Flux et Stase

Share on FacebookShare on Google+Tweet about this on TwitterShare on LinkedInEmail this to someonePrint this page

>> Voir le texte en version Espagnole

Année 1997
PREAMBULE

Pour une question de temps, l’exposé fait à l’occasion des Journées des Ateliers de juin 1997 ne comportait pas ce préambule qui me semble pourtant nécessaire.

La référence des deux concepts freudiens de Pulsion de Vie et de Pulsion de Mort m’est utile pour penser la clinique en dépit de leur caractère abstrait. La Pulsion de Mort en particulier est une des formulations freudiennes les plus contestées. Il est vrai que les notions d’affect et de représentations sont cliniquement d’un abord plus immédiat, mais la notion de pulsion permet d’aborder au plus près les tensions de la vie du corps érotique et souffrant en prise avec ses empêchements et ses créations endogènes, quand bien même les raisons premières qui les motivent seraient d’ordre exogène (l’histoire, l’environnement, les traumas, les relations précoces à l’autre etc.). La pulsion (Trieb) est d’abord une poussée corporelle qui s’éprouve dans la vie psychique.
La psychanalyse française a consacré de nombreux travaux, toutes écoles confondues, à la Pulsion de Mort, laissant aux analystes d’enfants le champ d’investigation des pulsions de vie, le plus souvent abordées par le biais des pulsions partielles. Il est vrai que la Pulsion de Mort est le concept le plus abstrait de la psychanalyse et il n’est pas étonnant qu’il demande à être sans cesse réanimé pour ne pas quitter la scène.
Dans la cure analytique, la présence de l’analyste, par le truchement du transfert, permet que se redéploient dans l’espace du duel réalisé ce qui était replié ou joué en désordre hasardeux de la vie. Ce duel réalisé ne tient pas compte du multiple bien que tout analyste sache qu’à certaines séances il y a, au-delà du visible duo, une multitude de présences. Malgré ce savoir sur ces présences invisibles, les énoncés, s’agissant surtout des pulsions, restent dans un descriptif qui ne donne pas de place au multiple. Le plus souvent l’on reste dans une logique du sujet-objet, qui s’élargit par la triangulation œdipienne mais n’entame pas véritablement le champ fermé de la pulsion. Certes chacun sait que l’enfant vient au monde déjà marqué par la place qui l’attend, des fantasmes et des discours de son entourage et qu’il n’est jamais le simple produit d’une mère et d’un père, mais tout autant produit du monde ambiant. La théorie du signifiant dépassant le cadre des attributions aux personnes est cependant inadéquate à prendre en compte les tensions somato-psychiques venues du multiple. Lorsque la discussion s’engage sur le versant du collectif ou du multiple, alors il est rarement question des pulsions, mais plutôt de représentations, de relations d’objet et de signifiants, ou encore du « fantôme » pour les transmissions trans – générationnelles.
1Pour des raisons de temps, l’exposé fait à l’occasion des Journées des Ateliers de Juin 1997 ne comportait pas ce préambule qui me semble pourtant nécessaire.

La constitution des premières relations de l’enfant à l’autre reste marquée, toutes écoles confondues, par les métaphores d’objets relatifs à la mère. Plus récemment encore s’y est ajoutée l’influence de l’état psychique de la mère, mais rien du collectif n’est évoqué à ce stade de l’individuation.
Il me semble utile d’introduire des séquences plus larges concernant les pulsions de vie et de mort que celles délimitées par les relations Moi-objet ou même sujet-objet. Car il y a du pulsionnel à la fois érotique et mortifère qui englobe des séquences plus larges, des territoires réels ou virtuels parcourus par des flux érotiques, comme il y a des territoires qu’une stase mortuaire immobilise et soustrait à la dynamique de la vie psychique et somatique.
Pulsion de Vie et Pulsion de Mort, ne recouvrent plus depuis l’époque de Freud les mêmes contenus selon les auteurs, et chaque analyste finit par avoir sa propre valise à concepts plus ou moins explicites dont il se sert dans son travail. Bien que très abstraites, ces notions font partie de nos mythes des origines.
On conçoit que l’être humain ne peut trouver dès la naissance des objets en adéquation parfaite à ses besoins, et encore moins à son désir, pour peu que l’on veuille accepter l’idée que l’humain ne vit pas seulement dans un univers de besoins vitaux. Il est assujetti à ses désirs, il est aussi tributaire d’une avidité d’amour, d’une avidité de sein tout autant que de lait. Le petit d’homme tête l’amour, il aspire à un au-delà du lait, objet de son besoin, à l’incorporation d’un sein invisible, d’une inutile mamelle d’amour. L’amour est le supplément d’âme dont la carence fait mourir aussi sûrement que la carence de nourriture.
On peut supposer qu’à l’origine on soit en présence d’une pulsion, d’une seule force dont les premières différences sont des variables d’intensités qui investissent des champs, des objets. Très vite ces forces vont se dissocier en raison du conflit intrapsychique en deux voies pulsionnelles que l’on peut appeler, à la suite de Freud, Pulsions de Vie et Pulsion de Mort.
Cette dernière présente à son tour deux voies : l’une épuise la pulsion dans le maintien de l’homéostasie, qui tend vers la moindre tension, le statique ; l’autre, destructive, attaque les objets internes (incorporés) et externes inadéquats à procurer le plaisir.
Sans cesse nous affrontons les deux versants de la pulsion de mort, apparemment antagonistes, l’un est statique et fait prévaloir un déjà-là, l’autre est dynamique et fait prévaloir l’aspect agressif et destructeur. A mon avis l’agressivité est en grande partie expression de Pulsions de Vie et appartient à la Pulsion de Mort seulement lorsqu’elle se retourne contre le sujet lui-même, quand vient à manquer l’investissement de l’objet de plaisir. Freud disait déjà que dans la pulsion de mort il s’agissait d’abord de la mort de l’individu lui-même et non pas du meurtre de l’autre.
