Psychanalyse et Psychothérapie

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Ce texte est basé sur la transcription d’une conférence prononcée à Sao Paulo en octobre 2009. Il a été inclus au sein d’un ouvrage portant son nom (accessible depuis le lien suivant), incluant d’autres articles, et publié par Via lettera au Brésil en 2011.

Introduction

Les rapports entre une psychanalyse dite « pure » et la psychothérapie n’ont jamais été simples. C’est un thème souvent traité, parce que toujours actuel, et rares sont les analystes qui à un moment donné de leur parcours n’ont pas donné leur version à cette différence. Pour les uns, la psychothérapie, même si elle s’adosse à la psychanalyse, n’a que peu de rapports avec une psychanalyse ; pour d’autres, la visée thérapeutique de la psychanalyse est essentielle, même si elle n’est jamais réductible à une pure suppression de symptômes. La psychothérapie se satisfait d’une amélioration de la souffrance, la psychanalyse vise une modification qui va au-delà de la suppression des symptômes, allant même jusqu’à accepter leur permanence.

Et puis, chaque époque remet à l’ordre du jour la question du rapport entre psychothérapie et psychanalyse, parce que chaque époque doit s’expliquer avec le mal-être qu’elle engendre.

La pratique de la psychanalyse a beaucoup évolué. La plupart des analystes remarquent que les demandes ont changé ; beaucoup s’en plaignent, d’autres trouvent que les demandes actuelles sont plus « vraies » et moins dictées par une mode. Il faut ajouter à ceci que les formes des pathologies aussi ont changé. Certes, il nous reste toujours une invariante comme valeur sûre : la névrose obsessionnelle du mâle occidental cultivé qui résiste opiniâtrement aux changements de l’époque. Certes, l’hystérie aussi continue à exister, mais elle n’est plus la même. Et d’abord, elle est devenue moins sexy ! Son pathos alimente encore des questions essentielles que se posent les médecins et les avant-gardes contemporaines. L’énigme hystérique continue à interroger les sciences molles, parce que depuis ses débuts dans la psychanalyse, l’hystérique est une création du mâle obsessionnel occidental en quête de la sphynge.

Pour le dire de façon moins dérisoire : depuis ses commencements la psychanalyse cherche ses limites. Elle ne peut se constituer en discipline autonome, ni même évoluer théoriquement, si elle cesse de s’interroger sur ses frontières avec les activités voisines, c’est-à-dire les thérapies par la parole, dont la plupart sont issues d’elle. Sans limites conceptuelles et techniques, la psychanalyse peut se diluer dans les pratiques thérapeutiques, devenir une activité paramédicale ou au contraire être réduite à des postures inféodées à un dogme, lui-même déguisé en théorie. Ainsi une psychothérapie sans références théoriques risque de devenir une simple aide psychologique dont le praticien n’a même plus besoin d’avoir fait lui-même une analyse ; et une analyse sans effets thérapeutiques peut devenir un pur dressage idéologique. La question de ce qui fait bord à la psychanalyse doit donc toujours être réactualisée. 

Ce qui fait bord

Chacun sait que les symptômes se sont modifiés avec les changements de la société. Voilà une banalité… Toute une série de demandes sont nouvelles et ne figurent pas dans les écrits classiques de référence. Je cite rapidement : les borderlines, traités jadis comme des psychoses ou des hystéries graves, les dépressions actuelles, les malheurs de la vie contemporaine tels que le chômage chronique ou au contraire les problèmes de surmenage, le fameux burn out ! A quoi s’ajoutent les demandes dérivées des médecins pour prendre en charge les angoisses qui accompagnent les maladies somatiques graves. Dans ce dernier cas, s’agit-il de thérapies relevant de disciplines différentes, ou de pratiques nouvelles qui viennent répondre à des symptômes créés par la société actuelle et qui nécessitent un lieu pour être pensés et parlés ?

Concernant les traitements non médicaux de maladies somatiques graves, les psychanalystes reçoivent de plus en plus souvent des personnes atteintes de cancer, en cours de chimiothérapie ou préparant l’intervention chirurgicale. Il en était de même pour le sida ; il s’agit non plus de demandes d’analyse, mais d’un besoin urgent de « parler » qui survient généralement après le diagnostic ou au moment où il faut passer à une thérapie dure. Tout ceci n’est pas sans poser de problèmes. Certains de ces nouveaux patients ont déjà suivi une analyse et ne veulent pas retourner voir leur analyste, pensant qu’il ou elle ne saura pas être thérapeute (sic) , pour d’autres c’est l’occasion d’une première rencontre avec un analyste, même s’il ne s’agit pas d’un début d’analyse. Mais il arrive qu’une analyse se mette en place sans avoir été programmée. En tous cas, tous souhaitent avoir un lieu pour parler, et pas nécessairement ce qu’on appelait jadis « faire une analyse ». Or ce type de demandes ne faisait pas partie du répertoire classique, non seulement parce que le sida n’existait pas ou parce que le cancer était moins fréquent, mais parce que l’on ne s’adressait pas à un analyste quand on était atteint d’une maladie somatique grave non répertoriée comme d’origine psychosomatique.

Mais alors, s’il n’y a pas de demande de psychanalyse, est-ce bien à l’analyste que cette autre demande est adressée ? Paradoxalement, oui.

De plus en plus de médecins envoient ces malades voir un analyste. On dit maintenant un « psy ». Bien qu’il n’y ait aucune demande de psychanalyse au départ, il arrive que l’on débouche assez rapidement sur des problèmes bien antérieurs à l’apparition de la maladie. Il y a une demande grandissante d’un « lieu pour parler » qui tend à se confondre avec un lieu de psychanalyse. A croire qu’en dehors de l’analyse il n’y ait point de lieux pour parler et être entendu… à moins d’être pratiquant d’une religion qui dispense à ses croyants des moments d’écoute orientée par la croyance. Cette absence de lieu de parole est avant tout un symptôme de notre société. De le dire ne résout pas le problème.

Faut–il le rappeler ? On ne venait pas chez Freud pour avoir simplement un lieu pour parler, on ne venait pas chez Lacan non plus avec ce seul but avoué. Aujourd’hui de plus en plus d’analystes acceptent ces demandes de soin « humanitaire », ou d’offrir un lieu où parler. Ils gardent sans doute un secret espoir, fondé ou non, de voir cette simple demande de parler se transformer en une dynamique plus proche de la psychanalyse.

Le discours de la psychanalyse est devenu plus banal, plus répandu, en même temps que son aura tend à décroître.

Il y a pourtant ce paradoxe : la psychanalyse n’est plus à la mode, elle est même plutôt mal vue et maltraitée dans une certaine presse ; et en même temps, chacun a son « psy » et psychanalyste de préférence !… On ne dit plus psychanalyste mais « psy » et ailleurs, dans d’autres pays où le même phénomène s’observe, c’est le terme de thérapeute qui prévaut. Ce qui doit impérativement rester dans l’ombre, c’est le mot même de psychanalyse.

C’est ainsi qu’il y a de plus en plus de psychanalystes et de moins en moins de psychanalyse !

Pour résumer, on vient voir son psy, et on ne veut pas faire une vraie psychanalyse ! Je caricature à peine. Je reçois des coups de téléphone du genre : « Est-ce que vous parlez ? », ou «  Je ne veux pas une psychanalyse. » Et de plus, il faut que ça aille vite ! Sur ce point, sans doute le seul, je suis intraitable : j’affirme que ça sera long, j’affirme jusqu’à la caricature. Le plus souvent ça finit par faire rire quand j’avance le chiffre de vingt ans par exemple… et si c’est court, alors ça sera une surprise.

« Alors vous voulez quoi ? » «  Je veux parler avec un psy. » En somme cela se résume à : « Je veux aller mieux, et je pense que j’irai mieux si j’ai quelqu’un qui sait m’écouter. Mais je ne veux pas en payer le prix en temps et en investissement. »

Faut-il pour autant accepter toutes les demandes ?

Y a-t-il une forme d’arrivée chez l’analyste, une forme de demande que celui-ci peut ou doit refuser ? Question délicate !

Freud était moins hésitant !

Il est toujours intéressant de revenir à Freud. J’ai retrouvé ses réflexions sur la différence entre névroses actuelles et névroses de transfert, publiées dans l’Introduction à la Psychanalyse. Comme tout le monde, je les avais lues il y a longtemps. Mais à la lumière de ces considérations actuelles, je les ai relues autrement.

Je me permets donc ce bref rappel, sachant que vous connaissez tout cela…

Névroses actuelles – Névroses de Transfert

Freud établissait une différence de traitement à proposer selon qu’il s’agissait de névroses actuelles ou de névroses de transfert, à savoir l’hystérie et la névrose obsessionnelle. Seules ces dernières nécessitaient, selon lui, le recours à la méthode psychanalytique — qui n’était pas destinée à s’appliquer à d’autres formes de pathologie.

La névrose de transfert répète, grâce à la présence de l’analyste, les conflits inconscients et infantiles qui viennent se rejouer sur cette deuxième scène de l’analyse, réactivés par le transfert.

La névrose actuelle en revanche est, comme son nom l’indique, due à une difficulté présente sans référence au passé et à la sexualité infantile, c’est-à-dire à l’Œdipe. La névrose actuelle n’exclut pas le conflit inconscient, mais tout se passe au présent…

On pourrait dire que c’étaient des indications de psychothérapie…

Freud admettait cependant des passerelles entre névroses actuelles et névroses de transfert. D’après lui, la névrose actuelle nécessitait l’intervention de l’analyste seulement dans la mesure où s’avérait nécessaire sa compétence à déchiffrer les processus inconscients à l’œuvre. Il préconisait de recevoir des patients quelques semaines à l’essai avant tout engagement de traitement. Après quoi l’analyste pouvait refuser de prendre en analyse les névroses actuelles quand la méthode psychanalytique n’était pas indispensable, méthode utile exclusivement pour résoudre des énigmes de l’inconscient. Et pour résoudre ces énigmes du passé, le meilleur outil pour l’analyste était le transfert. Selon ces critères, la moitié des psychanalystes d’aujourd’hui n’auraient plus de patients ! Il faut se le répéter : la psychanalyse, la vraie, l’unique, consistait selon Freud (à ce moment de son œuvre) à résoudre les énigmes de l’inconscient dont la clé se trouvait le plus souvent dans le passé infantile du patient.

Toujours selon Freud, tout le reste, c’est-à-dire les névroses actuelles, n’avait nul besoin de l’intervention de personnes aussi hautement qualifiées que les psychanalystes. Cette position « dure » de Freud était nécessaire pour asseoir la psychanalyse comme discipline autonome, elle devait aussi lui donner des lettres de noblesse et permettre sans doute l’installation d’un dispositif si contraignant et si coûteux en argent, en temps et en investissement intellectuel. Les limites de l’analyse étaient à la fois fermement tracées par la psychopathologie, tout en prenant soin de dire que rien n’était définitif puisqu’il y avait des passerelles entre les névroses de transfert et les névroses actuelles.

