« La dernière séance polyglottisme »

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SÉMINAIRE VI.2
12 NOVEMBRE 2006

INTRODUCTION
Avant d’ouvrir des « fenêtres » à partir de l’histoire clinique dont je vous ai parlé la dernière fois, je voudrais dire deux mots concernant le thème de cette année.

Deux mouvements sont à la base du corps humain, auxquels correspondent des moments psychiques :
1) L’un est la recherche de la proximité, un aller vers l’objet, ou l’agrippement. En fait c’est le plus complexe, car ce mouvement s’origine dans un corps sans défense et sans pouvoir sur sa propre motricité : le nouveau-né est un corps sans défense. Freud a parlé très tôt de la Hilflosigkeit du petit enfant. A la dépendance absolue du corps correspondent des états de bien-être ou de détresse. Et c’est dans l’impuissance à rester près de l’objet de ses besoins que l’enfant s’agrippe et tente de retrouver ce qui ne cesse de lui échapper. Les analystes font l’hypothèse que l’enfant, en l’absence de toute maîtrise physiologique, possède la possibilité d’halluciner la présence de l’objet manquant. Puis, à défaut de maintenir l’hallucination, il apprend à attendre, à supporter la frustration, le manque, et plus tard c’est la pensée qui se substitue à l’hallucination quand tout va bien. Lorsque l’on parle de l’objet halluciné, cela ne veut donc pas dire que l’on se situe dans le cadre de la folie et d’un délire hallucinatoire.
C’est pour cela que j’ai appelé ce versant du mouvement premier « le besoin de symbiose », étant entendu que le terme de symbiose contient toutes sortes de composantes. Il indique simplement que c’est de besoin qu’il s’agit à ce niveau, même si très tôt le besoin n’est pas seul en cause et que le désir apparaît très tôt : l’enfant a besoin du lait mais désire très vite le sein (sous-entendu la présence qui contient le lait), qui devient objet de désir.
C’est là que commencent la complexité et la divergence des théories analytiques.
Quoi qu’il en soit, dans ce premier mouvement, on doit prendre en compte l’autre, celui dont l’enfant dépend et qui est l’origine de ses satisfactions et de son apaisement. Dans ces domaines on pourra parler, sur le plan psychique, d’empathie, de contact, de holding, de contenant, de symbiose, de lien et d’incorporation, d’introjection, d’identification, etc. En fait, les termes sont très variables puisqu’ils désignent des processus et des modes de relation très variés. De toute façon ils désignent davantage l’autre que le sujet nourrisson lui-même, étant donné qu’il n’est pas véritablement séparé et que l’état de l’un est étroitement mêlé à l’état de l’autre. Ainsi, dans le contenant peut être un humain mais aussi du non-humain car ce qui prime, c’est la nature du lien.
2) L’autre mouvement est celui de la séparation. Partir, s’éloigner de l’objet, ou aller à la quête d’autre chose. Nous ne sommes plus dans l’ordre du besoin, mais du désir.
Il sera question évidemment de séparation : comment se détacher, s’arracher, mais aussi intérioriser, symboliser et se re-territorialiser avec de nouveaux espaces et de nouveaux objets.
Je voudrais dire tout de suite que la séparation nécessaire à l’individuation et à la subjectivation est le plus souvent vue comme nécessitant l’intervention d’un tiers pour faire coupure entre la mère, en tant que premier objet, et l’enfant à qui l’on ne suppose aucun désir d’éloignement propre.
Je soutiens qu’en dehors de l’intervention séparatrice du tiers, il existe chez l’enfant, et donc chez tout humain, un désir de séparation indépendant de l’intervention du tiers, un désir d’autonomie inhérent à l’espèce humaine.
Cela ressemble à un résumé d’éthologie, rendant inévitable la question suivante :

Et l’inconscient dans tout cela ?

Je vais faire un dessin très grossier, très schématique, mais il n’est pas inutile parfois de faire du basique.
Il existe deux réservoirs d’inconscient qu’il ne faut pas confondre avec l’inconscient freudien constitué uniquement d’éléments refoulés. Cet inconscient reste, selon Freud lui-même, inconnaissable tel quel. En tant que réservoirs, nous avons donc :
– La pensée nocturne, qui comprend le rêve mais qui ne se résume pas à lui.
– L’amnésie infantile, tout ce qui a marqué la première enfance, qui est en quelque sorte englouti dans un oubli fluctuant et qui concerne en gros les quatre premières années de la vie. Ce sont les traces des vécus de ces premières années, qui sont quand même un très long moment d’une vie. Pendant ces années dont il ne reste presque pas de souvenirs, l’enfant apprend tout de la vie, enfin l’essentiel. Ces traces sont là, tout comme les traces de la nuit, plus ou moins sollicitées par les événements du jour.
L’hypothèse de la psychanalyse est que des fragments issus de ces expériences oubliées ou refoulées vont ressurgir et être revécus avec l’analyste. La question va se poser de la mémoire et du souvenir. La mémoire n’est pas le souvenir. Le souvenir est un produit subjectif de la mémoire.