Lorsque la poussée pulsionnelle – qui est corporelle – ne trouve pas à se manifester comme affect (donc dans une relation à l’autre) et à se réaliser dans une problématique temporelle en tant que libido, elle peut devenir activement destructrice par le recours à des contenus de représentations néfastes ou la prise en masse de la haine blanche. Haine silencieuse qui est l’affect représentant de la pulsion de mort. On peut alors se demander s’il y a dès l’origine une différence de nature de ces deux pulsions ou si ce sont des dynamiques différentes qui les séparent à partir d’une même nature qui est « de la Pulsion ». Y a-t-il dualisme structurel ou un monisme fondamental donnant lieu à des destins pulsionnels différents ? Question théorique car dans la pratique nous ne les rencontrons jamais séparées. Nous sommes ici dans le domaine des mythes fondateurs importants comme tels pour penser et rester en contact avec la pensée de Freud.
En dernière instance on pourrait dire qu’il est possible de parler en termes de Pulsion de Mort lorsque disparaît le temps comme expérience vécue de durée. La différence entre Pulsion de Vie et Pulsion de Mort serait alors une différence de la problématique temporelle qui s’exprimerait en investissements spatiaux. Dès lors que le temps est perçu, on est dans une problématique de l’objet, donc de l’espace et du corps. Ce qui implique la présence de l’affect. Attente, angoisse de la perte, ambivalence, amour, haine, destruction-hallucination de l’objet. Objectivement le temps s’écoule de toute façon mais la répétition et la mise en acte invisible de la seule pulsion hors toute attente ou investissement d’objet signe la présence d’une dominante de la pulsion de mort.
Freud le remarquait fort bien à propos de la « décharge » de la Pulsion de Mort, en disant que sa conversion en Pulsion de Vie se faisait par la voie de la motricité. Où il faut rappeler une fois de plus que pour Freud la Pulsion de Mort vise avant tout l’individu lui-même et n’est pas superposable au désir de destruction de l’autre.
La question qui se pose en clinique est alors celle-ci : peut-on dévier cette pulsion annihilante vers d’autres objets que l’individu lui-même ? Autrement dit : si elle s’attaque aux objets internes, si elle s’attaque à l’individu, comment dans la cure la faire dévier vers des objets externes ?
Ou encore, comment sur le plan de la clinique passer de l’autodestruction à l’hétérodestruction et de l’hétérodestruction à la sublimation ? Car si l’hétérodestruction est un pallier nécessaire comme décollage de l’autodestruction, elle ne peut pas être dans la cure un but en soi car cette seule transformation peut aller jusqu’au néfaste, jusqu’à l’acte de cruauté envers l’autre. Si on s’arrête à la seule transformation de l’autodestruction en hétérodestruction, ce que l’application sans nuances du fameux « ne cède pas sur ton désir » pourrait faire croire, l’analyse peut conduire à ce que le sujet se porte mieux, mais qu’il devienne par là même une crapule. La première condition dans ce cheminement qui n’est jamais aussi linéaire que le laisserait supposer son écriture est la recherche d’une représentation, une « incarnation », un devenir perceptible, de la composante silencieuse de la pulsion annihilante, ou de la compulsion à répéter le néfaste. L’affect est cette charnière qui peut s’introduire par la mise de l’analyste, donc du transfert qui est ici souvent le seul levier dont celui-ci dispose lorsque rien dans le récit de la cure ne convoque des éléments qui intriquent l’érotique au mortifère.

L’impuissance et l’acte de cruauté
Pour Lacan l’angoisse est l’affect par excellence, en quoi il reprend fidèlement Freud pour qui l’angoisse est l’équivalent général de tous les affects. J’aimerais ici introduire la Hilflosigkeit, détresse du tout petit, comme affect premier, vécu du sentiment d’impuissance, ce qui me semble être le précurseur de l’angoisse. L’impuissance comme première expérience subjective face à l’objet et trace somato-psychique du déplaisir. L’impuissance est la blessure première que le monde inflige à l’homme comme elle est la dernière épreuve face à l’inéluctable de la mort. De quoi souffre l’enfant à la bobine si ce n’est de son impuissance motrice, sa passivité obligée face à la disparition de la mère ? Le jeu de la bobine le rend actif, même s’il est pris dans la répétition. Et on peut se demander si celle-ci est compulsion du négatif ou jouissance inépuisable de sa puissance inventée.
Le jeu de la bobine est à la fois une réalité observable chez l’enfant et un des récits mythiques de la psychanalyse dans son tournant des années vingt. On revient sans cesse pour asseoir à nouveau la démonstration théorique à partir d’un « personnage conceptuel » : l’Enfant à la Bobine.
Dans ce récit prend naissance l’opposition Éros et Thanatos, mais aussi le jeu comme création du sujet pour surmonter l’angoisse de la séparation, voire de sa solitude, invention d’un monde où l’enfant trace par son geste et l’usage d’un objet les limites d’un territoire qu’il parcourt en nomade minuscule, maître du temps de sa détresse. S’y ajoute un destin possible de cruauté envers l’objet pour ne pas subir la douleur de l’impuissance.
On a trop médit de la survie. Les personnes qui ont été dans des conditions de survie concrètes ont développé des capacités d’adaptation et des trouvailles de vie qui leur donnent une intelligence supplémentaire, un autre savoir. Il n’est pas dit qu’il faille ranger au prétexte des temps meilleurs cette intelligence supplémentaire au placard des accessoires, voire sous la rubrique d’une pathologie de survie. Si ces capacités nouvelles cet autre savoir qui autrement seraient restées en friche chez le sujet, ne sont plus prises en compte, devenues soi-disant inutiles, la mémoire en reste encombrée et elles peuvent devenir par la suite, du fait de rester inemployées, source d’angoisse, voire même de culpabilité. Faute d’être reconnues pour ce qu’elles sont, à savoir une intelligence supplémentaire, elles restent ancrées et définitivement au service des représentations du néfaste. Dès lors qu’un sujet a développé des capacités qui lui sont propres, elles peuvent être autrement réinvesties, en dehors du contexte premier de leur découverte.