Par la suite il est devenu moins exigent quant aux diagnostics.

Qui se souvient de cela à présent ?

Je reviens encore à sa classification :

Freud avait donc isolé trois formes de névroses actuelles : la neurasthénie, la névrose d’angoisse (à distinguer de l’hystérie d’angoisse) et l’hypocondrie.

Dans chacune de ces névroses actuelles, il existait un noyau qui permettait la transition vers une névrose de transfert, ce que j’appelle les passerelles. Ainsi Freud pensait que la neurasthénie pouvait se transformer en une hystérie de conversion, la névrose d’angoisse en une hystérie d’angoisse et l’hypochondrie pouvait évoluer vers une psychonévrose, telle la démence précoce (schizophrénie) ou la paranoïa. Les formes des pathologies ont changé aujourd’hui, mais on retrouve des problèmes similaires. Même s’il n’y a pas lieu de prendre tout ce que disait Freud pour parole d’évangile, il est intéressant de constater que certains points qui nous préoccupent aujourd’hui étaient déjà posés très tôt par Freud lui-même.

Un des bords de la psychanalyse était donc délimité par les névroses actuelles, l’autre par les psychonévroses.

Et aujourd’hui ?

Je pense que beaucoup de demandes d’aujourd’hui, qui se présentent comme demandes de psychothérapie, se situent dans le cadre de ce que Freud appelait « névroses actuelles ».

Les patients qui viennent se plaindre d’une dépression actuelle pour la perte d’un être cher, une séparation ou un problème sentimental, ou encore les effets provoqués par l’irruption d’une maladie, ne peuvent pas être traités d’emblée comme s’ils présentaient une névrose de transfert. La névrose actuelle sera indélogeable si rien ne se connecte à l’émergence de l’infantile et si le thérapeute ne parvient pas à entendre les clochettes du transfert.

Je me demande souvent pourquoi tant de personnes s’adressent à un psychanalyste alors qu’il s’agit des malheurs ordinaires de la vie. Or, même si ce malheur peut être massif, qu’est-ce qu’on gagne à le rabattre sur une pathologie ? De tous temps, en cas de malheur on cherchait quelqu’un à qui parler, c’était dévolu à des familiers, à des amis, des aînés, enfin de préférence à un proche. Et on peut dire que la modernité nous inflige un malheur supplémentaire en n’offrant, en cas de peine, pas d’autres choix que de devoir s’adresser à un spécialiste du pathos.

Il semble qu’on ne sache plus partager avec ses proches les malheurs de la vie, et qu’il est devenu courant de « consulter » un psy. Nous sommes dans une société qui pathologise les douleurs les plus normales. Et au lieu de dire « je suis malheureux » ou « malheureuse », parce que mon mari m’a quittée ou parce que j’ai perdu un proche, ou « parce que je suis atteint d’une maladie », cela se transforme en « je suis déprimé » ou même, « mon médecin m’a dit que je faisais une dépression ». Ça change tout ! Ruptures, deuil, perte de travail, tout devient pathologie, tout produit une « victime ». Tout doit être « soigné », par la psychothérapie, la médecine ou des thérapies diverses. Et la psychanalyse doit jouer ce jeu infâme pour ne pas perdre son territoire de vie.

Le sujet souffrant devient alors automatiquement un sujet malade, donc anormal. Ce qui ne va pas de soi, et mérite une réflexion politique.

Je me demande si la psychanalyse ne collabore pas à la dépolitisation mortelle d’une société devenue doloriste. Par le biais de son versant psychothérapeutique, elle joue le jeu de l’adaptation sociale pour son patient et expulse ainsi à son tour le politique. Du même coup, la violence est dévalorisée et assimilée à une formation morbide. Il n’y a alors plus de citoyens en colère mais des victimes à soigner et à calmer en les rendant capables de « positiver ».

On disait jadis que la psychanalyse était subversive ! Qu’il est loin ce temps-là ! Aujourd’hui les psychanalystes sont les premiers pourvoyeurs des normes sociales, au moyen de quelques concepts majeurs de leur théorie. Concepts qui sont à mon avis totalement dévoyés de leur but premier.

Ainsi ce que Freud avait appelé jadis les névroses actuelles sont aujourd’hui repérables comme des pathologies de la séparation, telles les dépressions, les addictions et les anorexies.

Si on replace ces distinctions dans la situation actuelle, on peut se demander si les psychanalystes, devant ces « nouvelles demandes », n’ont pas répondu trop vite par une offre d’analyse classique, en traitant d’emblée ces névroses actuelles comme des névroses de transfert, alors qu’elles étaient assimilables aux « névroses actuelles ». En d’autres termes, est-ce que l’offre d’analyse n’a pas été inadéquate à une demande qui était d’abord une demande de thérapie ? Et au delà, une demande en rapport avec les impasses politiques ?

S’y ajoutent encore des formes plus graves, commodément appelées borderlines, qui peuvent correspondre à ce que Freud avait appelé les psychonévroses et pour lesquelles, malgré ses doutes, je pense que la psychanalyse est tout à fait conseillée. Il s’agit toutefois de ne pas appliquer une méthode conçue pour les névroses de transfert et inadéquate pour ces formes. Tout reste donc à inventer dans ce domaine, même si nous avons des précurseurs de talent.

Les formes psychotiques ou prépsychotiques représentent l’autre bord de la psychanalyse classique.

Si on les traite trop vite comme des névroses de transfert en obligeant ces patients à se soumettre à un dispositif rigide de la psychanalyse classique, on peut aboutir à la fabrication d’un « faux-self » formaté pour l’analyse et par l’analyse. Les faux-self produits par la psychanalyse sont plus courants qu’on ne le pense. Ce sont des patients trop soumis aux exigences du dispositif, qui s’y soumettent pour ne pas perdre l’amour de leur analyste. Pour certains cette soumission est une répétition non analysée d’une soumission infantile au surmoi parental. Ceux qui prennent la fuite devant l’insistance d’un analyste trop orthodoxe sont finalement d’un bon pronostic !

Généralement les psychanalystes moins à cheval sur l’offre d’une analyse « pure » produisent moins de dégâts. Ils prennent le temps de préparer le terrain en quelque sorte, et d’apprivoiser l’angoisse devant la « demande » de la psychanalyse. Demande qui est avant tout celle du psychanalyste. Parfois je vois la psychanalyse comme un grand corps malade qui demande des soins intensifs, donc une dévotion absolue. Et les patients deviennent les soignants du corps malade de la psychanalyse. Au mieux, de soignants ils se transforment en fans. Quel travail !

Quand les analystes se sentent plus libres de laisser l’analysant questionner le dispositif, ou même refuser de s’y soumettre, alors un espace se libère pour la psychanalyse d’un sujet singulier qui réinvente, en partie du moins, sa propre analyse. En revanche, ceux qui « jouent » précocement à l’analyste pur, qui se prennent au jeu de rôle de l’analyste, obtiennent comme résultat… la fuite du patient… ou une soumission non analysable ; ils fabriquent des analysants chroniques ! Il est absurde de parler dans ces cas de la résistance à l’analyse de l’analysant.

Je me demande alors si ce sont les patients qui résistent à la psychanalyse, ou si ce sont les analystes qui résistent à analyser leur aversion à être simplement des thérapeutes ?

Tous les psychanalystes ne sont pas capables d’accepter l’idée — et de la mettre en acte — que pour certains patients, il faut savoir attendre ; parfois il faut accepter une thérapie plate et banale, dite de soutien, jusqu’à ce que le patient s’ouvre aux exigences de la psychanalyse. Et cela peut prendre des années.

Quelqu’un avait dit, et cela me semble très juste, qu’une psychothérapie était une psychanalyse très compliquée !

L’importance de penser

Les analyses freudienne et lacanienne partent d’un présupposé commun, selon lequel l’analysant est d’emblée censé être en état de « penser ». Certes tout le monde pense, mais la méthode analytique s’appuie sur un mode de pensée qui n’est pas d’emblée possible pour chacun.

Donald Meltzer le disait déjà :

« La théorie de Freud semblait tenir pour acquis que le psychisme est capable de penser, d’accomplir des fonctions de penser, comme s’il ne s’agissait pas là d’un problème d’investigation psychanalytique, et que cela puisse être laissé aux philosophes et aux psychologues universitaires. »

J’ajouterai que Lacan aussi supposait le psychisme capable d’accomplir des fonctions de penserUn « parle-être » peut fort bien parler, et parler savamment, sans avoir la capacité de se penser, ni de penser sa vie, sans être pour autant psychotique.

Sur ces questions, nous devons beaucoup de nos progrès aux analystes d’enfants et aux analystes anglo-saxons.

Ainsi Winnicott, dans ses explorations sur la naissance de la pensée chez le tout-petit, parlait de la pensée comme « baby-sitter » à propos d’enfants abandonnés à eux-mêmes et contraints de penser trop tôt. De toutes façons, le rapport à sa propre pensée n’est pas évident et les analystes ne prêtent pas une attention suffisante à cet aspect de la relation de soi à soi et au monde de l’autre.

Il y a des patients fort instruits, exerçant des métiers où l’on pense, mais qui ont en réalité seulement une activité intellectuelle, activité clivée, sans qu’ils soient capables de se penser eux-mêmes en intégrant les affects. Or cela n’entre dans aucune des catégories analytiques. Il ne s’agit là ni de rationalisations ni de parole vide, ni à proprement parler de structure psychotique.

A ce propos j’aimerais donner ici une petite citation de Didier Anzieu qui a beaucoup travaillé sur ces questions avec les « idées » de Bion (Les contenants de Pensée (Dunot), dans l’article « La fonction contenante de la peau, du moi et de la pensée : conteneur, contenant, contenir »)

« Par la recherche des proportions justes entre les figures, les formes, les forces, la géométrie a sans doute été le modèle du penser juste et celui de la juste mesure dans le domaine moral. Par contre, le penser vrai requiert la possession du langage, avec ses mots pour dire les images et les affects, avec ses énonciations réflexives ou réfléchies. Penser juste, c’est penser le monde. Penser vrai, c’est se penser soi-même dans sa ressemblance et sa différence à l’autre. »

Je préfère en effet dire « pensée vraie » que dire « LA vérité », qui suppose une vision transcendante avec une connotation souvent religieuse. Ainsi la vérité est posée au-dessus du sujet qui pense, comme si elle était là de toute éternité… A mes yeux, penser vrai consiste à produire une pensée immanente. C’est donc l’activité de penser dans son rapport à la vérité qui importe, et non pas la vérité comme déjà là, au-dehors du sujet pensant

Plus d’une fois j’ai été frappée par la difficulté qu’ont certains patients à penser leur vie, même après une longue psychanalyse. 