Ces deux cas de figure ne sont jamais totalement tranchés, mais on a intérêt à ne pas les confondre. Si le problème nodal du patient se situe au niveau déjà structuré avec du tiers, c’est-à-dire qu’on a affaire à un appareil psychique fermé, la théorie freudienne ou lacanienne permet de « traiter » les problèmes. En gros, cette fermeture de l’appareil psychique correspond à la problématique œdipienne, quelle que soit la façon qu’on a de la penser. La séparation a eu lieu et le sujet possède un appareil psychique autonome. L’autre est un autre et il le sait. Et l’analyste peut intervenir comme un autre.
Mais dans les structures à appareil psychique ouvert, il n’y a pas eu de constitution d’un Moi, même pas d’un Moi primitif qui puisse contenir ce qui lui arrive. En d’autres termes, il n’y a pas de peau psychique et il n’y aura pas de « répétition » à proprement parler, si ce n’est celle de l’invasion que ressent l’analyste par des états de somnolence, de colère, d’angoisse, etc. En quelque sorte, tout est au présent. Et il s’agit de construire un appareil psychique avec le ici et maintenant des séances, où la psyché de l’analyste devient le contenant majeur qui accueille et transmet, en les transformant, les vécus intenses mais insensés du patient. L’analyste subit les « injections »pulsionnelles et affectives involontaires du patient en quête d’un récit plausible sur ce qui lui arrive et ce qui lui est arrivé, de ses proches et du monde.
Il est patent que ni Freud ni Lacan ne nous permettent d’élaborer ni de penser ce qui s’est ainsi figé à un moment du développement d’un sujet dont l’appareil psychique est resté ouvert et ne peut ni traiter ni contenir ses propres vécus. Il va de soi que les interventions et les interprétations de l’analyste, qui se situeraient au niveau « œdipien », restent totalement sans effet même si le sujet ne les récuse pas. Tout simplement, « ça glisse ». Si Ferenczi a été un précurseur dans ce domaine, il ne nous permet pas d’aborder suffisamment bien ces zones de turbulence, et l’école anglaise (non seulement Winnicott, mais aussi les bioniens et les post-kleiniens) est ici d’un grand secours.

Cependant une seule position n’est jamais suffisante, et même chez l’analysant le plus « régressé » ou le moins structuré, le monde du dehors existe toujours. Il n’y a pas de sujet, aussi fou soit-il qui est hors monde, hors histoire.
Ce serait une erreur de croire que l’analyste peut se contenter d’occuper seulement la place de la mère, ou qu’il peut travailler totalement à l’abri les formations archaïques. Il est toujours et malgré tout à un poste de sentinelle.

J’espère que vous avez pu entrevoir, à partir du cas présenté la dernière fois, toutes ces lignes qui ne peuvent bien sûr qu’être des lignes de fuite…
Après ces généralités, je poursuis ce que j’avais commencé la dernière fois.

RAPPEL
Pour ceux qui n’étaient pas là la dernière fois […]

[Ici, rappel du Séminaire VI.I dont il va s’agir]

Je vous avais dit qu’à partir de l’histoire clinique, j’ouvrirai quelques fenêtres sur des thématiques plus générales.

1° FENETRE : LA DERNIERE SEANCE
On pourrait commencer à ouvrir déjà une fenêtre sur ce que peut être plus généralement, en analyse, « la dernière séance ».
Je reprends donc la dernière séance de Monsieur L.
D’abord son « dernier rêve en analyse ». Il me le raconte à la dernière séance. Etait-il fait pour l’analyste ?
Je m’étais souvenu de nos derniers mots sur le pas de la porte, mais non du rêve lui-même. Le voici tel qu’il me l’avait raconté :
« Je suis dans le lit avec ma femme. Un très grand lit. Et au bas du lit, « Fuss Zu Fuss » [il le dit en allemand], tête-bêche comme on dit en français, il y avait mon père.
A un moment donné, je suis réveillé par un bruit qu’il fait [le père] et je m’aperçois que c’est un gémissement, pendant qu’il se masturbe. Je me dis « Ça suffit comme ça », et je lui demande de quitter le lit. Je dis que ça a assez duré et que maintenant je suis assez autonome pour me passer de lui. »
Il poursuit en disant : « Je me suis réveillé, et le bruit du rêve, c’était ma femme à côté de moi qui ronflait !» 
Il associe : le terme qui lui est venu en allemand pour désigner la position tête-bêche dans le lit avec son père : « Fuss Zu Fuss ». Il dit : « C’est comme ça qu’on disait chez nous. Je me souviens des amis de mes parents qui sont passés une fois et qui ont dormi comme ça avec nous. Ils avaient une fille de 20 ans… » Il se souvient de son nom, « Elle me disait de me retourner ». Son père est à la place de cette jeune fille. Je n’insisterai pas sur la composante homosexuelle, ça n’a pas d’intérêt maintenant.
Mais l’expression « Zu Fuss » signifie en réalité » aller à pied ». Il dit « Oui, j’ai du mal à marcher, je marche comme un petit vieux ». Il y a surtout le terme « Fuss », « sans chaussure », « dénudé », comme dans le magasin de chaussures, lieu de sa première crise d’angoisse.
Il me dit aussi : « Si j’avais un bilan à faire, je dirais que vous avez bien travaillé et moi pas. » Je lui dis que l’analyse se fait à deux et qu’il retombe dans son manichéisme où il se met toujours du mauvais côté. Là encore, on peut gamberger, si nous aussi on avait été « tête-bêche »…
Avant de nous séparer, il me parle de sa femme : « Elle ne va pas très bien. Elle est retourné depuis 15 jours revoir son analyste. Elle la garde 15 minutes. » Il n’est pas très content, dit qu’il va surveiller l’affaire pour que ça ne tourne pas mal, comme la dernière fois où cette dame a laissé tomber sa femme quand elle a déliré. Il avait été très perturbé par ce moment de délire de sa femme. Surtout parce que l’analyste s’était contentée de l’envoyer chez le psychiatre pour qu’il l’enferme.
Puis il est l’heure de se quitter. En partant, il me dit : « Vous avez l’air resplendissante. » Je lui dis : « Vous avez l’air pas mal aussi. »
Quelques réflexions qui ont surgies au dernier séminaire:
Je n’avais pas relié, lors de cette dernière séance, la scène de son « début de maladie » dans le magasin de chaussures, et le dernier rêve où apparaît la survenue du signifiant « Pied » (Fuss Zu Fuss). Ça s’est passé trop vite.
Trois choses réunissent ces deux moments de son périple analytique ou de « malade », l’un initial, l’autre conclusif.
1) Un bout de corps, le pied, ou signifiant pied, c’est selon (la scène du magasin de chaussures où éclate son angoisse).
2) La position du corps de la femme : la vendeuse de chaussures à ses pieds, et dans le rêve la personne qui est dans le lit tête-bêche, où apparaît l’expression en allemand : Fuss zu Fuss, expression qui le fait revenir dans la vie familiale et le familier. Son père dans le dernier rêve est tête-bêche, à la place de la fille.
3) La présence insupportable du père dans une activité sexuelle : dans le rêve, il se masturbe mais dans les « débuts » de l’analyse, cette activité envahissante ne peut qu’être inférée.
Cette présence paternelle semble charnière dans le déclenchement de l’angoisse, et dans le rêve où il lui dit en se révoltant : « Ça suffit » (de te masturber devant moi ou de me « parasiter ?) Il lui dit aussi : « Va-t-en, je n’ai pas besoin de toi. » Est-ce la même chose de dire « Je m’en vais » que « Va-t-en » ? Va-t-en pour que je puisse partir ?
Il me semble que lorsqu’il peut intégrer la sexualité « infantile » de son père, il peut le jeter et partir. Ou plutôt, c’est après avoir reçu de ma part un quitus – « Le dossier est entre vos mains » – qu’il peut aussi jeter son père. Qui dans la réalité était mort depuis longtemps.