Le recours à la Compulsion de Répétition s’impose alors. Cliniquement elle est la manifestation la plus repérable de la Pulsion de Mort. La compulsion, ( Zwang ), est une sorte d’emprise, le sujet ne peut pas faire autrement que de répéter. C’est un simulacre d’acte qui rate et à cause même du ratage persiste dans la compulsion à revenir. Là encore le sujet découvre toute son impuissance face à cette poussée qui l’habite et le détruit.
On pourrait « idéalement » décrire trois moments de la « maturation « de la pulsion de mort : premièrement on constaterait la présence d’une autodestruction ou auto-agression dont le « retour » peut donner des somatisations voire des maladies graves ; deuxièmement, elle serait suivie par la transformation de l’autodestruction en hétérodestruction et troisièmement, la résollution serait la transmutation de la force de l’hétérodestruction (qui est déjà une dynamique, donc sortie de la stase) en production de pensées et d’affects, prémisses de création.
On se demande souvent ce qui est premier : l’autodestruction ou l’hétérodestruction. Je propose ceci : l’impuissance du tout petit enfant devant l’inévitable imperfection et l’inévitable inadéquation de l’objet à la satisfaction de ses pulsions trouve une seule issue qui est un retournement de leur poussée vers le corps-propre. Ces pulsions de vie, insatisfaites, cherchent une cible. Ne pouvant atteindre la satisfaction, le sujet insatisfait enrage et tente de détruire l’objet réel ou halluciné afin de se débarrasser de la tension interne. Il s’attaque alors à l’objet externe ou interne.. Or ce qui est toujours à sa disposition, c’est son corps propre ; nous entrons alors dans le circuit de l’autodestruction. Mélanie Klein a décrit avec brio et exagération ces premiers temps. On peut ne pas la suivre dans tous ses développements, mais on peut admettre qu’un agencement pulsionnel particulier s’est mémorisé sans aboutir à une décharge satisfaisante. Celle-ci est impossible. L’insatisfaction première pousse à la répétition. La force qui est au principe de la vie devient alors moteur de la stase et de la destruction. C’est en cela que le terme de pulsion n’est pas totalement inadéquat, même s’il peut paraître choquant de l’accoler à celui de mort.
La pulsion n’est donc à l’origine ni bonne ni mauvaise, elle cherche satisfaction : c’est seulement devant l’inadéquation de l’objet et l’impuissance du sujet à trouver l’objet adéquat qu’elle devient destructrice de l’objet et du sujet et tente de maintenir un état de plus basse tension.
Quand on peut réussir le passage de la pulsion jusqu’alors utilisée à maintenir la fixité de la stase vers le déploiement et le mouvement, alors il devient possible d’utiliser le transfert pour transformer la destructivité active de l’objet externe en force de transformation et de production.
Dans le transfert et dans la vie courante, ces moments se manifestent par l’agressivité (perçue ou non par le patient ), dirigée vers le lien à l’analyste et à ses objets. L’aspect silencieux de la destructivité (qui n’est pas de l’agressivité habituelle) se signale souvent dans la cure par des moments où apparemment il ne se passe rien. Où règne l’ennui, cette face méconnue de la Haine. Rien d’autre que le malaise de l’analyste pour faire signe.. Rien d’autre que le retour en force dans la cure même de l’impuissance, celle-ci éprouvée cette fois-ci par l’analyste bien plus que par l’analysant.
On conçoit, sur le plan clinique, la valeur de signal de l’émergence de l’angoisse. Par exemple lors de la décrue des moments mélancoliques (où la pulsion de mort est la plus active et la plus perceptible) et le passage vers la manie. Celle-ci n’est pas réductible à une pure défense contre la dépression, comme on le dit trop souvent. La sortie de la dépression mélancolique qui maintenait le sujet dans l’aire du connu, du familier vide ou dans l’aire du rien, se fait par une brèche dans la glaciation affective, voire par un coup porté à l’autre féroce qui hante le patient. Parfois ce « coup » relève d’une implication réussie de l’analyste. Le soulagement qui suit, quand cesse l’autopunition et l’auto dénigrement (l' »auto » qui est toujours un autre), quand se desserre la persécution surmoïque, engendre de l’affolement et l’angoisse devant l’inconnu. L’affolement s’accompagne d’euphorie due à la libération des forces pulsionnelles, auparavant au service du maintien de l’inertie. Quand il n’y a ni projet pour s’y investir et donc se calmer, ça s’affole : le sujet est pris dans la pure vitesse et dans la quête de la dépense. Dépense dans tous les sens du mot : on sait combien les maniaques deviennent dépensiers, en argent, en paroles, en actes, le tout s’équivalant. Le sens leur manque. Ce sens peut être trouvé-donné, par le projet. Il y faut de l’autre pour cela, au moment même du retournement de la pulsion. Projet qui signifie entrée dans la temporalité sensée. Alors le sujet peut jouir de l’euphorie sans virer à la manie et sans tomber dans la folie des dépenses indistinctes. L’énergie s’investit, se calme et se canalise par un devenir reconnaissable par autrui ainsi que par le Surmoi, si important dans cette affection. La Pulsion de Mort trouve une butée et sa poussée se transmute en pulsions de vie.
La manie est une quête affolée de l’autre, d’un lien qui stabilise et introduit le temps. L’acte de cruauté inhérent à cette quête peut se transformer en acte de création. L’acte de cruauté est à la lisière entre la pulsion destructrice sur son versant mortifère et la pulsion érotique sur son versant agressif.
