Les ahuris et le concept ou le Moi – Espèce

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Article paru en 2006 dans l’ouvrage collectif de la Criée intitulé « Aux Limites du Sujet » sous la direction de Patrick Chemla Ed Erès…

LES AHURIS ET LE CONCEPT
ou
le Moi – Espèce

Drôle de titre. Il m’est venu comme ça, sans réfléchir. Et puis je l’ai gardé. Les ahuris seraient donc les psychanalystes rencontrant le concept. Et quel concept ? Celui de l’inconscient. Mais on ne rencontre jamais de concept, voyons ! C’est une abstraction ! Eh bien non. L’inconscient sans le concept n’existe pas. Et les psychanalystes se doivent de rencontrer l’inconscient. Bien sûr qu’il existe, à l’état de nature… mais la nature, justement on la fabrique, nous les humains, on la fabrique avec des bouts de réel dont on n’est jamais sûr.

Les concepts sont des entités abstraites, des « incorporels » comme le disait Deleuze, conçus dans et par le corps… Un concept est toujours une entité complexe, qui est composée d’éléments dont la consistance nécessite une certaine stabilité, un signifié fiable, mais non immuable, puisque chaque concept a une histoire. Mais avant tout, un concept, pour complexe qu’il soit, est une entité frontalière, il fait bord, limite entre la pensée et le chaos.

Il sert à lutter contre l’indifférencié. Ceci ne vaut pas seulement pour la philosophie dont l’activité consiste à créer des concepts, toujours selon Deleuze.

La fonction de l’analyse n’est pas de créer des concepts, mais elle ne peut pas en faire l’économie non plus, en tout cas, elle ne peut se passer de notions pour structurer les limites et les contenus de son champ d’action. Ses notions sont des entités abstraites avec lesquelles nous faisons des expériences de pensée, des simulations de réalités.

La psychanalyse est une pratique, à visée thérapeutique mais pas seulement. Elle a aussi une fonction civilisatrice. Tout cela on le sait. Elle ne nous autorise pas à émettre des jugements en son nom sur les comportements humains, car la psychanalyse n’est pas une Weltanschauung. En revanche elle devrait nous permettre de comprendre là où d’autres ont seulement des opinions…

Gardons pour l’instant la primauté de la pratique. Sans pratique il n’y a pas de psychanalyse. Nous avons besoin d’outils de travail, et ce sont les concepts qui doivent être périodiquement affûtés. Ils nous permettent de parler ensemble. Nous ne sommes pas des guérisseurs par pur don. Comme je ne cesse de le redire, nous manquons aussi d’une théorie de la pratique ce qui n’est pas la même chose que la théorie tout court, seulement voilà, chaque fois qu’on a voulu théoriser une pratique cela a donné des dérives d’une technique, ce qui est à éviter aussi.

L’activité de spéculation est nécessaire dans tous les domaines.

C’est grâce aux spéculations que les concepts les plus importants sont nés. Mais il n’y a pas de passage direct de la théorie à la pratique.

Et pourtant il y a une tension permanente entre ces deux champs qui s’influencent mutuellement. Des concepts qui ne rencontreraient dans la pratique aucune résonance seraient comme des personnages qui se seraient trompés de film. La lutte contre l’indifférencié, contre le chaos est toujours à recommencer. Mais le concept n’est pas forcément un instrument de la science. Ainsi quand Lévinas parle du visage, il n’évoque aucun visage particulier, mais il crée le concept de visage, une entité qui dit l’humain.

Les idées naissent n’importe quand, et puis on en fait quelque chose ou non.

Deleuze disait que la science n’avait pas besoin de concepts, elle produit des fonctions et des propositions. Quant à l’artiste, il produit des objets qui sont des blocs de percepts et d’affects et qui deviennent autonomes, comme l’œuvre devient autonome et survit à son créateur. La psychanalyse n’est ni philosophie, ni science, ni art. Cependant elle tient des trois à la fois sur un mode mineur car elle est soumise à une autre exigence : celle de changer au moins un des protagonistes de l’expérience, de préférence le patient !

Elle est soumise à l’exigence de soigner et de modifier l’humain dans ses rapports à sa propre vie. C’est par ce biais qu’elle est nécessairement confrontée au réel. C’est une pratique thérapeutique et une méthode d’investigation un peu particulière. Mais alors qu’est-ce qu’elle a de différent par rapport aux autres psychothérapies ? Sachant que tous les jours naissent des nouvelles thérapies qui s’approprient, et l’inconscient et le transfert… Oui, mais il faut y regarder de près, et la moindre des choses que l’on observe alors est un affadissement, si ce n’est une falsification, des deux concepts de la psychanalyse. Le transfert se réduit le plus souvent à désigner simplement la confiance, voire la soumission du patient envers le thérapeute, et l’inconscient stérilisé est assimilé au vécu de la petite enfance dont on chercherait les souvenirs traumatiques. Or en psychanalyse l’inconscient et le transfert sont des concepts complexes et consistants qui ne se laissent pas réduire à saupoudrer des « vécus ».

La psychanalyse met en jeu l’interaction de deux inconscients, des deux partenaires de ce jeu sophistiqué. Et quand je dis deux, c’est un minimum ! Parce que, en plus de l’interdépendance psychique toujours en activité, ils sont traversés par des flux qui viennent de plus loin. On appelle transfert tout cela pêle-mêle. L’analyse se passe dans cet espace de « l’entre ». Même si l’un des deux, le psychanalyste, a l’obligation de posséder des « connaissances » spécifiques à son champ d’action et d’avoir au moins fait une analyse, il n’est pas en extériorité, ni au pathos du patient ni à l’acte analytique. Seuls les chamanes ont un tel parcours, et eux aussi leur boîte à outils bien affûtés.

