Le génie de la psychanalyse

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Transcription del’exposé fait au cours des Journées de la Fédération des Ateliers dePsychanalyse : « Quel prix à payer pour que dure une institution psychanalytique ? », 1er avril 2007

LE GÉNIE DE LA PSYCHANALYSE

C’est très difficile de parler après tout ce que l’on a entendu hier etaujourd’hui. Je vais prendre mon temps. Je me suis toujours battuecontre les séances courtes, alors je continue ! J’avais préparé quelquechose, mais presque tout a déjà été dit. Alors, ou bien je ne dis quetrois mots, ou alors je reprends les choses à ma façon. Je vais doncreprendre, ce sera forcément autrement.

Je commencerai presque de la même façon que Patrick Guyomard, en disantque pour moi aussi, le prix à payer avait été des ruptures d’amitié. C’est un prix assez fort, assez lourd et c’est vrai que l’on peut sedemander pourquoi on choisit, à un moment donné, d’être dans uneinstitution plutôt que de rester avec des amis. Et puis, je me disaistoujours que l’on pouvait se voir autrement, ailleurs. C’estpartiellement vrai : la preuve, c’est que la plupart de mes amis aveclesquels j’avais commencé l’expérience qu’a été la Fédération et quiétaient partis ailleurs, quand je leur ai téléphoné pour leur dire : «Est-ce que vous voulez venir pour que l’on en parle ? » sontpratiquement tous venus. Donc il n’y a pas eu que des rupturesd’amitié… tout au moins pas là ! Mais par rapport à l’EcoleFreudienne, par rapport à d’autres moments institutionnels, ça s’est produit.

Alors faut-il toujours payer un prix ? Oui ! Mais il faut distinguerdeux choses : le prix personnel et le prix d’institution à institution,ce qui n’est pas la même chose. Moi j’ai choisi de rester ici, demaintenir quelque chose, bien sûr pas toute seule, même si aujourd’hui,des huit premiers les fondateurs comme disent les plus jeunes jesuis la seule qui soit restée, encore ici, en piste… Pour combien detemps ? Ça je ne sais pas ! Et puis je fatigue… Je pensequ’aujourd’hui c’est aux plus jeunes, je parle de ceux de laFédération de reprendre les choses en main. Et d’ailleurs c’est cequi est en train de se faire. Or ils demandent, si j’ai bien entendu,plus d’institution ! Cela, il faut l’entendre, à ceci près que ce n’estpas aux anciens de leur donner plus d’institution, c’est à eux de se lafabriquer. Elle ne me conviendra peut-être pas, mais c’est un risque àcourir. Je pense qu’il faut périodiquement repenser la structure, parceque la structure, c’est aussi le politique. La structure est toujourspolitique en fin de compte. C’est un lieu de rencontre entrel’analytique et le politique, même si, à la création de la Fédération,nous n’avions pas pris le pari de les faire coïncider, à l’inverse dece qu’a été la structure de l’Ecole Freudienne avec ses deux machinesde guerre qu’étaient la Passe et les Cartels. C’étaient les machines deguerre de Lacan, au sens le plus noble du terme. Pour revenir au faitque périodiquement il faut repenser la structure, ce qui est, jel’espère, en train de se faire, on peut se demander pourquoi jesoutiens que cela incombe toujours aux plus jeunes ? Je pense que celadoit incomber aux jeunes quitte à ce qu’ils fassent causer lesanciens pour une raison simple : c’est parce que les jeunes analystessont dans un lien de nécessité avec le social et le politique. Moi, àmon âge, je suis sortie d’affaire, je n’ai plus rien à prouver, je n’aiplus à me bagarrer avec la société, si ce n’est qu’au niveau de LA politique, ça ne me laissera jamais indifférente évidemment. Mais lesjeunes analystes, eux, c’est à eux de penser la structure qui à la foisles protége et à la fois est leur machine de guerre. Et forcément ce nesont plus les mêmes. Ni les analystes, ni la société. Bien sûr quand ondit : « les jeunes analystes », en vérité ils ne sont pas jeunes dutout, ils ont entre quarante et cinquante ans ! mais enfin ils sont del’autre génération. Ils sont donc plus perméables à l’époque.Parallèlement il faut qu’il y ait toujours dans une institution, sansque ce soit nécessairement de l’institué, des sentinelles du politique.C’est un vrai travail à faire, qui consiste à observer, à analyser, àcomprendre ce qui se passe dehors, dans le monde, et la façon dont nousdevenons analyste. Pour être analyste de qui ? Et comment ? Je pensequ’entre les premières années, lorsque la Fédération avait encore sastructure de départ, cette structure impossible « tripartite » etaprès, lorsque qu’elle est devenue une seule association, ce passage aété le signe d’une dépolitisation dont on ne s’est pas rendu comptetout de suite. On s’est dépolitisé ! Mais ce n’est pas uniquement cepetit « nous », c’est la société française dans son ensemble qui s’estdépolitisée. Avant, on parlait tout le temps du politique, des lieux depouvoir, de comment créer des contre pouvoirs, etc. Maintenant, ondirait que c’est devenu caduc, complètement ringard. Mais vous neperdez rien pour attendre, il se pourrait bien que le politiquerevienne. Il serait bon de se re-politiser et vite fait, c’est ce queje pense. Il faudra le faire sans doute autrement que nous l’avonsfait, c’est à vous de le re-penser, à vous les plus jeunes, parce quel’institution est toujours fille de son époque. On l’a créée à unmoment donné et ensuite, que sa structure apparente évolue de façonpatente ou non, fondamentalement elle change en rapport avec l’époque.