La notion d’acte est ici centrale. Tout acte est moteur, même s’il est symbolique. Tout acte est érotique et met en circulation les pulsions de vie même si c’est un acte de cruauté. Voilà ce qui est difficile à admettre par le bon sens et le discours politiquement correct.

Processus et Cadre
L’acte est d’abord une dynamique, fut-elle de répétition, et implique toujours l’autre. Or le dispositif même de l’analyse comporte les deux composantes des pulsions : l’aspect statique qui immobilise et use les pulsions aux fins du maintien de la stase et l’aspect dynamique qui pousse au changement. Ce dernier est, dans les cas les plus désespérés, exclusivement supporté par le désir de l’analyste.
Une cure de psychanalyse peut être vue comme une constante tension entre deux pôles : le processus et le cadre. Ils sont complémentaires et antagonistes.
Le processus est constitué par ce qui se passe au plan psychique et somatique dans la cure mais aussi hors la cure, en rapport avec elle ; c’est sa dynamique propre. Il est fait de pensées, de récits, de paroles dites ou tues, de toutes les manifestations du transfert, des répétitions, des novations , des découvertes, et d’affects les plus inattendus. C’est un devenir fluide, fait de trajets imprévisibles propulsés par les singularités en présence, dont les paroles échangées n’en sont qu’une partie, la part perceptible.
Le rituel, cadre du processus, est muet, répétitif, stable en principe, comme en principe il est le même pour tous. Il est appliqué avec plus ou moins de rigueur selon les analystes, mais même réduit au minimum, il est rarement totalement absent, et il constitue l’arrière-plan des libertés prises par chacun.
Paradoxalement le cadre est la seule chose que l’analysant peut refuser, parce qu’il est de l’ordre du manifeste et demande de part et d’autre un accord préalable, même si apparemment l’analyste semble l’imposer comme allant de soi. En revanche l’analysant ne peut refuser ni les manifestations inconscientes, ni la répétition, ni le transfert, ni les vicissitudes de ses pulsions. On aura reconnu là les Quatre Concepts Fondamentaux de la psychanalyse, selon Lacan…
Comme on dit en droit « tenir lit de justice » on pourrait dire qu’avec le cadre l’analyste tient « lit de contrainte ». Ce lit de contrainte qu’est le cadre de l’analyse prend en masse une grande partie du pulsionnel et le réduit au silence : les expressions du corps érotique, séducteur et transgressif, tout comme les actes de destruction, sont réduites au silence au profit du seul élément des pulsions de vie laissées en liberté : la parole. Celle-ci est sensée être d’autant plus poussée vers la liberté que tout le reste est mis au repos obligé. Pour que puisse avoir lieu la libre association d’idées sans aucune contrainte, dans un lieu stable qui est sensé protéger et abriter les protagonistes. C’est à cette fin et essentiellement à cette fin qu’existe ce montage ahurissant, pour tout citoyen normal, qu’est le dispositif et le rituel de la psychanalyse.
Mais n’est-ce pas le sort de beaucoup de rituels ? Ils subsistent alors qu’on a oublié le mythe qu’ils sont sensés servir. La parole seule est autorisée, voire contrainte à la liberté nomade. L’analyse est une talking-cure.
Seulement voilà : la parole n’a pas toujours cette fonction d’être expression et transformation de la libido. Il arrive qu’à force de trop jouer sur l’aspect répétitif et rigide du cadre l’on obtienne le résultat inverse. La parole se désarrime du corps et devient ressassement mortel surtout si l’analyste est muet.
Alors la compulsion de répétition peut s’emparer de l’analyse elle-même. Les séances courtes et les arrêts, dits scansions, introduits par Lacan, avaient sans doute pour but de casser ce ressassement. Mais il y a trop d’aspects négatifs que l’usage exclusif de cette technique implique surtout lorsqu’ elle est appliquée avec la férocité de l’obéissance aveugle- pour que l’on puisse s’en contenter.
Si le processus de l’analyse peut être considéré comme favorisant l’éveil des pulsions de vie et du désir du sujet, ce qui inclut le travail sur les contenus des répétitions, le rituel prend en charge la part muette non représentable, donc sans contenu repérable, de la pulsion de mort.
La compulsion de répétition se spécifie de la poussée, du « Zwang », bien plus que de la chose répétée. Celle-ci devient repérable, grâce à un contenu spécifique qui fait saillance en tant que singularité d’un sujet. Ce contenu devient le propre de la pulsion de mort du fait de la répétition et non par une signification spécifique en rapport avec la mort. Il est nécessaire de distinguer la répétition de la chose répétée. La chose devient mortelle parce qu’elle est répétée, et non l’inverse.
La plus ou moins forte tendance à la répétition pourrait être une explication à la différence de réaction que l’on observe selon les individus devant certains événements de la vie : pour les uns ceux-ci seront assimilés et deviendront des souvenirs, y compris des mauvais souvenirs, pour d’autres ils seront traumatiques et comme tels sans cesse revenants. La force de la répétition prend sa source très tôt dans l’histoire d’un individu.
On pourrait alors émettre l’hypothèse que la contrainte à répéter imposée par l’analyste au travers du rituel immuable des séances peut soulager le patient des ses propres contraintes. Ceci serait un aspect positif du cadre en dehors de la surenchère concernant l’invocation des inévitables castrations dont il est sensé être l’instrument. Il convient donc de considérer les choses à l’envers : la compulsion n’est pas analysable en elle-même, elle perdure ou s’en va, selon que l’analyse aura permis à l’analysant une implication plus importante au service des pulsions de vie, ce qui n’est jamais une simple affaire d’écoute.