Discontinuité de l’inconscient, continuité du récit

Dans une analyse nous nous intéressons plus volontiers aux processus primaires qu’aux processus secondaires, puisque c’est la découverte des premiers qui a fondé la psychanalyse. Seulement voilà : on ne vit pas qu’avec l’inconscient et, même dans une analyse, rare est sa manifestation à l’état brut. L’inconscient se manifeste de façon abrupte, ponctuelle. Freud faisait la différence entre une interprétation ponctuelle à propos d’un lapsus, d’un acte manqué ou d’un rêve, et tout le reste qui relevait de la construction à laquelle se livrent analysant et analyste. La construction est toujours empreinte des convictions personnelles de l’analyste : convictions théoriques, politiques et privées. Ces convictions sont présentes à son insu quel que soit son effort pour se montrer « neutre ». J’ai acquis de plus en plus la certitude que l’influence de ces convictions s’exerce de manière d’autant plus sournoise et immaîtrisable que l’analyste reste silencieux et « joue » à être neutre. Or, même en physique, les chercheurs savent que l’observateur modifie l’objet observé. Pourquoi les analystes seraient-ils à l’abri d’une telle influence ? Au prétexte qu’ils se taisent ? Mauvais argument !

Au contraire, plus un analyste se tait, plus il influence l’analysant sans que celui-ci puisse s’y opposer. Alors le moindre signe émis par l’analyste prendra allure d’oracle.

Il y a donc un va et vient d’une pensée à l’autre, c’est un processus actif d’influence qui peut utiliser les mots ou avoir lieu sans les mots.

Tout se passe, non pas de « conscient à conscient », ni d’inconscient à inconscient, mais de pensée à pensée, voire de processus de pensée à processus de pensée. Les pensées sont incarnées. Les processus qui leur donnent naissance suivent des trajets, tantôt conscients tantôt inconscients, qui tissent le lien et permettent le transfert. Que l’analyste soit très intervenant ou silencieux, il y a toujours une part de « construction » dans une analyse. Cette construction se fait à l’aide de pensées conscientes de l’analyste mobilisées par le désir, et des pensées inconscientes qui vont de l’analysant à l’analyste, et se modifient selon la manière dont elles sont entendues.

Cette dynamique entre les deux protagonistes ne passe pas d’une pensée achevée à une pensée achevée, c’est plutôt l’influence d’un processus de pensée sur un autre processus de pensée. Et quand je dis pensée, cela inclut évidemment les affects. Il n’y a pas de pensée sans affect. On voit cette continuité non apparente dans les rêves : on a pensé à quelque chose dans la journée, on a cherché une solution, et puis cette solution apparaît dans le rêve, mais dans un contexte différent venu souvent des contrées de l’enfance. La continuité psychique est une continuité de la nuit et de nos songes. La perception et l’irruption des exigences du réel interrompent cette continuité.

Ainsi analyste et analysant, chacun soumis à ses propres discontinuités au cours de la séance, en se parlant et en se taisant, tissent ensemble un fragment d’un discours commun.

Se pose in fine la question : comment faire pour amener l’autre, l’analysant, à se passer de l’analyste pour penser la vie, sa vie ? En dehors de toutes les considérations qui entrent en jeu dans une fin d’analyse, il y a aussi la capacité d’utiliser la psychanalyse après avoir quitté son analyste, c’est-à-dire à la poursuivre seul. L’auto-analyse est une illusion que le sujet se joue à lui-même, elle est impossible sans l’autre, mais un processus analytique qui a eu lieu véritablement amène un analysant à pouvoir se passer de la présence réelle de l’analyste pour pouvoir se penser lui-même. Aucune analyse ne supprime la probabilité de rencontrer des difficultés et la souffrance sur le chemin de la vie, mais une capacité de penser, une activité de pensée non clivée permet que le sujet qui souffre des malheurs, de ces malheurs ordinaires, ne tombe pas obligatoirement dans la « patho-logie ».

La psychanalyse devient après-coup

Il résulte de tout cela qu’il est présomptueux de prétendre savoir à l’avance si ce que l’on a entrepris sera une psychanalyse ou une psychothérapie, sachant cependant qu’une analyse sans effets thérapeutiques est une analyse ratée. Mais on doit savoir que, quel que soit l’intitulé de la demande, et quelle que soit notre capacité d’y faire face, quand on décide de garder un patient, même si la méthode des entretiens n’est pas conforme à celle d’une psychanalyse, on s’engage comme psychanalyste et on engage chaque fois la psychanalyse entière sur le plan éthique.

En plus des demandes et des symptômes qui ont changé, j’ajoute ceci : l’analyste d’aujourd’hui doit faire face aux échecs de ses prédécesseurs. Ceci dépasse de loin quelques échecs imputables à des cures isolées. Parfois c’est la psychanalyse entière qui est mise en accusation. Et précisément pour n’avoir pas su être assez thérapeutique.

Nous avons l’occasion d’entendre les « erreurs », les ratés et les errances de nos aînés, de ceux qui ont été nos maîtres. Un certain nombre d’analysants de Lacan et de ses contemporains viennent demander une psychothérapie, ayant suffisamment payé de leur personne la pureté de la psychanalyse de ces théoriciens. La « théorie » leur doit beaucoup ! L’apprentissage par l’échec… de l’autre en fait partie. Il va de soi que ces demandes de thérapie après une ou plusieurs analyses n’est pas le propre des analyses lacaniennes. Le problème serait facile ! Non, cela concerne les analyses « pures », toutes catégories confondues !

J’ai eu donc l’occasion de recevoir beaucoup de personnes disant : «  Je ne veux pas une psychanalyse, je veux une psychothérapie avec un analyste qui parle », et ils ajoutent souvent : « Je connais untel ou unetelle qui a fait une analyse de dix ans, et c’est une catastrophe ! » ; ou encore : « Je veux tout simplement aller mieux, ça m’est égal la manière d’y parvenir, je n’ai pas envie de recommencer une psychanalyse comme celle que j’ai faite. » Voilà un discours que Freud n’avait pas eu l’occasion d’entendre ! Et Lacan ou ses contemporains, quand ils l’entendaient, pouvaient croire que c’était à cause des mauvais analystes qui n’avaient pas eu à leur disposition la bonne théorie ! Malheureusement aujourd’hui beaucoup d’analystes, tout comme moi, entendent aussi des anciens analysants de tous bords venir demander une psychothérapie… pour « aller un peu mieux » ! Mais ces demandes ne sont pas adressées à n’importe qui. Les demandeurs se renseignent avant de venir et souvent veulent être sûrs qu’ils seront accueillis par un analyste. Voici un paradoxe qui mérite réflexion. Pourquoi ces anciens analysants, après le constat amer de l’échec thérapeutique de leur psychanalyse passée, veulent-ils encore parler à un analyste ? Je ne pense pas que ces demandes peuvent être balayées par un revers de main en disant qu’ils sont masochistes ! Je pense au contraire qu’ils « savent », de par leur expérience passée, fut-elle malheureuse, que seule une psychanalyse (nouvelle ? autre ? thérapeutique ?) peut aborder de manière non réductrice leur mal-être. Alors ils demandent comme ils peuvent. Aux analystes de les entendre et de modifier leurs pratiques et leurs manières.

Si on entend de moins en moins de « vraies » demandes de psychanalyse, j’entends en revanche des vraies demandes de psychothérapie venant des analysants au long cours, des analysants devenus chroniques. Je le répète, et j’insiste, je reste étonnée devant leur insistance à parler en dépit de tout à un psychanalyste ! Comme s’ils avaient l’intuition, ou même comme s’ils avaient acquis la certitude que la psychanalyse n’avait pas dit son dernier mot et que les psychanalystes pouvaient vraiment mieux faire !

Nous n’avons plus le courage de Freud de faire vraiment confiance à nos patients quand ils nous demandent de changer. Freud avait su écouter sa patiente lorsqu’elle lui a demandé de se taire, de la laisser parler et associer librement. Il s’agit de faire confiance à ces analysants : de quel ordre est leur insistance ? Je crois qu’ils ne veulent plus « être analysés », mais avoir un lieu pour parler avec quelqu’un, celui-ci devant être lesté de la garantie de la pensée psychanalytique.

Nous ne pouvons donc plus partager les naïvetés de nos ancêtres. Et c’est tant mieux. Alors il faut essayer de faire autrement, dés-idéaliser la psychanalyse et éviter les identifications excessives aux maîtres, eux-mêmes fragiles et inévitablement plus narcissiques que le commun des thérapeutes.

Or il n’y a référence à une psychanalyse dite « pure » que si quelqu’un en place de maître se prétend en être le garant. Ou si d’autres lui assignent cette place de garant. Encore une étrangeté du métier ! Pourquoi faut-il un maître ? Il s’agit de prendre comme garant le champ lui-même et non point un maître. Comme si les psychanalystes ne pouvaient se déprendre de leur jouissance de disciples fidèles ! S’il fallait démontrer que la psychanalyse n’était pas une science, cet argument seul pourrait suffire. Il n’y a que des religions ou des sectes qui perdurent grâce aux liens de fidélité. Or on peut rester cohérent avec une pratique analytique sans faire allégeance à un nom propre. 

Hiatus entre pratiques et théorie

Il se creuse donc un hiatus de plus en plus grand entre les pratiques effectives qui ont évolué et les référents théoriques qui sont restés immuables.

Ce sont les recherches en psychothérapie, propulsées par les souffrances des patients, qui font avancer la psychanalyse elle-même ; ce que je formule en affirmant qu’aujourd’hui nous recevons plus de demandes de psychothérapies que de demandes de psychanalyse. Mais qu’il ne faut pas tomber dans le panneauen pensant que cela pourrait évacuer la psychanalyse et les exigences éthiques que son exercice implique !

Les demandes de psychothérapie ont toujours existé. Freud disait que la psychanalyse est née de la psychothérapie, et j’ajoute que le moteur de la psychanalyse reste la psychothérapie (analytique).

Moins glamour qu’hier, la psychanalyse retrouve ses origines comme thérapie. Il est de plus en plus difficile de faire venir les patients plus d’une fois par semaine, et le divan est devenu pour beaucoup un objet à éviter. La psychanalyse et la psychothérapie sont de plus en plus difficiles à distinguer sur le plan formel, et leurs frontières sont mouvantes.

Malgré toutes les frontières mouvantes que je viens d’évoquer, la plupart des analystes sont d’accord pour dire que l’on ne peut pas assimiler psychothérapie et psychanalyse purement et simplement. Une psychanalyse est forcément aussi une psychothérapie, une psychothérapie n’est pas nécessairement une psychanalyse. Il y a donc une évolution très nette des pratiques, ce qui fait que nous sommes devenus de bien meilleurs thérapeutes que ne l’étaient nos propres analystes.

C’est un constat courant que de très bons thérapeutes, même s’ils travaillant avec les outils de la psychanalyse, ne sont pas forcément de bons théoriciens. Et de très brillants théoriciens sont souvent de piètres thérapeutes. Ce qui était d’ailleurs le cas de Freud.