Inconscient-Transfert

Alors j’en viens au thème de ces journées : inconscients et transferts qui semblent être les derniers bastions de la psychanalyse. Je pense que tous les analystes seraient d’accord pour dire que sans ces deux concepts il n’y aurait plus de psychanalyse. Pourtant il n’existe aucun véritable consensus concernant ces deux concepts, mais cela n’est pas essentiel, bien d’autres disciplines se battent quant au contenu de leurs outils de pensée. Nous avons déjà fait un pas en les mettant au pluriel.

Je n’ai pas l’intention de faire un aujourd’hui un exposé sur les transferts, ni sur les inconscients en général. Je voudrais seulement dire qu’à mon sens l’un ne va pas sans l’autre. Il n’y a pas de transfert qui puisse s’inférer sans le présupposé de l’inconscient. De même qu’il n’y a pas d’interprétation qui ne soit orientée par la valeur du transfert. Ils sont intimement intriqués dans le processus analytique. Et chaque fois que l’on parle de l’un sans sous-entendre l’existence de l’autre on n’est pas dans le champ de la psychanalyse.

L’inconscient n’est pas en soi une propriété exclusive de la psychanalyse. En tant que phénomène de la nature humaine il a été repéré très tôt. On a commencé à en parler avec insistance dès le XIXe siècle. Seulement Freud en a fait un concept. Aujourd’hui la majorité des chercheurs en neurosciences s’accordent à admettre que les processus de pensée sont en grande partie inconscients, la pensée consciente ne représentant qu’une toute petite partie. Certains parmi eux admettent même des mécanismes de censure, de refoulement et bien d’autres choses selon leur degré de culture et leur capacité à utiliser des métaphores qui ne viennent pas de leur discipline. Cependant l’inconscient des neurosciences réside dans un seul cerveau. Même s’ils constatent l’importance des émotions (inconscientes) et de l’affect, ce qui évidemment implique l’étude de l’affectation par autrui, il n’en demeure pas moins que « leur » inconscient réside dans un seul cerveau ! Peut-on dire qu’il s’agit du même inconscient que celui des analystes ? La réponse à cette question demanderait de longs développements… Il n’empêche que l’inconscient, même si ce n’est pas tout à fait le même que celui des analystes, n’est plus la propriété exclusive de la psychanalyse !

La spécificité de la psychanalyse est ailleurs : elle réside dans le fait qu’elle n’applique pas à l’autre, au patient, un savoir connu d’avance. L’inconscient en analyse se construit pendant le processus analytique, et il se construit à deux.

En somme, ce que Winnicott disait de l’objet transitionnel pourrait s’appliquer à la rencontre de l’inconscient : il préexiste en tant que concept, mais dans la pratique, chaque fois, analyste et analysant trouvent l’inconscient et le créent en même temps.

Il y a plusieurs façons d’envisager l’inconscient, ainsi on n’est pas dans le même style d’analyse selon que l’inconscient est appréhendé du point de vue des contenus refoulés ou du point de vue du processus – en tant que dynamique d’une pensée inconsciente. Par ailleurs, Freud disait qu’il y avait deux inconscients : tout ce qui était refoulé était inconscient, mais tout ce qui était inconscient n’était pas refoulé ; en d’autres termes il y aurait un inconscient non refoulé, ce que l’on a tendance à oublier. Je dirais que de toute façon il n’y a pas de conscience sans inconscient. C’est la conscience qui fabrique l’inconscient.

Aujourd’hui nous ne pouvons pas faire l’impasse sur la façon dont l’inconscient est reconnu par les neurosciences. Or ce qui les intéresse c’est l’activité de pensée inconsciente, laissant hors champ ou déniant toute référence à l’inconscient constitué par des contenus refoulés.

Je ne pense pas qu’il faille, au prétexte que ce point de vue est le seul accepté par les neurosciences, en négliger l’importance en analyse. L’activité de pensée inconsciente est à la base de toute création et se manifeste dans les insights, les illuminations subites, les découvertes, prouvant par les résultats obtenus dans la conscience à quel point est féconde la pensée inconsciente et pas seulement en tant que fabrique à fantasmes. Bien des scientifiques ont fait état de leurs découvertes survenues au moment où ils s’y attendaient le moins. C’est une pensée-éclair, une pensée-étincelle des découvertes foudroyantes qui surgissent apparemment du néant mais qui sont généralement précédées par une recherche consciente. Ce qui est ici inconscient c’est une activité de pensée dont les rapports avec l’inconscient de contenus refoulés sont incertains. L’activité inconsciente est ici créatrice. Je ne fais qu’indiquer les multiples voies d’accès et de définitions possibles de l’inconscient qui n’est pas exclusif du travail analytique.

Alors qu’est ce qui est spécifique de l’analyse hors sa visée thérapeutique ? Je répondrai ceci : est spécifique au processus d’une psychanalyse la mise au jour d’un espace particulier dont ne tiennent pas compte les autres disciplines et qui est un entre-deux. On ne travaille pas seulement à partir de l’inconscient du patient, l’analyste travaille avec son propre inconscient en relation avec celui du patient. C’est l’aire intersubjective qui est notre territoire d’exploration et d’expérience.