Un peu d’histoire

Je ferai un bref rappel de l’histoire de la Fédération simplement pourdire deux ou trois choses. Au début donc, il y avait trois collectifs,trois associations aux fonctions bien différenciées. Le premier étaitle collectif « Evénements », le deuxième était le « journal » appelé «Espace », et le troisième était l’association des groupes de travailappelée « Les Ateliers ». Le collectif Evénements regroupait les huitpremiers. Pourquoi « Evénement » ? On voulait créer des événementsponctuels en rapport avec les demandes du temps. Justement on sevoulait sentinelles, voir ce qui se passait dehors. Ainsi on a fait lecolloque sur l’Etranger à un moment où ce n’était pas encore unequestion aussi brûlante. C’était très précurseur à l’époque des’interroger sur l’étranger et l’analyse. Un autre Evénement portaitsur « la guérison » et bien d’autres questions qui nous venaient del’extérieur. On les reprenait avec nos outils de pensée et on enfaisait des colloques. Ça c’était le collectif Evénements ponctuel. Lecollectif du journal, ou de la revue Espace, était indépendant, sansrapport de hiérarchie avec ce qui était à proprement parler lesAteliers. Nous savions que tout ce qui touchait à la publication et àl’écrit était potentiellement porteur de crise institutionnelle et derivalités narcissiques. Et de ce fait on a voulu protéger le travailspécifiquement analytique qui se faisait dans les Ateliers. Ilsformaient un lieu qui se voulait à l’abri de l’extérieur pourtravailler tranquillement dans des petits groupes qui n’étaient pas descartels. On se choisissait entre nous pour travailler la psychanalyse en intention

