Création et créativité

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L’enfant, l’artiste et le psychanalyste

Ce texte est la retranscription d’une conférence prononcée à Sao Paulo en juin 2014.

Depuis les débuts de la psychanalyse, deux courants ont coexisté et continuent à susciter des divergences parmi les analystes. Parfois ils ont évolué ensemble, parfois ils se sont combattus.

Un courant de libération — voire d’insoumission — encourageant le désir et les manifestations subjectives et créatrices, et un autre, plus orienté vers une intégration sociale et vers la normalisation. On a pu leur donner des noms différents. Le premier s’est manifesté par la critique des préjugés d’une éducation bourgeoise, par l’invitation à s’exprimer librement sur ses désirs et la possibilité de les réaliser, sur la sexualité, la levée des inhibitions… Le deuxième courant donnait le primat au prix à payer à la civilisation, en faveur des renoncements nécessaires et inhérents à la condition humaine.

Ils ont coexisté tout au long de l’élaboration de Freud, coexistence qui s’est exprimée entre autres par l’intrication des deux pulsions opposées, la Pulsion de Vie et la Pulsion de Mort. Ainsi, cette dernière a été quasi éliminée des discussions cliniques dans la tradition des Anglo-saxons. Pour Winnicott par exemple, la Pulsion de Mort paraît inutile !… Je ne compte pas retracer ici toute l’histoire de la psychanalyse, mais seulement souligner que les chemins de ces courants n’ont pas toujours été parallèles, la visée de libération a pu parfois se désolidariser de l’autre tendance, au point d’être mise à l’écart au profit de celle, plus « sévère », traquant jusqu’à la nausée les méfaits de la jouissance. Cette tendance a pu promouvoir une pratique plus éducative qu’analytique au nom de la sacro-sainte castration.

Il est incontestable que Freud a d’abord été un libérateur. Un libérateur face aux mœurs de son époque. Dans Malaise dans la Civilisation il a même parlé d’une « poussée de liberté ». Certains individus auraient, selon Freud, enracinée en eux cette poussée de liberté, irréductible aux exigences de la culture. Il l’a appelée « Freiheitsdrang ».

Aujourd’hui, et j’en ai souvent parlé, on entend de toutes parts le grand lamento sur la mort du père symbolique et les malheurs du sujet post-moderne. Beaucoup d’analystes se sont enfermés dans un discours qui tourne en rond, à répéter chacun de son point de vue le discours de leur maître. Tant d’énergie dépensée à ne rien vouloir, ou pouvoir, créer !

Je ne m’appesantirai pas sur ces questions, je voudrais seulement signaler d’entrée de jeu la permanence de la lutte entre ces deux tendances qui continuent, aujourd’hui encore, à se combattre au sein d’une même discipline.

Comme une grande partie des analystes semble avoir oublié le courant libérateur de la psychanalyse pour devenir normatifs, prônant à tout bout de champ la nécessité de la castration dans notre monde, devenu selon eux trop permissif et donc pervers, je propose un abord décentré.

Je vais donc quitter la scène des lamentations pour aborder le sujet par le biais de la création et de la créativité.

La créativité et la création sont au cœur de notre pratique, l’une et l’autre sont le moteur de la vie et des facteurs de guérison les plus efficaces.

Les effets thérapeutiques de l’analyse sont largement attribuables à ces effets de l’ouverture, de la libération de la pensée, et donc d’une désaliénation. Les analystes se perdent en considérations absconses sur la pureté de l’analyse et sa fin. Or nous avons rarement affaire à une demande d’analyse « pure » qui se conclurait idéalement par la castration ! Cette question de la pureté de l’analyse est un problème des analystes, elle est même le symptôme de leurs adhérences dogmatiques. Le plus souvent les patients veulent tout simplement aller mieux… Vivre mieux et jouir, oui, j’ai bien dit jouir, de leur créativité dans la vie.

Par ailleurs, il est rare qu’on ne bute pas tôt ou tard sur la question de la liberté et de ses limitations.

Il ne s’agit pas d’une liberté abstraite, mais d’un désir de vivre plus librement par rapport aux contraintes imposées, de la part des parents, de la société, du travail, de tout ce qui est déjà institué. La place des exigences du Surmoi y est centrale et reste liée aux contraintes qu’impose le symptôme. Le symptôme étant souvent l’expression même d’un conflit entre les désirs inconscients du sujet et les contraintes de son environnement et des répétitions des contraintes ancestrales. A quoi j’ajoute aujourd’hui les exigences de plus en plus violentes de la société de contrôle.

Et c’est dans cette optique que me vient toujours à l’esprit la phrase de Spinoza qui énonce que le but de la vie consiste à « augmenter la puissance d’agir et diminuer la puissance de pâtir. » Je l’ai déjà citée vingt fois, et je recommencerai !

Il me semble que Spinoza résume ce que tout un chacun demande à l’analyse, quel que soit le motif de la consultation. Chacun demande en somme une vie « meilleure » et une plus grande puissance d’agir. Le problème est que nous rencontrons des résistances, et la pire de toutes est la répétition. On ne peut donc pas éluder l’approche purement analytique, car il n’y a que la psychanalyse qui donne sa juste place à la répétition, cette dernière se manifestant de préférence dans le transfert. Je me répète mais c’est important : non seulement la psychanalyse donne à la répétition sa juste place, mais elle seule permet de la traiter au travers de la relation transférentielle. Ceci est un argument de taille en faveur de la psychanalyse. Nul besoin d’aller chercher du côté de la psychanalyse « pure ». Nous avons à traiter ce paradoxe : la compulsion de répétition est à la fois la marque d’une existence, son style même, et l’entrave à une vie meilleure. La répétition est notre outil de travail et notre limite. Ce qui s’oppose à la répétition est le flux de vie qui ouvre vers le nouveau et la création, à condition de le reconnaître, puis de le rendre possible. L’art libère, l’œuvre d’art est toujours un appel d’air et de liberté. Ce qui s’oppose au nouveau, c’est la « névrose » et la pesanteur de la répétition. On peut alors évoquer, restant classique, la Pulsion de Mort, à quoi s’ajoutent pour le créateur les limitations qu’impose la réalité.

Même si tous les psychanalystes ne souhaitent pas adapter ni normaliser à l’excès leurs patients, ils ne peuvent laisser de côté les exigences du Principe de Réalité. Le tout est de savoir comment et ce que l’on entend par là. Une révolte au nom d’une vie meilleure peut apparemment nier le Principe de Réalité… Mais la Réalité de qui ? Du capitaliste qui va à l’encontre de la réalité de celui qui est exploité ? Le plus souvent on fait un usage idéologique de la notion de réalité qui a peu à voir avec ce qu’on entend en analyse par Principe de Réalité. Même les psychanalystes font cette confusion regrettable. Le Principe de Réalité en analyse ne prend sa place que par rapport au Principe de Plaisir, ce dernier étant le seul en place au début de la vie… Parlant de création et d’art, l’opposition, voire la coexistence de ces deux Principes, est insuffisante à mes yeux. Je propose d’ajouter aux deux précédents un troisième Principe : le « Principe de Conception. »

L’artiste est souvent la figure qui représente idéalement la liberté de réaliser son désir. Il ne s’agit pas de n’importe quelle liberté, mais d’une vie au service d’un désir particulier. Il reste cette liberté de l’artiste de se vouer à l’activité de son choix, enviable et enviée, même si elle s’accompagne de bien des renoncements. A quoi s’ajoute le mythe de « la vie d’artiste ». Je dis mythe parce que la vie d’artiste est souvent très contraignante. Avant d’aller plus loin, je voudrais raconter le fragment d’analyse d’une jeune femme qui « voulait être artiste. »

CAS CLINIQUE 1

« Je suis une artiste. » C’est une jeune femme dont le mari est mort depuis un an, la laissant seule avec des enfants en bas âge. Elle a appris très tard la maladie de son mari, qui l’ignorait lui-même. Elle avait des parents assez aisés et c’est avec leur aide financière qu’elle a commencé son analyse. Ils l’aidaient mais lui faisaient comprendre qu’il fallait qu’elle se dépêche de gagner sa vie. Son mari avait eu un métier qui lui permettait de bien gagner sa vie et comme ses enfants étaient très jeunes et se suivaient de peu, elle avait cessé de travailler pour s’occuper d’eux. Mais elle avait des projets personnels importants.