Or cela ne va pas de soi pour tout le monde car il y a des divergences. Les « manières de faire » et les conceptions des formations de l’inconscient dépendent largement des lignées et des écoles de psychanalyse. Je dirais pour aller vite que l’on peut dégager deux lignées majeures selon que l’accent est mis sur les conflits intra-psychiques ou sur les vicissitudes des rapports inter-psychiques. Selon que l’on se situe dans l’une ou l’autre des deux grandes lignées de la psychanalyse le traitement n’est pas le même. Je le rappelle brièvement : Green les appelle avec pertinence « la lignée subjectale » (lignée intra-psychique) et « la lignée objectale » (lignée inter-psychique).

– La lignée intrapsychique est strictement freudienne où l’essentiel du travail analytique se passe dans l’exploration des conflits intra-psychiques, dont le Moi est le siège. Malgré la prise en compte de l’inconscient de l’analyste, nous sommes loin de ce que Balint avait appelé la « two-bodies psychology» ! Le Moi freudien semble exister d’emblée, ou en tout cas se former spontanément par expulsion vers le dehors de tout ce qui est « mauvais » et ingestion du « bon » qui constituera le dedans du Moi. Celui-ci sera le théâtre des conflits et de leurs aménagements inconscients entre le ça et le surmoi. Le moi, de par sa fonction adaptatrice, sera donc au centre des préoccupations des analystes et il n’est pas étonnant qu’il ait  été au centre de bien de disputes. Je m’excuse de rappeler ce que tout le monde sait…

Ce point de vue strictement freudien aboutit à la prévalence de la figure paternelle dans le transfert pour représenter la loi et les exigences de la civilisation à laquelle le Moi doit se soumettre pour être en « bonne santé ». Le transfert est adressé au Père, et je dirais en forçant le trait, que l’inconscient est dans ce cas de figure de fabrication paternelle. Or c’est bien là que le bât blesse aujourd’hui où, constatant la baisse de l’autorité paternelle dans notre société, les analystes adoptent souvent des positions plus que conservatrices, craignant que la chute de la figure du « Père » n’entraîne la chute du fameux symbolique ! (À ce sujet il peut être revigorant de lire le livre de Michel Tort : « La Fin du Dogme Paternel ».)

– La lignée inter-psychique est d’origine ferenczienne, elle aboutit à Winnicott, à Bion et à l’école inter-subjectiviste américaine. Tout se joue d’emblée par rapport à l’environnement, et plus particulièrement par rapport à la psyché maternelle qui est fondamentale dans la constitution du Moi de l’enfant. Là encore, en forçant le trait, je dirais que l’inconscient est dans ce cas de figure, d’essence maternelle et le transfert se joue dans une aire à dominante maternelle.

Par rapport à ces deux visions antagonistes si on les pousse jusqu’à leurs conséquences ultimes, il y a eu des ouvertures, des tentatives de prendre en compte la complexité de la vie psychique. Ces « ouvertures » ont pris deux directions différentes : dans le sens horizontal et dans le sens vertical.

– L’inconscient trans-individuel : Lacan a tenté une ouverture horizontale à partir de ce monde fermé sur lui-même. Je le cite :« L’inconscient est cette partie du discours concret en tant que trans-individuel, qui fait défaut à la disposition du sujet pour rétablir la continuité de son discours conscient ». Son inconscient, tout paternel qu’il soit de par la prévalence d’un symbolique qui se confond avec une vision « papale » du monde, s’ouvre néanmoins vers le « collectif » : il est trans-individuel. Disons que Lacan a essayé d’ouvrir le concept d’inconscient qui devient collectif du fait de la prévalence du langage. Ouverture vers l’horizontalité de la chaîne signifiante et de la subjectivation en fonction de l’époque. (cf. discours de Rome) avec prévalence du symbolique et « donc » du père symbolique.

– L’inconscient trans-générationnel : Nicolas Abraham et Maria Torok représentent l’autre tentative pour dépasser le point de vue strictement intra-psychique ou le pur inter-psychique mère-enfant. Selon ces auteurs des fragments de savoir se transmettent de façon inconsciente de génération à génération. C’est donc une « ouverture » vers la verticalité de la transmission générationnelle de fragments asémantiques inconsciemment transmis. Cependant chez Torok et Abraham il y a prévalence du transfert maternel.

Je m’excuse de brosser un tableau si schématique afin d’arriver au plus vite à ce que je voudrais proposer aujourd’hui.

Affaires de perspective

Or quand on écoute un patient aujourd’hui et que l’on essaye d’intégrer ce que les différents points de vue nous ont appris, comment faire ? Comment faire quand on n’a plus envie de faire la guerre ? Comment faire pour tenir ensemble ces deux lignées ? Si ce n’est les quatre ? Car il n’y a rien à jeter ! Avant d’aller plus loin, j’insiste, il faut se mettre dans la tête une chose : tout est vrai, car rien n’est entièrement réel. Ce sont des théories, donc des fictions et comme telles chacune raconte une modalité, ou plutôt un pan du psychisme humain. Ce qui est réel ce sont les événements psychiques quelle que soit la théorie invoquée. Chaque théorie analytique, représente donc un « point de vue » inévitablement partiel parce qu’il n’y a pas de théorie générale de la psyché humaine. Et s’il y en avait une, elle représenterait un point de vue qui serait le site de dieu. Sur le plan de la pratique chacun utilise peu ou prou, selon les moments, telle ou telle conception du transfert et de l’inconscient, alors que les références sur le plan théorique peuvent garder une allure plus homogène et conforme. Nous devons entrer dans l’ère de la Renaissance, et tenir compte de la perspective, enfin.

Il serait alors possible d’énoncer: il n’y a pas de rapport théorique, paraphrasant Lacan qui disait : « Il n’y a pas de rapport sexuel ». Ce qui signifiait  qu’il n’y avait pas d’adéquation sexuelle, pas de rapport qui puisse s’écrire algébriquement, malgré l’emboîtement anatomique.