Je trouve très bien ce qu’Olivier Grignon nous a rappelé hier, à savoir la différence entre l’analyse en intention et l’analyse en extension.Parfois on peut les distinguer. Nous avons essayé à l’époque de lesdistinguer. Or la question à résoudre était celle de la communicationentre les trois collectifs. On a passé des soirées et des soirées à sedire « D’accord, mais pour que cela soit une Fédération, il faut qu’ily ait un étage fédératif ! » Autrement, comment correspondre ? Il fautqu’il y ait des délégués de chaque collectif pour un étage fédératif.Or nous n’avons jamais pu faire exister cet étage fédératif ! On peutdire que c’est peut-être un peu à notre honneur. Car cet étage-là,c’était de la pure organisation, c’était du pur politique. Donccomplètement déconnecté de la psychanalyse. Et, du coup, personned’entre nous n’était prêt à payer ce prix-là. Ça aurait été un prixtrop grand. Pourquoi voulait-on cet étage fédératif ? Parce qu’on avaitquand même, à ce moment-là, une pensée politique et on se disait qu’ilfallait bien un interface avec l’extérieur, le social. S’il y avait unemenace, il fallait que l’on puisse représenter tout ce monde et allerse bagarrer à l’extérieur. La guerre n’est pas venue heureusement, eton ne va pas s’en plaindre ! Elle est peut-être en train de venir…mais il faut maintenant sans doute créer d’autres modalités de lutte.On avait toujours gardé cet étage fédératif en réserve, comme uncabinet fantôme. On s’est dit : « S’il y a quelque chose d’urgent, envingt-quatre heures on le crée. »
Après tout cela, pour des raisons que je n’expliquerai pas ici, il y aeu l’autodissolution du collectif Evénements. On était fatiguésd’organiser des colloques. Quand le journal « Espace » a voulu devenirune « vraie » revue avec un vrai éditeur pour de bon, il a aussi dû sedissoudre. A ce moment-là, il y a eu beaucoup de départs. Et tous ceuxqui ne sont pas partis ont réintégré les Ateliers qui, sous le nom deFédération, est devenu une seule Association. Mais c’est également à cemoment-là qu’il y a eu une dépolitisation qui n’était que le reflet dece qui se passait à l’extérieur. Il y a eu une longue, longue traverséeoù je pense que l’on a voulu essentiellement travailler la psychanalyseen intention. Ça, c’est un court rappel de cette histoire de laFédération où le nom de Fédération n’est qu’une trace de l’existencedes trois collectifs. Parce que les Ateliers ne sont pas uneFédération, c’est une association spéciale mais ce n’est pas uneFédération. La possibilité existe, c’est tout.
On disait à l’époque, bien que cela ne se dise plus, l’institué résiste à l’instituant. Briser cette résistance est un travail constant parce quela structure a tendance à plomber la dynamique des groupes et cependanton ne peut pas se passer de toute structure. Il y a tout le temps, enquelque sorte, des allers-retours, entre institué et instituant parceque l’on ne peut pas non plus je m’excuse auprès de certains de mescamarades faire la révolution permanente. Je le dis très doucement…car fondamentalement cela me plaisait bien.
Donc nous n’avons pas voulu reconduire les machines de guerre de Lacan,c’est-à-dire la Passe et les Cartels. Je reviens à ce que je disais toutà l’heure : dans notre séparation avec les lacaniens, il ne faut pasminimiser le fait qu’un certain nombre d’entre nous avait commencé bienavant la dissolution de l’E.F.P. à recourir à d’autres modes de penséeen analyse, à d’autres références. Ainsi la lecture des Anglo-Saxons aété très importante pour un certain nombre d’entre nous, pas seulementcelle de Winnicott mais aussi de Searles et de bien d’autres. C’étaittrès important pour travailler avec des patients pour lesquelsl’approche strictement lacanienne s’avérait stérile. Très vite uncertain nombre d’entre nous s’est retrouvé avec des personnes quiavaient fait des analyses catastrophiques en général assez longues chezdes lacaniens aussi bien que chez des analystes de la S.P.P. Il y avaitfinalement un point commun chez ces analystes dont nous reprenions lesanalysants : tous voulaient donner raison, voire la priorité dans lacure elle-même, à une théorie ou à un dogme. Ce n’était pas uniquementle propre des lacaniens, à la S.P.P. c’était pareil. C’est pourquoi ily a eu dès le début de la Fédération des membres qui venaient de laS.P.P. et d’autres de l’Ecole Freudienne. Il y a eu un point derencontre autour de la question de la clinique. D’où la réputationstupide qui nous a été faite d’être seulement des cliniciens ! On ledisait tel quel que nous étions des cliniciens comme si l’onpouvait n’être que des cliniciens sans lire de la théorie, sans seformer, comme si on pouvait dissocier l’un de l’autre. C’était unebêtise sans nom ! Mais c’est vrai, c’est bien ce que l’on avait mis enavant, parce que c’est justement cela qui nous intéressait. Entreanalystes quand on parle de clinique on s’y retrouve, on se comprend.Et quand on ne s’y retrouve pas, alors il y a un clivage. Il y aaujourd’hui des analystes qui, lorsqu’ils parlent clinique souventils sont d’ailleurs incapables de parler de clinique donnentl’impression qu’ils parlent d’autre chose, on ne se comprend pas. Etlà, je suis d’accord avec Patrick Guyomard, quand il se demande : «Est-ce que c’est encore la même analyse ? » Il y a des gens d’où qu’ilsviennent, de la S.P.P. ou de la Cause, qui se mettent à parler d’unehistoire clinique et on est dans le même truc et on peut se parler,même avec des points de vue différents, mais on peut se parler. Tandisqu’avec d’autres, on ne peut pas se parler. Et cela passe toujours parla clinique, ça je le maintiens.
Donc à la Fédération, Lacan est devenu un théoricien parmi d’autres, etcela a choqué, vous ne pouvez pas savoir à quel point cela a choquécertains ! Quand je recevais des personnes qui voulaient entrer à laFédération, je leur racontais l’histoire de la Fédération, pour leurdire un peu dans quoi ils allaient mettre les pieds. Et quand je disaiscela, eh bien il y en a certains à qui ça n’a pas plu ! Ils disaient :« D’accord, mais Lacan, un parmi d’autres ? Mais comment ? Ah ça, non !». En fait il n’y en a qu’un seul qui ne peut pas être « un parmid’autres », c’est Freud. Parce qu’en dehors des jungiens, nous sommestous des descendants de Freud. Quand je dis « descendant » cela veutdire que l’on peut compter les générations. Si je passe par mon premieranalyste, je suis de la cinquième génération, et si je passe par mondeuxième analyste, je suis de la quatrième génération. Vous, les plusjeunes vous êtes de la cinquième, ou peut-être de la sixièmegénération. Ça se compte véritablement, on est des descendants directsde Freud ! Après on peut dire que certains, plus que d’autres, ontdonné des impulsions diverses à sa théorie. Mais tous sont donc desthéoriciens parmi d’autres, et c’est pour cela que je dis que nousn’avons pas mis une théorie, par exemple la lacanienne, au fronton, pasmême la freudienne telle quelle, comme ciment du groupe. Du fait quecela n’existe pas, rend ce groupe fragile, fragile vers l’extérieursurtout, ce qui est peut-être la raison d’un certain repli. Je croisqu’il y a eu ce besoin d’être un peu tranquilles pour travailler lapsychanalyse en intention.