Elle avait un frère plus jeune de deux ans avec qui elle était dans une grande rivalité, la mère préférant de toute évidence le garçon. Elle disait qu’elle n’était pas jalouse, mais tout prouvait le contraire. Il y avait de bonnes raisons à cela. La préférence était patente pour le garçon de la part du père également. Elle avait eu l’intention de se séparer de son mari mais l’irruption de la maladie l’en avait empêchée. Elle était triste de sa mort, mais ce n’est pas exclusivement ce deuil qui l’avait fait entreprendre une analyse. C’était sa difficulté à vivre sa vie d’artiste.

C’était une très belle femme et elle avait du succès auprès des hommes, qu’elle ne boudait pas. Elle aimait sortir, faire l’amour, fréquentait essentiellement des artistes, était intéressée par la musique, la peinture moderne, les installations, et le cinéma d’auteur. Elle était cultivée et lisait beaucoup.

Nos rapports ont été bons dès le début, elle était confiante et je pensais pouvoir l’aider à se sortir et de son deuil et de sa rivalité déniée avec son frère, et surtout à trouver une place dans la vie.

Trouver une place dans la vie c’était, pour commencer, trouver un logement à Paris pour elle et ses fils. Elle n’avait pas les garanties suffisantes puisqu’elle n’avait pas de revenus réguliers. Pendant les premières années, ces difficultés matérielles ont occupé le plus clair de ses séances. Ainsi que ses difficultés avec ses fils grandissants, qui se montraient très rebelles. Puis, peu à peu, très lentement, elle s’est mise à parler d’elle. Et de son découragement de s’en sortir et d’avoir une vie à elle. Elle me racontait ses crises de désespoir, le soir, les enfants couchés. Et puis ses crises de désespoir ont envahi ses séances. Elle arrivait, s’allongeait sur le divan et commençait à crier, à hurler, « Je n’en peux plus, je n’en peux plus ! » Ce n’était pas de l’angoisse, c’était des crises de désespoir.

Je n’ai pas d’autre mot pour désigner ses états. Elle désespérait de pouvoir un jour s’en sortir. Elle avait du mal à trouver du temps pour faire ses projets de film, elle était tout le temps fatiguée et ne voyait pas d’avenir. Elle ramait pour très peu d’argent, jamais suffisant, et elle se plaignait de l’incompréhension des hommes, plus particulièrement de son homme du moment. Car malgré son deuil elle avait très vite eu des amants. La tentation est grande de parler d’hystérie… Elle avait un ami, un amant, leurs rapports étaient passionnels, il buvait, l’insultait et l’instant d’après lui jurait son amour éternel. Elle passait son temps à se séparer, à rompre, puis à le rappeler. Et tout recommençait. Je pensais à la belle formule de Lacan : « L’hystérique cherche un maître sur lequel régner ». Ses amants avaient toujours été des artistes connus, sans être des stars, mais quand même, connus. Elle était à l’ombre, elle n’était personne. Elle était toujours celle qu’on ne connaissait pas, qui était là comme « femme de… ». Là encore, je vous épargne la description de la lutte pour le phallus : ça n’a aucun intérêt. Une fois qu’on a montré qu’on pouvait accoler des catégories analytiques… on fait quoi ? On intervient en conséquence. Eh bien non, je ne voyais pas comment.

Elle avait donc ses crises de désespoir. Ce n’était pas des crises d’angoisse, c’étaient des explosions de désespoir parce qu’elle se sentait impuissante à changer le cours de sa vie. Une chose était sûre, ses crises étaient liées à sa condition de femme. Elle était allée voir un médecin qui lui avait prescrit un médicament à prendre pendant ses périodes de « femme »… En effet ses crises s’étaient atténuées. Mais au lieu d’avoir des crises, elle était devenue quérulente. Elle se disputait avec tout le monde, et se privait du peu de chances de trouver un travail satisfaisant. Avec moi, elle restait contenue mais n’hésitait pas, de plus en plus souvent, à me dire que l’analyse ne lui servait à rien sauf à avoir un endroit pour hurler sa misère et quelqu’un qui l’écoutait. Mais tout cela ne changeait rien, car rien ne bougeait. Elle remarquait que tout le monde autour d’elle finissait par trouver sa place, un minimum de reconnaissance professionnelle, et pas elle. Il émanait d’elle quelque chose de très noir. Avec le temps je commençais à appréhender sa venue. Je me sentais envahie par un sentiment d’impuissance. Et puis ses crises, médicament ou pas, avaient repris. Elle s’asseyait sur le divan, se mettait à hurler, à pleurer et à dire : « Je n’en peux plus je n’en peux plus ! » Oui, c’était plutôt érotisé, mais le tunnel dans lequel elle se trouvait était réel. Parfois c’était une toute petite fille qui implorait, « Aidez-moi… » Et je ne savais pas comment.

Ce régime a duré plusieurs années. Tout ce qui posait problème, tout ce qui la faisait souffrir semblait provenir du seul domaine de la réalité. Rien de sa vie psychique n’émergeait, hors l’immensité de son chagrin.

Son entourage la harcelait de plus en plus pour qu’elle subvienne à ses besoins, elle n’arrivait pas à trouver quelqu’un qui s’intéressait à son travail, on lui proposait seulement des emplois de technicienne, des petits boulots alimentaires. Elle hurlait : « Je ne veux pas, je ne veux pas faire ça, je suis une artiste, si j’accepte ces emplois je suis fichue, je ne pourrais plus faire mes recherches, ça ne se partage pas. Je suis une artiste, je suis une artiste. » C’était pathétique de la voir à ce point revendiquer un statut que personne ne lui reconnaissait. Pas même moi en mon for intérieur. C’était tellement excessif ! Et si loin de la réalité. Je la trouvais bien naïve, cette revendication d’être une artiste. Un idéal un peu enfantin. Qu’est-ce qu’elle entendait par là ? Une identité. Ne pas être la fille de son père, de sa mère, des êtres médiocres, sans idéal, sans vision d’un autre monde que le quotidien. Etre artiste pour elle c’était la vraie vie. Et son désespoir ne désarmait pas.

Un jour, suite à une autre crise, la nième du mois, je n’en pouvais plus. Je lui ai « parlé ». Je dis bien que je lui ai parlé, et pas interprété. Elle s’était assise sur le divan et criait ses revendications. J’avais pris ma tête entre mes mains, tout autant désespérée, et je lui ai dit : « Je sens vraiment votre désespoir, je ne sais plus quoi faire. Je me sens impuissante à vous venir en aide. »

Comme électrocutée, elle s’est arrêtée, le silence s’est fait, assez longtemps, et puis d’une voix presque douce, en tout cas tout à fait apaisée, elle m’a dit : « J’ai confiance en vous. Maintenant j’ai vraiment confiance. Ne me laissez pas tomber. »

Quelque chose avait subitement changé chez elle. Elle m’a dit peu à peu que de me voir désespérée lui avait donné la certitude que j’étais vraiment là, avec elle, comme une vraie personne et pas comme une professionnelle. A moins qu’elle ait entrevu la possibilité de « me perdre » ? Cela a représenté un tournant. Je pense que mon « désespoir » comme analyste a été un moment de vérité, où je me suis montrée en quelque sorte nue, sans les oripeaux de l’analyste. A partir de là elle ne s’est plus plainte, elle n’a plus fait la « malade » face à la « thérapeute » professionnelle. Nous étions à égalité, impuissantes et solidaires, et à partir de là, elle a pu se prendre en main. Non pas que sa vie matérielle se soit améliorée subitement, mais elle s’y prenait autrement. Son discours est devenu plus réflexif, elle arrivait pour la première fois à se demander en quoi elle était partie prenante dans ses échecs. Elle avait laissé tomber sa superbe de femme blessée par la vie. L’ouragan était passé. Cela avait duré des années. Et j’avais fini par reconnaître que sa revendication d’être une artiste était une demande qui m’était faite aussi. J’ai pris la mesure de sa solitude. Et sa solitude était une solitude d’artiste et non de femme (hystérique). J’ai compris que seulement son œuvre, ses productions personnelles, pouvaient la soigner. Et pour cela il fallait que ses « inventions de cinéaste » soient reconnues par ses pairs, reconnues pour entrer dans la communauté de ceux qu’elle admirait. Que seule une vraie fratrie, celle d’autres artistes, pouvait lui donner sa place, même modeste.

Elle a mis un terme à nos rencontres au moment d’une éclaircie. Elle a accepté un travail dans le monde du cinéma sans pour autant en faire comme réalisatrice. Cela lui a donné une assise. Elle considérait qu’elle n’était plus « malade », qu’elle avait tout simplement à faire face à la vie difficile. Elle est partie sur un constat, qu’il fallait maintenant qu’elle consacre tout son temps à devenir meilleure dans son art. A devenir active.