Le désir de vivre et les résistances de l’analyste
La pulsion de vie est un concept. De manière plus simple on peut prendre acte du désir de vivre de cet étranger qu’est tout patient quand il vient nous voir. Je considère que le fait de venir voir un analyste, le simple fait de demander quelque chose analyse, thérapie ou simplement de parler avec quelqu’un est l’expression d’un désir de vivre qui n’est assurément pas énoncé tel quel. Il est néanmoins exprimé par le fait de venir au rendez-vous pris. Les patients mélancoliques en sont l’exemple le plus frappant : ils viennent en analyse et disent que leur vie n’a plus de sens, que la mort serait une délivrance de leur douleur et de leur indignité. Cependant ils reviennent régulièrement à leur séance et ceci pendant des années. L’acte de venir comporte l’espoir et une demande même si en cours de route on se heurte à toutes sortes de difficultés, notamment à la stase en analyse.
Si l’on peut parler d’une éthique spécifique à l’analyse, elle consisterait à ne pas oublier ce mouvement premier qui engage l’analyste vis-à-vis du patient, quels que soient les avatars rencontrés ultérieurement. Pour tenir cet engagement premier il est important de ne pas oublier que la psychanalyse doit être au service du patient et non l’inverse. Ceci n’est ni une boutade ni une évidence pour tous. Jusqu’où l’analyste peut-il aller dans son implication, et à partir de quand ou de quoi peut-on dire « ceci n’est plus de l’analyse » ? Grande crainte de certains ! mais que tout un chacun a pu éprouver, dès lors qu’il a pu prendre quelques libertés face aux dogmes et au maintien du cadre le plus strict.
S’il s’avère ce qui étrangement est plutôt rare mais cela arrive que le choix se pose entre respecter le cadre de l’analyse ou aider un patient à trouver les moyens pour simplement vivre, alors je choisis la vie du patient. Certes j’essaye de ne pas tomber dans le copinage ou la simple assistance. Mais il arrive que même la simple assistance à vivre prenne le pas sur toute autre forme d’intervention. Il me semble que le choix d’être « avec » le patient, de ne pas le laisser tomber au prétexte qu’il n’est pas en état de faire une analyse est un lâchage, non seulement sur le plan humain, mais une inconséquence au plan de la cure analytique. En disant cela je pense à certains internements ou hospitalisations où les analystes abandonnent pour un temps l’analysant, ne lui font plus signe, jusqu’à ce qu’il leur soit rendu « en état ». En état de quoi sinon de servir la cause de la psychanalyse ? Je suis très contente quand cette partie de l’intervention peut être prise en charge par des proches, des familiers et que la relation peut se maintenir de manière plus classique, mais ceci ne me dispense pas d’occuper ma place d’un « être avec ». Certes chacun a ses limites et je n’y réussis certainement pas chaque fois : il vaut mieux considérer alors que ceci relève de l’analyse de l’analyste, de ses résistances, et non pas d’un intérêt supérieur de l’analyse. Les limites personnelles peuvent être repérées et reconnues pour ce qu’elles sont, personne n’est parfait… mais lorsqu’on invoque la pureté de l’analyse pour les justifier on peut se demander d’où l’on tient les certitudes d’une pratique qui se présenterait comme établie une fois pour toutes, dont le bien-fondé définitif et atemporel n’a jamais été prouvé par des expériences dûment consignées.
Privilégier le maintient du désir de vivre, être attentif aux possibles de la vie, quitte à abandonner l’orthodoxie du rituel et de la méthode psychanalytique, provoque évidemment des critiques mais fait surtout appel à toutes sortes de fantasmes chez les analystes. Ces fantasmes sont au cœur des résistances de l’analyste, non sans raison, car ils rencontrent les points d’achoppement des pulsions en état d’errance.
Les fantasmes les plus fréquents s’énoncent en termes de « transgression » et de « séduction ».
Parler de transgression lorsqu’il s’agit de non-respect d’une méthode ou des habitudes d’une profession, voire même de certains risques pris face aux certitudes théoriques, dénote d’une grave confusion de registres. On peut évoquer une transgression quand il y a un manquement aux lois fondamentales des humains, qui ne doivent être confondues systématiquement ni avec les lois en vigueur dans un pays, lois parfois scélérates, ni à plus forte raison avec l’observance de modalités qui régissent une pratique. Quand il y a manquements graves – et ils existent – il s’agit alors le plus souvent d’abus de pouvoir, d’emprise, de soumission et emprisonnent dans l’enclos du secret réservé à l’exercice du pouvoir de l’un sur l’autre. (A ce sujet cf. « L’Amour Paradoxal » )
L’autre fantasme brandi est le danger de la séduction que peut provoquer une pratique différente. Il n’est pas sans fondement non plus, mais il convient de se donner la peine de savoir de quelle séduction il est question. Il se peut qu’en se montrant trop « compréhensif », qu’en s’adaptant plus aux demandes ou aux possibilités de l’analysant, l’analyste séduise. S’il n’abuse pas de ce pouvoir d’amour aux fins de ses propres fantasmes et intérêts, cela est toujours moins grave que l’abandon ou la méconnaissance d’un désir de vivre minimal. Au contraire, il peut être vital pour certains patients que cette séduction ait lieu, car c’est une séduction à vivre qui a pu leur manquer cruellement à certains moments cruciaux de leur vie.
Or ces deux dangers brandis – transgression et séduction – sont dans leurs manifestations ultimes, qu’on le veuille ou non, affaires de pulsions et de corps, ils évoquent le sexuel. Le cadre est répétitif, inerte, muet, il immobilise et ritualise les corps en présence et il peut à l’occasion être le représentant possible de la Pulsion de Mort dans son versant silencieux. Bousculer le cadre serait alors un danger de trop de vie ? Une brèche dangereusement ouverte à l’ordinaire des jours et aux flux du monde au détriment de quoi ? quand l’urgence se situe dans la difficulté d’être en vie et que la demande est malgré tout adressée à l’analyste.
