hui un bémol à cette définition freudienne : je connais beaucoup de personnes que l’analyse a effectivement amenées à ce point dont parle Freud, et qui se trouvent dans une détresse d’autant plus injuste que, devenues capables de travailler, elles se trouvent devant le chômage et doivent subir des humiliations sociales inconnues du corpus analytique classique. Interpréter alors ces difficultés en termes de bénéfices secondaires, comme on pouvait le faire du temps de Freud, relève aujourd’hui de la pure indécence. Les bénéfices secondaires existent, mais on les retrouve dans d’autres contextes que le marché du travail (le couple, les maladies,…).
Les outils spécifiques de l’analyse sont de peu de recours. Il reste alors à l’analyste le plus humble et le plus efficace des instruments : la solidarité humaine. Est-elle incompatible avec une position analytique ? Certains le prétendent et pour montrer qu’ils ne sont pas insensibles à la misère sociale, joignent leur voix au lamento : « Ah, mais que font donc les pouvoirs publics ? Le symbolique fout le camp. » La question se pose, et avec acuité aujourd’hui, surtout quand on voit le désastre en psychiatrie et dans les hôpitaux publics, mais cela ne règle pas tout, et surtout pas la question de savoir jusqu’où l’analyste peut s’impliquer sans nuire à l’analyse de son patient. Certainement beaucoup plus que nos caciques ne le prétendent !
Je n’en dirai pas plus sur ce thème, mais il a sa place dans ce séminaire où je voudrais interroger les pratiques effectives des psychanalystes.

Je rappelle ceci :

Il n’y a pas de rapport théorique. Je le dis en analogie avec l’énoncé de Lacan quand il dit : « Il n’y a pas de rapport sexuel » ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas de relation sexuelle. Cela veut dire qu’il n’y a pas de rapport qui puisse s’écrire, il n’y a pas d’univocité. Donc pour ce qui nous concerne, je dirais qu’il y a d’un côté un corpus théorique qui rassemble des théories analytiques, et de l’autre des pratiques, chacune se référant préférentiellement à une théorie particulière. Il y a des relations entre théories et pratiques, mais rarement une adéquation exacte, et parfois on trouve même des antagonismes. Cela ne veut nullement dire que les théories sont inutiles, loin de moi cette idée ! Cela signifie qu’il n’y a pas une théorie de la pratique. C’est autre chose que la théorie qui produit des concepts.

– On parlait jadis de coupure épistémologique, entre psychanalyse et psychiatrie par exemple. C’est vrai au niveau théorique. La psychanalyse est une discipline autonome depuis que Freud en a formulé les concepts fondamentaux, qui lui sont spécifiques. Mais cette coupure épistémologique appartient aux discours officiels et théoriques. Dans les pratiques, il y a persistance, intrication, d’anciennes pratiques. C’est le cas dans bien d’autres domaines. Si la psychanalyse est née avec Freud, les pratiques de soin des souffrances de l’âme sont anciennes.
Cette année je voudrais essayer d’aborder trois questions :

1) D’où venons-nous ?
Y a-t-il vraiment eu une coupure entre les pratiques psychiatriques des XIXe et XXe siècles, et la psychanalyse ? La coupure épistémologique ne se situe-t-elle pas essentiellement au niveau des discours théoriques ? Qu’est-ce que la position du psychanalyste par rapport au psychiatre hier et aujourd’hui ? La tendance psychologisante pousse de plus en plus la psychanalyse (ou en tout cas l’image de la psychanalyse) vers une pratique réparatrice des malheurs ordinaires et semble abandonner la folie aux psychiatres. Est-ce inévitable ? Pour cela, il faut regarder comment se sont fait les glissements à partir de la médecine. Peut-être pour mieux nous en séparer ou pour constater que la séparation complète n’est pas souhaitable… ou impossible ? Un aperçu historique s’impose.

2) Où en en sommes-nous face à l’état actuel des connaissances et l’état du monde ?
Avec quels « fragments de discours » construisons-nous explicitement ou implicitement nos pratiques quotidiennes ? Je dis fragments de discours, ce qui sous-tend un bricolage à partir de plusieurs filiations analytiques. C’est ma position en tout cas : prétendre aujourd’hui avoir une pratique qui n’est pas du bricolage, c’est rien moins que de maintenir des certitudes dogmatiques, et ceci quelle que soit la théorie ou l’école invoquée. C’est aussi nier les découvertes cliniques et théoriques des autres écoles. L’autre extrémité consiste en un refus de toute pensée théorique et un repli vers des pratiques purement compassionnelles induites par l’époque. J’avais terminé le dernier séminaire de l’année passée par l’évocation des trois cliniques :
– La clinique de Freud axée sur le conflit des pulsions, de même que la clinique de Mélanie Klein axée sur le conflit entre objets internes : conflits intrapsychiques.
– La clinique de Ferenczi et de Winnicott, axée sur la défaillance de l’objet : restauration des relations inter-psychiques.
– La clinique de Lacan, axée sur l’événement et l’assomption du désir du Sujet.
J’y reviendrai plus longuement. Cette évocation suffit, pour l’instant, pour renouer le fil avec les séminaires précédents.
À partir de là, qu’est-ce qui tient à peu près la route dans l’abord de ce pathos dont l’expression a changé avec l’époque ? Avec quelles pratiques et quels instruments de pensée pouvons-nous continuer la psychanalyse aujourd’hui ?