La dernière séance met également en scène les deux modes de relation : symbiose et séparation. Dans le rêve, il énonce la séparation, au moment où il quitte son analyste en me disant, en même temps qu’à son père : « Ça suffit, je peux tout seul ». Est-ce être seul ? Se masturber ? Ou être enfin adulte ?
Mais de qui, de quoi se sépare-t-il vraiment ? C’est la seule vraie question sur le plan de la psychanalyse. Est-ce que toute séparation n’implique pas une intégration préalable de l’attachement au « premier objet » ? A moins, et c’est mon hypothèse, qu’il n’y ait chez tout un chacun à des degrés variables, une poussée de liberté indépendamment de l’objet. C’est tout le problème de la question de la liberté qui se pose dans pour pensée analytique.
Mais en filigrane apparaît également, dans cette dernière séance, la symbiose. Pas de façon évidente, mais à l’état discret.
D’abord au moment où il évoque l’état de sa femme qui se détériore alors que lui termine son analyse et dit qu’il va mieux. Balancement dans les couples, système de vases communicants, ce qui est la trace des relations symbiotiques. Beaucoup de couples fonctionnent comme ça, quand l’un va bien l’autre va mal et vice versa. Comme s’il suffisait que l’un porte le mal-être, mais qu’il en fallait au moins un. A moins que… Si tous les deux allaient bien en même temps, ça serait la fin du couple, la fin de la nécessité d’être ensemble ? La symbiose ne signifie pas d’être nécessairement ensemble dans le même état ! Quel modèle préside à ces danses ? Dans une famille, il suffit qu’un seul porte ou manifeste la folie, quand il n’y a pas d’origine génétique. Quel autre couple, quelle symbiose en mal de séparation, ou quel contenant avide, pousse les protagonistes à tisser ce genre de lien ?
L’autre rappel discret de symbiose apparaît lorsque nous nous séparons sur le pas de la porte. Il me dit « Vous êtes resplendissante », et je lui rétorque « Vous aussi vous êtes est pas mal ! » Banalité ? Ou dernier rappel de ce que fut notre lien, plus que de sympathie, rappel de quelque chose de plus symbiotique et de plus intime… On peut donc aussi l’entendre comme le rappel de ce qui se passe dans le couple mère-enfant, ou tout autre couple dont celui-ci est toujours un prototype, où l’un se mire dans le regard de l’autre, où l’on se voit « pareils », ou en miroir, avant même le Stade du Miroir, et aussi après. Le miroir l’un de l’autre n’est pas une affaire de « vue », ce n’est pas seulement scopique, c’est une façon d’être ensemble, à deux, et confondus. Cette fois-ci, c’est l’analyste qui rétorque par un « Nous sommes pareils ».
Je trouve que l’on ne parle pas assez souvent de ce qui se dit et se joue dans la « dernière séance ». On sait que beaucoup de choses se disent à la première séance, certains prétendent même que tout y est déjà, ce qui est à mon sens excessif. Mais la dernière !
De la même façon, tout se retrouve à la dernière séance comme on a pu le voir dans l’histoire de Monsieur L, à ma très grande surprise !
Antonino Ferro, analyste italien que je situerais comme post-bionien, le dit dans La psychanalyse comme œuvre ouverte :

« La fin de l’analyse est préparée dès la première séance : ce seront précisément les capacités mentales de l’analyste, mises à l’épreuve jour après jour pendant des années, qui permettront l’introjection du « précipité » de celle-ci ; ce qui compte est la façon dont a fonctionné, dans le champ analytique, la psyché de l’analyste avec celle de son patient, quelles transformations d’éléments béta en alpha cela a permis, indépendamment des théories de « culture interprétative » utilisées. »