A ce propos je ne peux résister au plaisir d’évoquer Einstein, au sujet des rapports entre théorie et pratique ; ce fragment est très connu, je le cite :

« La théorie c’est quand on sait tout et que rien ne fonctionne. La pratique c’est quand tout fonctionne et que personne ne sait pourquoi. Si la pratique et la théorie sont réunies, rien ne fonctionne et on ne sait pas pourquoi. »

Alors que tout le monde constate un changement des pratiques, forcé par les « nouvelles » demandes auxquelles la plupart des analystes se plient, personne ne s’étonne que les références théoriques soient restées strictement les mêmes… Et pourquoi se plient-ils ? Certes il y a les « purs » qui restent intransigeants. Je ne crois pas qu’ils sortiront gagnants… Et puis il y a la majorité qui peu à peu a modifié ses manières de faire et ses exigences. En grande partie parce qu’ils ne peuvent pas se permettre matériellement cette « pureté » au risque de ne plus pouvoir vivre de leur travail. Ce n’est pas la seule raison. Je pense qu’on a tout intérêt à écouter et à entendre les messages qui nous viennent de la rue. La rue en l’occurrence représente le patient tout venant, qui ne veut plus jouer un certain jeu et refuse d’être soumis aux exigences de rituels qu’il ne comprend pas.

Donc « nous » avons changé nos manières de faire, mais les théories sont restées comme hors sujet, hors critiques, telles des tables de la loi.

Je ne veux pas suggérer qu’il faut espérer une adéquation exacte entre théorie et pratique ; je dis souvent qu’il n’y a pas « de rapport théorique », paraphrasant Lacan disant qu’il n’y a pas de rapport sexuel. Il n’y a pas de rapport exact, il n’y a pas d’application directe d’un champ à l’autre, mais il y a une nécessité urgente à repenser le rapport entre l’époque où ces textes ont été produits et l’époque présente.

On ne peut négliger l’existence de zones d’influence inévitables entre pratique et théorie. On ne peut pas être totalement schizophrénique. Il convient pourtant de distinguer la pratique clinique de la pratique des textes. Il est fort agréable de pratiquer l’exégèse de textes hors toute contrainte, de ne pas compter son temps pour disséquer un texte, et de jouir de l’intelligence de leurs auteurs. Mais de là à penser que les textes sont atemporels ! Et de quoi parlent-ils donc, pour être à ce point mis au-dessus de la pratique quotidienne de l’analyste dans sa clinique qui ne dispose pas de cette protection ? On ne peut négliger l’évolution de la société, l’auteur d’un texte exprime son époque, ou participe du symptôme de son époque, d’une société. Cette société qui, aujourd’hui, nous visite à notre corps défendant par la voie des patients qui arrivent de la rue. Il s’agit de donner une place dans les textes sacrés à ce que le terme de « rue » convoque comme métaphore actuelle. Et il ne s’agit pas seulement des traumas des guerres passées ! C’est à partir de ces constats que l’on doit interroger l’offre actuelle de la psychanalyse.

Compassion thérapeutique ou fondamentalisme de la psychanalyse pure : deux postures extrêmes

Deux positions extrêmes peuvent être repérées à partir des pratiques actuelles. Entre les deux, il y a tout un éventail où chacun peut se retrouver. Les extrêmes font symptôme et permettent de mieux voir les points faibles des discours d’une société.

Il s’agit d’offres faites par la psychanalyse. Ou ce que le public considère être la psychanalyse.

Ces deux « offres » sont, d’une part les « thérapies compassionnelles » — quand la dominante est la visée thérapeutique, forme méprisée, considérée comme bâtarde de la psychanalyse pure —, et d’autre part la psychanalyse pure, didactique, posture fondamentaliste — quand la dominante est la visée de l’analyse pure.

La première fabrique des victimes, la seconde des analystes.

Dans les deux cas, je constate une quête d’identité. La quête identitaire est bien une des maladies de notre époque, qui camouffle ainsi l’absence tragique d’une vision d’un avenir commun ou d’un bonheur sans vilenie. Le commun n’est jamais abordé en analyse en dehors des normes proposées par les rôles familiaux traditionnels. N’y aurait-il pas moyen de penser un passage du « je » au « nous » autrement qu’en revenant aux structures familialistes ? La quête d’identité, quel que soit le nom de celle-ci, signe un échec de la pensée d’un commun désirable.

Cette quête d’identité va de la revendication d’être reconnu victime — mais aussi d’avoir droit à une étiquette telle que « bipolaire » ou « anorexique » — jusqu’à celle d’être reconnu « psychanalyste lacanien » — ou freudien. Car ces demandes d’identité n’ont rien à voir avec une nécessité de se savoir atteint de telle ou telle maladie ou de pouvoir exercer le métier de psychanalyste. Elles sont l’expression d’une maladie de l’époque et le signe d’une demande informulable d’appartenir à un groupe reconnaissable. Tout sauf rester seul sans identité particulière que d’être soi, dans la masse anonyme.

D’abord quelques mots sur la soi-disant non intervention de l’analyste .

Quelle que soit l’appartenance théorique ou idéologique d’un analyste, et quelle que soit son éventuelle discrétion quant à ses « croyances », ses patients ou ses analysants en seront informés. Les voies de ces informations sont multiples, mais il est rare qu’un patient ne finisse pas par en être, non seulement informé, mais influencé. Et ce d’autant plus fortement que l’influence sera inconsciente. Deleuze disait déjà que l’information était toujours un ordre.

Les analysants produisent ce que l’analyste leur demande, et ceci malgré lui. Tout se passe comme si l’analyste demandait à son analysant d’adopter ses idéaux. Sans parler des analystes dont les interprétations sont clairement marquées par une idéologie politique ou analytique en place. Ce qui se transfère c’est la croyance, toujours saturée d’affect. La dénégation de la place de l’affect dans l’adhésion qui se prétend « objective » et scientifique est mise à mal par n’importe quelle observation des faits.

L’existence d’un discours inconscient (ou sans paroles), qui circule de l’analyste à l’analysant, est patente. Le silence affiché de l’analyste tout comme sa non réponse à la demande sont invoqués en pure perte. C’est aussi cela le transfert. Par ailleurs il y a, comme je l’évoquais plus haut, l’influence des patients sur les pratiques de l’analyste. Il y a donc une interdépendance qui est efficace et qui opère à l’insu des protagonistes quand ils s’imaginent hors sol de l’influence.

Je reviens aux deux offres extrêmes de la psychanalyse contemporaine.

La première est l’offre d’une assistance compassionnelle ; poussée à l’extrême elle peut aboutir à la fabrique d’une identité de « victime ». Elle se dit bien sûr thérapeutique, nous verrons qu’elle ne l’est pas autant qu’on le prétend. Cette posture est le résultat d’une histoire interne de la psychanalyse lestée par l’époque actuelle.

Je me souviens que nous étions quelques-uns dans les années 70-75 qui nous sommes battus pour faire reconnaître l’impact de la réalité des traumas par ceux qui prétendaient que tout pouvait se réduire au fantasme. Et à la structure.

Aujourd’hui nous nous trouvons devant l’excès inverse : toute souffrance psychique, tout symptôme se ramène aux causes d’une enfance difficile, à une réalité qu’on n’interroge plus, et le travail de l’analyste est réduit à la quête d’une réparation des traumas dans la réalité vécue. Une confusion manifeste est faite entre causes et origines. Certes, l’analyse travaille sur les origines, mais imputer les causes d’une souffrance de façon linéaire à tel ou tel événement précoce de la vie du patient, est une simplification de la complexité humaine et un sacrifice fait à l’air du temps et à sa bêtise. Dans l’analyse « compassionnelle » il n’y a plus de fantasmes, plus de création désirante, plus de jeu de l’imaginaire, et si je caricature un peu, je pourrais dire que certains thérapeutes poussent les patients à des reviviscences d’histoires induites, et à des quêtes sans fin. Ce faisant, ils induisent des douleurs psychiques qui accroissent les douleurs premières et produisent la tendance au ressassement morbide. Souvent le souvenir du trauma est plus douloureux que le trauma lui-même.

Ce qui est le plus douloureux, c’est le sens tragique qu’apporte toujours l’après-coup. Certes il faut revisiter la scène traumatique, quelle qu’elle soit, revisiter les lieux et les origines, mais pour aller ensuite ailleurs, du côté du désir qui est toujours ouverture vers l’avant, vers le projet. Beaucoup se sont engouffrés dans cette thérapeutique compassionnelle poussés par l’arrogance et la glaciation des psychanalystes silencieux, officiant dans un rituel désincarné, phobique du moindre lien humain. Pire, considérant toute expression de sympathie de la part de l’analyste comme une transgression ou une manœuvre de séduction.

Ces « recherches » peuvent aller jusqu’à produire des faux souvenirs en réponse à la demande (inconsciente) de l’analyste. Il ne faut jamais oublier à quel point le patient fait tout pour se faire entendre de son analyste et qu’il va jusqu’à adopter son langage au détriment du sien propre. Le danger réside dans la confusion entre les productions psychiques de scènes fantasmées ou rêvées et une réalité traumatique acceptée comme un tout, solide, non soumise à interrogation, qui peut geler un sujet dans une identité sociale de surface. Tout en œuvrant pour la reconnaissance de la réalité des traumas, leur objectivation sociale sans un travail de subjectivation singulière aboutit à des identités gelées.

Que se passe-t-il dans les cas des répétitions sans fin des plaintes ? Le sujet sature sa mémoire de représentations douloureuses, il apprend littéralement à mémoriser chaque fois mieux les scènes traumatiques, les injonctions négatives, et il perd l’aptitude, ou ne l’acquiert jamais, de faire des projets ou même de vivre un présent non réductible à la répétition d’un passé douloureux et hypostasié. Il mémorise, il apprend et réapprend sans cesse à être malheureux comme dans son passé, réel ou fantasmatique. Mais l’analyste ou le thérapeute n’est pas le seul responsable.

L’analyste qui ne joue pas le jeu a parfois peu de moyens pour lutter contre cette « offre » de la société elle-même. Etrange histoire que celle de ma génération. Après avoir combattu le règne sans partage du fantasme, qui excluait tout recours au trauma et à la réalité historique, voici venu le temps où le règne absolu du trauma comme seule origine de troubles psychiques nous renvoie de nouveau dans la contestation d’une doxa.

Aujourd’hui, cette tendance collective, cette version doloriste de la vie voudrait réduire la société entière à n’être qu’un grand territoire thérapeutique, sans risque, sans violence et sans catastrophe réelle. Dans cette vision, il n’y a plus de citoyens, il n’y a que des patients, la société n’est plus à modifier, elle devient une vaste zone thérapeutique. Les différentes thérapies s’y sont engouffrées oubliant d’analyser leur propre situation de soumission dans une société de contrôle et de « soins » infâmes.