3) Où allons-nous
Il me semble important de ne pas se couper de connaissances nouvelles et passionnantes des neurosciences. Il n’y a pas de grande nouveauté en psychanalyse, et pourtant je suis persuadée que les analystes, dans leur majorité, sont devenus de meilleurs thérapeutes que leurs aînés. Il y a une évolution, surtout à partir de la prise en compte du contre-transfert et d’une moindre rigidité du dispositif. Ces changements ne sont pas venus de positions théoriques, ils sont dus à la poussée de la « base » et aux difficultés rencontrées dans la pratique, largement tributaires des difficultés de la vie actuelle. Par ailleurs, c’est dans l’interaction qu’il y a eu une évolution qui s’est répercutée dans la recherche théorique.
Les grandes découvertes se font actuellement dans le domaine des neurosciences. Le cerveau commence à être un organe moins mystérieux. Les analystes ne sont pas très inventifs sur le plan de la théorie actuellement, bien qu’ils soient en train de changer sur le plan de leurs pratiques, ce qui ne saurait rester sans effet sur la théorie à long terme, à moins de capituler franchement.
Freud a toujours souhaité asseoir ses hypothèses concernant la métapsychologie sur des bases biologiques. En 1913, dans L’intérêt de la psychanalyse pour les domaines non psychologiques, il dit :

« Je serai satisfait si ces quelques remarques ont pu attirer l’attention sur l’importance de la psychanalyse en tant que médiatrice entre la biologie et la psychologie »

Un grand nombre de ses hypothèses (sa mythologie des pulsions notamment) se basait sur les connaissances biologiques de son temps. À la défaillance des connaissances, il a substitué un certain nombre d’hypothèses et d’intuitions. Il s’avère que ses intuitions et un certain nombre de ses spéculations (surtout à ses débuts, dans L’esquisse et L’interprétation des Rêves) ne sont pas incompatibles avec les données récentes de la neurobiologie, et elles suscitent encore l’admiration des scientifiques actuels. La plupart (je dirais les meilleurs, comme Damasio ou Edelmann) ont très bien lu Freud, alors qu’on ne peut pas prétendre l’inverse : les analystes sont dans l’ensemble très fermés aux neurosciences. Je pense qu’on a tout à gagner à se tenir au courant et à être en dialogue avec les sciences connexes, y compris à accepter un certain nombre de révision des théories analytiques à la lumière des nouvelles données. Cela peut ouvrir la voie à de nouvelles hypothèses en psychanalyse. La spécificité de l’analyse ne sera en rien endommagée, au contraire. Aucune discipline ne peut remplacer ni offrir un domaine de recherche égal à celui de l’analyse pour cette raison très simple : la spécificité de l’analyse tient à son dispositif : deux personnes qui se parlent dans le but de produire un effet de la parole de l’un sur l’état psychique et somatique de l’autre. Cet effet de parole ne se limite pas à la chose dite, il faut y inclure ce qu’elle sous-tend, dit ou ne dit pas : tout l’investissement affectif. Aucune autre discipline n’a la possibilité d’explorer cet espace collectif d’un entre-deux-corps, reliés par la seule parole qui, à l’occasion, devient un espace de soin. Aucune autre discipline ne produit du sens à partir d’affects et de l’inconscient. Je dis bien affects, au sens de « feeling », les sentirs. L’espace analysant-analyste est un espace collectif en même temps qu’il est un espace éminemment privé et singulier. En cela l’analyse se distingue à la fois de la médecine et des autres thérapies : dans l’entre-deux-corps en état de rencontre se joue – et l’analyste doit en tenir compte – le collectif des générations, du social et du politique, dans le but de produire des événements psychiques porteurs d’un sens nouveau pour un sujet.

Voilà donc les trois temps que je me propose d’aborder dans une vision totalement mégalomaniaque. Il va de soi que je n’en serai pas capable, à plus forte raison dans les limites de cinq séminaires. Je serais satisfaite de pouvoir au moins en esquisser quelques lignes et de poser un cadre de pensée. Après je ferai ce que je peux et chacun continuera son chemin. À chacun aussi de compléter pour son compte. Je vous rappelle que ceci n’est pas un cours, mais un séminaire, et je revendique le droit à l’erreur.

VOICI L’HERITAGE
Quel est donc l’héritage spécifique de la praxis analytique ? La prise en compte de l’inconscient ? Bien d’autres thérapies en tiennent compte aujourd’hui, certes pas exactement au sens freudien du terme, mais beaucoup d’analystes ne s’y conforment pas stricto sensu non plus. Je pense donc que cela ne suffit pas. S’il y a quelque chose qui spécifie la psychanalyse en tant que pratique, outre le fait qu’elle constitue un champ autonome de concepts, c’est le transfert. Non pas « l’existence » du transfert (il existe aussi face au médecin) mais le transfert en tant que levier de la thérapie et comme axe d’un processus inconscient et conscient, comme lieu de la répétition, qui inclut le contre-transfert, élément constitutif de la relation. Je ne vais pas m’appesantir là-dessus, j’ai parlé les années précédentes de la différence entre lien et transfert : le lien appartient au plan du sensible, le transfert à celui de l’intelligible. L’un ne s’interprète pas, l’autre n’existe que pour l’interprétation (pour le psychanalyste).