L’espèce humaine

L’analyste dans l’espace de l’analyse effective, peut puiser ses étayages et ses références dans les théories partielles et parfois divergentes pour essayer de comprendre la complexité de l’interdépendance psychique qui a lieu au cours d’une analyse.

Tenant compte de cette pluralité, je propose d’élargir notre horizon et d’introduire un autre point de vue qui me semble s’imposer de plus en plus : celui de l’espèce humaine. Il nous permettrait d’appréhender certaines manifestations du lien et du transfert sans être enfermé dans la stricte référence au triangle oedipien, ou à défaut, à la scène familiale, même lorsque l’on invoque des relations transférentielles très archaïques. Dans ces manifestations dites primitives, il y a toujours un retour à quelques événements relatifs à la psyché maternelle. Or il y a des souffrances, des symptômes, voire des bonheurs qui relèvent directement des compétences de l’espèce humaine, dès lors que deux humains se parlent ou sont en contact. Ceci ne concerne ni la biologie, ni la fameuse phylogenèse, si chère à Freud. Il s’agit de l’espace de l’entre, de l’intervalle analysant-analyste. Je veux dire que l’on peut essayer de penser les compétences de l’espèce sous l’angle de la psychanalyse tout en tenant compte de l’interdépendance psychique des protagonistes d’une analyse.

Il y a différents modes de communication inconsciente, et je suis de plus en plus sensible à certaines transmissions inconscientes qui semblent nous amener aux portes de la divination, de la circulation d’entités non-discursives. Lorsque je parle de ce mode de transmission, je ne parle pas de la seule aptitude de l’analyse à décoder certains éléments non-verbaux de son discours. Comment appeler ces entités qui portent l’information de l’un à l’autre, où le langage intervient en second, comme un ralentisseur de la pensée, mais où « ça » passe de l’un à l’autre, mieux encore, où « ça » pense ensemble ? Que l’émotion, voire l’angoisse soient contagieux, on le sait. Mais il s’agit d’une transmission plus complexe. Une partie de ces phénomènes a été abordée comme phénomènes de masse, que Freud avait déjà appelé du terme d’hypnose, que d’autres ont appelé « emballement mimétique » ou encore télépathie, ou contagion émotionnelle et bien d’autres expressions encore. Ce qui m’étonne c’est que, de tout cela nous ne tenons que peu compte dans les cabinets d’analyse. Parce que nous sommes enfermés dans le langage articulé, mais aussi parce qu’obligation nous est faite de référer sans cesse au passé ce qui a lieu dans le ici et maintenant. Or la référence au passé, la recherche, souvent tout à fait motivée, de la répétition nous conduit trop facilement vers des causalités familiales.

Est-ce qu’il n’y a pas un trop grand désir chez les analystes de vouloir maintenir en place coûte que coûte des cadres de pensées qui s’écroulent quitte à se priver de la possibilité d’aller voir ailleurs ? Et qui dit cadre de pensée, dit cadre familial où grandissent les petits d’homme. À ceci près qu’avant d’appartenir à une famille, à une lignée ou à une culture, tout humain appartient d’abord à son espèce. N’est-elle jamais présente dans les cures pour son propre compte ? Devons-nous systématiquement reconduire les patients dans les lieux « originaires » de leur réalité sociale et historique ou y a-t-il encore d’autres séjours pour situer les événements psychiques ?

N’oublions pas que la psychanalyse est née de la « folie » et nous ne pouvons pas nous cantonner aux seuls soins des bleus de l’âme au risque de perdre la nôtre. Il suffit de relire les Études sur l’Hystérie pour se rappeler à quel point il ne s’agissait pas d’une thérapie de confort ni d’aménagements de difficultés existentielles. Or la folie pose des questions de fond, elle interroge directement les modalités des inscriptions symboliques, la quête du sens et de l’échange. Et plus encore que la névrose, elle nous met devant les énigmes de ce qui passe en direct de l’un à l’autre dans une thérapie.

Alors on peut se demander si la raison de la décadence et du manque de créativité dans le domaine de la psychanalyse ne serait pas imputable au fait de vouloir garder coûte que coûte comme référent principal du symbolique la structure familiale alors que celle-ci est en train de se déliter ?

La structure familiale et donc le triangle œdipien ne peuvent pas être un universel symbolique pour penser les processus psychiques. («  L’anti-Œdipe » de Deleuze et Guattari n’a pas pris une ride sur ce plan). Or il ne me paraît pas abusif de prétendre que si une structure symbolique défaille, il y en aura une autre qui se mettra en place. Il y aura des structures symboliques nouvelles parce que cela fait précisément partie des compétences de l’espèce humaine de créer des symboles. Notre folie consiste seulement à les vouloir immuables et éternelles. J’entends les psychanalystes pleurer la fin du symbolique… j’assiste à leur devenir orphelins du symbolique ! La nostalgie de dieu habite les plus valeureux laïcs de nos cités. Chemin faisant on a oublié de dire qu’on n’a pas toujours le symbolique qu’on souhaite… et que certains nous plaisent plus que d’autres. De là à dire qu’il n’y en aura plus…

Mais pourquoi vouloir de ce fait « descendre » jusqu’à l’espèce ? D’abord parce que c’est là où l’on trouve l’universel. Mais aussi parce que cela pose de façon plus ferme la question de nos capacités symboligènes, inhérentes à l’espèce quelle que soit la culture. Or l’espèce humaine est en train de changer et cela est un phénomène absolument nouveau.