Après coup je me suis rendue compte qu’un processus silencieux de transformation avait eu lieu, et qu’il avait soutenu et rendu possible ma propre réaction.

Longtemps après son départ je recevais encore régulièrement des invitations pour ses projections. Je n’y allais que rarement, je crois que j’avais encore peur de la violence de sa demande. Elle était ravageuse, à la hauteur de son désir d’interposer entre elle et la mort ses créations reconnues par l’autre, comme états d’elle, sans elle. Séparés. Elle signait du nom de sa mère. Elle ne voulait pas être soumise au seul Principe de Réalité. La réalité de ses parents, de la société où règne la logique de l’utile. Elle ne voulait pas être « normale ». Ni normalisée. J’ai dû reconnaître que j’avais essayé moi aussi pendant tout un temps, sans me le dire, de la normaliser. Mine de rien. Et elle avait résisté. Non pas au nom d’une œuvre accomplie ni même en train de se faire, mais au nom d’une liberté pour créer.

J’arrête là cette histoire, bien qu’il y ait encore beaucoup à dire, notamment sur cette quête d’identité. Voulait-elle surtout s’exprimer en faisant du cinéma, ou voulait-elle faire du cinéma pour être une artiste, figure pour elle d’une vie libre et affranchie des idéaux familiaux et bourgeois qui l’avaient emprisonnée ? De son identité de femme orientale qui impliquait une vie soumise ? Son refus de la réalité commune ne signifiait pas un désir de fuite de la réalité, ni un retour au Principe de Plaisir, des objets hallucinés. Elle correspondait bien à ce que disait Freud de l’artiste, à savoir que l’artiste pouvait refuser le Principe de Réalité parce qu’il créait une autre réalité. Il reste à savoir si tant d’obstination et tant de souffrances ont produit un objet artistique à la hauteur de ses aspirations.

L’AUTRE REALITE

L’artiste est la figure par excellence qui refuse la soumission aux contraintes du principe de Réalité. En cela il s’approcherait de l’enfant, mais pour de toutes autres raisons. Freud disait que l’artiste était le seul à échapper à la soumission de ce Principe parce que l’artiste inventait « une autre réalité. » Quand l’homme ordinaire tente d’échapper à sa condition de soumission, il faut qu’il invente aussi une autre manière de vivre, qu’il devienne créatif, voire artiste de sa propre vie. N’est-ce pas ce désir qui sous-tend le désir de révolution, au-delà d’une pure recherche de justice sociale ?

L’artiste ne nie pas la réalité, mais il trouve un moyen d’échapper à ce qu’on essaye de lui faire prendre pour la seule réalité possible, alors que c’est une vision de la réalité imposée par un maître, pour le dire simplement. Il est normal que la question de la créativité intéresse le psychanalyste puisque tout le monde ne peut pas être artiste.

Une parenthèse : notre système a inventé une grosse saloperie, il a fabriqué une catégorie sociale, un travail, au service du système, qui s’appelle « les créatifs ». Ils sont payés pour inventer des slogans, rendre le marketing séduisant, trouver des moyens pour rendre la machine productive attrayante et rendre les objets les plus quelconques, les plus stupides, « désirables ». Le plus souvent ce sont des personnes intelligentes qui aiment l’aspect ludique de ce travail et ravalent leurs critiques du but mercantile de leur production parce que généralement ils sont bien payés.

Je ne m’occuperai pas de ces aspects caricaturaux et pervertis de la création et de la créativité. Mais je voulais les mentionner pour que l’on ne confonde pas tout.

L’autre figure, à côté de l’artiste, est celle de l’enfant. Par nature l’enfant est créatif. Il joue spontanément s’il n’est pas empêché. Lui aussi dans son jeu, il crée une autre réalité.

Je m’occuperai donc de l’enfant et de l’artiste. Et pour conclure je parlerai aussi de l’analyste. Car il a la tâche de rendre accessible à chacun une créativité vitale et, pour ce faire, il n’est pas absurde de postuler qu’il devrait être lui-même créatif, voire même créateur.

Que peut-on inclure dans ces catégories de la créativité et ou de la création ? Beaucoup a été écrit. Je fais un choix, forcément. 

L’enfant commence sa vie sous le seul règne du Principe de Plaisir, et avec le temps il doit faire place au Principe de Réalité, mais il lui échappe quand il joue. Ses histoires commencent souvent par : « On dirait que… » Il crée un monde à lui…

Ce qui m’a toujours frappée c’est qu’à cet âge, quand on leur demande pourquoi ils ont fait ceci ou cela — souvent une bêtise aux yeux du parent —, ils répondent « parce que ! » Ils ne donnent pas de motif ni de cause. « Parce que » signifie « parce que tel est mon désir ». Mais ça, ils ne savent pas le dire.

J’ai entendu quelqu’un raconter l’histoire suivante en parlant du peintre Soulages. Comme vous le savez il peint depuis de longues années exclusivement dans une palette de noirs. Lors d’une exposition un homme politique (Rocard) lui avait demandé : « Pourquoi le noir ? » Et Soulages lui a répondu : « Parce que ! » Parce que la cause n’est pas énonçable comme ça ! Parce qu’il y a de l’intime conviction, et que parfois on ne peut pas faire autrement. Et aussi parce que…

Voilà ce que seul un enfant aurait pu répondre à un représentant du pouvoir… Et un artiste.

S’agissant de l’artiste je parle de création, s’agissant de l’enfant je parle de créativité. Il y a du « jeu » dans un cas comme dans l’autre, de l’invention aussi. L’enfant aussi invente une « autre réalité », mais le parallèle s’arrête là.

Il indique aussi, sur le plan subjectif, la référence commune à ce que j’appellerai ici l’Intime conviction. Elle est commune au mathématicien, à l’artiste, à l’enfant et au délirant. L’artiste et l’enfant peuvent arriver à en douter, le fou plus rarement. Nous sommes là dans le rapport de la réalité et de la vérité. Où la réalité « inventée » devient création, jeu ou délire. Les frontières ne sont pas toujours certaines ! 

L’enfant

« L’autre réalité » de l’enfant est purement imaginaire et pour cette invention le recours au seul règne au Principe de Plaisir est suffisant. L’artiste qui crée une autre réalité ne peut se satisfaire du seul Principe de Plaisir. Je rappelle que Freud avait toujours soutenu l’importance du Principe de Plaisir même après l’entrée en jeu du Principe de Réalité, nécessaire dans toute croissance. Il avait dit : « Le principe de Plaisir est le garant de la vie », et je suis tout à fait d’accord avec cela. L’enfant apprend la vie en jouant, il est comme les petits animaux, mais il y a autre chose que la simple imitation ludique de l’adulte. L’enfant est obligé d’être créatif pour dépasser sa détresse première et son impuissance face au réel. C’est la fameuse Hilfslosigkeit dont parlait Freud.

L’artiste qui s’affronte au réel ne peut éviter l’épreuve de son impuissance, chaque fois renouvelée. Mais il œuvre pour la vie, la vie au-delà de la mort.

Se souvient-il de son impuissance première ? Sa force créatrice prend-elle sa source dans ces temps à jamais oubliés ? Nul ne peut l’affirmer.

Tout au début de sa vie, l’enfant est impuissant à fabriquer un objet qui le sauve, il est dépendant de l’Autre. Il échoue à atteindre une puissance d’agir, là où l’artiste fabrique, parfois dans la douleur, des objets nouveaux qui le relient au monde invisible de l’Autre.

Mais l’enfant dès qu’il le pourra, dès qu’il aura les moyens moteurs qui lui donnent le minimum d’autonomie, va inventer des objets et des espaces de jeu que nous appelons « transitionnels » et qui seront ses objets de consolation personnels. Ce sera son invention d’une autre réalité qui n’aura de valeur que pour lui. Cette autre réalité restera dans le domaine de sa subjectivité contrairement à l’objet d’art qui aura un sens pour d’autres que l’artiste. Ses objets transitionnels ne survivront pas à son enfance. Et il n’en aura plus besoin. La nature vient en aide à l’enfant le plus démuni parce qu’il grandit, et il grandit sans aucune aide. Il grandit tout seul, il est pris dans un processus qui le dépasse, et le plus souvent l’enfant sait qu’il va grandir. Le fait de grandir lui fera abandonner sans aucun travail de deuil ses objets trouvés-inventés, son autre réalité. Elle deviendra obsolète d’elle-même. Par le simple fait que le temps passe.