Une remarque préliminaire : les sentiments humains changent très peu. Lisez les poèmes d’amour d’il y a dix siècles, vingt siècles, des civilisations les plus éloignées de la nôtre, vous les comprendrez, il n’y a pas eu de grands changements. Il n’y a eu que peu de modifications dans la tristesse qui suit la perte d’un être cher, dans la joie d’une rencontre amoureuse ou d’une naissance, ou encore dans les affres de la jalousie… En général notre force ou nos faiblesses devant les épreuves de la vie n’ont pas fait de progrès, le plan du sensible est relativement stable. Quelque chose ne change pas, et quelque chose change. Les affects ne changent pas, ce qui change ce sont les systèmes explicatifs des troubles qu’ils engendrent.
Cela entraîne une modification de la répartition du normal et du pathologique, en relation avec le changement des mentalités et des institutions.
Le plan de l’intelligible face au plan du sensible connaît des variations énormes et leur surface de contact varie. En quoi le pathos dans ses formes d’expressions, disons les symptômes, est-il dépendant des modes d’explication en cours ? Même si les symptômes ont changé, le fond de la souffrance ne change pas. Plus les théories explicatives de la souffrance humaine se réclament de la science, plus elles sont appelées à devenir périodiquement caduques. Car le propre de la science est de changer de paradigme. Cela vaut pour toute relation thérapeutique, et plus particulièrement pour la psychanalyse qui dépend des catégories de pensée scientifique. Or l’analyse n’est pas seulement un système explicatif, car elle n’existe qu’en tant qu’elle est aussi une pratique. Il faut donc que le système explicatif puisse être efficace comme instrument d’intervention dans le processus appelé cure analytique. Et c’est là où les choses se gâtent. Car il n’est pas du tout évident de cerner ce qui est efficace, et à quoi est dû un changement, quand changement il y a. C’est bien la différence entre la philosophie et l’analyse. C’est pourquoi je trouve intéressant quand tout à coup quelqu’un comme Damasio se branche sur Spinoza pour dire qu’il avait raison en mettant l’affect au centre de la problématique humaine. Et que les leviers du changement sont l’émotion et l’affect, sans lesquels la pensée même la plus abstraite n’a pas lieu. Il en est de même pour la mémoire, et c’est là que j’entame périodiquement mon lamento lacanien : ah pourquoi a-t-il mis à la porte l’affect ? Pour une guerre stupide, il risque de devenir le plus ringard des analystes, lui si intelligent… D’où l’urgence de le relire « autrement », de débusquer les lieux où il a caché l’affect, et ils sont nombreux…
Certains énoncés de la théorie freudienne ont vieilli. Il est notoire que Freud a cherché à asseoir sa discipline sur une base scientifique, et qu’il lui importait d’avoir une base biologique. Il en est de même pour Lacan : il cherchait moins à fonder son discours sur la biologie ou la neurologie que sur d’autres discours qui se prétendaient scientifiques comme la linguistique, la topologie et le structuralisme. À leur tour, ces domaines ont connu des modifications. Plus c’est scientifique et plus c’est périssable.
Il y a d’autres positions extrêmes : ainsi Michel Foucault peut aller jusqu’à nier toute spécificité phénoménologique à la folie et prétendre qu’elle est un pur produit des institutions d’une époque. Il est assez troublant de voir comment les formes de la folie changent, et pourtant je ne vais pas aussi loin que Foucault… Je vais cependant commencer par lui.

Donc : D’où venons-nous ?… Certes de Freud, mais aussi de la psychiatrie.
La psychanalyse vient de la psychiatrie. La psychiatrie vient de la médecine, et la médecine vient de la religion. C’est succinct et abrupt, mais c’est ainsi. Donc la psychanalyse aussi vient de la religion. Et les traces subsistent.
Même si cela déplait à certains, je pense qu’on doit faire la différence dans nos propos entre malheur et folie. Elle n’est pas donnée une fois pour toutes. Ce qui était folie hier ne l’est pas nécessairement aujourd’hui. Même la folie semble avoir changé de visage… Et pourtant, elle aussi a ses constantes. Le délire a toujours existé, ce qui a changé ce sont les contenus. Les psychothérapies – enfin ce que ce terme recouvre comme pratiques – parlent peu la folie ! Toutes, ou presque, semblent aujourd’hui donner une grande place au mieux-vivre. Ce n’est pas négligeable, mais il y a un danger. Est-ce un hasard si ce sont encore les psychanalystes qui, en-dehors ou à côté des psychiatres, reçoivent les fous ? Peu d’analystes sont formés à recevoir les schizophrènes, et très peu raffolent des paranoïaques ! Mais ils existent, et je ne conçois pas une psychanalyse qui se débarrasserait de la question de la folie. Une chose est sûre : on reçoit de plus en plus des personnes qui ne sont pas les névrosés d’antan. On dit maintenant « border-lines ». Pourquoi pas. Je ne vais pas faire une guerre de terminologie. En fait il y a tout un éventail entre le mal de vivre, les personnes mises à mal par l’époque, et la folie avérée, la folie psychotique, les chagrins d’amour, les blessures narcissiques, les jalousies pathologiques, les anorexies, les crises d’angoisse… Je les dis en vrac…
Il y a un danger à ce que la psychanalyse abandonne la folie. A ce propos, je vous rappelle la lettre publiée dans Le Monde, adressée à la commission Accoyer pour les non-psys, qui s’appelait : « Laissez-nous nos charlatans ». Dans cette lettre, les signataires demandaient qu’on leur laisse la possibilité de choisir un analyste non médecin. Ils voulaient, de façon humoristique et charmante, qu’on leur laisse le libre choix de leur « psys », pour parler de leurs amours, de leurs angoisses, et pour y amener leurs enfants. Jamais cependant, il n’y était question de folie. Ils n’ont donc pas d’enfants psychotiques ? Ou est-ce que la folie doit rester la chasse gardée des médecins ? Et eux-mêmes, sont-ils à l’abri de la folie ? Ou tout simplement, quand on fait une pétition qui paraît dans Le Monde, on ne demande pas de signatures à des schizos ?
Un certain nombre de difficultés disparaissent en temps de guerre, nous le savons. La folie, elle, ne disparaît pas. Elle peut changer. Il y a des malheurs qui sont des malheurs des temps de paix, et l’analyse apparaît alors comme un luxe. Pourquoi pas ? Faut-il pour autant souhaiter la guerre ?
Je dis « paix » au sens large du terme. En économie de guerre, de besoins vitaux en difficulté, il faut satisfaire d’abord les besoins élémentaires. Quelque chose des difficultés des temps de paix, pendant la guerre, étrangement s’apaise… Le meurtre est au-dehors, les histoires d’amour se vivent en toute circonstance, elles sont au-delà du bien et du mal.
Et les fous ?
Eh bien justement le « fou » fait appel au désir de vérité plus qu’à la satisfaction de ses besoins, il est souvent plus homme que l’homme d’à côté, je veux dire moins animal… Le fou s’occupe de la vérité plus que du besoin, quitte à tomber un jour raide mort d’inanition.
Mais il y a, et il y a eu aussi, des situations extrêmes où certains, des hommes ordinaires, ont choisi l’éthique, la morale comme on dit bêtement, ont choisi de se laisser mourir plutôt que de satisfaire leurs besoins élémentaires, des hommes qui n’étaient nullement fous. Ce sont les situations extrêmes qui nous donnent les limites de nos raisonnements, toujours élémentaires, trop élémentaires.
Si j’insiste pour que l’analyse n’abandonne pas la question de la folie, c’est qu’elle ne peut pas renier ses origines, ni se débarrasser du baromètre le plus fin de l’état d’une époque.