L’Utérus Artificiel

Je fais une parenthèse importante avant de poursuivre : il s’agit du dernier livre d’Henri Atlan qui s’appelle L’utérus Artificiel (ou UA). Henri Atlan est biologiste, médecin et essayiste. Il a également travaillé sur les théories de la complexité. Beaucoup ont sans doute lu À tort et à Raison ou Le Cristal et la Fumée ou encore Les étincelles du Hasard (Il a de jolis titres !). Par ailleurs il est très féru en études talmudiques et fait partie, ou faisait partie, du comité consultatif national pour les sciences de la vie et de la santé, ce qu’on appelle aujourd’hui la bioéthique. C’est quelqu’un pour qui j’ai beaucoup d’admiration, je pense que c’est un des grands penseurs contemporains.

Il s’interroge sur les problèmes que posera tôt ou tard l’évolution de l’espèce humaine à cause de la séparation de plus en plus radicale entre sexualité et procréation. Il croit que dans un avenir assez proche, qu’il situe entre dix à cinquante ans – mais plus près de dix -, on aura mis au point la possibilité d’une  procréation entièrement externe au corps de la femme. Et qu’une fois cela acquis on ne pourra pas éviter le recours à une procréation indépendante du ventre de la femme. Cela s’appelle une exogenèse. À partir d’une fécondation extra-utérine (qui est déjà largement pratiquée) il y aura un développement complet de l’embryon dans un utérus artificiel. La première partie est déjà pratiquée, la dernière, la fin de la maturation également, dans des couveuses pour des prématurés de plus en plus petits qu’on arrive à amener à terme et en bonne santé. Mais pour l’instant il y a encore passage par un ventre porteur. Henri Atlan pense que tôt ou tard la gestation extracorporelle pourra devenir la norme, tout en restant un choix idéologique esthétique et affectif. Il en discute les problèmes éthiques et sociaux, mais n’exclut nullement la probabilité d’un recours à ce mode de reproduction dans un avenir pas très éloigné. Je ne vous ferai pas de résumé de toutes ses interrogations, mais il dit ceci : quel que soit le mode reproductif, que ce soit un enfant né d’une rencontre entre spermatozoïde et ovule, ou d’un clonage, l’enfant qui sortira d’un UA sera un humain à part entière. « L’essence humaine ne changera pas pour autant… » Il évoque, car ces questions sont débattues, une proposition de loi évoquant ces modalités de procréation comme des crimes contre l’espèce humaine, mais discute également ce point de vue. Or un enfant né à parti d’un UA n’aurait pas d’ombilic. Il y a là véritablement une intervention sur l’espèce. Toutes les espèces sont promises au changement, la nôtre a déjà beaucoup changé au cours des âges, mais c’est la première fois que le changement d’une espèce – qui est normalement un processus très lent – s’accélère ainsi. Outre la dissociation entre sexe et procréation, c’est une asymétrie immémoriale qui disparaîtra, puisque hommes et femmes seront égaux devant la contrainte qu’impose la reproduction de l’espèce. Il pose donc la question de quoi seront faits les genres masculin et féminin, tout en constatant que paradoxalement la parenté deviendra de plus en plus sociale à mesure qu’elle sera de moins en moins biologique. Or c’est une problématique tout à fait nouvelle, même si elle semble relever de la science-fiction ! En attendant, note Atlan, seuls les mythes ont prévu des parentés et des reproductions aussi extraordinaires.

Après ce détour, je reprends mon propos concernant l’intégration dans le champ de la psychanalyse de notions directement liées à l’espèce humaine.

D’abord pour ce qui est du transfert : j’avais fait, il y a déjà un moment, la distinction entre transfert et lien.

Le transfert est un concept psychanalytique. Au sens étroit du terme, c’est ce qui se répète ou ce qui se construit dans l’espace analytique par rapport à un passé de l’analysant. C’est un lieu de répétition et de novation qui se revit dans la relation à l’analyste. Transfert d’un événement ou d’un mode relationnel du passé dans l’actuel de la relation. Et le passé est configuré par l’existence de la famille et par des schémas de maturation et de naissances qui n’ont pas changé depuis des temps immémoriaux. Même pour les patients orphelins il y a référence aux figures parentales. Le transfert est un concept de l’analyse, il appartient au plan de l’intelligible, il s’analyse et appelle l’interprétation, que celle-ci soit énoncée ou non.

Le lien n’est pas un concept spécifique de l’analyse. Il est toujours au présent, il appartient au plan du sensible. Il existe dès lors que deux humains entrent en contact. Il peut être fort, durer ou s’éteindre avec le temps, il n’a pas à être référé à un passé. Il est toujours actuel. Il ne s’interprète pas, il se vit. Il peut prendre fin avec l’analyse ou perdurer comme perdurent les liens qu’on a tissés avec des personnes que l’on a fréquentées pour toutes sortes de raisons. Ce qui se délie c’est le transfert. Enfin « idéalement ». Ce qui s’estompe avec le temps, ou pas, comme dans la vie, c’est le lien. Bien sûr, dans le transfert il y a le lien, mais il peut avoir du lien sans possibilité de se situer par rapport au transfert tel qu’il est défini par la psychanalyse. La distinction entre transfert et lien est dans le cas d’une analyse le plus souvent difficile voire impossible à faire. Ils sont intriqués mais il me semble utile de pouvoir les séparer en pensée.