L’artiste

Tout autre est le destin de l’invention de l’artiste. Elle est censée lui survivre. C’est en principe le destin de l’œuvre d’art. Elle doit survivre et garder sa valeur pour d’autres que son créateur. C’est pourquoi l’artiste a besoin de reconnaissance de ses pairs, pas uniquement pour rassurer son narcissisme, mais parce que sa création doit avoir un sens pour d’autres que lui. L’œuvre aura un destin séparé. C’est cette différence qui est fondamentale entre la créativité et la création. L’œuvre entre dans une vie qu’elle partagera avec les œuvres d’autres créateurs. Mais le plus important n’est-ce pas que toute création d’adulte tend vers ce moment de séparation, où l’objet créé existe pour son compte et le créateur retrouve sa solitude inaugurale, et ceci répétitivement ?

Je tiens donc à répéter : l’artiste n’est pas un grand enfant créatif. Pour être créateur, artiste, il faut vraiment le vouloir et le vouloir par-dessus tout. C’est ce que raconte l’histoire de la jeune femme.

Encore une parenthèse : souvent on confond une activité « récréative » avec l’acte créateur. Grosse erreur. Erreur impardonnable. La création n’est pas une activité « récréative ». Je ne nie pas qu’avoir une activité créative fasse du bien. Et beaucoup de jeunes retraités, ou des femmes ayant élevé leurs enfants, se mettent à la peinture, au modelage, ou à la musique. Mais quel que soit le respect que cette recherche artistique mérite, cela reste une activité « récréative » et pas de l’art. Sauf quelques rares exceptions d’artistes tardifs.

Pourquoi mon insistance à différencier ces deux activités ?

La découverte de Winnicott par les analystes français a été un moment important. Elle a représenté une bouffée d’air frais dans l’ambiance empesée des analystes lacaniens et freudiens orthodoxes qui promenaient de par le monde un air de gravité, comme s’ils étaient tout le temps à veiller un mort. L’arrivée de Winnicott a été salutaire pour beaucoup. Mais il y a eu aussi des dommages collatéraux ! Du coup on a eu droit à la créativité à toutes les sauces. Et tout était rapporté à l’enfant qui joue et à l’objet transitionnel. Je pense que c’est une simplification abusive. Chez l’artiste la créativité peut être totalement absente, et si elle ne l’est pas, elle doit céder le plus souvent la place aux exigences de la création. Exigences venues d’un autre monde que celui de l’enfance.

L’enfant créatif, et même l’adulte simplement créatif, ne sont pas dans cette urgence à créer comme l’artiste.

Je suis tombée par hasard sur un texte d’André Malraux, je le cite :

« Pas un peintre n’est passé de ses dessins d’enfant à son œuvre. Les artistes ne viennent pas de leur enfance, mais de leur conflit avec des maturités étrangères : pas de leur monde informe, mais de la forme que d’autres ont imposée au monde. Jeunes, Michel-Ange, Le Greco, Rembrandt imitent ; Raphaël imite, et Poussin, et Vélasquez, et Goya ; Delacroix et Manet et Cézanne, et… Dès que les documents nous permettent de remonter à l’origine de l’œuvre d’un peintre, d’un sculpteur – de tout artiste – nous rencontrons non un rêve ou un cri plus tard ordonné, mais les rêves, les cris ou la sérénité d’un autre artiste. » (Les Voix du Silence, A. Malraux)

D’emblée Malraux pose la différence entre l’enfant créatif et l’artiste, l’œuvre d’art comme irréductible à la prolongation des dessins de l’enfant. Malraux dit l’essentiel de la place de l’art, son rapport à notre finitude. « L’art c’est la seule chose qui résiste à la mort. »

L’artiste adulte se mesure aux productions d’autres artistes. Il sort de sa famille pour entrer dans une autre collectivité, celle de ses pairs. Mais, comme l’enfant, il commence par imiter jusqu’à trouver son propre style. Il trouve ses maîtres, et un maître n’est pas le père. Il se mesure à des « maturités étrangères ». S’il y a en lui de l’enfant — parce que la création est une disposition qui en effet trouve sa source dans l’enfance —, c’est vers l’adulte futur qu’il tend et c’est cette maturité étrangère qu’il va chercher à imiter et à dépasser. Choisir un maître est un acte de liberté, car si nous ne sommes pas dans le champ de la religion mais dans celui de la création, un maître doit se quitter. Un maître est fait pour être quitté. Jamais un artiste ne choisira le parti de rester un imitateur. S’il le reste, c’est par impuissance à faire mieux.

Songez alors aux proclamations de fidélité idéologiques des analystes par rapport à leur maître ! On me dira que ce n’est pas la même chose… Non, ce n’est pas tout à fait la même chose. Mais malgré tout, quand on considère l’importance d’invention de nouvelles idées et l’importance de pouvoir continuer à faire des découvertes, on ne peut pas complètement évacuer le problème. Quelque chose ne va pas chez ces gens-là !

Donc la création n’est pas un jeu d’enfant, elle ne peut être soumise au Principe de Réalité, pas plus qu’elle ne peut être réduite au seul Principe de Plaisir.

Pour comprendre ce qui est à l’œuvre dans la création je pense que nous avons besoin de nous référer à un autre Principe organisateur que j’évoquais plus haut, et que je propose d’appeler : Principe de Conception.

Je vais faire un petit détour par la métapsychologie, je le fais le plus rapidement possible, je ne veux pas vous ennuyer, et ceci n’est pas un cours ! Mais j’ai besoin de poser quelques outils de pensée avant de poursuivre.

On peut supposer deux régimes d’activité :

La Trilogie Freudienne de l’appareil psychique décrit un régime d’activité intrapsychique constitué par le ça, le moi et le surmoi.

 

Ça                                   Moi                                        Surmoi

 

La Trilogie Lacanienne décrit un régime d’activité inter-psychique et trans-individuelle. Elle suppose d’emblée l’existence de l’Autre. Elle se distribue en trois registres, le réel, l’imaginaire et le symbolique. Lacan les a réunis par des nœuds borroméens, mais je laisse cela de côté. Ce sont des registres qui décrivent également des régimes d’activité, ou des régimes d’existence. Ils ne sont jamais totalement séparés, puisqu’ils se définissent les uns par rapport aux autres, chacun ayant son champ d’expression privilégié. Ce sont des « inventions » de Lacan, comme l’appareil psychique est l’invention de Freud.

 

Réel                                  Imaginaire                             Symbolique

 

On peut constater entre ces régimes freudiens et lacaniens des correspondances évidentes.

 

A quels Principes sont-ils soumis ? Le Ça obéit au Principe de Plaisir, et le Moi au Principe de Réalité. Je reste là dans l’orthodoxie freudienne. Mais on peut être étonné de l’absence de Principe en rapport avec le Surmoi.

3° Les trois Principes

 

Pr. Plaisir                             Pr. de Réalité                        Pr. de Conception

 

Je propose donc d’ajouter un troisième Principe, que j’appelle Principe de Conception. Celui-ci régit les activités culturelles du Surmoi. Et comme le Surmoi a des racines dans l’inconscient, on voit que le Principe de Conception, qui régit la création artistique, les objets de la culture, les objets qui nous survivent, est en étroite relation à la fois avec les instances surmoïques, et l’inconscient. Ce dont on pouvait se douter ! On voit qu’on peut faire correspondre les catégories freudiennes aux registres lacaniens. Le Ça au Réel, le Moi à l’Imaginaire et le Surmoi au Symbolique. Différenciés par le fait que Freud reste dans un régime sans extérieur, fonctionnant en autarcie, et que Lacan est sur un autre plan, où l’Autre est indispensable.

Le principe de Réalité régit majoritairement les activités du Moi — qui est en rapport avec la réalité — mais puise ses racines dans l’inconscient et le Ça. Le Principe de Plaisir régit le Ça et les manifestations de notre chaudron des pulsions qui poussent vers une satisfaction immédiate. Vous constaterez, si on fait se correspondre le Ça et le Principe de Plaisir, et le Moi avec le Principe de Réalité, que le Surmoi se trouve orphelin de Principe ! C’est un comble pour un Surmoi ! Qu’est-ce qui organise son activité ? Le Surmoi ne représente pas seulement l’introjection des interdits et des instances parentales, cette vision est trop restrictive et oublie le service rendu à la civilisation par cette activité régulatrice. La civilisation, ou plutôt la culture comme le disait Freud. Cette instance, le Surmoi, est active dans nos productions et nos créations qui s’adressent à la société, au collectif et au politique. Le Surmoi en tant que régulateur symbolique dans la société n’est pas totalement étranger aux productions artistiques. Même si cela paraît paradoxal. Les nouvelles formes, souvent « transgressives » par rapport aux modèles anciens, acquièrent leur valeur de « nouveauté » grâce au stabilisateur des valeurs qu’est le Surmoi dans son rapport au symbolique, aux œuvres déjà présentes. Cela vaut pour les objets comme pour les idées. Si l’on dit que Dieu est mort, cela suppose que le concept de dieu a été accepté et intégré. Non pas la réalité de son existence, mais le concept de son existence.