Je reviendrai plus loin sur les éléments alpha et béta, pour ceux qui ne sont pas familiers de ce vocabulaire. C’est très important de souligner que cela peut se passer quelle que soit la culture interprétative de l’analyste !
Tout cela est très intéressant car la dernière séance permet que se « réalise » la séparation et met à jour des enjeux jusqu’alors inconnus.
A la condition qu’il y ait une dernière séance en tant que telle, ce qui n’est pas toujours le cas. Là encore, beaucoup d’analyses se terminent en queue de poisson. On vient une fois par semaine, puis tous les quinze jours, puis de temps en temps. Certes pour les personnalités très fragiles, on ne peut pas ne pas accepter une telle proposition, mais quand cela est possible, je pense qu’il est dommage de priver le patient de l’événement que constitue la « dernière séance ». Cet acte de séparation consentie (quitte à se revoir plus tard, cela va de soi) est ou sera, pour beaucoup, le seul de leur vie qui ne soit pas imputable à la mort, mais au désir de partir. Le seul qui est une expérience de vie (car il sera intégré à la vie en dehors de l’analyse) et non à du « matériel » pour nourrir l’analyste et les prochaines séances. Ce n’est pas seulement une séparation avec l’analyste, mais un bord entre deux modes de vie, un mode où l’on vit et où l’on va raconter à quelqu’un, et un mode où il n’y a plus ce témoin. Je sais que ce n’est pas possible pour tous d’avoir une « vraie » dernière séance. Pour Monsieur L, je sais que cela a été fondamental.

QUELQUES REMARQUES
Avant de poursuivre, pour sauvegarder cet espace difficile qui consiste à aller et venir entre un cas particulier et le généralisable, et pour en éviter les écueils, je ferai quelques remarques préliminaires :
1) Mon propos de cette année n’est pas une « étude de cas », mais bien les questions qui se posent à partir de la séparation et de la symbiose. J’ai voulu simplement commencer par une mise en scène clinique pour incarner ces questions, par une narration de mon cru.
2) Je voudrais éviter que les discussions ne deviennent une sorte de contrôle de « cas ». On ne va pas refaire l’analyse de Monsieur L. Je voudrais que « mon » histoire clinique permette aux uns et aux autres d’apporter leur propre expérience clinique, ou les réflexions théoriques que cela leur inspire. Je dis « mon cas », car c’est une construction subjective que je fais à partir des faits de la vie d’un autre, qui n’est en aucun cas « objective ». En revanche, on pourrait trouver un cheminement « objectif » : ce serait un passage à partir de « mon » cas, vers d’autres situations rencontrées par d’autres analystes avec d’autres patients. En réalité c’était le projet initial de la « Boîte à Outils » ! Pour cela, il faudra avoir une règle de jeu pour ne pas partir dans tous les sens et ne pas systématiquement revenir sur « mon » cas ».
J’aimerais que quelqu’un d’autre que moi se charge de recentrer les discussions.
3) Le troisième écueil serait de succomber aux charmes rassurants de l’édifice théorique, dans cette interrogation sur le passage vers le plus général ou le générique. D’où l’idée d’ouvrir des fenêtres sur des théorisations possibles et multiples. Ainsi, « la dernière séance » peut se discuter selon plusieurs points de vue.

Je me souviens d’un cas clinique raconté par Roselyne Lefort à l’EFP, je crois qu’il s’agissait de la petite Nadia. La première mouture était un vrai bijou, on voyait à l’œuvre une jeune analyste (Roselyne) avec une enfant en grande difficulté, chercher et trouver les voies d’une reprise du développement, le contact et un devenir sujet dans le monde des autres.
Un an après, ou deux ans, je ne me souviens plus, Roselyne Lefort avait tout bétonné et tout expliqué par la théorie de Lacan. Tout devenait clair et tout cadrait dans une structure théorique. Ce fut mortel. Mortel d’ennui d’abord, et mortel pour la pensée.

LA VIE EXCEDE TOUTE THEORIE
IL EST IMPORTANT D’EVITER L’USAGE DU SITE DE DIEU
Vous pouvez à ce sujet vous référer aux travaux de Loup Verlet.

Plus modestement, comment « penser » avec de la théorie, ou plutôt comment alimenter notre pensée théorique, dont nous avons besoin, sans pour autant bétonner ? D’abord en ayant bien clair à l’esprit ceci : le moindre fait, le moindre geste, la moindre proposition d’un vivant, d’un humain, déborde et excède n’importe quelle interprétation théorique qu’on peut en faire. Aucune théorie analytique ou même anthropologique n’épuise une séquence de vie. Celle-ci est toujours plus riche que la structure mentale qui essaie d’en rendre compte. C’est ce que je disais les autres années en proposant la formule : « Il n’y a pas de rapport théorique ».
J’ai retrouvé chez Bion, dans un vieux texte ceci, (in L’attention et l’Interprétation, chapitre « Contenant et contenu », p.130) :

« Aucune des théories que je connais ne « contient » les « faits » dont j’attends des éclaircissements. Mes « faits » se défendent du cadre de définition et de théorie que je cherche à ériger autour d’eux. Le patient qui passe à l’acte ne peut pas être « contenu » au sein de formulations existantes.
C’est là une caractéristique du domaine mental : ce domaine ne peut être contenu dans le cadre de la théorie psychanalytique. Est-ce là le signe d’une théorie défectueuse, ou le signe que les psychanalystes ne comprennent pas que la psychanalyse ne peut être contenue de façon permanente au sein des définitions qu’elle utilise ? Une observation valable consisterait à dire que la psychanalyse ne peut pas « contenir » le domaine mental parce qu’elle n’est pas un « contenant »mais une « sonde ». »