Le désir de vivre n’est ni joie de vivre ni bon usage des pulsions de vie mais une tentative d’utiliser les ressources actuelles qui ne mettent pas la vie en danger. Or tant que l’on peut déceler une demande, tant que le patient vient, on peut tabler sur son désir de vivre quelles que soient ses plaintes, ses accusations, ses symptômes. Le désir de vivre ne se manifeste pas nécessairement comme une « vraie » demande de psychanalyse. Pour cela il faut non seulement que l’état du patient le permette, mais aussi qu’il possède une « certaine culture ». Sans cette dernière il s’exprime en désir de parler, désir d’être compris, aidé, entendu. Il est même étonnant de voir, quand ce désir de vie est pris en considération, à quel point il porte vers la parole et le désir de savoir, et aussi à l’ouverture de l’esprit aux étrangetés de l’inconscient.
Désirer, parler, penser, rêver, faire. Tout cela implique les pulsions de vie, implique l’acte d’être face à un autre, un aller vers l’autre et pose déjà le frayage possible d’un rapport à l’autre, relation d’objet dit-on.
Pulsion de Vie et Pulsion de Mort s’opposent dans leurs effets mais cheminent largement intriquées l’une à l’autre.
L’acte de cruauté en est l’ultime avatar, ultime tentative d’un faire érotique, d’un aller vers l’autre, fût-ce pour le détruire ; où à défaut de l’autre, inaccessible, le « moi » impuissanté, s’étreint lui-même dans un dernier geste de pouvoir. Laissé à lui-même, dans la solitude, le sujet en prise avec la plus forte intrication de la pulsion de vie et de la destructivité n’aura plus que lui-même ou ses proches pour cet exercice périlleux.

Pulsion de Vie et Flux
La pulsion de vie est une pulsion nomade. La libido est nomade, c’est à dire mobile, ce qui n’exclut pas des trajets et des fidélités, elle trace des parcours, investit des territoires. Pour ce qui concerne la question du nomadisme à proprement parler, je ne saurais rivaliser avec Deleuze et Guattari… (Mille Plateaux).
Les pulsions partielles font un aller-retour et relèvent de la propriété privée. « Moi » seul reconnaît ce goût dans ma bouche qu’accompagne l’odeur âcre de l’aisselle maternelle ou l’exquise douceur du pouce et du chiffon.
En revanche la Pulsion de Vie est nomade, c’est un aller simple. Cependant le nomadisme n’est pas une errance sans but. Il lui faut un territoire et un horizon signifié par la présence réelle ou hallucinée d’autrui. Elle est sollicitée, stimulée, ranimée par l’autre, les autres, les bruits du monde. Bruit et fureur de la vie, du dehors vivant. Cela va du grand lamento des peuples aux musiques du monde. La Pulsion de Vie se nourrit, s’étaye sur la présence d’autrui, du proche, de l’aimée, de l’ami, mais elle se nourrit tout autant des signes de la vie venus du plus lointain quand ils sont porteurs de sens. Sans cette tension entre soi et les autres, entre soi et le monde, la libido s’exténue. Je dirais un peu abruptement qu’en fin de compte la seule chose qui « soigne », qui ranime l’humain mis à mal, par lui-même ou par l’entourage, c’est la présence.
Un sujet, même le plus équilibré, ne peut garder intacte la sensation d’être vivant sans le signe de la présence d’autrui, même s’il a, en des temps précoces, dûment introjecté tous les bons objets du monde. Les pulsions de vie se situent dans une problématique de l’espace et du corps. Espace peuplé d’objets investis d’affect. De par l’affect qui le relie aux objets qui peuplent le monde (son monde intérieur relié à l’extérieur) le temps prend possession de l’être humain. Ainsi dans l’attente, l’espoir et même l’angoisse, on court réellement ou imaginairement vers l’objet de son désir, de son adoration, ou vers les objets de ses pulsions. Si en théorie nous pouvons distinguer les pulsions comme référées prioritairement à l’espace et les affects référés au temps, en pratique dans l’expérience humaine ils sont liés. Le rythme concret et physique de nos organes, de nos viscères s’écoule avec le temps, nous rive au temps. Chaque battement de cœur marque un instant à jamais révolu. Le temps est de la matière mouvante et notre corps va à sa mort par saccades rythmées, ce que chacun sait en son for inconscient même si l’on feint de croire que l’inconscient « ne connaît » pas le temps. Comme si l’inconscient était un personnage qui saurait ou ne saurait pas, à cause d’une affaire de grammaire… Le parcours dans l’espace se fait en un temps donné. Il peut être plus ou moins source d’angoisse. L’attraction des corps toutes pulsions confondues connaît des urgences, des impatiences et des langueurs. La répulsion aussi.
L’érotique accélère le parcours, rend l’attente impatiente : la pulsion pousse l’un vers l’autre pour être ensemble, être avec, faire avec, penser avec, jouer, analyser etc.
« Avec » pourrait être le maître mot de la Pulsion de Vie. Mais il n’y a pas seulement la conjonction des êtres distincts, cela est la forme adulte, visible de l’action unificatrice d’Éros. Elle est essentiellement intrapsychique, et l’Enfant à la bobine joue aussi à être « avec » elle, de manière certes visible par le jeu, mais c’est un « être avec » intérieur qu’il élabore ainsi.
Selon Jean-Pierre Vernant, dans son article « Un deux trois : Éros » (L’Individu, la Mort, l’Amour), il y a deux Éros dans la mythologie grecque.
Le premier est l’Éros primitif :
« Éros pousse les unités primordiales à produire au jour ce qu’elles cachaient obscurément dans leur sein. Comme le dit Rudhardt, Éros explicite dans la pluralité distincte et nombrée de la descendance ce qui était implicitement contenu dans l’unité confuse de l’ascendant. Éros n’est pas principe de l’union du couple : il ne réunit pas deux pour en faire un troisième ; il rend manifeste la dualité, la multiplicité, incluses dans l’unité ».