LA QUESTION DU POUVOIR
Est-ce un hasard si l’actualité du devenir de la psychanalyse, ou plutôt des psychanalystes, se joue au travers de la question des psychothérapeutes, du trop de psychothérapeutes, de l’éventail immaîtrisable des psychothérapeutes et ce que cela représente, à savoir un glissement progressif du pouvoir thérapeutique hors du champ de la médecine ? Car il s’agit bel et bien d’un pouvoir. N’en déplaise aux belles âmes. Dès qu’on devient dépositaire d’une confiance, il y a pouvoir. Le lieu du pouvoir est là où vient s’abandonner un corps, même si ce n’est pas lui qu’on traite officiellement. Mais je ne veux pas ici limiter mon propos à la question d’une actualité journalistique. Il y a d’autres endroits pour ça. Je voudrais revenir aux questions dont les journaux ne traitent pas.

UN DETOUR PAR MICHEL FOUCAULT
De l’aliéné à l’analysant
Le séminaire de Michel Foucault sur le Pouvoir Psychiatrique (1973-74) est paru il y a deux mois. Je l’ai lu. Et retrouvé la merveilleuse intelligence de Foucault, même quand il « exagère » ou tire de façon éhontée les choses du côté d’une rationalité bien à lui. Peu importe. On apprend beaucoup. Je vous montrerai la prochaine fois, à partir d’un cas clinique, comment il le re-analyse, et comment on pourrait aujourd’hui l’analyser encore tout autrement. Il s’agit d’une scène dite de « guérison ».

Mais d’abord ceci : Foucault revient longuement sur le rapport entre la psychiatrie et la médecine. Il montre comment la psychiatrie s’est dégagée de la médecine dans une société de souveraineté, puis comment elle est devenue un rouage dans une société disciplinaire.
Il décrit d’abord les cheminements différents de la médecine et de la psychiatrie.

Au début était la crise
Il commence par expliquer en quoi la notion de crise était importante en médecine, avant l’arrivée de l’anatomo-pathologie. La crise produisait alors tous les signes de la maladie. La vérité de la maladie se dévoilait lors de la crise. La crise permettait au médecin d’appréhender la maladie, qui livrait ses signes de reconnaissance dans la crise. Par exemple la crise de la fièvre essentielle. Le médecin lisait la maladie à partir d’une crise. Et puis au début du XIXe siècle est apparue l’anatomie pathologique qui a donné la possibilité de localiser une lésion, de localiser la maladie à l’intérieur du corps. Alors la médecine n’a plus eu besoin de la crise pour asseoir son savoir. Grâce à l’anatomie pathologique, on a pu localiser à l’intérieur du corps la réalité de la maladie, ce qui a permis le diagnostic différentiel. En médecine, ce qui était (et l’est encore) important, c’est le diagnostic différentiel. La crise est devenue inutile, en tant qu’épreuve où le malade produisait lui-même sa vérité, donc sa maladie.
C’est à ce moment-là que la psychiatrie a pris du retard. Car le psychiatre n’avait pas à sa disposition un savoir objectivable par l’anatomie pathologique. On ne savait rien du siège de la folie. La question s’est alors posée de savoir si le psychiatre pouvait encore jouir du privilège d’être médecin. Il risquait d’être expulsé de la médecine. Il continuait à être dépendant de ce que produisait le malade, alors que le médecin n’avait plus besoin des productions du malade, il allait chercher dans ses organes la vérité de la médecine, devenu savoir objectivable.
Il n’en était pas de même en psychiatrie. La question du diagnostic différentiel ne se pouvait pas se poser, pas encore. Certes il y avait des classifications, il y avait une différence entre schizophrénie et mélancolie, mais c’était des descriptions, ce n’étaient pas des validations d’un savoir objectivable. La seule vraie question pour le psychiatre était de savoir si c’était de la folie ou pas de la folie. C’était une question binaire : tel malade est-il fou ou n’est-il pas fou ? En médecine, cela se posait aussi, mais de façon mineure, chez l’hypocondriaque par exemple. Est-il vraiment malade ou pas ? Mais c’était très minoritaire. En psychiatrie c’était une question binaire : folie ou pas folie ? La médecine se localisait, se spécialisait dans les organes du corps. Et c’est encore une différence avec la psychiatrie aux XVIIIe et XIXe° siècles : le corps est absent. Certes, il y avait là aussi des tentatives, la paralysie générale due à la syphilis par exemple, mais à la question centrale de savoir à quoi imputer telle catégorie d’hallucination, tel délire, telle voix, tel type de conduite, on ne pouvait que répondre si c’était de la folie ou pas, puisque ça ne pouvait se loger dans le corps. D’ailleurs aujourd’hui encore il reste des séquelles de ces questions.
En résumé, en psychiatrie il n’y avait pas de diagnostic différentiel, mais nécessité d’un diagnostic absolu et absence de corps. Donc ce que la médecine pouvait se permettre, la liquidation de la « crise », la psychiatrie ne le pouvait pas.
Ce que Foucault avance, c’est qu’à l’ancienne crise médicale, la médecine moderne a substitué l’épreuve de vérité (par des procédures de vérification : vérification de lésions d’organes).
À défaut d’une vérification, à défaut de l’épreuve de vérité, la psychiatrie a eu recours à l’épreuve de réalité. Il y a donc eu dissociation de l’épreuve de vérité : d’un côté les techniques de la constatation de vérité en médecine, et de l’autre côté, en psychiatrie, l’épreuve de réalité. Fou ou pas fou ? Internement ou pas internement ? Car c’est ça la question. Le pouvoir du psychiatre résidait dans son pouvoir d’internement.
Va alors se jouer comme déterminant la raison de l’internement, de l’intervention psychiatrique.