Ensuite il introduit ses propres formalisations de contenant et de contenu…
C’est en quelque sorte ce que Lacan voulait signifier par sa formule selon laquelle on ne pouvait que « mi-dire » la vérité. Voilà du polyglottisme en perspective !
Mais il a néanmoins prévu, dans sa théorie le fait du mi-dire, de façon à ce que ce qui choit de la possibilité du dire reste à l’intérieur du cadre imposé par sa théorie.
L’ouverture de « fenêtres théoriques » ne veut pas dire un rabattement d’une théorie sur une pratique, ni le fait que le cas exposé se réduit à la problématique théorique. C’est une occasion de discussion pour relier, autant que faire se peut, différents points de vue. Ni plus ni moins.
Je préfère parler en termes de « point de vue » plutôt que de « sonde », quoi qu’en dise Bion. Il évoque aussi cette expression, mais elle ne lui plait pas parce qu’il veut évacuer tout terme qui se réfère au sensoriel, tel que la vue par exemple. C’est là où commence sa folie spécifique, que je ne suis pas obligée de valider.
Il y a une grande similitude entre Lacan et Bion. Ils sont fous de la même façon, et Bion est à Mélanie Klein ce que Lacan est à Freud. L’un et l’autre ont amputé leurs maîtres de leur fantaisie pour n’utiliser que les parties qui se laissent manipuler dans leurs formalisations personnelles. Ils ont ouvert des fenêtres qui ont permis de voir ce qu’on ne voyait pas d’emblée, mais ils ont oublié de prévoir des portes à leur édifice.
Donc « Courage fuyons… par des portes-fenêtres ! »
En revanche chaque « théorie » invoquée, ainsi que le recours à un point de vue plutôt qu’à un autre, correspond aussi à une sensibilité subjective de l’analyste à tel ou tel moment de son parcours, ce que l’aspect abstrait des formalisations escamote.
On est là au centre du problème et vous voyez qu’il n’est pas nouveau.

INTERPRETATION SATUREE ET POLYGLOTTISME
Antonino Ferro invite les analystes à user « d’interprétations non saturées ». J’aime bien cette expression. Non saturées, cela veut dire qu’il y a d’autres sens possibles, des ouvertures vers d’autres mondes de pensée que celle qui guide à un moment donnée l’écoute de l’analyste.
Cette tendance à faire des interprétations « saturées », même si on ne les énonce pas, n’est pas réservé aux analystes soumis à un dogme. On pense aux lacaniens ou aux freudiens orthodoxes ou encore aux kleiniens, mais ils ne sont pas les seuls.
Les moins dogmatiques n’y échappent pas, ni surtout tous ceux qui prétendent « ne pas faire de la théorie ». Leur théorie est implicitement celle de l’enfance malheureuse ou de l’impact de l’agir des parents sur les enfants. Par exemple, le recours exclusif et systématique au passé traumatique ou à l’enfance malheureuse, comme au trauma trans-générationnel, peut être aussi enfermant qu’une théorie dure. Parce qu’il y a tout autant de « pensée unique » à l’œuvre quand on réduit quelqu’un à son passé traumatique que lorsqu’on le coince dans une structure. Toute croyance en un seul plan causal induit des interprétations saturées.
Je me méfie donc des thérapeutes qui se prétendent « sans théorie ». Ils en ont une, même si elle est implicite. Leur théorie est encore plus contraignante parce qu’elle se superpose à une surestimation de la force du malheur et elle laisse peu de chances à une autre pensée. Songez aux recherches systématiques concernant les maltraitances, comme s’il n’y avait que ça pour rendre fou. Ces théories implicites sont parfois plus coriaces à déloger que celles qui se montrent dans leur structure intellectuelle. Quand je dis « à déloger », je ne dis pas qu’elles soient fausses, mais elles doivent être délogées en tant que référent unique, qui ne permet pas au patient de trouver sa propre narration mythique.
Nous sommes arrivés à un moment où il est indispensable de pouvoir penser avec des références multiples, avec l’intégration de plusieurs points de vue, bien qu’on ne puisse se référer qu’à un seul à la fois. Donc une fois de plus, je vous invite à ouvrir d’autres fenêtres et à apporter vos réflexions, issues de votre pratique.
D’où mon idée de polyglottisme pour mettre en lumière les déhiscences entre les différentes langues théoriques, les différentes croyances, les différents axes ou vertex de référence.

Revenons au cas concret de Monsieur L comme « mon » point de départ.
J’ai pensé après-coup qu’il y avait deux moments saillants dans son histoire : d’un côté son passé « politique » qui incluait sa folie d’enfance, et de l’autre l’éclatement de sa maladie au moment où la guerre s’est terminée. Il est devenu malade quand le danger extérieur a cessé de mobiliser son attention. C’est alors qu’il a été rattrapé par ses démons intérieurs. Tout cela peut se concevoir aussi comme des effets d’intrication de traumas actuels et de traumas transgénérationnels.
Le fait que ses analystes précédents n’aient pas prêté une attention suffisante à ce passé traumatique va dans le sens de ces deux moments forts.
Une autre question vient apporter un doute sur une causalité purement historique, et cette question déborde largement le cas de Monsieur L.
Je me suis toujours demandé pourquoi certains deviennent fous et d’autres pas, à partir des mêmes traumas par exemple. On ne peut pas faire l’impasse sur l’état psychique de celui ou de celle à qui cela arrive. Ainsi j’ai eu l’impression qu’au travers de la « complicité » apparemment politique et humaine qui existait entre Monsieur L et moi, il s’était joué un processus d’une tout autre nature. Je ne suis pas sûre que nous étions tout le temps deux adultes en présence. Je dirais que, parallèlement aux échanges des deux protagonistes « adultes », une transformation plus « archaïque » s’est opérée. Je pense qu’il y a eu une sorte de maillage en profondeur qui a eu lieu à un niveau narcissique primaire, comme la construction d’un socle narcissique qui a permis d’intégrer les expériences ultérieures.
On pourrait dire encore autrement qu’il avait rattrapé, à partir de son lien avec moi, ce qui n’avait jamais pu s’intérioriser auparavant. Comme s’il avait souffert, bien avant les faits traumatiques, d’un manque de barrière psychique contre l’excès d’angoisse, et ce, malgré l’apaisement que lui procurait la fréquentation de ses analystes. On pourrait dire qu’il y avait eu, avec les analystes qui lui ont fait du bien, un contenant rassurant mais pas de lien symbiotique, et donc aucun passage vers une problématique véritablement transférentielle.
On pourrait dans ce cas parler également d’« attachement » pour dire vite, mais justement la question se pose de savoir s’il s’agissait de contenant, de lien symbiotique, d’empathie ou de re-territorialisation.
Sans oublier son attente d’un événement.
Une première hypothèse : est-ce qu’un événement n’est pas d’abord l’expérience psychique d’une catastrophe ? Catastrophe au sens de Renée Thom : une discontinuité radicale, donc une séparation intrapsychique que l’on intègre, que l’on ne peut intégrer cependant qu’à la condition d’être en lien avec l’analyste contenant.
Comme vous voyez, on entre tout doucement dans la problématique de la symbiose et de la séparation.