Il n’y a pas de propriétaire de la psychanalyse

Alors je me suis dit : mais au fond, si seul Freud n’est pas « un parmid’autres », doit-il pour autant rester incontesté ? Non, Freud seracontesté aussi : on ne va quand même pas le laisser tranquille comme ça! Il a eu la prise en compte de son époque, de ses défenses, de sa vie,on a déjà étudié tout cela, mais reste la question : qu’est-ce qu’on vatransmettre de tout cela ? Oui, qu’est-ce qu’on transmet ? Qu’est-cequi « doit » être transmis pour qu’il y ait de la psychanalyse ?
Et j’ai trouvé : on transmet le « génie de la psychanalyse ». Ce n’estpas le génie d’un tel ou d’une telle, c’est le génie de la psychanalysequi doit se transmettre ! J’y crois dur comme fer.
Ce que je fabrique aujourd’hui avec mes patients et que j’ai lafaiblesse d’appeler de la psychanalyse d’ailleurs pas tout le temps,mais de temps en temps, si je le compare à ce que faisait mon analysteavec moi, c’est déjà très différent… Puis ce que l’analyste de monanalyste a fait avec lui, c’était aussi très différent, et cependant ily a dans tout cela un fil rouge qui nous relie, et ce fil rouge, c’estle génie de la psychanalyse.
Personne n’est propriétaire de la psychanalyse, même Freud n’était pasle propriétaire de la psychanalyse. Alors, se dire héritier de Lacan,c’est vouloir entrer dans une histoire de famille… et,inévitablement, cela implique des contrefaçons. L’analyse ne s’enseignepas, oui, elle s’apprend, mais elle ne se transmet pas simplement. Ellese vole… à l’analyste, le sien ou tout autre qui passe. On croitprendre ce que les autres nous donnent ou croient donner, et puis, toutd’un coup, on prend autre chose, qui n’était pas au programme. Ça ne setransmet pas, ça nous échappe toujours.
Tout le reste, l’institutionnel… on n’a pas voulu beaucoup de choses.On n’a pas voulu de nominations, on n’a pas voulu d’habilitation. Onn’a pas voulu de titularisations. Bon, si on ne trouve rien de mieux,et si on est acculé par des demandes pressantes de l’Etat, ça peutarriver, pourquoi pas ? On avisera. On n’est pas plus bêtes qued’autres. Disons-le comme ça. Il faut savoir que si jamais quelqu’unveut imposer des instances, des ceci, des cela… au moyen de «sachants » patentés, quels que soient les jurys, quelle que soit laqualité des gens qui viendront vous parler de leurs analyses, de cequ’ils ont fait, on restera toujours indépendants, et ça c’est mon fondamental. Je crois qu’il faut avoir assez de courage pour à lalimite dire « Vous voulez des titres ? On vous en donnera, mais sachezque c’est faux, c’est du toc. » Tout titre est du toc ! A partir de là,on fera ce que l’on voudra ; encore faut-il que les gens aient unrapport au génie de la psychanalyse qui leur tienne un peu aux tripes.C’est vrai que je préférerais que l’on ne donne pas de titres du tout,car c’est moins dangereux quand c’est l’université qui les délivre. Ily a des institutions qui habilitent et d’autres pas, et nous, oncontinue à « ne pas ». Ce qui est extraordinaire c’est quand il y a eul’affaire Accoyer et toutes ces histoires… La plupart desinstitutions sont allées au groupe de contact et nous, nous avons étéparticulièrement abstinents. Nous y avons été un petit peu, mais on aété assez abstinent et je trouve que l’on a eu la position la plusanalytique qui soit : « On vous écoute… hum… hum… mais encore ?Vous voulez dire quoi exactement ? », jusqu’à ce que le symptômes’amenuise ou apparaisse autrement. On est là pour les écouter etéventuellement les allonger, ceux qui demandent des garanties. Leshabilitations, les problèmes d’être reconnu ou pas, cela aura peut-êtrelieu, ça nous pend peut-être au nez, on verra bien ! Il faudrapeut-être que les plus démunis en diplômes aillent ailleurs, là où lesgens sont plus aguerris à ce genre d’exercice. Reste que nous sommesune sorte de nébuleuse de la marge, qui fait également du bien auxautres, parce que n’oubliez pas que si la marge n’existe pas sans letexte, le texte n’existe pas sans la marge. Nous leur sommes aussinécessaires qu’ils nous le sont à nous.

La présence des corps

Alors c’est quoi le génie de la psychanalyse ? J’y reviens… j’yreviens. J’avais dit à Michèle Hartemann au téléphone : « Trouve-moi ladéfinition du génie de la psychanalyse », je ne lui ai rien ditd’autre. Elle a passé un mauvais quart d’heure mais elle a trouvé desformulations « géniales ». Tout à l’heure, tu vas les dire, elles sonttrès, très bonnes ! Alors le génie de la psychanalyse ce n’est pas legénie de Freud, ni celui de Lacan, ni de Mélanie Klein, ni de Bion (madernière marotte). C’est un art qui se transmet, une pratique, undiscours discontinu au travers des corps vivants. Bien sûr, ce n’estpas une institution qui transmet la psychanalyse ! Une institution estun contenant pour les analystes, pour qu’ils puissent se transmettreles uns aux autres leurs expériences, mais ce n’est pas l’institutionen tant que telle qui transmet, elle ne transmet rien du tout. Uneinstitution c’est une structure, c’est inerte. Elle n’a pas de désir.Si on peut supposer un désir à l’institution, c’est le désir de durer.Ce qui augmente peu à peu l’entropie en son sein.
Alors le génie de la psychanalyse ? C’est d’abord l’art de lamodification de l’un par l’autre. Il ne faut pas oublier qu’une analyseest censée modifier, changer quelqu’un, et cela se passe entre deuxpersonnes. Ça ne se fait pas seul. Il faut bien que ça travaille un peudans la cervelle de celui que l’on vient payer,car on le paye pour ça.On dit que c’est l‘analysant qui travaille. Non c’est l’analyste quidoit travailler. Il doit absolument travailler, mais ce à quoi iltravaille, ça peut être très variable… et cette chose-là c’est uneexpérience en train de se faire qui n’est jamais renouvelable tellequelle. Il y a des rituels qui sont renouvelables, c’est ce que l’onappelle le cadre. C’est une expérience subjective qui repose sur unepratique ritualisée. C’est le rituel que nous nous transmettons. Il estbon qu’il existe, mais aussi qu’il change. Je pense que les analystessont des passeurs du génie de la psychanalyse. Mais ces psychanalystesce ne sont pas nécessairement tous des maîtres. Ces derniers, ils sonteffectivement plus riches, il se fait que l’on peut leur piquer plus dechoses. Je répète : il faut voler les choses, on ne va pas nous lesdonner, on ne va pas les demander gentiment. On les pique partout pourfaire vivre et enrichir le génie de la psychanalyse. Mais chaque analyste particulier a en charge toute la psychanalyse, et c’est ça l’éthique.Chaque analyste, le plus ordinaire, le plus humble, le plus débutant, aen charge toute la psychanalyse. C’est pour cela qu’il ne peut resterseul à travailler dans son coin, c’est mauvais pour sa santé. Il fautqu’on se rencontre et que l’on ait des lieux, des contenants de nosangoisses, de nos folies, de nos incertitudes ou de nos certitudesdélirantes, pour que ces expériences en cours puissent continuer. Il nefaut pas oublier qu’un par un, chaque analyste, dans l’expérience qu’ilfait avec ses analysants, travaille avec son corps. Il n’y a pasd’analyse sans deux corps en présence. Je préfère parler en termes decorps qu’en termes de sujet. On peut être sujet en s’écrivant deslettres ou des mails… mais il n’y pas d’analyse sans présence decorps. Il ne faut pas oublier que c’est avec le corps que l’on écoute,que l’on pense et que l’on sent ! « Je peux ce que peut mon corps »,disait mon grand copain Spinoza …Il y a beaucoup de gens, dans beaucoup d’institutions, qui viennentpour s’instruire de la chose analytique mais qui n’ont pas de patients.Je les appelle « les amis de la psychanalyse ». Comme pour le journal Le Monde: il y a d’un côté ceux qui fabriquent le journal et, de l’autre, ceuxqui le soutiennent et s’y intéressent, ce sont les « amis du Monde ».Eh bien, il y a aussi « les amis de la psychanalyse ». Il y a de plusen plus d’amis de la psychanalyse. C’est bien d’être l’ami de lapsychanalyse ! Peut-être qu’un jour je deviendrai, ou redeviendrai,amie de la psychanalyse, quand je n’aurai plus de patients ; mais onest analyste que si l’on a des patients.