Dans le lien, l’étrangeté de l’autre ne se réfère pas au passé. Ce qui s’appelle le transfert psychotique est en fait le plus souvent un lien, fait d’inconnu et de symbiose mais qui n’est pas forcément la reproduction d’une relation antérieure. Évidemment dans ce cas, on l’explore avec des outils de la psychanalyse et notamment avec notre inconscient. Si l’on prend l’appartenance à l’espèce humaine comme référent majeur, alors le lien entre analyste et analysant permet d’aborder les vicissitudes de l’interdépendance psychique sans le recours aux constructions imaginaires de refoulés improbables.

Voilà pourquoi je propose de prendre comme cadre de pensée celui des compétences de l’espèce humaine.

Rapport nature/culture

Arrivée à ce point je pense qu’il serait nécessaire de repenser les rapports entre ce que nous appelons culture et nature. Les analystes, et plus généralement les intellectuels français, ont depuis longtemps manifesté une méfiance envers tout ce qui pourrait se référer au concept de nature. Ceci a une histoire. J’y vois en fait deux origines très différentes.

La première nous vient de l’anthropologie structurale. Lévi-Strauss, pour établir son système de parenté qui est à la base des analyses anthropologiques, a dû la différencier autant que possible de toute parenté d’ordre « naturelle ». Il lui fallait, pour découvrir ou construire les systèmes de parenté symbolique, n’avoir aucun lien naturel comme entrave. L’échange des femmes se passait entre les hommes et la différence des sexes et des générations s’étayait le moins possible sur des liens naturels. Françoise Héritier, qui lui a succédé à la chaire d’anthropologie, a brisé le tabou et a introduit la thématique de l’inceste par la voie de la mère, le partage de l’utérus.

Mais plus nous nous éloignerons de ce système, fût-il tempéré par la reconnaissance de l’inceste utérin, plus se pose la nécessité de repenser la question des fondements et des fondamentaux des liens entre humains.

Lacan a été très fortement influencé par Claude Lévi-Strauss, et les intellectuels de toute cette époque. C’est une des raisons majeures de sa méfiance envers toute référence aux notions issues des sciences de la nature.

La deuxième origine de cette méfiance envers la « nature » est encore plus forte : c’est le souvenir de l’eugénisme nazi, leurs expérimentations sur l’humain et leur désir avoué d’intervenir sur l’amélioration de l’espèce. L’on conçoit le bien fondé des craintes concernant toute approche qui aurait la nature comme référence. Ce deuxième point est également évoqué et discuté par Henri Atlan.

Or, malgré tout cela, il me semble nécessaire aujourd’hui de ne plus éviter  cette question. Il faut oser introduire le concept de nature dans nos débats et pourvoir dialoguer avec les sciences de la nature.

Je vois au moins deux raisons pour remettre sur la sellette l’ancienne opposition nature/culture et le concept de l’espèce humaine :

La première raison concerne directement le corps propre de l’homme.

– La « nature » du corps humain, comprend d’ores et déjà des appendices non humains, des annexes issues de la technologie. Le corps érogène de l’homme n’est plus limité à son corps « originel ».

De plus, comme Atlan nous y invite, en nous projetant vers un avenir lointain, il nous faudra considérer comme faisant partie de la nature humaine, des individus reproduits par exogenèse, hors ventre maternel ! Appartiendront alors à la nature humaine et au corps érogène, des composés d’organique et d’inorganique de toutes sortes qui feront partie de nos organismes et de notre « nature ».

La deuxième raison est d’ordre plus spéculatif : toute recherche concernant le vivant consiste à prélever ou à dés-enfouir à partir  de la « nature » en tant que réservoir d’inconnu, des entités de connaissance qui seront intégrées à la culture. Sachant que la nature est ce qu’à un moment donné d’une culture nous appelons ainsi. Et que le concept même de nature est culturel. En quoi est-ce une question qui nous concerne ?

Les psychanalystes passent le plus clair de leur temps en commentaires de textes anciens, et l’on assiste aujourd’hui à une véritable culture du commentaire. La psychanalyse va de moins en moins sur le terrain. Il suffit de regarder les contenus des conférences dites de psychanalyse. De plus en plus de commentaires de livres et de moins en moins d’apports et de produits issus de l’humain en direct.

La psychanalyse ne produit plus du nouveau au sens d’une recherche fondamentale. Nous ne « découvrons » plus de phénomènes ni d’événements psychiques nouveaux. Cela veut dire que nous aurons à poursuivre l’œuvre freudienne qui consiste à prélever sur la nature des éléments qui seront intégrés dans la culture en devenant « nos objets » de connaissance. On aura à « naturaliser » (c’est un paradoxe, car il faudrait dire culturaliser) des éléments qui, jusqu’à présent, faisaient partie d’une « nature » invisible. Il s’agira de dés-enfouir des modalités de relations et de savoirs dont la conceptualisation deviendra partie intégrante de notre culture et de notre savoir.

Par exemple, le rêve était depuis toujours un processus « naturel » et connu, comme le sommeil d’ailleurs. Même si depuis des temps immémoriaux les humains lui ont toujours consacré une place de choix dans leurs récits, c’est Freud qui l’a différencié de sa phénoménologie naturelle pour en faire un morceau de culture. D’un événement psychique ainsi fortement différencié, il a extrait des concepts. À partir d’un réel, il a fabriqué de la fiction ! Or c’est cela que nous ne faisons plus, comme si l’inventaire des naturalisations était clos.