En termes lacaniens, on parlerait ici plus volontiers « d’aliénation et de séparation ». Il est évident que la notion d’aliénation ouvre d’autres perspectives, mais elle ne permet pas d’aborder des réflexions qui ont trait à la régression que suppose la mise en jeu de la symbiose.

Au-delà de l’aspect visible d’une analyse, se posent les problèmes de savoir avec quel idiome on rend compte des liens qui ont été opérants. Et d’abord de la différence, que l’on admet ou pas, entre ce qui se passe du côté de l’analyste et ce qui se passe du côté du patient. Il y a d’une part ce que l’analysant a vécu sur le plan conscient et inconscient, et quel trajet cela lui a permis de parcourir, et d’autre part ce que l’analyste a pu en entendre. Ce qu’il a fait à son insu, quelle que soit sa théorie de référence et ce que sa théorie de référence lui a permis de comprendre explicitement. C’est bien ce que suggérait Ferro quand il disait « quel que soit son « idiome » ». Il y a fort à parier qu’analysant et analyste ne feraient pas la même narration concernant une analyse. Il y aurait sans doute, et dans le meilleur des cas, des points de contact concernant des moments « forts », ces événements tant recherchés par Monsieur L.
Je pense que c’est cette inconnue – car c’est une inconnue de taille – que représente la « théorisation » de son analyse par l’analysant, qui avait intéressé Lacan lorsqu’il a inventé la passe. Le dispositif de la passe devait recueillir ces narrations inconnues de l’analysant dans l’après-coup d’une analyse. Lacan se doutait bien qu’elles ne devaient pas correspondre à ses propres vues… Encore fallait-il que ces témoignages puissent être recueillis dans des lieux protégés de toute institution, être à l’abri des représailles de l’institution, et que les acteurs de cette expérience puissent la faire sans peur de l’hérésie, ce qui n’a jamais été le cas. Et aujourd’hui encore moins qu’hier. N’oublions pas que cette procédure de la passe n’est pas finie et qu’il y a encore de par le monde des milliers d’analystes qui s’y soumettent!

Je vais donc ouvrir une deuxième fenêtre. Plusieurs termes pourraient convenir.

2° FENETRE : CONTENANT, SYMBIOSE, LIEN ET EMPATHIE
On pourrait l’intituler « Le contenant nécessaire mais pas suffisant». Elle part de ce constat, fait par Monsieur L : « L’analyse m’a sauvé la vie, elle ne m’a pas guéri » et « Chaque fois que j’étais dans la proximité d’un analyste ou d’un psychiatre (sauf pour les électrochocs), je me sentais mieux, mon angoisse disparaissait, mais ça ne durait pas. » « Ce qui me faisait du bien, c’est quand l’analyste était « ein Mensch ». » Mais là encore ça ne durait pas. Il y a eu beaucoup de variantes de cet énoncé de base.
Je commence donc par la notion de contenant, c’est juste une fenêtre, n’oubliez pas qu’il y en aura d’autres, donc ce n’est pas le seul point de vue sur cette analyse. Dans la notion de contenant, il y a plusieurs choses, et on l’utilise souvent à la place du holding winnicottien ou encore, on confond le lien à l’analyste avec l’attachement au « cadre » et à la fonction de contenant de celui-ci comme un ensemble. A ceci j’ajouterai encore la notion deleuzienne de « territorialisation » qui joue un grand rôle dans la dynamique du contenant. Il n’est pas toujours facile de faire des différences…
Mais d’abord un petit déblayage :

Territorialisation, champs et lien.