Une guerre obsolte, un prix inutile

On paye donc un prix, et c’est le prix que payent nos corps. Le prixque nous payons par les choix que nous faisons, le choix de nosnévroses, de nos histoires. C’est tout un ensemble de choses qui ne selaissent pas facilement théoriser mais que nous devons théoriser toutle temps et c’est aussi ça, être analyste, c’est continuer son analysetoute sa vie. Mais il y a aussi des prix inutiles, il y a le prix desguerres qui ne sont plus les nôtres. Ce sont des guerres interclaniques entre différentes associations d’analystes qui, à un momentdonné, ont eu leur raison d’être et qui, maintenant, peuvent êtrerésolues autrement. Lacan, par exemple, a été pris dans une guerre. Jepense qu’il ne l’a pas voulue. Lorsqu’il a été foutu à la porte del’I.P.A., ça, c’était un trauma considérable, cela a eu des effetsconsidérables, d’abord chez lui, mais aussi chez d’autres, car ceseffets ont été reconduits. On a été amené à faire des guerres quiétaient celles de Lacan, par transfert, par nécessité du transfert. Ças’est payé, ça s’est payé autrement, notamment dans ce qui a ététransmis comme n’appartenant pas ouvertement à la guerre mais à unepensée analytique. Ainsi Lacan avait par exemple, pour des raisons toutà fait guerrières, exclu la notion d’affect de ses conceptsfondamentaux. À l’époque où il était à l’I.P.A., la notion d’affecttenait le haut du pavé dans les discussions analytiques. Et justement àcette époque, on l’a foutu à la porte, on l’a excommunié, commeSpinoza. Peut-être qu’il était assez insupportable, c’est évident maisbon… Alors Lacan a pris un certain nombre de concepts analytiques,d’outils de pensée de l’analyse pour s’opposer à ses détracteurs, pourconstruire sa propre théorie, qui à la fois le rattachait à Freud,restait en relation avec Freud, et se constituait contre les autresfreudiens. Lacan a construit énormément contre. Nous tous, nousconstruisons contre quand nous commençons à construire, avec et contre.Cette notion d’affect a été bannie du discours des lacaniens et ellereste bannie encore aujourd’hui et ça c’est le prix à payer de laguerre de Lacan avec ses contemporains. Quand il faisait son séminaire,ça m’avait beaucoup frappé à l’époque : il ne parlait pas à ses élèves,il parlait par-dessus la tête de ses élèves, à ceux qui lui faisaientla guerre ! Et ça c’est le prix que beaucoup continuent encore à payer,et à faire payer aux générations qui suivent, ce qui est un prixinutile et inutilement exorbitant. Je crois que l’on pourraitmaintenant tourner cette page !
Pour revenir à l’institution, il y a beaucoup de gens qui ont été mis àmal avec ces histoires. Personnellement je ne considère pas que j’aiété beaucoup mise à mal. Mais tout de même, au moment de la dissolutionde l’E.F.P., se faire traiter de non-analyste du jour au lendemain, çafait quelque chose. C’est quand même l’insulte majeure entre analystes! Je préférais l’époque où, jeune fille, je risquais que l’on me traitede putain si je me conduisais hors les normes, il y avait là toute unetradition en cela… Mais ne plus être analyste ! Alors que l’on avaitpayé un prix fort pour le devenir et que, tous les jours, on ramait eton travaillait dur, et tout d’un coup des gens qui vous traitent denon-analyste pour des raisons d’institution ! Eh bien, il y en a uncertain nombre que je garde dans le collimateur, on ne peut pastoujours tout oublier… Mais je souhaiterais que la génération qui mesuit n’ait pas à reconduire la guerre, que même moi je continue parfoisà mener à mon insu, même si le désir n’est plus là.