« Retranscrire la demande comme maladie, faire exister les motifs de la demande comme symptôme de maladie, c’est la première fonction de l’épreuve psychiatrique.

dit Michel Foucault. Le savoir médical du psychiatre était totalement lié à son pouvoir disciplinaire. L’épreuve psychiatrique tenait son savoir de son pouvoir, et aujourd’hui encore cela reste actuel dans un grand nombre de cas, les expertises par exemple.

« C’est qu’il s’agit dans cette épreuve de faire exister comme savoir médical le pouvoir d’intervention et le pouvoir disciplinaire du psychiatre. »

Pour le psychiatre, il n’y avait pas d’autre moyen de faire valider sa fonction de médecin.
Aux XVIIe et XVIIIe siècles, le psychiatre avait pour fonction avant tout de faire fonctionner un champ disciplinaire sans contenu médical réel, bien que « marqué » médicalement par la présence des médecins. Ce n’était pas problématique par rapport à la médecine jusqu’au XIXe siècle, mais ça l’est devenu avec le décollement de la médecine « scientifique ». Il s’est alors agi de faire en sorte que l’acte du psychiatre, l’internement psychiatrique, le fasse fonctionner comme pouvoir médical, puisque la médecine mettait en péril la psychiatrie. Donc la folie existait comme réalité par le seul fait de l’internement et par ce fait même, le psychiatre existait comme médecin. Son pouvoir devait chaque fois être renouvelé par l’internement.
Foucault en arrive à ceci : le psychiatre jouit d’un sur-pouvoir énorme du fait du champ disciplinaire qu’est l’asile, mais parce qu’il y a décollement de la médecine grâce à l’anatomie pathologique, c’est le malade qui va jouir d’un sur-pouvoir sur le psychiatre. Le psychiatre dépend entièrement de la production des signes de folie pour exercer son pouvoir et avoir une place de médecin. On voit l’importance du rôle de l’hystérique.

« L’hystérique, c’est précisément celle qui dit : c’est grâce à moi seule et ce que tu fais à mon égard, m’interner, me prescrire des médicaments, etc. que ce que tu fais est un acte médical, et je t’intronise médecin dans la mesure où je te fournis des symptômes. »

Sur-pouvoir du malade en-dessous du sur-pouvoir du médecin.
Et c’est là où déjà se branche la question de la psychanalyse, puisque ce sont les hystériques qui en sont les fondatrices. Je reprendrai ce fil plus tard.
Pour l’instant, je poursuis :
Foucault isole trois techniques qui intronisent le psychiatre comme médecin et font fonctionner la demande comme symptôme : l’interrogatoire, la drogue (médicaments, mais surtout les vraies drogues) et l’hypnose.
Je vais laisser de côté pour l’instant la drogue et l’hypnose, pour me centrer sur l’interrogatoire car on y trouve un tas de précurseurs de la technique analytique, alors que nous avons l’habitude d’étudier la filiation de la psychanalyse essentiellement à partir de l’hypnose. Je pense qu’il faut remonter plus haut, ce que le travail de Foucault nous permet de faire.