1) Le Holding (portage) dont parle Winnicott.
Dans certaines analyses, on passe un temps fou à« porter », au détriment de tout autre type de travail analytique, parce qu’il faut établir une relation de confiance avant la possibilité d’un lien. Mais certains patients ne peuvent même pas accepter de se laisser porter par l’analyste en tant que personne, avec un corps et une psyché singulière, ils trouvent asile et refuge dans le lieu, ils investissent un territoire et ne peuvent que s’attacher à du non-humain, bien qu’humanisé par la proximité du thérapeute. Il y a ainsi des territoires mixtes correspondant à des investissements très primitifs ou très fragmentés. Ensuite seulement, après avoir été apprivoisés par lieu, ils peuvent établir un lien avec la personne de l’analyste. Dès la territorialisation, on peut d’une certaine façon déjà parler d’un contenant, a minima. Je pense qu’il s’agit d’un contenant de prothèse, comme il y a des activités d’auto-agrippement.
Le holding est une des façons d’offrir un contenant, sans que cela garantisse pour autant un processus de transformation, mais souvent cela suffit pour qu’une transformation s’ébauche. Dans le cas de Monsieur L, on peut imaginer qu’il avait trouvé du holding chez le premier analyste qui le recevait tous les jours quand il allait mal, mais qu’il n’a pas eu des outils de pensée (il est quand même important d’en posséder quelques-uns) pour faire un minimum d’interprétation. C’est pour cela que ça ne suffit pas de porter seulement. Il faut que le patient puisse emporter et symboliser ce qu’il a reçu.
2) Toute différente est la notion de lien. C’est une dynamique inter-psychique avec un effet intrapsychique.
On peut distinguer deux modalités correspondant à des moments psychiques différents :
L’une comporte la régression à la symbiose et à la dépendance. L’analyste fait le travail équivalent à la rêverie maternelle. Il y a une différence selon que l’on suppose l’appareil psychique ouvert ou fermé. Si on le pense fermé, c’est-à-dire constitué, l’autre est un autre, et l’on peut parler en termes de relation d’objet – même si on n’utilise pas ce langage -, on est dans du connu.
Si on suppose que l’appareil psychique est resté ouvert, il n’est pas constitué, l’autre n’est pas un autre séparé (enfin, partiellement) et les interprétations verbales restent sans effet, parce qu’il n’y a pas de lieu où celle-ci peuvent s’inscrire. Dans ce cas, l’analyste devra prêter son appareil psychique pour une « transformation », dans le ici et maintenant des mouvements affectifs et pulsionnels de l’analysant. Je reviendrai plus particulièrement sur cet aspect du lien à partir de Bion et d’Antonino Ferro que j’ai déjà cités. Car pour Bion c’est cette activité transformatrice qu’il appelle le contenant.
Ces deux présupposés impliquent un travail qui tient compte de la régression.
L’autre modalité du lien ne se situe pas au niveau régressif. Le lien est vécu entre deux contemporains, ce qui implique simplement une empathie suffisante de la part de l’analyste pour que l’échange puisse se situer au bon niveau et qu’il prenne « la bonne distance » par rapport au patient.
C’est-à-dire que l’on ne va pas systématiquement dans les zones archaïques, l’affaire se joue entre deux adultes. Même si de l’infantile apparaît, le langage est l’instrument et le véhicule du lien. Tout cela fait partie du lien.
Le transfert à proprement parler relève d’une répétition névrotique ou traumatique. Comme je l’ai déjà commenté les autres années, je fais une différence entre transfert et lien pour bien marquer le fait que le lien ne s’interprète pas mais qu’il se vit, et que le transfert appartient strictement à ce qui peut entrer dans l’aire de l’interprétable. C’est un concept analytique et il n’a pas de sens en-dehors du cadre de l’analyse. On voit bien que l’interprétable dépend de la théorie de référence.
Toutes ces différences sont évidemment des vues de l’esprit et servent simplement à nous aider à penser nos pratiques.
Je reprends donc la notion assez vague mais très utile de « contenant ».
Je vais d’abord tourner autour. Ensuite j’en donnerai la définition la plus « stricte » qui appartient à Bion mais qui a, depuis, pris des acceptions plus variées. Il est arrivé à cette notion de contenant la même chose qu’à la notion de transfert.
Pour ma part, je pense que le contenant, c’est d’abord la psyché de l’analyste, mais qu’on peut y ajouter le cadre. C’est la psyché de l’analyste à la condition qu’il veuille bien la mettre au service du patient, ce qui est loin d’être le cas pour tous les analystes et aussi pour tous les patients. Ces derniers, quand ils sont trop « phobiques » ou trop persécutés, ne peuvent pas utiliser la proximité de l’analyste en tant que corps vivant et se lier à lui comme à une singularité. Ils se logent dans le cadre d’abord. Ils utilisent le bureau, les environs, le quartier, le bistro du coin. C’est donc l’ensemble, l’analyste et l’environnement non-humain, humanisé par la présence de l’analyste, qui seront le contenant. Il n’y a pas véritablement de distinction d’une intériorité.
Le cadre est un contenant nécessaire mais pas suffisant, car il y faut la relation symbiotique qui n’est pas seulement un contenant externe, mais une relation dynamique entre deux organismes qui implique une interdépendance psychique non symétrique où la psyché de l’analyste fonctionne comme une matrice à penser. Quand je dis penser, j’entends aussi sentir, visualiser, éprouver et pas seulement penser en mots. Cela reproduit en fait les conditions nécessaires mais pas suffisantes au développement psychique de l’enfant. Pour cela, nous savons  qu’il faut un état suffisamment bon de la mère, ou son tenant lieu, une présence tierce, etc.
D’où l’on peut conclure qu’il faut aussi, dans le cadre de l’analyse, que l’état de l’analyste soit aussi suffisamment bon, et que l’analyste s’y prête.
Mais d’abord, pour qu’il y ait possibilité d’accès à certaines zones psychiques du patient, il faut que l’analyste soit capable d’empathie, même s’il n’a pas les concepts pour penser ce qu’il sent.
L’empathie est une condition élémentaire pour qu’une analyse puisse avoir lieu.