Le deuxième, un Éros plus tardif, assiste Aphrodite :
« Éros ne joue plus comme cette pulsion qui, à l’intérieur de l’un provoque la fission en deux, mais comme l’instrument qui, dans le cadre de la bissexualité désormais établie, permet à deux de s’unir pour engendrer un troisième et ainsi de suite, indéfiniment. »
La Pulsion de vie réunit soit des multiplicités internes invisibles soit « un, deux, trois »… des couples, et des multiplicités visibles.
Par le terme de « flux » je voudrais introduire des séquences plus grandes et mettre l’accent sur l’aspect nomade qui parcourt et réunit les multiples. Nous savons que chacun est habité par des présences hétérogènes et que dans une séance on est souvent nombreux, même si en apparence il n’y a que deux interlocuteurs visibles. Tout comme coexistent des temps différents en un seul instant. Cela est seulement pris en compte dans le rêve. A tort. Même dans un couple d’amoureux, ce qui les réunit vient parfois de plus loin, un chant entendu qui a éveillé leur désir, un passé ignoré, l’ombre d’une aïeule quand ce n’est la barbe de Che Guevarra. Éros a des ailes et transporte du plus lointain et nous, dans nos actes d’amour, n’avons que nos corps pour faire deux.

Flux et affectation
La Pulsion de Vie a partie liée avec l’affect. Elle affecte « un, deux, trois », et ainsi les flux nous traversent et tendent à relier les uns aux autres, les mondes au monde.
Le dehors, que j’appelle le Monde, est toujours là, toujours déjà là. Depuis le début de la vie, lorsque l’enfant est dans les bras de sa mère il est affecté par ce qui la traverse elle. D’où la nocivité de la mère non affectée, repliée ou affectée seulement par le deuil. Dire cette traversée du Monde en termes de discours est insuffisant si l’on n’y ajoute pas l’affectation. Les mots sans affects n’humanisent pas. Et ces affectations ne proviennent pas seulement des personnes, ne peuvent se résumer aux paroles qui circulent bien que ces dernières soient fondamentales.
Une œuvre d’art affecte, réveille ; cet affect n’est pas seulement un discours, ni un savoir, ni de la culture. Parfois ce n’est pas encore de la culture et ne le devient que par l’affectation multiple produite. La culture vivante relie au monde. Une œuvre voyage par les affectations qu’elle produit chez les uns et les autres, les reliant entre eux. Les individus sont disséminés, mais ils forment entre eux des communautés invisibles, affectées par un même flux.
Éros crée des champs d’aimance : grande séquence pulsionnelle de vie. Les champs d’aimance sont collectifs. Je ne les rangerai pas sous la rubrique de l’hypnose des masses, même si parfois il y a coexistence des deux. Que l’on songe à une sortie de concert, d’une exposition, de théâtre : si nous ne vivions pas dans des contrées si policées on devrait voir des gens se sauter au cou ! Et si l’on entend seul dans sa chambre une œuvre, on en est affecté et par là relié à d’autres qui l’aiment aussi, tout autant que par une mauvaise nouvelle. La tristesse qui relie fait participer au champ d’aimance. Nul besoin d’un chef pour cela.
La psyché du petit enfant est un système ouvert. Il reçoit les impacts du dehors qui le marquent, qu’il soit chez lui ou à la crèche ou dans la rue. Il ne suffit pas d’explorer les lignées et de se contenter des histoires familiales pour comprendre certains. Même les recouvrements entre les histoires familiales et l’Histoire (la grande) ne suffisent pas à faire le tour de nos mémoires vives. L’exposition aux flux du Monde infléchissent la vie pulsionnelle de chacun, exposition qui peut être vivifiante ou néfaste. Les instantanés du Monde produisent des effets imprévisibles. Le néfaste ne produit pas que du néfaste et peut au contraire éveiller le désir. En temps de guerre on se suicide moins, et la difficulté de vivre n’est pas synonyme d’une négation de la vie. C’est pourquoi les analystes ne peuvent se contenter d’être politiquement corrects.

Pulsion de Mort et Stase
Comme les flux signifient des séquences élargies d’Éros, la Stase représente pour moi une notion élargie de Thanatos.
Des expériences pénibles peuvent mobiliser psychiquement ou physiquement sans entraîner des conduites répétitives comme des traumas qui poussent à revivre indéfiniment la chose subie. C’est lorsque la répétition s’installe que l’on peut dire que l’affaire a mal tourné. Quand il y a sidération et immobilisation alors il y a stase du dedans. La « disposition » à la répétition n’est pas seule en cause. Il y a des stases réelles et actuelles qui finissent par avoir raison du plus vivant, du plus vital en l’homme.
Ce ne sont pas nécessairement des violences répertoriées ni des horreurs concentrationnaires. Les prisons allemandes des années 70, prisons modèles, en sont un exemple. Les déprivations sensorielles ont rendu malades et ont acculé au suicide les prisonniers de la Fraction Armée Rouge, isolés de tout signe du monde, de tout appel aux sens, de tout flux. Et pourtant ils ne manquaient de rien, ils étaient correctement nourris, logés, blanchis. Leur désir de vivre était sans doute présent au début mais leurs pulsions de vie ont été anéanties par le silence du dehors finissant par devenir stase de la vie. Le silence et le manque de signes du monde signifient la solitude absolue. L’absence d’Éros tue aussi sûrement que des balles, plus doucement, plus proprement, sans tortionnaire incarné.
Certains analysants ne supportent pas de ne pas entendre la voix de leur analyste, de ne pas le voir. Certes il ne s’agit pas de déprivation sensorielle, mais ces rituels, prétextant le recours à la frustration pour provoquer le désir, finissent par produire l’effet inverse. Ils ont rendu quelques uns exsangues.