La deuxième offre de la psychanalyse, à l’autre extrême de la précédente, est la« psychanalyse pure ». La psychanalyse n’est alors plus une pratique de soin et d’élaboration subjective, elle fabrique des identités sociales et des communautés qui s’excluent les unes les autres.

La notion de pureté implique toujours une sélection : le tri du pur au détriment de l’impur. L’impur ici est la psychothérapie, l’adaptation de l’analyste au patient, une certaine flexibilité et une attention portée aux souffrances actuelles que le thérapeute essaye de prendre en compte. Elles sont censées être plus courtes que la psychanalyse. Quand on regarde de près, il n’en est rien. Car beaucoup de patients errent ainsi de thérapeute en thérapeute faisant des tranches courtes, mais quand on les additionne cela finit par faire un long voyage, souvent un peu erratique et plus long qu’une analyse « pure ». Dans sa version extrême, contrairement à la vision compassionnelle, celle-ci fait la sourde oreille à toute douleur, car la souffrance est entendue comme une jouissance suspecte. Ici, au lieu de l’empathie la réponse est la technique de la non-réponse systématique, avec un seul but : la castration symbolique et l’abandon des positions imaginaires. Ainsi fait-on advenir une « parole pleine » à la place de la parole vide de la plainte ; s’y ajoutent ensuite tout un ready-made d’expressions, de stéréotypes et de manies que le dogme est censé justifier.

Depuis Freud ces exigences d’une vraie psychanalyse sont devenues de plus en plus sévères. Bon nombre d’analystes « purs » soutiennent la nécessité d’une telle posture ; cependant leur pratique quotidienne est souvent bien plus « souple »… pour la bonne raison que s’ils faisaient autrement ils se retrouveraient sans patients ! Ce qui est parfois le cas !

Chaque fois qu’une théorie unique occupe le ciel des idées on est dans un fondamentalisme, quel que soit l’intérêt de cette théorie, car elle ne laisse pas de place à la création de l’analyste dans son travail clinique, et surtout elle impose la non-différence entre pensée clinique et théorie.

La demande de soumission au dogme et au discours unique qui cimente chaque groupe est une modalité fréquente de transmission de la psychanalyse Ce n’est pas la vérité intrinsèque du discours qui fait tenir les « fidèles » ensemble et encore moins son efficacité thérapeutique, ce qui fait lien au travers de l’adhésion à un discours théorique, c’est un rapport au pouvoir de l’institution qui produit l’état hypnotique des élèves et les maintient pour la vie à l’état d’élèves.

Où l’on rejoint la fabrique de victimes, à ceci près qu’ici, les victimes, ce sont les jeunes analystes eux-mêmes.

Ce qui est commun à toutes ces positions, c’est le fait que la plupart des analysants se débrouillent pour satisfaire les idéaux de leur analyste. Les seuls qui y échappent, ce sont les schizos et plus largement les « patients difficiles ». Seront-ils les gardiens de nos libertés de penser ? Les seuls à résister à la résistance à la psychanalyse de leurs analystes ? Nous n’en sommes pas à un paradoxe près.

J’ai esquissé ici à gros traits les deux positions extrêmes de la psychanalyse, montrant que les deux aboutissent à une quête identitaire, l’une tire vers le bas et pêche par trop de compassion aveugle et de pathos, l’autre tire vers le haut et privilégie la technè dans un fondamentalisme de soumission. La plupart des cliniciens aujourd’hui n’adoptent heureusement plus ces postures caricaturales. Cependant elles existent, et correspondent au symptôme de notre époque.

La voie du Milieu

Cette voie traverse un territoire commun aux deux protagonistes de la scène analytique. Elle n’est ni neutre ni suspendue à un seul discours. On pourrait l’appeler la pensée clinique, si l’on ajoute que la clinique est toujours localisée dans un lieu partagé par analyste et analysant, dans une cité, et qu’elle s’inscrit dans une histoire de la fabrique des subjectivités d’une même société.

Alors comment faire pour ne tomber ni dans la thérapie purement compassionnelle et doloriste qui produit des victimes à vie, ni dans l’analyse fondamentaliste qui produit des croyants se prenant pour des sujets, parce que la théorie les a ainsi baptisés ? D’ailleurs, que veut dire cette promotion du « sujet » par la psychanalyse ? Je trouve cela très suspect, c’est une sorte de marketing qui a peu à voir avec un processus de subjectivation.

Peut-on sérieusement soutenir qu’on ne saurait être un sujet sans la psychanalyse ? Que la psychanalyse puisse désaliéner est une chose, mais s’imaginer que seule la psychanalyse puisse donner le label de sujet est une prétention sans bornes. L’aliénation au désir des parents ou d’une instance terrorisante peut alors se muer en aliénation au credo de l’analyste. Quelle bonne affaire !

Après beaucoup d’années d’observation des différentes manières de « faire », je suis arrivée à la conclusion que ce qui soigne, c’est d’abord la relation, c’est-à-dire le lien, à partir duquel il est possible de penser, de se penser et d’entrer dans le processus des séparations psychiques nécessaires à une vie où le désir du sujet trouve sa place.

Le lien n’est pas seulement une manière d’être accueillant ou gentil et empathique. Non, la relation qui soigne est celle qui s’établit entre deux humains, sans jeux de pouvoir de l’un sur l’autre, sans semblants théoriques anticipateurs et sans pathos excessif. Ce qui ne veut pas dire qu’il y a égalité des rôles ou symétrie. C’est sur la base de cette relation que viennent ensuite se jouer les multiples scénarios de la répétition, le transfert à proprement parler. Il faut qu’il y ait d’abord un lien fiable entre analyste et analysant pour créer des conditions d’un être ensemble. Une base pour que naissent des pensées et que le sujet puisse utiliser la « méthode analytique de la libre association », parce que celle-ci n’est pas immédiatement applicable à tous, et beaucoup ont du mal à simplement « imaginer ». Et comme le disait encore Einstein : « L’imagination est plus importante que le savoir ».

Penser dans l’analyse est ainsi une activité complète qui permet de relier l’activité psychique régrédiente à l’activité progrédiente, deux modalités de pensée que l’on trouve surtout dans le rêve. Freud en parle dans La science des rêves, mais ce n’est pas suffisant. Il y a encore beaucoup à découvrir, à explorer, beaucoup à construire dans cette voie ouverte par lui. Je crois que seule la pensée analytique tient véritablement compte de cette distinction et de ce qu’elle initie comme champ de recherches.

Puisque ni la rigueur du cadre, ni la quantité de séances, ni le dispositif fauteuil-divan ne permettent de faire la vraie distinction entre psychothérapie et psychanalyse, y aurait-il, malgré ces frontières mouvantes, quelques indices qui pourraient me faire dire qu’il y a psychanalyse ?

Dans un premier temps je peux proposer au moins trois indices.

Ils tournent tous autour de l’analyse du transfert/contre-transfert. Je sais que Lacan a dit qu’il n’y avait qu’un transfert… mais je trouve plus clair de distinguer les deux pôles.

Indices d’une psychanalyse

1 – Le désir de savoir de l’analysant concernant son propre fonctionnement psychique. Après un temps de plaintes et de récits factuels, le patient se retourne sur lui-même pour s’interroger sur sa propre responsabilité dans les événements de sa vie. Une distance s’opère entre les agents externes traumatiques ou déplaisants et sa manière d’y faire face et de mobiliser sa pensée. En dépit de la persistance parfois grande de la souffrance, apparaît le plaisir de penser et de chercher.

Or penser c’est déjà désirer.

Un nouvel espace s’ouvre, et se dessine une voie vers l’activité de penser et de désirer. Certains font ce passage très vite, d’autres, bien qu’ils observent tout le rituel apparent d’une analyse, n’ont pas d’insights, pas de surprise, pas de curiosité pour leur propre espace psychique. Parfois il faut attendre très longtemps que l’étincelle jaillisse, parfois cela ne vient pas. Alors l’analyste thérapeute ne peut que rester dans un simple holding de soutien et offrir peu de pensées à l’horizon… Mais alors se pose la question de l’absence d’inventivité de l’analyste. Il fait comme le disait Winnicott le « baby-sitter » à la place de leur propre pensée. Seulement cette explication est parfois un peu courte ! Le recours à la position infantile, ou même à l’Enfant dans l’Adulte ne suffit pas dans bien des cas. Rien ne bougera sans l’entrée en scène active de l’analyste, sans sa mise subjective dans le circuit transférentiel. La machine désirante marche à injection d’imaginaire de l’un et de l’autre, et souvent de l’analyste seul pour un long démarrage. A un moment ou un autre surgit le désir de savoir…

2 – Les mouvements transférentiels deviennent perceptibles : l’« autre scène » se dessine par moments dans la relation de base. Il y a le lien, mais aussi des irruptions de l’« autre scène », du discontinu d’un autre temps. Il n’y a pas de psychanalyse sans répétition et sans régression. L’analyste n’est plus seulement le thérapeute ou le médecin, il devient un partenaire de jeu et de la répétition. L’analyste est sollicité dans ses réactions contre–transférentielles, et il est obligé de s’apercevoir que son propre inconscient est sollicité dans cette relation ! La répétition n’est pas seulement le fait de l’analysant dans la cure. Dans le transfert, l’analyste est souvent poussé inconsciemment à répéter quelque chose de l’histoire du patient. Souvent cela se passe de façon quasi imperceptible, ce sont des mouvements discrets qui peuvent fort bien passer inaperçus pour l’analyste. Cependant il est payé pour faire exactement ce travail là, qui est le plus spécifique d’une analyse.

Le transfert côté patient et côté analyste ne peut pas s’ignorer dans une psychanalyse. Il se manifeste et fait trébucher l’analyste dans ses certitudes, ce qu’il peut ignorer dans un abord strictement psychothérapeutique.

3 – Le cas c’est « l’entre », qui est la suite logique du point précédent. Alors, voulant rendre compte du « cas », l’analyste s’aperçoit que le cas, c’est l’un et l’autre, et non plus seulement l’autre ; il est lui-même pris dans les mailles de la psychanalyse ! Le cas devient « l’entre ». Tant que le cas c’est l’autre, nous sommes dans la psychothérapie, dans la médecine, ou la psychologie. Dans la psychanalyse, le cas, c’est au moins deux. Je dis au moins…

A partir de ces « indices » de psychanalyse — je n’isole pour l’instant que ces trois, mais il y en a d’autres — on peut ouvrir quelques axes d’exploration. D’ores et déjà on peut remarquer que lorsqu’on n’aborde pas dans les récits de « cas clinique » l’effet du patient sur l’analyste et ses réactions, nous sommes — malgré l’usage d’un vocabulaire spécifique de la psychanalyse — dans le cadre de la médecine et non dans celui de la psychanalyse. Tenir compte de cette mise de l’analyste, mise inconsciente, est un exercice difficile. Car il s’agit d’éviter deux dérives : d’un côté un histrionisme de la part de l’analyste, par la mise en avant excessive de ses réactions, qui risque de prendre le pas sur la problématique propre du patient, ou, cas le plus fréquent, en interprétant toute tension, toute disruption comme provenant du seul patient, ce qui a pour résultat que « le cas » c’est toujours et exclusivement l’autre, le malade, forcément malade ! 