L’institution psychanalytique est un asile pour analystes

La conclusion de cela est que chaque génération doit apprendre pour soncompte ce que la précédente lui fait payer. Et cela fait partie trèssouvent du non-dit des institutions et de leurs codes secrets.
La théorie, surtout une théorie unique, est un ciment de cohésion dugroupe et permet que se taisent « les histoires ». Nous n’avons pas ceciment comme je l’ai déjà dit. L’institution est donc à la fois plusouverte aux expériences singulières et plus fragile dans sa cohésion.Cela a pu mettre à jour la nécessité d’être plus accueillants pour nosfolies personnelles. Il n’est pas sûr qu’on y arrive toujours. Cela m’apermis en tout cas de voir qu’une institution centrée sur le génie dela psychanalyse et non sur le génie d’un maître se devait d’être aussiun ASILE pour les analystes.
De ce fait, une fonction de contenant de nos violences et de nos foliesest dévolue à l’institution qui devient asile. Car les institutions dece type plus ouvertes à l’expression subjective se doivent d’êtredes asiles pour analystes où ils peuvent échanger leurs expériences :avec les patients, avec les pensées il est important de pouvoiréchanger des expériences de pensée et avec le monde qui les entoure.Ça s’appelle la clinique, la théorie et la politique. Et de surcroît lavie personnelle vient parfois faire désordre, mais il faut pouvoir larecevoir aussi.
J’énumère là l’aspect honorable, la face ensoleillée, mais si je parled’asile c’est parce qu’il y a une part non négligeable de nos folies etde nos violences qui demande asile et protection des uns contre lesautres, et contre l’extérieur. C’est notre face d’ombre qui y séjourneet qui n’est pas la moindre des nourritures que le génie de lapsychanalyse, ogre à ses heures, réclame pour rester vaillant etinventif.
Oui, le génie dela psychanalyse a besoin de la folie, et pas seulement de la folie despatients. C’est notre folie singulière et multiple qui l’alimente et ledynamise et veille à ce qu’aucune science constituée, aucun remède, nelui ôte les ailes et son instabilité native.
Le point de rencontre entre l’analyse en extension et l’analyse enintension se trouve dans la part asilaire de l’institution.

En psychanalyse, tout titre est dérisoire

Si les institutions analytiques doivent garder leur fonction d’asilepour les analystes c’est aussi parce que l’analyse personnelle, appeléejadis analyse didactique, se termine le plus souvent dans l’institutionelle-même. Il faut le savoir, et il serait indécent de faire porter parnos seuls analysants le poids de notre inanalysé constitutif etinévitable parce que justement nous sommes devenus analystes.
Les liens au groupe, à l’institution, mettent à jour, surtout dans desmoments de crise et de tension, un aspect très archaïque des uns et desautres, souvent resté hors de l’analyse personnelle.
Il y a toujours quelque chose qui excède le privé de la rencontreanalysant-analyste et cependant c’est un intime de l’histoire de chacunque le rapport au collectif met à jour. Un intime qui vient se cogner àl’intime des autres et qu’une institution met à nu et à mal. Il estindispensable qu’elle puisse au moins contenir ces moments, à défaut deles soigner.
C’est unenécessité pour tout analyste, dans ce bizarre travail que nous faisons,de rester en contact avec son agressivité, son noyaux paranoïaque etses clivages. Le moment où ce réveil se fait est imprévisible. Pourcela il faut que le lieu qui les accueille soit à la hauteur.
Mais vous comprenez bien qu’on ne peut pas à la fois poursuivre un projet d’Asile et jouer la comédie de l’Establishment analytique qui discerne des titres et dit qui est analyste et surtout qui ne l’est pas !
Car c’est dans un même mouvement que l’on reste attentif au génie de lapsychanalyse et à la folie de ses passeurs que sont les analystes. Cespasseurs du génie ont besoin de lieux qui ne les excluent pas.
L’institution et sa part d’asile qu’elle recèle demandent donc un prixpour rester entière. C’est le prix du renoncement au pouvoir de direqui n’est pas psychanalyste.
Ça ne me dérange pas de dire : « Vous êtes tous des analystes. » Celame dérangerait énormément d’avoir à dire : « Untel ou untel ne l’estpas », c’est une mise à mort symbolique, toujours ! Par devers moi,j’envoie des patients à certains et pas à d’autres, et ce ne sont pastoujours les mêmes, c’est ça reconnaître quelqu’un. Mais direinstitutionnellement au travers de jurys : « Untel n’est pas analyste »me paraît une responsabilité très grande et ce n’est pas notre boulot.Il vaut quand même beaucoup mieux rater un concours ou une unité devaleur à la fac, ça n’atteint pas l’intime de cette façon. Lacan avaitbien compris que l’analyse se terminait sur la place publique et c’estpour cela qu’il avait instauré la Passe. J’avais subodoré quelque chosede cet ordre à l’époque, l’idée était révélatrice. C’est bien en dehorsde l’analyse personnelle, à l’intersection du privé et du collectif,que se joue la mise du devenir analyste. Lacan d’une certaine façonréclamait son dû, il avait beaucoup payé, lui, avec l’exclusion ! «Allez par ici, ramenez la monnaie ! » : c’était ça, aussi, la Passe. Ilvoulait entendre comment les uns et les autres devenaient analystesdans cette interrogation du passage de l’histoire singulière vers lecollectif : « Qu’est-ce que vous pouvez en théoriser… et dans malangue de préférence. » C’est-à-dire « Passez la monnaie à partir devos vies singulières afin que ça retombe dans l’escarcelle de lathéorie pour que j’en attrape quelque chose. » C’est comme cela que jele comprends et je ne peux pas lui donner tort. C’était son affaire.Mais l’idée m’est restée que premièrement l’analyse des analystes ne setermine jamais, deuxièmement au moment où on devient analyste, ce n’estjamais qu’un passage, et après on recommence. Ce passage se faitsouvent dans l’institution analytique, surtout si celle-ci héberge à lafois l’analyste et l’analysant.