L’historien hollandais Johan Huizinga, auteur du livre Homo-Ludens : essai sur la fonction sociale du jeu, disait dans « Le déclin du Moyen Age » : « Si l’humanité s’en était tenue à la réalité seule, il n’y aurait jamais eu de civilisation… » Romain Garry le cite dans son roman Europe, et Dumezil s’y réfère aussi. On retrouve donc le « jeu » à ce niveau supérieur de la création.

Or la civilisation n’est pas une affaire de famille ni d’enfance. La civilisation est ce qui reste quand une société disparaît. Ou plutôt ce sont les restes d’une civilisation qui nous permettent de reconstruire la vie des humains qui nous ont précédés. L’œuvre d’art témoigne de la vie, et de la vie en société.

Alors je reviens aux trilogies des théories analytiques. Je préfère les appeler les régimes d’activité. Tout comme on peut parler de régimes d’activité ou d’existence selon que l’on parle du réel, de l’imaginaire ou du symbolique. Chaque activité exprime la dominante d’une de ces catégories, qui ne peut exister seule ; ce sont des principes régulateurs dans notre idéation du monde, et on ne peut les trouver « à l’état pur ». Si Lacan a mis tant d’obstination à vouloir « nouer » ses ronds de ficelle, c’est parce qu’il a cherché à comprendre les rapports d’imbrication et d’interdépendance entre ces trois registres. Pour moi ce n’est pas l’essentiel du problème, sauf à insister sur l’importance de l’imaginaire, suffisant chez le créatif, mais insuffisant à rendre compte de l’engendrement d’une œuvre d’art.

Il y aurait beaucoup à dire sur les implications des divers registres dans une création. Il y aurait beaucoup à redire à la mauvaise place donnée par les lacaniens au registre de l’imaginaire. C’est pourquoi j’ai mis ces registres les uns au-dessous des autres, où l’on voit mieux les correspondances entre les différents modes et entre eux-mêmes. La peinture, comme la musique ou toute autre forme de création, est d’abord un travail à partir du réel, un prélèvement sur le réel — couleurs, sons, espaces — par l’imaginaire de l’artiste, pour prendre place parmi les œuvres d’autres peintres, musiciens etc. Rien n’a lieu sans l’imaginaire de l’artiste, qui seul « humanise » la matière brute, la matière première qui lui sert de matériau.

Pierre Soulages (encore) disait : « La peinture est une humanisation du monde ».

Que veut dire une humanisation ? C’est s’approprier le réel du monde, le transformer par notre sensibilité humaine, et le faire exister pour les autres. Le Principe de Conception (concevoir les idées, les objets qui n’existent pas encore) est un « Au-delà du Principe de Plaisir et du Principe de Réalité ». Ce principe régit les inventions humaines, matérielles ou immatérielles, qui s’inscrivent dans le monde et tentent de le changer. Ce sont des conceptions d’objets nouveaux capables d’entrer dans le monde humain et de faire partie de la mémoire lente de l’humanité. Le langage est une autre forme de mémoire lente, mais le langage n’est ni une conception ni une production singulière comme une œuvre d’art, il n’est soumis à aucun principe régulateur. C’est plutôt lui, qui est un principe commun.

Constater les mêmes régimes d’activité chez tous les humains, cela nous permet de voir plus clair. J’emprunte ce terme « régime d’activité » à un sinologue, Jean-François Billeter. Son dernier livre, Le paradigme, est très intéressant. La notion de corps et d’activité y est centrale, et replacé sous ce paradigme, on peut enfin sortir du dualisme corps-âme, la matière et l’esprit, le sujet et l’objet. Je ne peux pas développer plus loin la pensée très intéressante de ce philosophe. Lisez-le. Je vous donne mes sources. Lui-même s’inspire de Spinoza et de la pensée chinoise, c’est-à-dire qu’il essaye de sortir du dualisme au profit d’un monisme non religieux.

En proposant ce troisième Principe, je voulais dire que les deux Principes de Freud sont insuffisants quand on traite de la création, qui implique le désir de changer le monde sans délirer.

Inventer c’est créer ce qui n’existe pas encore. Bram Van Velde, grand peintre du 20° siècle, disait : peindre c’est montrer ce qui n’existe pas encore. On peut aussi « découvrir », ce qui n’est pas tout-à-fait pareil. Le mot le dit bien : ôter le voile, pour trouver ce qui était déjà là. On dit que les scientifiques découvrent plus qu’ils ne créent. Ils explorent la nature et découvrent ce qui était déjà en elle. Mais ensuite de toutes façons il y a un monde abstrait où tout est invention : les théories et les concepts sont toujours des inventions. Et celles-ci peuvent être dans un rapport plus ou moins contingent avec le réel.

L’œuvre est une création, une fabrication qui est séparable de son créateur ; l’objet transitionnel, inventé-créé par l’enfant, est une découverte, mais pas seulement comme objet. L’enfant découvre aussi sa propre capacité à se satisfaire, à pouvoir se passer de la présence de sa mère. L’objet transitionnel, et même l’espace de jeu est la découverte de sa puissance à moins pâtir, mais c’est aussi une invention des fonctions consolatrices des objets qui sont déjà là.

Et l’analyste ?

Si nous faisons une exception pour Freud qui a tout inventé à partir de quelques découvertes de ses patientes, je dirais que nous découvrons dans la praxis et dans notre relation avec l’analysant toute sorte de choses ; des souvenirs, des relations entre des idées discontinues, des relations de causalité entre événements apparemment disjoints. Mais quand nous fabriquons des concepts ou de la théorie, là, nous inventons. Dans nos rêveries transférentielles nous laissons régner le Principe de Plaisir comme l’enfant qui joue. Ceci est d’une importance capitale car c’est le moment où entre en jeu — dans tous les sens du terme — la participation inconsciente de l’analyste. Son implication non contrôlée dans le transfert du patient. Mais quand nous nous rappelons les exigences de la vie, ou que la vie se rappelle à nous par des contraintes, ou quand tout simplement nous arrêtons la séance, nous donnons une place au Principe de Réalité. Et quand je vous propose des idées nouvelles pour faire quelques pas dans une direction inexplorée, là nous nous laissons guider par le Principe de Conception. Celui-ci fait entrer les idées dans un champ conceptuel ou artistique, qui existe pour son compte en leur donnant un pli de reconnaissance. Les idées avancées doivent se mesurer aux « maturités étrangères », à d’autres concepts avancés par d’autres analystes. Comme le disait Deleuze dans son intervention aux Mardis de la Femis (Paris, mai 1987), « Il n’y a pas d’idées en général. Il y a des idées cinématographiques, des idées en peinture, des idées philosophiques, des idées en sculpture… » Je cite de mémoire.

Mon recours à la sorcière métapsychologie était bien une tentative d’entrer dans le champ de la psychanalyse, qui existe en dehors de « moi » et dans lequel je peux abandonner ma créature, me séparer d’elle, la relier à d’autres notions.

Mais quand nous sommes dans notre cabinet avec l’analysant, abandonnés au libre jeu de nos associations, nous sommes dans un autre monde, plus proche du jeu de l’enfant et plus proches de la liberté de recevoir tout ce qui vient.

« Ce qui vient »

C’est ça, le Einfall de Freud. C’est un événement psychique, comme le rêve. Nulle nécessité, dans ce premier temps, de se mesurer aux autres, à la pensée, aux « maturités étrangères ». Mais Einfall ne signifie pas l’association libre. C’est une mauvaise traduction. C’est littéralement l’Illumination. Une illumination laïque ! Je l’appelle une pensée-éclair. C’est ce qui vient.

En principe le Einfall est la production de l’analysant. Mais l’analyste n’a pas de meilleure production à offrir que celle qui s’assimile au surgissement de cette pensée-éclair.