Axes d’exploration : quel avenir ?

Il y a plusieurs chantiers qui attendent, qui vous attendent.

La psychanalyse n’existe pas en dehors de l’exercice de la psychanalyse. Il n’y a pas d’autre analyse que celle qui est en train de se faire. La psychanalyse est toujours en train de se faire, elle est une pratique en acte.

Tout le reste, ce sont des « applications ». Et les applications ne sont possibles qu’à la condition qu’il y ait dans le monde quelques analystes qui « exercent » effectivement la psychanalyse « life ». Il y aura de la psychanalyse tant qu’il y aura des psychanalystes vivants en train de réinventer la psychanalyse en dialogue ou en dispute avec leurs ancêtres. Je fais l’hypothèse que le « moteur » de recherche en analyse passe par la richesse des trouvailles cliniques dans ce qui s’appelle les thérapies analytiques.

Je vois au moins trois directions de travail qui restent à explorer :

1 – Champ de la pensée clinique. Qualité requise : le courage.

La théorie et la pensée clinique ne sont pas la même chose. Comme je viens de le dire, on persiste à maintenir l’illusion d’un rapport direct entre clinique et théorie, alors qu’il manque un espace que j’appellerai (suivant André Green) la « Pensée clinique ». Qu’est-ce que la pensée clinique ? Ce sont des images, des flashes, des affects et des pensées qui naissent au cours d’une séance, qui naissent dans le travail commun et que l’analyste, avec l’analysant qui confirme ou infirme, met en état d’hypothèse. Ce sont des pensées « hors cadre » qui viennent à l’analyste et que celui-ci doit explorer. Hors cadre c’est aussi hors sujet, comme dirait un bon professeur en corrigeant une copie, des pensées qui vous tombent dessus sans crier gare, et qui feraient dire à des néophytes que ça n’est pas très sérieux.

C’est ici que je retrouve la naissance et le devenir de la « pensée vraie » dont parlait Anzieu. C’est dans ce cadre que l’analyste peut mettre à l’épreuve son courage de clinicien. Car il faut du courage pour affronter et nommer ce qui ne l’a jamais été avant. Les pensées cliniques sont les « expériences » de pensée dont la séance est le laboratoire. Après, on est plus ou moins doué, ou aidé pour écrire les savants ouvrages. Certains analystes pensent qu’il suffit qu’ils soient dans la salle pour que de l’analyse ait lieu. Ou encore que quels que soient les phonèmes émis par leur bouche, cela prend rang d’interprétation. Ce qui n’enlève rien à la force du transfert qui fait qu’un analysant peut faire merveille à partir de grosses bêtises proférées par son analyste, et encore plus à partir de son silence ! Heureusement…

C’est pourquoi aucune école, aucune université ne peut former un analyste. Ces institutions délivrent seulement une culture psychanalytique. L’analyse s’apprend « in vivo ».

 

2 – Exploration de l’espace de « l’entre »  où s’éprouve la dépendance du transfert au contre-transfert. Travail sur le contre-transfert comme outil indispensable d’une analyse.

Ce qui se fabrique dans cet espace peut se résumer par la formule : 1+1=3, où le signe « + » compte pour un et où le 3 est une résultante mouvante avec des points de stabilité, des énoncés qui tiennent le coup du temps qui passe.

1+1=3

« 1 » : c’est l’analysant, une vie qui se fait entendre par des demandes, des plaintes, des symptômes, des récits divers, et des silences. C’est la lignée « subjectale », le Moi, le Sujet, les flux qui le traversent et vont vers… l’autre, l’objet, le monde.

« + » : c’est le process de l’entre 1 et 2 ; il est verbal et non verbal, ce sont les flux de paroles et de silences, d’unités discrètes et du chant singulier, la connexion invisible entre l’un et l’autre. C’est à proprement parler le lieu de la « pensée clinique ». Il ne peut jamais être une structure, (comme une structure de communication), c’est une dynamique pure, un champ de forces, un anté-monde.

L’autre « 1 » : c’est l’analyste, l’autre ou l’objet comme disent certains, c’est une « écoute », un accueil, une structure qui sélectionne, une théorie ou des bouts de théorie qui orientent ses interventions, mais c’est aussi un corps, sa vie, son analyse, ses connaissances, et en arrière plan le monde qui le porte. L’analyste est aussi un passeur des flux, il reçoit, rend et fait passer.

« 3 » : c’est la psychanalyse, la résultante ; c’est 1+1= 3 où le « + » compte pour un, c’est l’entre les deux, un autre espace. Le « process » est un autre étage, un autre composé. Entre deux corps réels, entre deux moi imaginaires, entre deux espaces de subjectivité, le « + » est leur lit, leur façon de s’acoquiner symboliquement, de façon invisible, latente et patente. Espace particulier, toujours trop méconnu car suspect de magie. La résultante est un Lieu d’entame d’Eros et de Thanatos, entités subtiles, forces qui produisent de la répétition, l’éternel retour du même. La répétion du crime selon Ferenzci, répétiton à deux. C’est aussi la résultante mouvante d’une poussée du présent à éclairer le passé par l’après-coup, et une poussée du présent à essayer l’avenir par l’avant-coup. La répétition au théâtre, pour la représentation à venir.

Dans cet espace hétérogène de l’entre, il y a plus que la somme des deux protagonistes, et autre chose que leur intrication. Il y a le « dehors », les flux du dehors qui le parcourent, à la fois les récits de l’un et de l’autre, leur entendement et qui infiltrent « l’atmosphère » du lieu. Et il y a aussi… les flux d’argent, fut-ce par le paiement exigé par l’analyste !

L’analysant parle en principe selon la règle de l’association libre, mais cela ne fonctionne pas toujours comme ça, et pour certains cela ne fonctionne jamais comme ça. L’analyste parle aussi, moins, et parfois jamais. De ce dernier, caricature de la psychanalyse, je préfère ne pas parler. La parole de l’analyste est censée être interprétative. Elle ne l’est pas toujours, elle l’est de fait rarement. L’interprétation véritable, qui fait coupure et fait changer — car c’est ça l’essentiel — est rare, que l’analyste parle beaucoup ou qu’elle tombe comme une manne du ciel à des moments privilégiés. Dans ce dernier cas elle n’est pas plus interprétante au sens analytique du terme, même si elle fait de l’effet ; par sa rareté même, elle prend valeur d’oracle, ce qui est un ordre de soumission et pas une interprétation ! J’aimerais que l’analysant perçoive que simplement je parle et que je pense à ce qu’il me dit… ou ne dit pas. C’est pourtant toujours un drôle d’échange. Jamais tout à fait normal, jamais comme « dehors ». L’analyste, qu’il le veuille ou non, sera utilisé comme interprète. Les « thérapeutes » de tous poils essayent d’établir une sorte d’égalitarisme, un tutoiement systématique, l’usage du prénom, un mode à l’américaine… mais quand ils sont puissants dans leur affaire, le patient leur prête des pouvoirs et un savoir comme en analyse !

L’interprétation est pour l’analyste ce que le symptôme est pour l’analysant. Mais il y a une relation entre le symptôme de l’analysant et l’interprétation de l’analyste, c’est le fait que l’un et l’autre sont tributaires d’une même époque. Pour s’entendre même a minima, l’un et l’autre se doivent d’être dans l’air du temps. Et d’en souffrir et d’en jouir.

Aujourd’hui les symptômes ont évolué, la théorie officielle non. Je me réfère aux théories « enseignées » dans les lieux de reconnaissances officielles de l’analyse. De ce fait, la relation entre le symptôme de l’analysant et les référents de l’analyste est tordue.

Si la parole de l’analysant a forcément une connexion avec ses symptômes (la plainte), la parole de l’analyste est orpheline par rapport à la théorie qui l’a formé. Beaucoup d’analystes n’y croient plus, ou ont choisi une forme très appauvrie de conceptualisation de l’analyse, tout en continuant à l’invoquer comme une litanie religieuse. Cela ne touche pas à l’ensemble des outils de pensée de l’analyse dont beaucoup gardent leur valeur d’échafaudage pour approcher le bâtiment. Freud disait que la métapsychologie était un échafaudage et l’inconscient le bâtiment, et qu’il ne fallait pas prendre l’échafaudage pour le bâtiment… ce que beaucoup oublient. Ceci n’est pas étonnant, car il s’agit d’une difficulté réelle : comment parler consciemment des processus inconscients, des contenus inconscients, des pensées inconscientes qui ne sont jamais réductibles au simple dire, qui ne sont pas structurées comme le langage dont nous nous servons avec nos processus secondaires. Je ne suis pas d’accord avec l’énoncé de Lacan qui dit que « l’inconscient est structuré comme un langage » ; ou plutôt je pense que c’est un énoncé qui est très joli mais qui ne signifie pas grand-chose. En effet de quel langage parle-t-il ? Et que signifie le « comme » ? A ce sujet il est intéressant de lire le court texte (court, mais dense) du livre de François Roustang intitulé : « Lacan » de l’équivoque à l’impasse.

Je me répète, car je trouve cela essentiel : quand le cas c’est l’autre, nous ne sommes pas dans la psychanalyse. Pour qu’il y ait vraiment l’exercice de la psychanalyse on ne peut pas extraire l’analyste de la situation, le cas ce n’est jamais « le malade » puisque de par le transfert et le contre-transfert, de par l’interdépendance des protagonistes, le cas, le vrai sujet de la séance c’est au moins deux, et donc trois.

C’est dans cette perspective qu’il est intéressant de voir à quel point le contre-transfert précède le transfert. Les pensées et les convictions de l’analyste précèdent l’arrivée du patient et influencent son écoute et sa manière d’être. Ensuite il y a le contre-transfert en réponse au transfert du patient, mais il est par avance soumis aux catégories mentales conscientes et inconscientes de celui qui le reçoit.

Il faut donc explorer « la névrose de contre-transfert » comme le répondant actuel de la névrose de transfert selon Freud.

Je m’arrête là pour développer à présent un point qui est à mon avis trop souvent passé sous silence :

 

3 – Champ d’une pensée politique. Qualité requise : le courage.