C’est donc dans un groupe où va se jouer quelque chose qui n’a pas puêtre analysé dans la rencontre singulière qu’est l’analyse personnelle.

Ainsi donc le génie dela psychanalyse, je le répète, a partie liée avec la folie constitutivedu désir d’être analyste. Ce qui ne veut pas dire que pour autant ilfaille faire coïncider l’analytique et l’institutionnel dans lastructure de l’association.

Je voudrais terminer sur quelque chose que je trouve important pourmoi. Voilà, je gamberge, je gamberge… et de temps en temps, je faisse rencontrer des gens qui, sans moi, ne se seraient jamais rencontrés.Voilà le scoop : j’ai fait se rencontrer Georges Bataille et Winnicott,et de cela je suis vraiment très contente. Je vais vous racontercomment je les ai fait se rencontrer, mais avant je voulais dire encorequelque chose sur l’expérience.

Le jeu et la part maudite

La psychanalyse est d’abord une expérience. Une expérience subjectivechaque fois renouvelée. Mais ici l’absurde nous rattrape nous avonsle devoir de rendre intelligible ses ressorts et de la faire existerdans un dehors toujours inadéquat à l’héberger.
Faire l’expérience, ce n’est pas la même chose que d’avoirl’expérience. Avoir l’expérience ce cheval de Troie des vieuxradoteurs, toujours radoteurs, moi aussi j’en suis, j’y viens ça peutservir un peu, seulement un peu. Alors, à quoi ils servent, ceux quiont l’expérience ? Ils servent de soubassement aux autres, comme uncoussin, pour faire quelques économies en conneries que l’on peutéviter de refaire chaque fois. Et voilà ce que je fais là, ici même, jeraconte et je radote.
Ily a l’expérience que nous faisons d’une analyse singulière et puis il ya la place des vieux qui sont censés avoir de l’expérience. Ce n’estpas du tout la même chose, je ne peux pas transmettre mon expérienceanalytique. Chaque analyste apprend de sa propre expérience. Ce quenous pouvons transmettre comme expérience, ce n’est rien d’autre quel’expérience de l’histoire. C’est déjà pas mal de raconter commentl’histoire de la psychanalyse nous a traversés. Mais point trop n’enfaut parce que trop d’histoires, comme trop de passé, ça écrase leréel. On dit : « Trop de preuves fatiguent la vérité. » Eh bien ! Tropde transmission fatigue le réel. Il faut qu’il y ait transmission maisil faut aussi que chacun puisse recommencer pour son compte, en touteinnocence, repartir à zéro. C’est quelque chose de difficile à tenir,ce sont chaque fois des expériences tout à fait singulières et en mêmetemps il n’existe pas d’autre lieu que les institutions pourpsychanalystes où le fil rouge du génie de l’analyse peut se transmettre.
Alorscomment l’aider à prospérer ? Comment le mettre à profit de lameilleure manière ? De multiples manières, à condition quel’institution ne pompe pas la totalité de l’énergie humaine au seulprofit de croître, à seule fin de perdurer sans risque.
L’institution est fondée sur une économie de la perte, et ceux qui nele savent pas feraient mieux de ne point trop la fréquenter.

L’institution pour psychanalystes, telle que je la conçois, appartientà cette frange de l’économie de la société que Georges Batailleappelait « La part maudite ». C’est la part non récupérable dans unrégime de consommation, c’est la part de l’humain qui est purement etsimplement consumée.
Car uneinstitution psychanalytique qui n’entrave pas le génie de lapsychanalyse implique une dépense improductive. Il faut donc luiconsacrer du temps et de l’énergie pour la faire fonctionner, et enmême temps s’en préserver car elle fonctionne en consumant. En d’autrestermes l’institution psychanalytique est la part maudite de lapsychanalyse en acte, la psychanalyse vivante.
L’acte analytique, le travail analytique, s’effectue toujours un parun, par la parole entre deux corps en présence. L’institution tend versla norme par le besoin d’être comprise du plus grand nombre. Il y a unelutte permanente entre le génie à l’œuvre dans la séance, l’inspirationdu moment, et l’obligation de dire, de restituer au collectif pouravoir le droit d’en être. Et aussi pour ne pas la rendre exsangue carelle ne peut pas vivre avec les seuls parasites. Il s’agit de payer etde restituer au collectif quelque chose de façon telle que cela puisses’inscrire dans les lignées répertoriées et donner envie de poursuivre.

Par ailleurs pratiquerseul dans son coin comporte le risque d’une folie à deux ou d’uneemprise de l’analyste, seul maître de son savoir incontrôlé.
Unedouble orientation des échanges, l’une horizontale ou rhizomatique,l’autre verticale ou d’enracinement est nécessaire. Dans la première,nous nous enseignons mutuellement, dans la seconde nous légitimons nosmanières de faire par l’inscription dans une lignée et la culture,quitte à la contester.