Il y a une discontinuité radicale entre le monde de la théorie, des « idées en psychanalyse » et la fulgurance d’une pensée venue en séance dans la relation à l’autre, le patient. Et puis, encore un autre abord : ce qui vient ou ce que l’on dit sans intention d’interprétation et qui fait interprétation, qui fait mouche. L’intervention du hasard. L’absolue discontinuité. Et le grand tort des analystes est de vouloir chercher une cause. On peut simplement dire que les différents Principes distribuent les niveaux d’élaboration et d’inscription possibles, d’une idée, d’un affect, d’un mouvement pulsionnel, ou d’une réminiscence. 

Passages

Mais alors comment passer d’un registre à l’autre ? Passer d’une pensée-éclair singulière à la conception d’une idée viable et valable pour d’autres exerçant la même pratique ? Peut-on passer du jeu et de la créativité libre au régime de la création et des œuvres répertoriées ? Que se passe-t-il entre l’illumination, la pensée-éclair en séance, et le monde des idées ? Une fois admise, la phrase de Malraux est un simple constat mais ne tient pas compte du processus évolutif.

Ce que je voudrais avancer est ceci : si l’enfant utilise le principe de Plaisir pour jouer et créer une réalité nouvelle (je rappelle que Freud disait que le Principe de Plaisir était le garant de la vie), il ne suffit pas d’un simple retour au Principe de Plaisir pour créer. Il y a donc lieu de distinguer le moment de la trouvaille — qui est une singularité et une discontinuité, un saut dans l’inconnu, un moment aléatoire — du moment où l’artiste introduit sa trouvaille par un travail spécifique dans le domaine des autres. Il crée une continuité abstraite entre les œuvres qui cohabitent dans l’autre monde, le monde de l’art. Savoir que l’autre monde existe, qu’il y a un Au-delà du Principe de Réalité permet à l’artiste de dépasser le moment discontinu de sa trouvaille pour se déposséder de son œuvre en l’offrant à la vie de demain.

La création est toujours du côté de la vie. Du côté des pulsions de vie. Du côté du marcheur. Je cite encore Deleuze dans son intervention sur l’Acte créateur : « …l’artiste libère la vie des prisons que l’homme lui fait… Il n’y a pas d’art de la mort » L’artiste résiste à toute emprise mortifère.

C’est ici que se joue, pour moi, la jonction entre la psychanalyse et l’art. Non pas que l’analyste doit se comparer à l’artiste, mais comme l’artiste qui libère la vie tout court, l’analyste doit libérer la pulsion de vie du patient, des prisons que la famille et l’environnent lui ont fait. La psychanalyse soigne l’humain en lui donnant une puissance de vie, une puissance de résistance à l’emprise de la mort. L’analyste doit soutenir ce qui peut aller dans le sens du désir de vie et d’invention. Il n’y réussit pas forcément.

Je me situe résolument dans un courant libertaire de la psychanalyse. Il y a aujourd’hui des courants dans la pratique de la psychanalyse qui sont éducatifs, qui ne disent pas leur nom, et qui sont absolument mortifères parce qu’ils participent sans l’avouer, sans se l’avouer à eux-mêmes, à la mise en place de la société de contrôle. Du Self-contrôle !

L’analyste lui-même n’est pas forcément un créateur. Dans le domaine de la psychanalyse il n’y a de « création » que dans la production théorique. Il n’y a création que si on peut, par un biais ou un autre, reverser dans un grand pot commun, un objet qui chute. Cela ne peut être que des idées. Mais toutes les « idées » de psychanalyse ne proviennent pas du tout en ligne directe de la pratique. Il y a la pratique de la clinique et la pratique de la théorie, et leur évolution, leurs lignes de vie, sont parallèles. Parfois elles se croisent. Ce sont des moments de vérité. Moments passagers, car soumis à évolution. Que deviennent alors les moments où surgit une « création » dans le ici et maintenant de la séance ? Ce peut être une parole dite, un geste, une idée, qui font un effet d’interprétation dont l’analyste n’avait pas perçu l’importance. Cela peut produire un changement dans la vie du sujet analysant, et ce changement ne sera pas nécessairement spectaculaire. Il y a des changements qui se font en douceur, en silence. Mais ils impriment une bifurcation à la vie même. Et l’œuvre d’art invisible, la création commune dans la séance, sera cette ligne de vie nouvelle rendue possible.

Comment puis-je alors en parler ? Comment peut-on mettre la main dessus ? L’intervention créatrice de l’analyste ou de l’analysant, le moment de surgissement de l’idée éclair, provoque toujours une émotion. Une émotion libératrice. La libération d’un affect, d’une représentation, d’une idée, provoque une émotion chez l’analysant et chez l’analyste. Cette émotion est une émotion esthétique. Elle n’est le propre ni de l’analysant ni de l’analyste, mais provient de leur espace partagé, de l’espace de l’« Entre » leurs deux corps en présence. (J’en ai déjà parlé ailleurs…)

L’art provoque une émotion esthétique. Il n’y a pas d’autre manière de dire ce qu’il y a de commun entre des manifestations formelles si différentes, en peinture, en musique, en littérature, rien d’autre que leur commune puissance à émouvoir.

J’ai constaté qu’au cours d’une analyse, une trouvaille, une découverte commune pouvait susciter une émotion équivalente à l’émotion esthétique devant une manifestation artistique. La surprise, l’ouverture d’un espace nouveau, sont sources chez l’humain d’une émotion spécifique et d’un sentiment de liberté. Cela arrive en analyse. Et c’est autre chose que l’intervention à visée thérapeutique. Qu’elle puisse à son tour être bénéfique, est une autre histoire. Les produits de l’activité inconsciente procurent un plaisir spécifique qui dans la psychanalyse sont des produits « de luxe ». C’est pour cela que certains analysants restent en analyse bien au-delà du temps raisonnable d’une psychothérapie. Découvrir son propre fonctionnement inconscient peut être jouissif ; disant cela, je pense plus particulièrement à certains analysants artistes qui se trouvaient enrichis par leur analyse, enrichis pour leur art et dans leur vie, et qui n’avaient pas du tout envie de partir. Ils sont souvent restés dans ce magasin de luxe ouvert après la fermeture syndicale des lieux de soin. Mais « ce » luxe est pour certains vital.

Je vais vous raconter maintenant une histoire clinique où ces choses sont moins abstraites.

L’Histoire du compositeur fâché

C’était un musicien, un pianiste. D’une famille où tout le monde faisait de la musique, par goût et pour en vivre. Son père travaillait comme contrebassiste dans un petit orchestre qui jouait dans des bals le samedi soir. Sa mère accompagnait la petite troupe et tenait la caisse. Sa grande sœur jouait du violon. Lui, très jeune avait été engagé dans le même orchestre, il jouait bien et prenait du plaisir. Il avait commencé à douze ans, il n’avait en principe pas le droit de travailler officiellement, mais on le payait quand même au noir. Il était fier de gagner de l’argent qu’il donnait à sa mère. La famille était pauvre, mais grâce à la musique ils s’en sortaient.

Très tôt il essayera de faire le conservatoire, travaillant dur pour y arriver. A l’âge de 20 ans il vient à Paris. Il trouve très vite du travail dans des boîtes et où il accompagne des chanteurs de deuxième catégorie. Mais il joue. Sa vie matérielle est précaire mais il est content de toujours trouver du travail grâce à la musique. Après quelques amours éphémères il tombe amoureux d’une jeune femme avec qui il se marie, a un enfant et une vie réglée qui semble lui convenir. Sa jeune femme a un travail qui lui plaît, ils sont un couple apparemment sans histoires. Il a un contrat dans un petit orchestre de variété. Sa vie est agréable. Il dit qu’il a de la chance de pouvoir vivre de la musique. Cela a duré jusqu’à ce que son fils fête ses trois ans et rentre à la maternelle. Il avait commencé à se socialiser et à ne plus avoir besoin de son papa toute la journée. La mère travaillait à l’extérieur et lui il jouait le soir.

Vers cette époque subitement un matin, il ne peut plus se lever de son lit, il se sent effondré, ne peut plus travailler, il se sent très mal, il est comme anéanti et ne sait pas ce qu’il lui arrive. En tout cas c’est ce qu’il dit. Il va voir des médecins, il n’a rien, disent-ils. Une dépression. On lui prescrit des médicaments, cela empire et d’ailleurs il sent que ce n’est pas pour lui. Il commence à boire. Devient peu à peu alcoolique, désagréable et par moments même violent. C’est dans cet état qu’il arrive chez moi pour une analyse.

Il a des cauchemars. Il veut marcher et n’arrive pas à bouger. Des rêves d’impuissance.