J’en avais dit deux mots concernant le « ciment » idéologique des institutions psychanalytiques. Les institutions asservissent, au nom de la formation, la créativité des jeunes analystes ; ceux-ci se disqualifient souvent eux-mêmes, venant au devant de toute critique quand ils croient ne pas pouvoir faire comme leurs aînés. Il y a une analyse politique à faire concernant l’usage de la théorie dans les institutions. On reste encore bien timorés à dénoncer l’usage d’une théorie comme outil de pouvoir ainsi que l’autorité qu’elle confère imaginairement à leurs caciques pour les nominations et les habilitations de titres d’analystes. Il existe de nombreux ouvrages concernant les abus de pouvoir des institutions analytiques. Mais ce n’est pas tout.

Il y a deux points sur lesquels j’aimerais revenir plus particulièrement.

Le premier concerne la tendance chaque fois plus prononcée de certains groupes d’analystes de se faire les pourvoyeurs des normes sociales.

Le deuxième concerne la question de l’argent en analyse. En fait les deux sont liés, les deux sont les points aveugles de la dérive réactionnaire de la psychanalyse.

Je commencerai par la question de l’argent, qui découle des positions politiques ou soi-disant apolitiques des analystes.

On y trouve une grande rigidité idéologique concernant le lien entre la psychanalyse et l’argent qui se présente comme un lien « organique ».

La question de l’argent est un problème de la psychanalyse, un problème non traité, voire dénié. C’est la troisième direction d’un travail qui reste à faire pour les jeunes analystes s’ils veulent que la psychanalyse puisse rester vivante dans le monde contemporain.

 Un certain discours de la psychanalyse reproduit de façon caricaturale le paradigme même du libéralisme économique le plus sauvage, en liant de manière « organique et causale » le désir et l’argent. Or ce paradigme empêche la pensée de devenir créatrice d’autres modalités et d’autres dispositifs possibles. Ou bien les psychanalystes trouvent une autre manière de penser l’argent dans la psychanalyse, et de donner une place à ces interrogations dans leur discours officiel, ou bien elle deviendra une activité de luxe pour des personnes qui n’en ont pas vraiment besoin. Beaucoup de psychanalystes tiennent compte des possibilités matérielles des analysants, et se comportent de manière très correcte dans leur activité privée, mais cela reste marginal dans le discours. Cela institut une analyse à deux vitesses.

Les patients qui ne peuvent pas, pour des raisons à la fois économiques et psychiques, se payer une psychanalyse, une vraie, sont renvoyés en institution.

Ce que je voudrais avancer est ceci : la psychanalyse très peu chère et même gratuite en cabinet privé est parfaitement possible mais elle a mauvaise presse et cette mauvais presse est un symptôme des analystes.

Il est important de faire la différence entre la valeur civilisatrice du don, la culpabilisation de l’aumône et le recours à l’institution comme un droit à la santé.

Je me réfère aux travaux de Marcel Mauss quand je parle du don, à qui je vous renvoie. Le don est un acte civilisateur. L’aumône est un acte issu de la culpabilité et engendre la rancune. Quant au droit à la santé, s’il est effectivement légitime concernant la « santé mentale », reste à faire un travail sur le rapport de la santé à la normalité. Tout pouvoir qui finance une institution a le droit de dire ce qui est normal et ce qui est anormal, et donc de statuer sur ce qui est à exclure d’une société en tant qu’anormal. La psychanalyse ne peut pas se prêter à ce jeu.

La psychanalyse a intérêt à se méfier des bontés des Etats. Je sais que cette question se pose peu (malheureusement) au Brésil, mais elle est capitale en France.

C’est aux analystes de régler ces questions, et ils en ont le pouvoir. La condition est un travail pour penser le collectif. Ici il s’agit bien de penser juste !

Malgré le fait que beaucoup d’analystes font des prix en rapport avec le niveau de vie du patient, l’analyse absolument gratuite en cabinet privé fait encore grincer les dents.

Dès que quelqu’un évoque la possibilité d’une analyse « gratuite », il provoque un tollé d’indignation assorti de menaces : il s’agirait de rien de moins que d’une attitude séductrice de l’analyste, quand ce ne serait pas franchement de la perversion.

Une analyse gratuite peut être un don, que l’analysant rendra plus tard à quelqu’un d’autre, car telle est la roue de la vie… mais il sera mortifié si son analyste lui fait l’aumône de le prendre pour « rien » par charité.

Cela se parle, cela se pense, cela s’assume.

Quand je prends quelqu’un en analyse de façon non payante, dans mon cabinet privé, je « donne » à la psychanalyse, ou plutôt je rends à la psychanalyse une part de ce que j’en ai reçu, et ainsi je l’enrichis. Je ne donne pas seulement comme une aumône à un patient mon temps ainsi non rémunéré en argent. Si je peux donner, cela veut dire que j’ai reçu. Et cela je le soutiens face au patient à qui je propose un temps non marchand.

Freud avait au moins eu le courage de dire que la psychanalyse « en ville » était réservée aux personnes d’un certain milieu. Jusqu’à quand la communauté analytique méconnaîtra-t-elle la violence qu’elle exerce et la bêtise dont elle se fait le suppôt ?

Ainsi la question de l’argent est plus que négligée : elle est forclose.

Lorsque la question de l’argent est discutée entre analystes, L’homme aux loups revient comme l’argument ultime : ce serait parce qu’il n’a pas payé que son analyse fut interminable. Bêtise et contresens ! La raison pour laquelle son analyse fut interminable, c’est qu’il est devenu « LE CAS » pour les analystes. Il est devenu le pourvoyeur de je ne sais combien d’ouvrages scientifiques… Qu’on ne vienne pas me dire que c’est uniquement parce que Freud lui a procuré de l’aide financière.

Je peux témoigner maintenant, avec un recul d’au moins 35 ans, que tous ceux qui ont fait une analyse gratuite avec moi — gratuite en grande partie, parce que parfois elle est devenue ou redevenue payante — n’ont pas présenté des différences notables avec les analysants qui payaient. En tous cas aucun n’est devenu inapte à gagner sa vie, ni un aliéné de l’analyse.

Il faudrait traiter de façon séparée le fait que l’analyste, comme n’importe qui, a besoin de vivre… de son travail, de celle qui consiste à dire que si une analyse n’était pas payante alors elle ne vaudrait rien ou pire, qu’elle pourrait être dangereuse ! Il y a même des analystes, et vous devez en connaître, et ils sont peut-être même ici en train de m’écouter… qui prétendent qu’une analyse doit coûter cher à l’analysant pour éprouver son véritable désir. Ce sont des bêtises ! Cela vaut peut-être pour quelques cas très rares, des pathologies narcissiques ou perverses, mais on ne cale pas toute une pratique sur une structure névrotique. Demander de l’argent à un avare, c’est un vrai plaisir, je vous l’accorde, mais lui demander très cher sans un travail de réflexion est un acting-out de l’analyste qui ne vaudra jamais une parole forte… vraie.

L’autre jour je disais à une amie et analyste, une femme de gauche, bien sous tous rapports, que j’avais pris un jeune homme en analyse pour 10 euros, afin qu’il puisse venir plus d’une fois par semaine. Elle m’a regardée comme effrayée et m’a dit : « Ah ça, je ne pourrais pas ! » Je lui ai demandé de m’expliquer — cette dame n’a par ailleurs aucun problème d’argent, mais elle a peut-être un problème « avec » l’argent ! Elle n’a pas pu m’en dire plus, répétant plusieurs fois «  Ah non, ça je ne pourrais jamais ! » Une étrange association m’est venue par la suite : je pensais que c’était comme si je lui avais demandé de se mettre nue devant son vieux père. Il y avait dans ce « Non, je ne pourrais pas » comme un cri devant une transgression impossible. Elle m’aurait dit cyniquement : « Je n’aime pas travailler et gagner peu, j’aime l’argent », j’aurais dit ok. La plupart des refus des analyses très peu chères ou gratuites sont de cet acabit : ça serait une transgression, seulement on ne sait pas de quoi. Certains avancent une séduction du patient, les mêmes qui n’hésitent pas à passer à l’acte sexuel, à condition que la caisse reste ouverte pendant les travaux ! Mais surtout, il y aurait le risque d’une trop grande jouissance… Mais on ne dit pas qui est censé jouir, et de quoi. Les analystes ne se sont jamais situés par rapport à la question du don. Le don introduit celui qui donne et celui qui reçoit dans une autre dimension sociale et symbolique.

Cela me fait penser à la peur et à l’interprétation réductrice de la jouissance révolutionnaire. Dépaver une rue, brûler des voitures, là j’entends encore le : « Ah ça ! je ne pourrais jamais ». Quelle étrange superposition des interdits fondamentaux — qui sont peu nombreux, l’inceste, le cannibalisme et le meurtre — avec des interdits imaginaires ou de circonstance. Ces interdits de surface vont toujours dans le sens des intérêts des analystes et de l’establishment, ce qui revient parfois à éliminer comme dangereuse toute pensée nouvelle, pour peu qu’elle soit porteuse de violence.

A-t-on le droit de démonétiser le travail psychique ?

N’y a-t-il pas eu un lien trop vite accepté, puis momifié par les analystes, entre argent et désir comme moteur imaginaire de la cure elle-même ? Or, je répète ma question : ce lien organique, rarement interrogé, entre argent et désir, n’est-il pas le paradigme même du libéralisme ?

Je pense que le mieux est de ne pas rester dans les considérations générales mais de raconter une histoire clinique. 

Histoire de M.

Petit fragment d’une analyse « gratuite »

C’est un homme jeune qui vient me demander une analyse parce que rien dans sa vie ne va comme il voudrait. Il a des angoisses, il a des problèmes sexuels, il n’arrive pas à faire le travail qu’il voudrait. Rien ne va. Sauf qu’il n’est pas déprimé, et qu’il a une sorte d’appétit de vie de bon augure.

Il est le fils unique d’un couple de fils et de fille d’émigrés. Les grands-parents ont beaucoup travaillé et leur fils (père de mon patient) a eu une réussite sociale très grande. Il n’a pas fait d’études, mais a fondé une entreprise qui lui a rapporté beaucoup d’argent. Sa mère, également fille d’ouvriers émigrés, a fait un bout d’études et a aidé son mari dans l’entreprise. Lui, fils unique, a été très gâté, mais il n’a pas compris la vie qu’on lui voulait. Ayant fait des études, il s’est très vite senti dans un autre monde que ses parents. Sa mère, très angoissée dès qu’il sortait avec d’autres adolescents, le voyait en danger pour un rien. Les années 68-70 passent par là et le fossé entre les générations se creuse. Et, scandale des scandales, M, mon patient, ne veut même pas « rentabiliser » ses études mais se tourne vers le théâtre. C’est la rupture, le père le traite de pédé, la mère s’abîme en larmes. Et… elle tombe malade.