L’institution demande à être nourrie de chair fraîche pour ne pasimploser ni sombrer dans la singerie d’une université au rabais oud’une maternelle où l’on apprend à lire correctement. La chair fraîcheest celle des analystes devenus analysants le temps de leur expositionau public.
Mais commentsavoir si une parole est une bonne nourriture ou non ? Si elle sert lepetit génie ou non ? Pour moi, le critère absolu pour savoir s’ils’agit d’analyse ou non, lorsque j’écoute quelqu’un, c’est l’effet dulendemain. Dans les séances, j’écoute mieux, j’entends autre chose. Ily a des lectures qui ont le même pouvoir. Car le génie de l’analyse estun pouvoir invisible, c’est un « plus de puissance ». Le génie del’analyse donne le pouvoir d’analyser. C’est ça l’inspiration quipasse.
La part del’humain, de l’énergie humaine qui est d’une certaine façon gaspillée,c’est du luxe. Je conclus sur cette idée de Georges Bataille quirangeait dans une économie de la perte l’art, les rituels, les deuils,les monuments, les guerres (eh oui !) en faisant la différence entreconsommation et consumation. Je range les institutions pour analystes(et non la psychanalyse effective !) dans cette économie de laconsumation qui comporte aussi les jeux.
En tant qu’asile, en tant qu’aire de jeu, l’institution analytique nedonne en principe aucun objet de consommation, elle ne fait queconsumer. En revanche elle devient « productive » quand elle produitdes titres, des analystes estampillés pour le marché de la consommationdes produits de santé. Quand elle concède à produire des analystesgarantis, officiellement comptables, elle donne des gages de normalitéet de stabilité. Inévitablement cette production devient objet deconsommation.
A cetendroit je remarque une fois de plus à quel point les groupesanalytiques se sont dépolitisés, au sens large du terme. Qui oseraitaujourd’hui penser ces choses avec une telle radicalité ? La guerre parexemple est évidemment une chose mauvaise, mais on peut aussi admettreque c’est une économie de la perte que l’humanité a périodiquementbesoin de reconduire. Idée déplaisante, mais on n’est pas là pour dire de jolies choses qui plaisent.

La part maudite, la part consumée, n’est pas nécessairement sinistre sil’on considère la psychanalyse comme le suggérait Winnicott, comme unjeu très sophistiqué du 20° siècle. C’est une aire pour laquelle ilfaudra se battre afin qu’elle reste une aire de jeu, afin qu’ellepuisse rester dans cette économie improductive. Mais au moment oùl’institution psychanalytique devient productive, elle cesse d’êtrecette aire de jeu et d’appartenir à la part maudite de la consumation.Cela veut dire quoi ? Cela veut dire qu’elle va produire du consommablepour la société, sous les espèces d’analystes dûment estampillés pourprendre soin de la santé publique. C’est ça la productivité d’uneinstitution. Sinon, une institution qui ne s’occupe que de l’analyse enintensité est une institution improductive qui bouffe de l’humain et senourrit de chair vive dans le seul but de durer. Durer pour durer. Pourque cela ne soit pas trop grave, pour que de la vie anime ce grandcorps inerte. Pour qu’il y ait du jeu, il faut avoir des jouets et cesont nos concepts. Nous avons besoin de concepts, ce sont nos ballonsavec lesquels les petits génies jouent comme le génie de la Bastille…(Je suis influencée par mon quartier !) Donc vous voyez bien commentcette part maudite qu’est la part non consommable, qui ne rentre pasdans les circuits de consommation, doit être importante, voirecentrale, pour que l’analyse en intensité puisse se faire. Il estprobable que dans un avenir plus ou moins proche, pour des raisons quiappartiennent à l’histoire et à la politique, nous aurons à négocieravec l’extérieur, où il faudra comme je le disais, inventer desparades… J’avoue que cela m’intéresse de moins en moins. C’est auxplus jeunes de prendre cette question en charge car c’est eux quiauront à faire avec cette société et les idéaux de leur époque. Quant àmoi, je suis déjà largement en marge, et contente de l’être.
Je le redis pour conclure : rien n’empêche de transformer cette aire dejeux en quelque chose de vivant qui impulse le génie de lapsychanalyse. La part maudite est le luxe de nos vies, mais sachez,tous ceux qui voulez plus d’institution, que cela bouffe de l’énergieet qu’il ne faut pas abuser de cette affaire. Ce n’est bon pourpersonne de faire trop d’institution !

Alors voilà, je suis très contente de vous avoir présenté l’aire de jeu où Georges Bataille peut enfin venir jouer avec Winnicott… où Lacan yest généreusement convié.

Radmila Zygouris : Ah oui ! Encore une chose très importante : j’avais demandé à Michelle Hartemann les définitions du génie … Peux-tu les lire ?

Michelle Hartemann: Le génie de la psychanalyse c’est la remise de l’âme dans le corps et du corps dans l’espèce…
Radmila Zygouris: C’est quand même formidable, mais ne va pas trop vite !
Michelle Hartemann: Le génie de la psychanalyse, c’est la mère porteuse symbolique qui manque à la science…
Radmila Zygouris: C’est pas mal aussi …
Michelle Hartemann:Le génie de la psychanalyse, c’est de refaire à la fois du mythe et du sujet au féminin. Le génie de la psychanalyse, c’est d’avoir réintroduit du chamanisme à l’ombre des lumières…
Radmila Zygouris: Voilà ! On a joué au ballon. On est des filles, mais quand même…