Un souvenir revient avec insistance. Un souvenir de bonheur, qui fait barrage à ces moments de noirceur et de dépression. Souvenir qui prend vite la place d’un souvenir écran. Il se souvient d’un soir où il rentrait chez lui après avoir joué dans la formation où jouait son père. Il a environ douze ans, très content d’avoir bien joué. Et sur le chemin de retour, il fait nuit, il marche, il est seul, il y a le silence de la campagne et il entend dans sa tête une musique. Une mélodie qu’il n’avait jamais entendue. Il se rend compte qu’elle vient de lui. Et c’est un sentiment de bonheur qui l’envahit. Il se sent fort, il est euphorique. Et puis la musique s’en va. Et il est désespéré. Il n’arrive pas à la retrouver. Et puis elle revient, à l’improviste et puis repart encore. Il ne sait pas, n’arrive pas à retrouver quand ça s’est produit pour la première fois. En même temps il a l’impression qu’elle avait toujours été là. Par intermittences. Ça ne dépendait pas de lui. Il me parlera souvent de ce souvenir. Il est apparemment sorti de sa dépression, très progressivement, il a recommencé à jouer dans son orchestre.

Et un jour, où il revient une fois de plus à ce souvenir, je lui dis : « Vous êtes heureux quand vous êtes dans votre musique. Vous aimeriez composer ? » Il me répond sur un ton fâché : « Evidemment ! » « Mais pourquoi ne le faites-vous pas ? » Un très long silence. Il finit par dire : « Je ne sais pas. On ne me laisse pas. » Qui « on » ? Il hausse les épaules et s’arrête de parler.

Les séances qui suivent seront silencieuses et lourdes. Quand je lui demande à quoi il pense il dit : « C’est la confusion dans ma tête. J’ai peur ! » Je me dis que j’ai posé ma question trop tôt, qu’elle était trop directe, enfin je m’interroge. Je suis embêtée. Pendant longtemps il ne parlera presque pas. Sauf à dire des choses banales. J’ai l’impression que l’analyse stagne, qu’il ne se passe rien, qu’il n’est plus là. Je décide d’attendre sans le brusquer. Ça me coûte. Je n’ai pas l’impression qu’il est déprimé, mais empêché, bloqué. Mais contrairement à ses débuts, il ne se plaint pas.

Puis subitement, sans que je comprenne pourquoi, il change, devient bavard, presque euphorique pendant quelques jours, il raconte des choses de ses journées, parle de son fils, des anecdotes de sa vie quotidienne, il rit, il s’agite. Je le trouve un peu maniaque, étrange, il m’inquiète. Je ne sais pas quoi lui dire. J’écoute, mais ce qu’il raconte est inconsistant. Et puis un jour, il s’assied sur le divan au lieu de s’allonger et me dit : « Ça y est. Je compose ». Je suis très émue, et bizarrement effrayée. Je dis un petit : « Ah ? c’est bien ! » Je me trouve médiocre, j’en ai honte, je ne suis pas à la hauteur. Je sens une sorte de peur. Comme devant un gouffre. Je pense que j’avais ressenti sa peur, cette peur qui l’avait inhibé jusqu’alors. Je suis effrayée tout en n’étant pas surprise, au fond je suis ravie, mais effrayée. Si je creuse un peu je dirais que j’avais l’impression qu’on avait joué un sacré tour au destin, qu’on pourrait en être punis. Je suis complètement « dedans ». Son état s’améliore, il s’est calmé, il a l’air moins fou que les jours qui avaient précédés. Peu à peu il va parler plus tranquillement de ce virage qu’il a pris. C’est une décision « terrible » dit-il. Il en est très heureux en même temps. Ah ! quand même, il a dit : terrible ! J’avais bien senti que quelque chose était terrible. Il en a parlé à sa femme, mais elle n’a pas pris la mesure de la chose. Il me dit que quand j’ai prononcé le mot « composer » il s’est rendu compte à quel point il avait eu peur de faire ce qu’il avait envie de faire. Une peur terrible. Mais qu’il avait eu peur de se rendre compte combien ça aurait été encore plus terrible s’il n’avait pas pris la décision. Il pense qu’il avait frôlé la mort. Il a dit à sa femme qu’il voulait changer de vie. Composer, ne plus travailler uniquement pour gagner sa vie en faisant n’importe quelle musique. Mais qu’au fond de lui il savait que c’était ça qu’il avait envie de faire depuis toujours. Mais pourquoi tant de peur ? Il me dit que c’était comme s’il trahissait un secret. Qu’il trahissait ses amours secrètes. L’Autre musique. La vraie, la grande. Qu’il avait un jour entendu la musique d’Alban Berg, et qu’il aurait aimé l’avoir comme père. Etre de ce monde là.

Il commence à me dire combien sa femme ne le comprenait pas. Elle ne se rendait pas compte qu’il travaillait quand il composait. Il est souvent couché sur le lit, et ça se passe dans sa tête. Alors elle rentre et lui parle, va lui demander d’aller faire des courses, ne prend pas au sérieux son changement. Elle respecte quand il joue du piano, ou qu’il est assis à sa table de travail, mais quand il est avec la musique dans sa tête, avec ses idées musicales, qu’il travaille de manière invisible, elle ne le respecte pas, ne le laisse pas tranquille..

Un jour il arrive et me dit qu’il a quitté la maison, quitté sa famille. Il est allé à l’hôtel, il ne supportait plus cette vie-là. Il trouvera très vite une petite chambre, où il va s’installer et il va jouer chez un ami qui lui prête son piano en attendant. Une période de grandes difficultés matérielles va suivre. Il veut quitter l’analyse. Je dis non. Je le trouve très fragile, malgré sa grande décision. Il ne payera pas pendant un temps. Plus tard il me dira combien cette période avait été pour lui importante et dangereuse, et que le fait que j’aie tenu à ce qu’il continue à venir avait été pour lui le signe que je le soutenait dans son désir de musique. Il avait eu peur de devenir fou s’il ne faisait pas ce pas, s’il ne quittait pas tout. Je me rends compte que sa période d’agitation, juste avant de m’annoncer sa décision de partir, avait été en effet un moment où il avait frôlé le délire.

Après sa rupture avec sa vie familiale, Il s’est très vite bien débrouillé. Il a changé de formation pour gagner un peu plus d’argent. Il s’est installé, a récupéré son piano… et a commencé à jouer « sa » musique dans un concert au bout de deux années.

Sa créativité le faisait manger, sa création le fait vivre.

J’abrège : il a fait très vite. Son fils lui manque mais il est devenu intraitable quand il s’agit de « son » temps. Je trouve qu’il devient antipathique, et qu’il se conduit de manière presque grossière avec ses proches. La musique et son temps pour composer deviennent la priorité absolue. Il est pressé, comme s’il fallait qu’il rattrape le temps perdu. Il devient désagréable, égoïste calculateur. Mais peu à peu tout cela se calme avec la reconnaissance qui vient. Il est invité à donner des concerts, des cours. Je m’aperçois qu’il était en fait très « savant », qu’il connaissait la musique savante et qu’il n’avait eu aucun mal à se faire engager à l’étranger pour donner des cours dans une école réputée. Il sélectionnait des jeunes musiciens pour des concours. Il leur demandait : qu’est-ce que tu ferais si tu ne pouvais pas faire de la musique ? Certains répondaient qu’ils écriraient, d’autres qu’ils donneraient des cours. Et de temps en temps, rarement, quelqu’un lui disait « je ne ferais rien d’autre, je mourrai si je ne peux pas faire de la musique, je ne peux pas vivre sans musique. » C’était la seule réponse possible pour lui. C’étaient les seules qu’il retenait. Je lui demande, « Et vous ? Vous avez bien vécu simplement en jouant, pendant des années pour faire danser les gens. » Il me répond : « Je serais mort au bout d’un temps, ou je serais devenu fou. Je ne pouvais même pas en parler. » J’ai pris très lentement la mesure de son silence après ma question, et de l’importance de cette unique séance.

Il est resté encore quelques années après sa séparation, ou son changement de vie.

Il m’a apporté un jour un disque. Je l’ai écouté, et j’étais surprise par la maturité de sa composition, et par le fait que je ne m’étais jamais imaginé que sa musique était à ce point une musique de recherche contemporaine. Il était le fils de Berg, de Stockhausen, de Ligeti, de Boulez. C’était ça sa famille.

Il est parti, il m’a redit que c’est grâce à l’analyse qu’il a osé faire le saut. Le saut dans la vie. La seule vraie vie pour lui. Il m’a dit que je lui avais sauvé la vie. Je ne m’en étais pas rendue compte. Heureusement. Le seul signe que j’ai eu c’était ma peur, ma peur terrible, un jour, un seul jour, j’ai eu peur qu’il devienne fou ou qu’il meure.