L’AUTISME DE L’ANALYSTE
Quel que soit l’idiome de l’analyste, il se passe toujours un tas de choses en « dessous » des mots prononcés et des catégories de pensées. Il y a tant de choses qui nous échappent, et qui font bien ou mal tourner une cure. La seule véritable entrave est la partie autistique de l’analyste. Ici, vous pouvez voir « mon idiome » à l’œuvre. Contrairement à ce que prétendent encore beaucoup, je pense que l’autisme n’est pas une structure pure qui s’opposerait à la structure névrotique. Je n’ai pas une vision structuraliste des désordres de l’âme, ni même du cerveau. Je ne pense pas qu’il y ait une structure unique de l’autiste. Je pense qu’il y a un continuum de l’autisme. Je renvoie ici aux livres de Temple Grandin dont j’ai déjà parlé aux séminaires des années précédentes, Ma vie d’autiste et Penser en Images. Elle n’est d’ailleurs pas la seule à penser en termes de continuum d’autisme, aujourd’hui beaucoup d’analystes l’admettent également. Bien sûr, il y a les grands autistes, et le plus souvent quand on parle d’autisme, c’est à eux que l’on se réfère. Mais chez bon nombre de « névrosés », on peut rencontrer des zones d’autisme, ce qui ne les n’empêche pas de vivre ni de comprendre beaucoup de choses. C’est cependant un handicap dans l’empathie et l’établissement de liens non verbaux avec l’autre, le semblable. Donc pour un analyste, c’est un grave empêchement dans sa pratique. Les analystes qui souffrent de trop d’autisme ne seront pas en état d’aller dans des zones non verbales, la part muette de l’autre, ni d’établir et de supporter les liens symbiotiques parfois non contournables pour qu’une analyse puisse avoir lieu. Quelle que soit la langue de l’analyste, même si elle ne donne aucune place à la notion de symbiose comme nécessaire dans la cure, le lien symbiotique peut être vécu. On sera étonné de voir combien le lien qui se joue entre les deux protagonistes n’est finalement pas (totalement) assujetti aux références conscientes de l’analyste. Tant mieux. Et à l’inverse, l’analyste peut avoir dans sa mallette théorique l’obligation de tenir compte des aspects régressifs du transfert, et s’il est autiste, il sera incapable de faire face à ses obligations avec toute l’implication personnelle que cela demande.

Comment peut-on avoir accès à cet univers mental chez l’adulte en analyse ? En supposant que tout est toujours là, que tous les niveaux sont toujours présents si l’on sait débusquer, au travers des récits du quotidien, les tensions et les affects très primitifs. Cela ne se donne pas nécessairement à lire au travers d’un pathos manifestement « archaïque ». Cela se passe avec ce que Ferro appelle des « micro-transformations » en séance. Chaque fois qu’un patient part dans un état psychique meilleur que quand il est arrivé, c’est qu’une micro transformation a eu lieu. Les micro-transformations sont toujours issues de quelque chose du ici et maintenant, elle sont cependant fragiles si l’analyste ne fait pas le travail de les penser et de les réunir. Mais elles peuvent avoir lieu, quelle que soit l’appartenance théorique de l’analyste.

«Il est fondamental que la psyché de l’analyste accueille et transforme, sur l’instant, les angoisses du patient ; peu importe ce que la propre théorie de l’analyste énonce à ce propos : ce qui importe, c’est ce que l’analyste fait réellement du point de vue des micro-transformations en séance, quoi qu’il s’imagine faire, ou quel que soit l’idiome dans lequel il croit le faire. » (A. Ferro, p.30)

Ferro est assez fort quand il dit que cela peut se faire « quel que soit l’idiome dans lequel » l’analyste pense, ou encore quel que soit son « vertex d’écoute » -c’est ainsi qu’il appelle le référent théorique de l’arrière-plan. Plus loin, il parlera de la « culture interprétative utilisée ». Mais il y a des cultures qui interdisent à l’analyste de fonctionner comme « contenant », soit que l’analyste ne donne pas prise à cette utilisation de sa psyché, soit que la séance est trop courte, soit que la part autiste soit trop importante et empêche, par son propre fonctionnement trop intellectuel, toute fonction contenante.
Finalement, A. Ferro fait avec ses mots à lui la distinction que je faisais entre « lien » et « transfert ». Le lien est ce qui relie deux humains, l’un pouvant « contenir «  les angoisses de l’autre, lui offrir asile en quelque sorte, et le transfert est ce qui peut être interprétable avec les concepts de l’analyse, qui se réfèrent à la « répétition » ou à un vertex quelconque.
Je vais terminer sur deux citations de Bion dont je parlerai plus longuement la prochaine fois, car on est loin d’avoir épuisé le sujet de la symbiose et ou du contenant.

« Le nouveau-né est un être très démuni non viable sans la symbiose. »

Est-ce que cela doit se rejouer dans chaque analyse ? Est-ce que l’infans est présent dans chaque cure ? J’aurais, dans un premier mouvement, tendance à répondre non. Mais n’anticipons pas, car que veut dire re-jouer ? Ne pourrait-on pas, a contrario, prétendre qu’il n’y a pas de passé pour la vie psychique inconsciente, que tout est toujours au présent ? Sans que pour autant cela se superpose à la « répétition » du même. Le temps vécu comme passé-présent-avenir est une construction qui nécessite une certaine constitution du Moi. Faute de quoi, peut-on seulement parler du passé et du présent comme distincts ? J’indique une autre voie de recherche qui est l’idée d’un analyste américain d’origine allemande – comme Monsieur L -, Hans Löwald. Il s’intéresse aussi aux pathologies qui se situent avant la constitution du Moi.
Voici la deuxième citation de Bion, sur laquelle je conclue pour aujourd’hui :
« Pour pouvoir se séparer il faut intérioriser la non séparation, c’est-à-dire le lien ».