Je prétends qu’il y a un champ qui est en friche et que nous avons à explorer, un champ qui pour l’instant est « de la nature », et encore une nature silencieuse car à peine nommée, et ce champ devra être inclus dans notre savoir culturel. Ce champ est l’espace de l’espèce humaine que j’appelle « l’intervalle de l’espèce ». L’espace de « l’entre » les humains. Ce n’est pas un espace vide entre des individus qui se parlent. C’est un espace « habité » dont les éléments ne sont pas encore reconnus ; ils ne sont ni extraits ni individualisés. Nous sommes loin d’avoir fait le tour des savoirs possibles sur les implications des activités inconscientes de nos psychés, l’espace du bios humain. Il y a peu ou pas de concepts analytiques référés à la dynamique de cet intervalle.

L’espace-espèce : l’intervalle humain

Il est bien clair que je ne méconnais pas les travaux sur la communication faits par les linguistes ni par les sociologues ou les sémanticiens.

Il y a tout un mode de communication entre les humains que les rapports dont s’occupe la psychanalyse n’épuisent pas. On s’est focalisé sur la communication verbale, comme si les relations spécifiquement humaines étaient réductibles aux échanges verbaux et aux représentations véhiculées par le verbe. Je ne parle pas du pré-verbal. Je parle du non-verbal et de l’imagerie inconsciente qui conduit au langage, mais ne lui est pas superposable. Pourquoi faut-il, comme pour s’excuser, invoquer les transferts psychotiques pour interroger une transmission non verbale dont nous ignorons les ressorts mais dont nous ne pouvons pas nier l’existence ? Encore heureux qu’on puisse entendre Gaetano Benedetti par exemple. Mais les phénomènes qu’il décrit dans l’analyse de psychotiques se trouvent aussi dans les rapports entre névrosés ! Certes, les psychotiques ou le transfert psychotique nous met le nez dessus ; impossible de l’éviter sauf à convoquer des tonnes de mauvaise foi ! Tandis que chez les névrosés on peut les ignorer et les dénier. Cette compétence à transmettre la pensée, et le plus souvent une pensée en image, existe en dehors de la psychose. À ceci près que le langage articulé nous suffit le plus souvent pour nous entendre et ne pas faire attention aux images qui se présentent dans l’échange. Je pense que l’échange non-verbal fait partie des compétences de l’espèce encore inexplorées par la psychanalyse, et ce d’autant moins qu’un interdit non dit plane sur ce type de recherches chez des analystes. C’est pourquoi les analystes de bébés et les analystes de psychotiques ont une liberté plus grande et se permettent plus d’hypothèses. On a tort de cantonner ce mode de pensée et de communication à ces deux catégories.

Il y a un monde inconnu qui se trouve dans cet espace-espèce. Un monde où s’échangent entre les corps en présence non seulement des paroles, mais des modes de mimésis et de complémentarité qui prennent des voies inconnues. Il y a des champs magnétiques qui nous unissent et nous séparent et qui ne relèvent pas des idéologies new age, mais impliquent ce qui est chuchoté comme étant de la télépathie, de l’empathie, ou circulation des représentations compressées en images mentales que j’avais appelées des récits pliés, qui tendent à être dépliés par le langage.

Alors où passe la frontière entre culture et nature ? En tout cas elle a bougé, et c’est notre travail de prélever sur la nature d’autres fragments de connaissance pour les naturaliser dans notre culture et nos savoirs explicites.

Pour finir je voudrais préciser ce que j’entends par compétences de l’espèce humaine, non plus au seul niveau du lien ni de l’échange entre analyste et analysant, mais au niveau plus général des conduites et des pulsions.

Le Moi-Espèce

De toute évidence je reviens à Freud et l’on y reconnaîtra les œuvres d’Eros et de Thanatos, mais je souhaite introduire une manière supplémentaire d’envisager la notion du « Moi ».

La cruauté de l’espèce :

C’est une compétence au meurtre du semblable sans aucun besoin vital, sans nécessité aucune, sinon d’un autre ordre, d’un ordre qui nous échappe. Un ordre dont on imagine que seuls les sociologues ou les anthropologues peuvent les expliquer. Or il y a tout un travail à faire qui serait spécifiquement analytique. Et cette compétence au meurtre n’est pas seulement la transgression individuelle d’un tabou, c’est un élan meurtrier qui se propage. Dans certaines circonstances, une mimésis spécifique se met en place très vite, et cela donne des massacres, des meurtres en masse. On peut dire qu’il y a une pulsion destructrice de l’espèce, dont le ressort n’est pas limité au niveau de l’Idéal du Moi. La propagation est ici horizontale. Certes le discours venu « de haut » canalise et donne sens à la masse devenue folle, mais c’est un par un que les individus agissent et je prétends qu’ils ont un « Moi » qui n’est en l’occurrence explicable ni par celui de Freud (lieu des conflits) ni par le Moi spéculaire de Lacan. C’est un Moi-Espèce.

– À l’inverse il y a une pulsion de générosité de l’espèce. On peut l’attribuer à Eros. Mais là encore il faut voir l’aspect contagieux, par exemple la contamination de l’élan du don. Elle n’est pas une sublimation, elle n’est pas une réaction à un mouvement hostile inhibé. Elle est première. Pensez à un enfant qui court un danger. L’adulte se précipite, de façon immédiate pour aller à son secours, sans que pour autant il y ait lieu de recourir à quelques idéaux. Je pense qu’il y a une compétence de l’espèce  à la solidarité, même si elle n’est pas générale.

Cela m’amène à proposer un autre « point de vue » sur le concept du Moi. Je l’appelle : le Moi-Espèce : ni lieu de conflit, ni image, ni pur état de sentirs, mais un moi aléatoire, un moi variable, car toujours interdépendant des autres, en relation symbiotique (ce qui ne veut pas dire régressive) avec ses semblables. Il entre en « lien» (vinculum) avec l’autre par les compétences spécifiques à son espèce. Un Moi interactif en quelque sorte. Un Moi d’actions et de pensées qui perçoit inconsciemment les signes et le sens de ce qui vient de son semblable, en tant que participant de la même espèce, antérieur à toute identification familiale, antérieur ou externe à toute identification au chef ou à l’Autre.