Elle a un cancer qui s’aggrave très rapidement. La conséquence en est que le fils revient à la maison et s’occupe de sa mère mourante. Elle meurt quand il a 20 ans. Il n’a pu lui présenter aucune fille, n’a pas eu le temps de se poser devant elle comme homme, et devant son père encore moins. Il quitte la maison, et commence alors pour lui une vie errante, sans argent, où il vit d’expédients aux limites de la légalité. Il achète à crédit des objets coûteux, des frigidaires, des cuisinières, qu’il revend pour de l’argent liquide avec lequel il essaye de monter des spectacles. Il entre aussi dans un réseau de dealers, se drogue et vend de la drogue, ce qui lui rapporte de l’argent, mais pas assez pour faire ce qu’il aime.

Quand il vient me voir, il ne parle pas de ses « revenus ». Il dit : « je me débrouille. » En revanche il parle de ses problèmes sexuels avec la fille dont il est passionnément amoureux. Et de sa culpabilité dans la maladie de sa mère. Je suis d’accord pour le prendre en analyse.

Alors commence un ballet d’absences-présences qui durera plusieurs années. Par exemple, il vient, on parle, et on décide d’un horaire, d’une régularité des séances. Il est d’accord, il vient une ou deux fois, puis disparaît. Je reçois au bout de quelques jours, ou semaines, une carte postale ou un appel où il me dit qu’il a eu l’occasion de partir pour enfin faire un travail intéressant, et c’est toujours loin, dans un autre pays, quand ce n’est un autre continent. Plusieurs fois il m’a écrit d’autres continents. Puis il revient, me fait signe, s’excuse, et ça recommence. On prend rendez-vous, il vient à deux ou trois séances, puis il disparaît. J’essaie quelques interprétations, mais c’est bien trop tôt, ça tombe dans une acceptation de surface. Ce va-et-vient a duré plusieurs années. Chaque fois je l’ai repris. Ce qu’il me racontait semblait tellement sincère et il était par ailleurs tellement mal que je ne pouvais pas le renvoyer. Le renvoyer à quoi ? Lui dire « Revenez quand vous pourrez faire une analyse comme quelqu’un de normal » ? 

On parle d’argent

Et puis un jour, je me dis que quelque chose du côté de l’argent, du côté du paiement, ne va pas. Il est tout le temps en train de courir pour payer ses dettes, son loyer, son électricité et s’il commence à me demander un délai de paiement, il ne me demande pas de moins payer. Alors je décide de parler de l’argent de façon frontale.

Je lui dis : « Je vous propose de laisser l’argent de côté pour l’instant et de venir à vos séances régulièrement, ça sera sans paiement et je ne le considérerais pas comme une dette. Et quand vous aurez réglé vos problèmes d’argent, alors vous me payerez à partir de ce moment-là. » Il est interloqué, il a des copains en analyse qui tous payent et il sait que c’est une obligation. Je dis : « Non ce n’est pas une obligation, j’ai besoin d’argent pour vivre, c’est aussi mon travail mais pour l’instant j’ai d’autres patients qui me payent, et c’est suffisant. » On discute. A partir de là, il vient à toutes ses séances et on commence à travailler de manière régulière. Je me demande pourquoi je lui fais ce « cadeau ».

De façon « rationnelle » je pense que l’argent a pris une place perverse dans son système de vie. Le vol, la drogue, et chez son père l’argent à la place de toutes les autres valeurs de la vie. C’est un vrai équivalent général de toutes les valeurs !

Ça c’est une rationalisation de ma part, en tout cas en partie. D’autre part j’étais en train de m’intéresser à ce moment-là à la Polyclinique de Berlin et au désir de Freud de fournir l’occasion à tout le monde, c’est-à-dire aux personnes sans argent, de faire une analyse. Et ce qui m’avait frappée, c’est que ce n’était pas un dispensaire, ni un centre de psychothérapie, non, c’était un vrai centre d’analyse où les mêmes analystes faisaient des thérapies et des analyses didactiques. Même lieu, mêmes analystes, mêmes conditions de gratuité.

C’est une expérience qui n’a jamais été refaite. Il y a eu bon nombre de centres d’analyse pour les pauvres, mais jamais mêlés avec les analyses didactiques, au même endroit, avec les mêmes : une formation analytique. C’était ça l’idée originale. Or ce jeune homme brillant a dû me faire penser à ces jeunes de Berlin qui devenaient analystes sans devoir payer et aliéner leur liberté pour avoir le droit de faire une analyse. Freud voulait en même temps la Polyclinique pour des ouvriers et des intellectuels pauvres.

Bien plus tard je me suis demandée si je n’avais pas « agi » la demande paternelle et maternelle qu’il fasse usage de ses connaissances universitaires et qu’il cesse d’avoir une vie d’artiste. Or bien évidemment, il a continué à faire du théâtre…

Bon, l’analyse s’est poursuivie pendant presque huit ans. Vers la fin, il a recommencé à payer. Il payait régulièrement. Il gagnait sa vie, au début mal, puis de mieux en mieux. Puis il a eu un fils. A partir de là des souvenirs importants lui sont revenus concernant les conditions de survie des grands-parents paternels, l’émigration du grand-père, la faim, la misère des premières années en France. Il a fait parler son père, celui qui avait « réussi », qui était riche et tyrannique. Il a enfin pu l’affronter pour lui dire que pour lui, l’argent n’était pas le maître de sa vie. Alors ce père bougon et terrifiant s’est mis à parler et à lui raconter les humiliations qu’il avait vécues comme enfant de parents étrangers qui parlaient mal le français et qui étaient si pauvres qu’il en avait eu honte. Enfin la place de l’argent dans la famille et dans son analyse s’inscrivait dans une histoire.

Je ne peux pas développer plus cette analyse qui a été très « riche » en tout sauf en argent pour l’analyste !

Pour conclure

Il est revenu bien des années plus tard, à l’occasion d’une crise sentimentale et de la séparation avec sa femme, mère de ses enfants. Dans l’intervalle il avait gagné beaucoup d’argent. Il s’était acheté une belle maison, des voitures de collection, vivait très confortablement et aidait beaucoup d’amis artistes dans la difficulté. Il était devenu aussi riche que son père, mais généreux, sans peur de retomber dans la pauvreté. Ce qui est curieux, c’est qu’après son retour en analyse, il a eu une série de mauvais contrats, au point de se retrouver sans argent ! « Ah ma pauvre (sic) Madame Zygouris, j’étais riche quand je n’avais pas à vous payer et voici que de nouveau je suis pauvre ! »

Madame Zygouris, la pauvre, s’est dit : « Ah, voilà la punition, tu veux contredire le dogme analytique, te voici punie ! » Eh bien non ! Ça ne s’est pas passé comme ça. C’était mon fantasme et le retour du surmoi institutionnel chez moi : vous voyez de quel poids pèsent les dictats sur chaque analyste quand il veut faire autrement que ne le prescrit la doxa !

Mais il n’était pas du tout pauvre comme la première fois, et c’est lui qui a dit : « Il n’est pas question que je ne vous paye pas ! » N’empêche, on a eu l’impression d’un retour en arrière, d’un recommencement. Seulement voilà, il n’y a pas eu répétition, sur ce plan du moins. Il tenait à payer un bon prix ses séances. C’était un prix de patient aisé. Il a traversé une grande crise existentielle, puis les affaires ont repris… succès » dans son travail.

Et pour retrouver notre thème, de l’influence des croyances de l’analyste sur la constitution du récit de l’analysant, voilà ce que je voudrais souligner :

La plupart des analyses gratuites que j’ai faites se sont bien passées. Ni mieux ni pire que la plupart des analyses payantes. Parce que les analysants perçoivent au bout de très peu de temps ce que leur analyste pense, où il se situe politiquement, s’il est fragile ou non, s’il a besoin de certitudes, de signes visibles de richesse, s’il peut ou ne peut pas prendre des risques par rapport aux idéologies en cours. Et ils peuvent parfaitement comprendre que l’analyste, la plupart du temps, vit de son travail et qu’il a besoin d’argent pour faire tourner sa machine. Mais c’est d’une somme globale dont l’analyste a besoin, et pas dans un rapport du un par un.

Quand j’ai eu l’occasion de parler de ces analyses gratuites avec des collègues, ils me racontaient chaque fois des histoires d’horreur lors de tentatives d’analyses non payantes. Ils racontaient des analyses qui ont toujours mal tourné ou des analysants qui étaient partis parce qu’ils n’avaient pas « supporté » de ne pas payer.

Je ne peux m’empêcher de penser qu’une telle différence des résultats par rapport aux miens reflète l’influence des convictions profondes des analystes en question sur les réactions de leurs patients. Quelques collègues, qui ont les mêmes idées que moi concernant la possibilité d’une analyse soustraite à la question marchande, ont fait la même expérience que moi : ça ne se passe ni plus mal, ni mieux.

Si on ne fait rien pour détromper un patient qui croit qu’une analyse est d’autant meilleure qu’elle coûte plus cher, il est certain qu’il agira en fonction de cette croyance. Continuer à valider comme nécessaire à une bonne analyse le paradigme désir-argent est une escroquerie financière et intellectuelle, et une violence faite au désir d’analyse du patient. Voilà où le dogme analytique devient une violence politique en acte.

La deuxième question « politique » que nous devons traiter de toute urgence concerne les interventions des analystes dans le domaine social, comme producteurs de « normes » voire de la normativité.

Après avoir combattu la différence médicale entre normal et pathologique au nom d’une autre logique, au nom de la psychanalyse en tant qu’expérience libératrice, voici que les nouveaux analystes, pire que les médecins, proposent aux gouvernants des idées préfabriquées pour détecter les déviances et les déviants. Tout cela au nom d’un soi-disant délabrement de la fonction paternelle et de la déliquescence « du » symbolique.

Certains psychanalystes se répandent sur les ondes et dans les émissions télévisées pour dire ce qu’il faut penser des techniques de procréation, ce qu’il faut penser du mariage homosexuel et de tout un ensemble de nouveaux modes de vie, et notamment de l’éducation des enfants. Le plus souvent ils se situent du côté de la norme de nos grands-parents, le nouveau est systématiquement suspect de vouloir saper les fondements symboliques de notre chère société. Comme si les normes qui ont régi les société du passé récent avaient pu empêcher en quoi que ce soit la barbarie.

La plupart des interventions des analystes dans le domaine des medias va dans le même sens : celui de la reproduction de normes sociales. Parfois un même analyste qui peut faire un travail remarquable dans le cadre d’une analyse privée — là où il travaille comme analyste, où il est à l’écoute de l’oppression et de l’assujettissement subjectif d’un patient par son passé, ses traumas et ses croyances —, ce même analyste est capable de tenir dans les medias un discours qui prône un retour aux valeurs du passé, et se joint au lamento de la décadence de l’autorité paternelle. Je rappelle par ailleurs un de mes textes, « Tous les chemins ne mènent pas à Rome », qui reprend certains de ces thèmes.

La psychanalyse n’est pas moribonde, c’est les psychanalystes qui sont restés figés, tels des orants quand ce n’est des gisants dans certaines églises! A quand un véritable renouveau ? Et si cela devait passer par une insurrection théologique, pourquoi pas ?