L’interrogatoire
A ce sujet, on apprend que les psychiatres faisaient des interrogatoires très poussés, très fouillés, au niveau des antécédents, à une époque où il n’y avait pas la moindre trace de savoir sur l’hérédité et encore moins sur la génétique. Et je ne pense pas qu’ils cherchaient les traumas transgénérationnels non plus ! Tout était consigné avec soin, les dossiers étaient tenus avec une grande régularité, et Foucault se demande pourquoi. Il avance l’hypothèse que cet interrogatoire, ce corpus sur les antécédents, venait faire pièce à l’absence de corps, à l’ignorance de substrats organiques de la maladie mentale. En avons-nous repris le canevas ? Moins il y a de corps, plus il y a de corpus ? Histoire et géographie, ou l’histoire à la place de la géographie ? La psychanalyse a-t-elle pris la place de la psychiatrie sans le savoir ?
Il y a là aussi une divergence entre la psychanalyse pure et les psychothérapies dans lesquelles « il y a du corps », soit qu’on le touche soit qu’on le fasse s’exprimer… Et dans lesquelles on admet implicitement une mémoire du corps qui contourne la mémoire cognitive et langagière.
Encore une remarque qui devrait nous servir aujourd’hui dans les démêlés actuels entre psychiatrie et psychothérapies exercées par les non-médecins. La mise à distance du corps par le dispositif analytique ne va pas de soi et ne peut pas s’expliquer par la seule dangerosité d’une érotisation.
Au corps de l’individu fou, dit Michel Foucault, est substitué le corps familial que l’on va ausculter en tant que malade dans ses ramifications. Ce qui suppose, selon Michel Foucault, que la maladie s’est toujours précédée elle-même. Il y a des prodromes. Mais ces signes n’étaient pas encore la folie elle-même. On peut considérer ces interrogatoires comme des précurseurs de l’écoute analytique des antécédents. L’explication de Foucault est intéressante : substituer à l’absence du corps un corpus d’informations sur l’ensemble de la famille. Peut-on se demander si malgré l’ignorance des facteurs héréditaires et malgré l’ignorance de la génétique, il n’y avait pas un autre savoir sur la transmission généalogique ? Un savoir autre qui aurait précédé la science ? Et que les psychiatres, pas encore happés par leur propre science, ont su écouter ? Comme on écoute une vérité archaïque ? On le verra tout à l’heure…
Aujourd’hui, la psychiatrie a commencé à localiser la maladie dans le cerveau. A commencé seulement… Elle réintègre la médecine scientifique car elle commence à asseoir sa pratique sur un substrat organique par les neurosciences…
La place qu’avait la psychiatrie par rapport à la médecine scientifique au XIXe siècle risque aujourd’hui de revenir à la psychanalyse. À ceci près que la psychanalyse possède ses propres concepts ; elle prétend être une discipline à part entière, ce qui n’était pas le cas de la psychiatrie du XIXe siècle. Mais il me paraît léger de sous-estimer ses origines médicales et religieuses. Si la psychanalyse veut prétendre à une véritable autonomie, elle se doit de réactualiser périodiquement ses concepts en fonction de leur valeur thérapeutique et scientifique. Sinon elle risque de devenir le dépotoir d’anciennes croyances, de connaissances devenues caduques qui ont cependant gardé leur valeur hypnotique.
En analyse, nous ne faisons pas d’interrogatoire, mais on explore par d’autres voies les antécédents.

L’AVEU
Je reviens à Foucault. Il dit que l’interrogatoire vise surtout l’obtention de l’aveu. Aveu central, dit Michel Foucault.
« Il s’agit d’obtenir que le sujet interrogé, non seulement reconnaisse l’existence de ce foyer délirant, mais l’actualise effectivement à l’intérieur de l’interrogatoire ».
L’actualisation par l’aveu : « Oui j’entends des voix, oui j’ai des hallucinations, oui je suis Napoléon ».
Épingler à la première personne le symptôme et, au-delà, susciter la crise elle-même, l’hallucination, la crise hystérique dans le ici et maintenant. Ça ne vous rappelle rien ? Finalement ce qui est sous-entendu, c’est que si on dit la folie, on en est débarrassé.
Donc il est important de dire sa folie à la première personne, et de préférence de rejouer dans le ici et maintenant la crise.
L’individu interné est reconnu par ce fait comme malade, et l’individu internant devient par cela même un médecin. Car le psychiatre, pour mériter sa place de médecin, pour être reconnu médecin, doit avoir le pouvoir d’interner le malade.
L’obtention de l’aveu, et surtout la production de la crise de folie dans le ici et maintenant, rappelle le début de l’analyse, l’époque cathartique. Par ailleurs bon nombre de techniques actuelles, comme les thérapies émotionnelles, le rebirth, le cri primal et bien d’autres types de thérapies, visent la production d’une crise et la reviviscence du trauma dans le but d’être thérapeutiques en elles-mêmes.
Michel Foucault rappelle alors la double analogie entre l’aveu religieux qui aide au pardon (avouer c’est être à demi pardonné) et la crise médicale qui, par l’expectoration, l’excrétion, la fièvre, fait sortir la substance morbifique.
Vous voyez ici la double racine de la psychanalyse, médicale par la crise et la reviviscence, et religieuse par l’aveu. Après la catharsis, Freud ne visait plus l’amélioration par la reproduction de la crise, mais, par la levée du refoulement, il visait la cause de la maladie qu’il situait à l’intérieur du corps, non pas localisée anatomiquement mais dans un appareil psychique figurant les trois instances (le Ça, le Moi et le Surmoi). C’est par la recherche de la cause qu’est née la psychanalyse, en abandonnant l’amélioration du symptôme obtenue par la catharsis et l’aveu. Je reviendrai à cette différence, car elle implique une différence des savoirs.
Mais il y a plus : j’ai été très amusée de lire l’usage de l’interrogatoire par le silence ! C’était l’invention d’un psychiatre très connu à l’époque, un dénommé Leuret.