S’il est important de laisser le temps pour que se redéploient les répétitions, les moments d’ennui et de vide, vient un moment où s’épuise, par manque de présence et d’affect dans le ici et maintenant, le désir de vie, où les flux sont arrêtés. La stase s’empare alors de l’analyse elle-même.
Cette stase n’est pas toujours effet de la Pulsion de Mort du patient, ni effet de quelque sidération due au passé : elle peut être effet de la réalité ambiante qui entre en résonance avec les empêchements de vivre de la réalité psychique.
L’analyste ne peut pas se contenter d’explorer uniquement le passé du patient, ni limiter ses interventions dans l’aire endo-psychique, ni se contenter d’occuper « une place », quelle qu’elle soit, de Sujet Supposé Savoir, de Bonne Mère ou de Père Sévère. Si le patient reste en délicatesse avec Éros, ou s’il est décidément sans complices, comment trouver les champs d’aimance du dehors sans un passeur de flux, sans que l’analyste s’autorise à faire lien avec la réalité du dehors, sans se demander dans quel état du Monde vit l’autre ? L’analyste est un passeur de flux, et il se doit de les chercher « avec » le patient, et ce d’autant plus que celui-ci peut être amené à vivre dans des « zones mortuaires ».(J’emprunte cette expression au titre d’un roman de la Série Noire).
Ni prisons, ni camps, ces zones mortuaires sont des espaces discontinus d’enfermement : tous en même temps, mais pas forcément tous au même lieu. Comme les territoires d’aimance rassemblent des discontinuités spatiales dans le temps du flux. Temps fluide. Territoires mortifères disséminés de par le pays. Ils impliquent des modes de vie imposés. Sans avenir, sans projets. La pulsion de Mort n’est plus l’affaire d’un, elle est devenue la mort du temps, stase pour tous. Temps arrêté. Quel que soit le passé des uns et des autres, l’inertie, le répétitif sans espoir de changement accule tous à la stase. Où est le dehors, où est le dedans ? Exposé trop longtemps à un froid excessif, vient un moment où la chaleur du corps ne peut plus lutter, et il fait froid jusqu’à l’os. Le pire n’est pas toujours dans le passé, et le pire du pire survient quand le mort du dedans vient faire résonance avec la stase du dehors.
Est-ce encore du ressort de l’analyste que d’y porter remède ? On entend dire que l’analyste ne peut pas se transformer en assistante sociale. Manière comme une autre d’évacuer le lien de ce qui fait « entre » le dehors et le dedans. Ne pas tenir compte de l’incessante contamination de la psyché par le collectif revient à nier le multiple à l’intérieur même du sujet et la nécessité narcissique et vitale pour celui-ci d’un pouvoir sur le monde.
Dans l’analyse il y a toujours le duo originel auquel s’ajoute comme seule possibilité d’un travail psychique l’ouverture, l’embranchement des flux vers la vie du dehors, les champs d’aimance. Re-intrication nouvelle des pulsions.
Les moyens dont dispose l’analyse sont à la fois restreints et forts. L’un des plus puissants consiste dans l’obstination de l’analyste à « être avec » le patient. A être du côté du désir de vie pour inventer, bricoler des avenirs possibles, obstination à mettre son imaginaire au service de l’autre, obstination aussi à inventer des formes d’analyse qui n’entravent pas le peu de vitalité qui résiste et peut devenir utile à devenir nomade sans être errant. Comment reconvoquer au présent le nomade minuscule qui gît en tout un chacun pour retrouver des aires de jeu, des territoires à investir ?
Tout peut devenir doublement dangereux, et le dispositif lui-même peut à ces moments s’avérer néfaste, là où en d’autres temps il favorisait l’analyse. Ce dispositif ne comporte-t-il pas en lui-même une crypte de cruauté envers le patient par ce qu’il sollicite en lui de soumission à un monde de pensée qui n’est pas le sien ?
L’analyste agit à la fois par sa présence réelle et par la brèche qu’il ouvre vers un présent actualisé. Présence pour que les pulsions de vie puissent se déployer en son territoire accroché aux flux du monde comme aux présences discontinues des corps vivants reliés. Présent au monde et à l’histoire dont les flux traversent l’espace même de la cure et connectent les deux protagonistes dans ce qui fait signe de vie du dehors.
Il y a un paradoxe inhérent à la psychanalyse (et il n’est pas le seul) : les pulsions de Vie et les flux se déploient dans l’espace réel ou imaginaire délimitant des territoires. Ils sont de l’ordre du spatial et du présent. Or en analyse on ne peut faire l’économie de la prise en compte du passé individuel, archaïque, généalogique, historique. Nous accueillons les passés des uns et des autres, nous travaillons les traumas, attentifs aux répétitions. Nous faisons place à l’enfant dans l’adulte, nous participons aux scènes du passé tout en sachant que l’issue d’une analyse consiste à vivre et à jouir du présent.
L’analyste se tient au lieu même de ce paradoxe. Son corps, sa psyché sont des transformateurs d’énergies et des temps. Il est à la fois garant du présent et partenaire des répétitions, réceptacle de la stase et passeur des flux, compagnon de voyage et rappel de l’originaire ; il invite au nomadisme et il est l’absolu sédentaire. Il veut la lumière et travaille les produits de la nuit.
Parfois cela entre dans une narration, parfois le silence de cet absurde anéantit jusqu’à la moindre pensée. La narration elle-même acquiert un surplus de valeur quand elle devient matière première du temps.
Parler de psychanalyse et de ses « concepts » et rester au plus près des corps érotiques, toujours nomades, n’est pas facile, tant les concepts aspirent à l’immobilité des cristaux.
Comment s’étonner alors que le conformisme et le bon sens soient nos pires ennemis quand les paradoxes infiltrent en sourdine nos pratiques et conduisent immanquablement nos plus beaux discours à la faillite publique.