Je m’arrête là pour cette histoire particulière. Il n’y a pas deux histoires qui se ressemblent. Mais la proximité avec la folie, je l’ai retrouvée, souvent, comme une menace. Et ce que j’ai trouvé souvent c’est une forme de mélancolie, ce deuil impossible, malgré des tempéraments explosifs. Et bien plus souvent chez les artistes que chez les autres patients, une facilité à communiquer sans paroles leurs états affectifs à l’analyste.

Ce qui m’a fait écrire : Je propose de considérer le couple analyste-analysant comme un organisme transitoire, en état d’évolution, et connecté au monde.

Un organisme transitoire, heureusement transitoire ! Cette symbiose invisible et souvent pas vraiment consciente, est condamnée par les analystes orthodoxes de tous poils. C’est un état de transfert non recherché, qui simplement s’installe à l’insu des protagonistes de la scène analytique. Le plus souvent les analystes « orthodoxes » de tous poils s’en défendent. Or cette fusion permet la survie du patient. L’analyste la sent passer, il peut prendre peur. Ce n’est pas pour rien que l’orthodoxie s’en méfie. Elle rend fou. Et la folie ne choisit pas forcément son camp. Parfois c’est l’analyste qui devient fou. Seul le choix de la vie la plus créative possible est le bon choix dans ces cas, et ceci à l’exclusion de toute autre considération de bon sens.

Et je repense alors à cette phrase de Foucault, tant de fois commentée : « La folie c’est l’absence d’œuvre ».

Pour l’artiste alors vivement l’œuvre, et pour l’analyste alors vivement l’invention d’une théorie ! Mais cette phrase de Foucault n’est que partiellement vraie. Jusqu’à un certain point l’œuvre barre la folie, et peut même coexister ; mais il y a un point de non retour pour certains artistes, où ils entrent dans de tels espaces glaciaires et solitaires, où il n’y a plus personne, plus aucun témoin pour reconnaître la viabilité de leur œuvre. Alors ils ne peuvent que se laisser aller à la folie à vide, sans œuvre. C’est la défaillance du Principe de Conception dans sa fonction intégrative qui relie l’artiste à une communauté d’humains ayant une même pratique. Les forces de déliaison sont alors plus fortes que les forces de liaison des pulsions de vie, à l’œuvre chez l’artiste.

Et voici comment se rétablit le lien entre le petit enfant démuni face au monde et l’artiste qui crée des objets nouveaux dans une sorte de folie de grandeur, même chez les plus modestes. La recherche de l’éternité pour l’œuvre à venir et le dialogue avec les « maturités étrangères » s’allient dans un même combat contre l’effacement du temps et la mort certaine. Mais là où l’enfant peut compter sur la simple nature pour dépasser son impuissance parce qu’il deviendra grand, l’artiste, à titre personnel, crée des objets inédits en entrant dans la communauté des créateurs.

L’artiste dans sa quête de nouveau, dans son inspiration, ses transes et son travail de fourmi, invente l’enfant de demain. Car dans l’analyse il ne s’agit que rarement d’un enfant réel. Il s’agit d’un enfant conceptuel, porteur de nos énigmes.

C’est strictement en sens inverse que les choses se passent alors. Le créateur ouvre l’espace du futur, il dessine des espaces incompréhensibles aujourd’hui, compréhensibles demain, et parmi ses créations, parmi ses créatures, il y a l’enfant-monde de demain, son public à venir. Parfois il y a des époques où l’enfant-monde de demain tarde à se profiler dans les œuvres contemporaines… Alors c’est un peuple qui manque.

Je ne peux que poser la question : de quelles enfances accouchent les artistes d’aujourd’hui ?

Pour conclure je voudrais simplement dire qu’il faut savoir donner sa place aux rencontres de hasard, à ce qui vient. Et quand elles ont lieu savoir leur faire place, ne pas passer à côté. Nos vies sont faites de causalités aléatoires, nous sommes largement des produits du hasard. Je l’ai déjà dit. Les analystes sont restés dans un univers de pensées causalistes bien simplistes. La caricature la plus courante est la place de cause unique donnée aux traumas dans l’enfance. Recherchés, trouvés, isolés, puis rendus responsables de tous les avatars de la vie. Même si ces traumas précoces laissent des traces indélébiles et expliquent bien des malheurs de la vie adulte, il est abusif et réducteur de les ériger en cause unique de tout ce qui vient après. L’analyse est un moment privilégié où la causalité prend imaginairement, pour un temps, son origine dans le transfert. C’est imaginaire, mais peut devenir plus réel si l’analyste s’engage, s’il accepte une solidarité archaïque. D’être un terreau pour l’autre. L’analyste, et le rapport à l’analyste peuvent prendre la place de la cause d’un désir vital. C’est une fiction même si elle est porteuse de vérité. Et même si des faits attestent la réalité, il y a toujours une part de construction. Une fiction que l’analyste peut utiliser pour permettre à l’analysant une séparation non violente, un départ vers « sa vie », ou au contraire, pour aliéner encore plus l’analysant à sa personne, ou à sa cause. Ce sont des moments très délicats.

Car cette place de « cause » à partir du transfert, est imaginaire et en même temps elle peut avoir sa part de vérité, car l’espace de l’analyse peut rester longtemps une nécessité vitale, voire le seul lieu où il fait bon vivre. Il ne faut pas confondre la part de plaisir de la découverte qui fait que certains restent, prolongeant leur analyse au-delà du nécessaire, de la dépendance créée par l’espace protecteur de l’analyse pour des personnalités souvent soumises à des tempêtes affectives. Toute autre est encore la soumission induite par l’emprise d’un analyste lui-même soumis à un dogme ou à une institution analytique qui demande de la chair fraîche.

Je pense que l’analyste n’a pas à rester dans la neutralité prescrite tout au long de la cure. Il restera néanmoins toujours le danger de répéter de façon involontaire une intrusion parentale du passé. Il faut bien distinguer la non intervention de l’analyste par respect de la liberté du patient, de la non intervention par obéissance aveugle aux prescriptions techniques qui protègent plus le confort de l’analyste que le processus d’une cure.

J’ai beaucoup appris de ces analyses d’artistes. J’y ai rencontré des fragilités affolantes liées à des capacités de résistance insoupçonnables. A quoi ils résistent tant ? A la médiocrité. A ce qui tire vers le bas. Avec une acuité et une assurance que je n’ai trouvé nulle part ailleurs. Souvent ce sont des devins, des visionnaires, même quand ils déraillent. S’ils ont parfois besoin de l’analyse, c’est pour exercer leur art qui est leur véritable médecine. L’artiste invente des objets indépendants de l’esprit utilitaire, ou de la satisfaction de besoins, qui sont pour lui une nécessité vitale. L’art permet de résister à la médiocrité qui tire l’humain vers le bas. L’art est la meilleure des médecines disait Nietzsche. Et j’ajoute que l’art soigne notre inéluctable impuissance devant le réel du temps qui passe. Il fait place au désarroi devant la mort, il est cette petite lumière strictement humaine qui ne s’éteint jamais au fond de la nuit. Alors Malraux se serait-il trompé ? Partiellement oui, car il avait oublié l’Enfant-Monde, en pensant que les « maturités étrangères » pouvaient être expurgées de l’immaturité nécessaire et inhérente à tout désir de nouveau. L’acte créateur (et même l’acte analytique, plus modestement) ne se conçoit qu’à partir de l’Enfant à venir, de l’Enfant-Monde, petit monstre imaginaire qui terrifie et fascine ses géniteurs inconscients.

Et pour finir, on joue à « on dirait que ». Une question : est-ce que l’art existerait encore si l’homme devenait immortel ? Une réponse : si l’homme était immortel, dieu n’aurait plus besoin d’exister, et l’artiste serait superflu. Une conclusion rapide: un artiste au fond de lui sait très bien que dieu n’est pas nécessaire, mais il joue à : « on dirait que… dieu existe… » pour avoir le droit de peindre le manteau bleu d’une vierge.

Le psychanalyste après avoir fait le psychothérapeute, après avoir payé son dû à la culture et à son époque, et souffert en conséquence, et soigné les misères de l’âme dans la mesure de ses moyens, gagne de temps en temps le droit de peindre lui aussi un manteau bleu. Magnifiquement bleu. De tout cela il essaie, lui aussi, de faire un semblant d’œuvre, une narration plausible. Ni vraie ni fausse, juste plausible. C’est la mesure qu’impose une pratique laïque.