Relève de ce Moi primitif et basal  l’attrait qu’exerce sur le petit d’homme le visage humain et sa capacité foncière à se laisser adopter par tout humain qui prend soin de lui. Il est avant tout mimétique, ce qui n’est pas assimilable au stade du miroir de Lacan qui introduit à la famille !

Or ce Moi-espèce est le Moi humain de base, il est une singularité non captive du familial. Il  gardera cette compétence toute la vie, même après que les autres formes de Moi auront pris leur place. Ce Moi est porteur d’aptitudes particulières qui sont soit en hibernation soit en éveil.

Ce moi a toutes sortes de compétences, entre autres celles-ci :

– il possède l’aptitude de modifier sa dynamique de subjectivation selon les événements de l’histoire et les valeurs du groupe auquel il appartient ;

– il possède la compétence de s’allier avec d’autres dans des actes de cruauté propres à l’espèce humaine, où est agie individuellement ou collectivement la pulsion de destruction du semblable ;

– il possède la compétence de s’allier avec d’autres dans l’exercice solitaire ou collectif des pulsions de générosité de l’espèce.

– il possède la compétence à rester humain, à appartenir à l’espèce humaine quelle que soit la modalité de sa venue au monde.

Certes il s’agit encore d’un concept, comme l’est le Moi de Freud ou de Lacan, ou encore celui de Winnicott, plus proche d’un vécu relationnel et précoce. Mais le Moi-espèce ne dépend ni de la constellation familiale, ni des valeurs du Surmoi, il est uniquement en rapport avec « les autres » humains en tant que tels. Rien de plus, mais rien de moins. Le Moi-espèce est primitif mais non infantile, il assure certaines formes de vie au service desquelles il se met. La question est de savoir  s’il devient actif de façon prépondérante selon certaines lois ou si son activation est aléatoire ?

Voilà ce que j’entends par compétence de l’espèce dont la notion de Moi-espèce est un abord possible.

Au-delà, c’est tout un espace, celui de l’intervalle humain qui abrite l’échange des humains et des nouvelles formes de vie. Les analystes n’ont pas à juger, mais à se mettre en état d’y comprendre quelque chose.

L’inconscient et le transfert restent les leviers du changement exigible dans toute analyse. Et chaque fois que l’analyste se cogne, (il n’y a pas d’autre mot) à l’événement de l’inconscient, il sera ahuri, et son ahurissement déchirera le tissu de ses certitudes. Mais il gardera le contact avec son art et son patient s’il accepte d’être guidé par des liens inédits ainsi mis à jour. Il sera d’autant plus ahuri que l’inconscient change. Les processus inconscients ne changent pas, bien qu’on n’en ait pas fait le tour, mais les contenus changent et changeront. La pratique de l’analyse change, ce qui est inévitable, cependant il serait grave qu’elle vienne à s’affadir.

Quand on touche du doigt le lien inconscient, celui qui nous révèle à nous-mêmes notre implication inconsciente dans une relation à un autre, nous en sommes effrayés, sinon ahuris.

La psychanalyse n’est pas seulement une thérapeutique compassionnelle de la famille et des couples qui naufragent, elle n’a même pas pour but celui de restaurer une civilisation en déclin. Quoiqu’elle ait une fonction civilisatrice, elle n’a pas à être au service des monothéismes enragés et ivres de pouvoir au prétexte qu’ils sont le berceau de notre symbolique. Et on n’a pas à pousser des cris d’épouvante devant le constat qu’« une forme de symbolique » change parce qu’elle dépend d’une forme de culture en train d’évoluer à toute vitesse. On peut être sûr que la compétence symboligène continuera à s’exercer, car elle est une compétence de l’espèce, voire une nécessité des humains. Serait-ce alors le Moi le plus basal, le Moi-Espèce qui œuvre à la fonction symboligène, au-delà des frontières et des civilisations ? Au-delà même de l’existence du « sujet » dont l’apparition est très récente et locale ? La psychanalyse est au service de l’autre humain dans ce qu’il a de pire et de meilleur. Il lui reste encore de vastes champs à explorer et lui reste à guetter les manifestations des nouvelles formes de culture.

Or quand on explore et que l’on pense, on va mieux.

L’inconscient est toujours à construire, il n’existe pas à l’état naturel, il est un fragment de culture que nous injectons à ce que nous croyons être la nature humaine.

Notre sort est de naviguer entre connaissance et ahurissement. L’un et l’autre sont nécessaires. La connaissance et le travail sur les concepts nous aident pour lutter contre l’indifférencié. Et ceci est vital. L’indifférencié caractérise souvent des misères humaines uniquement offertes à la compassion, mais faute d’un travail de différenciation (donc de conceptualisation), il livre des groupes humains en otage au religieux et aux totalitarismes qui sont des grands consolateurs. L’analyste lui-même peut, par contagion, devenir et religieux et totalitaire s’il abdique de la pensée. Penser ne va pas de soi, car penser fait mal.

L’ahuri, – comme « L’Idiot » de Dostoïevski – reste un garant de vérité, il en serait le suppôt le moins cruel, alors que le scientifique, plus facilement berné par les pouvoirs en place, nous rappelle la fragilité de nos frontières symboliques.

Ainsi donc, longue vie aux ahuris ! … dont les visages sont un concept, qu’ils le veuillent ou non.

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