« Ne rien dire au malade, attendre que celui-ci parle, le laisser dire ce qu’il veut » [car, selon Leuret] «c’est la seule, ou en tout cas, la meilleure manière d’arriver précisément à l’aveu focal de la folie. » (in Du traitement moral de la folie (1838), cité par Michel Foucault p.279)

Cet ouvrage était très connu et on peut imaginer que Freud le connaissait. Lacan, qui avait une excellente culture psychiatrique, ne l’ignorait sans doute pas non plus. Lacan ne s’est jamais réclamé d’aucun autre maître que d’un psychiatre : Clérambault. Or l’interrogatoire par le silence est apparu très tardivement dans la pratique de Freud. Je ne pense pas qu’il s’en est inspiré directement. Je pense simplement que différentes techniques se transmettent de façon indirecte, souterraine, et qu’il n’y a jamais véritablement de coupure entre les pratiques anciennes et celles que l’on considère comme modernes. Il y a des adhérences dans les pratiques.
Selon moi, un grand nombre d’impératifs du dispositif analytique nous viennent de la psychiatrie et, au-delà, de la religion. Nous n’en sommes pas entièrement débarrassés. La question est même de savoir s’il faut s’en débarrasser.
Comme vous voyez, peu de choses du côté des pratiques ont été inventées, mais simplement réorganisées. Il faut ajouter un grand chapitre, dont Foucault parle à peine dans ce séminaire (et pour cause, il étudie la psychiatrie à l’intérieur des asiles), c’est la question de l’argent. Là aussi se sont transmises des pratiques superstitieuses en analyse. Mais pour cela il faut sortir de l’asile et entrer dans la société marchande.
Michel Foucault aborde la question de la vérité. Quelle vérité ? Il traite de deux types de vérités : la première qui nous fait dire ceci est vrai ou ceci est faux, celle qui nous préoccupe quand on veut savoir si c’était de la « réalité » ou un fantasme, celle qui normalement devrait pouvoir se vérifier par l’épreuve de réalité. La deuxième, qui ne procède pas par vrai et faux, celle qui appartient à l’étincelle, à la pensée-éclair, à l’Einfall. Et Foucault les compare et retrace leur chemin.
En fait, ce que Foucault appelle la vérité, c’est à la fois l’épreuve de réalité (vrai ou pas vrai au sens où cela a eu lieu ou n’a pas eu lieu), et deux types de pensée : la pensée-éclair et la pensée cognitive.

LES DEUX VERITES
Michel Foucault affirme donc qu’il y a deux sortes de vérités. Comment se pose la question de la vérité ? Il se peut, dit Michel Foucault, que ce soit le fou lui-même qui l’ait posée. Le fou, interrogé, hypnotisé, magnétisé, drogué, a peut-être lui-même posé la question de la vérité. Au travers de toutes ces manipulations, on voit bien que là se pose la question de la « vérité » en tant que réalité. Michel Foucault fait alors une parenthèse qui m’a particulièrement intéressée, et vous verrez pourquoi.
Il dit qu’il y a deux positions de vérité : donc on n’est pas dans l’énonciation d’un sujet, mais dans la production d’un discours.
1) Un savoir scientifique suppose, selon Michel Foucault, qu’il y a partout, tout le temps de la vérité. Il y faut des instruments pour la saisir, mais elle est là, cachée, enfouie, à découvrir. Pour la pratique scientifique, il y a toujours, quelque part, de la vérité. Il utilise une jolie image, disant que la vérité pour la science parcourt le monde entier, qu’elle n’est jamais interrompue. En somme, il y a un réel (il n’utilise pas ce terme) qui attend d’être capté. Il n’y a pas de trou dans la vérité, elle est universelle aux yeux du scientifique. L’analyse du sang est la même sous toutes les latitudes, le cosmos est le même, une molécule d’eau aussi. Par ailleurs, dans ce type de vérité, il n’y aurait pas de personne qui serait particulièrement qualifiée pour la dire. À la condition qu’elle possède la technologie de la démonstration, toute personne peut la dire. J’ajoute donc que tout le monde peut devenir un scientifique pour autant qu’il fasse des études adéquates et acquière la technologie de la démonstration exigible dans son domaine. Nous sommes là dans la validation par une technologie. C’est ce qu’on appelle aujourd’hui la position scientifique.
2) Et puis, toujours selon Foucault, il y aurait un deuxième type de vérité, une position de la vérité plus archaïque qui a été progressivement recouverte par la technologie démonstrative. Cette autre position de vérité, plus ancienne, mais qui se retrouve encore, ne surgit pas partout comme la vérité démonstrative, elle est discontinue, dispersée, interrompue. Elle se produit dans certains lieux, et surtout elle a ses agents, ses porteurs privilégiés. Ainsi, l’oracle dit une vérité à Delphes, et dit autre chose que l’oracle du dieu qui guérit à Epidaure, et nulle part ailleurs. C’est une vérité qui a ses messagers et qui n’est pas la même selon les lieux.
Mais ce n’est pas propre aux oracles, aux dieux.
Cette autre vérité, discontinue, se manifestait dans les crises de l’ancienne médecine et dans la crise psychanalytique du XIXe siècle. La vérité de la maladie apparaissait au moment de la crise. Elle continue aujourd’hui à se manifester pour certains dans les « crises » que sont le délire ou la crise épileptique (cf. Lucien Mélèse, « la crise est différente du symptôme »), ou encore dans les explosions émotionnelles. Dans l’alchimie, elle est aussi fugace, « Elle passe comme un éclair » dit Foucault. Cette vérité archaïque est liée à l’occasion, c’est le kaïros (der Zufall), il faut savoir la saisir. Ses messagers sont des prophètes, les devins, les innocents, les aveugles, les sages, des opérateurs privilégiés.
Elle n’est pas universelle. C’est « une vérité qui se produit comme un événement. » Il faut bien retenir cela, car on y reviendra. Il y aurait donc, pour Michel Foucault, une vérité-démonstration et une vérité-événement. Cette dernière, Michel Foucault l’appelle la vérité-foudre, par opposition à la vérité-ciel, universellement présente sous l’apparence des nuages, qui ne demande qu’à être découverte. La vérité des scientifiques se donne par la médiation d’instruments, la vérité-événement se saisit à certaines occasions, elle ne nécessite pas une méthode mais une stratégie, des rituels.

« Le rapport n’est pas de l’objet au sujet, c’est un rapport de choc, on est saisi, frappé, comme par la foudre ou l’éclair. J’ajoute qu’elle n’est pas accessible à tout le monde ni à tout instant. »

On est bien placé, en tant qu’analyste, pour comprendre cela. Foucault parle là littéralement de la vérité de l’inconscient. Disruptive, occasionnelle. Tout ce que je vous ai raconté en parlant de l’illumination et de la pensée-éclair.
Il ne suffit pas de la vouloir. Nous savons que nous pouvons, en analyse, faire des constructions et des démonstrations, mais que la vérité la plus efficace se manifeste de cette façon disruptive et que certains, plus et mieux que d’autres, savent la provoquer et la recueillir. On peut bien apprendre des techniques de l’analyse et de toutes sortes de psychothérapies, il y a pourtant des analystes qui sont plus doués que d’autres et il n’y a pas, face à ces manifestations-éclair, de principe démocratique qui tienne. Ni de formation formatable. Sauf que je ne parle pas en termes de vérité mais de pensée (pensée-éclair, pensée cognitive).
Si la théorie de la psychanalyse tend à rejoindre les autres théories scientifiques et appartient à la vérité démonstrative, l’application de cette théorie, la praxis analytique, appartient en grande partie à l’autre vérité, la vérité-événement.
Vous vous souvenez de ce que j’avais raconté concernant la pensée-éclair, l’Insight comme le disent les Anglais : il n’y a pas de mot juste en français pour désigner le Einfall freudien, surtout pas l’association libre, mais plutôt l’étincelle. Or vous reconnaîtrez là la manifestation de la déliaison du processus primaire et du produit immanent d’une activité de pensée inconsciente qui a donné lieu à une position de la vérité bien avant l’analyse. Mais vous voyez aussi comment elle s’enracine dans une aire religieuse et magique. La pratique recueille la vérité-éclair, l’événement, la théorie produit la vérité démonstrative. Il faut faire la théorie de la vérité-éclair, qui est différente de la théorie des vérités démonstratives.
De la même façon, on peut dire que la formation du psychanalyste ne peut pas se contenter d’une formation scientifique. Nous nous apparentons également aux messagers, aux devins, à la parole oraculaire. Et en même temps, nous nous devons d’avoir la plus vaste culture scientifique possible.
La psychiatrie a trouvé enfin sa place dans la science avec les neurosciences, en laissant à la psychanalyse la place qu’elle avait occupée jadis. Et les psychanalystes seraient mal inspirés de l’occuper car, loin de vouloir les éliminer, la société leur offre une place de choix : celle de dire ce qui est normal et ce qui est anormal, non pas dans l’ordre du réel mais dans l’ordre du social et de la morale. Le pouvoir, les politiques, demandent aux analystes de participer au contrôle de l’individu par la société, à sa normalisation, moins par leur pratique thérapeutique face au patient que par le rôle social et médiatique qu’elle leur offre.
Les analystes qui parlent à la radio, à la télévision, quelles que soient leurs précautions, font ce travail de normalisation.
J’ai entendu il y a quelques jours une analyste à France-Info donner son avis à propos d’un père qui ne savait pas jouer avec son enfant et qui s’en inquiétait : elle a très bien répondu, rien à redire au contenu de sa réponse qui était emprunte de bon sens. Mais elle venait statuer ce qui était normal et ce qui ne l’était pas : « On peut être un bon père sans savoir jouer », et elle a ajouté : « Sans doute que quand il était petit, son propre père n’a pas joué avec lui. » Il y a là-dedans toute une idéologie, et peu importe que ce soit vrai ou pas. L’analyste vient dire le bien et le mal, le normal et le pathologique, ce qu’est un bon père et ce que n’est pas un bon père, et surtout elle introduit une causalité pseudo-analytique qui, de fait, est éducative, car elle perd toute sa singularité : si cet homme ne sait pas jouer avec son fils, c’est probablement parce que son propre père n’avait pas su jouer avec lui… Ce genre d’énoncés est dramatique et leur bêtise est pathétique. Ça n’a rien à voir avec une généralisation théorique. C’est de l’idéologie pure. De là à induire l’inquiétude que le fils aura à son tour de ne pas savoir jouer quand il sera père ! Tout cela n’est pas dit, mais une causalité sous-tend ce discours, et c’est tout sauf ce que l’analyse devrait être.

Les « psys » sont partout et on peut dire qu’ils ont pris la place qu’avaient eue les psychiatres au XIXe° siècle. Il se trouve que la normalisation et le contrôle social ne passent plus par l’internement, mais par le passage en boucle sur France-Info et à la télévision. Ce sont des énoncés qui sont dramatiques parce que normatifs, et la psychanalyse occupe dans ce cas la place laissée vacante par la psychiatrie du XIXe siècle, telle que Michel Foucault nous l’a présentée.

Je termine pour aujourd’hui et je reprendrai la prochaine fois avec des questions plus spécifiquement analytiques.