La dépendance dans l’analyse

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SÉMINAIRE IV.4
30 MARS 2003

LA DÉPENDANCE DANS L’ANALYSE

Bien que je n’aie pas traité de ce sujet, c’est la question de la haine qui est apparue lors de la discussion qui a suivi le dernier séminaire. Et comme cela a suscité un vif intérêt je voudrais y revenir un peu, dans le contexte de la fin possible ou impossible d’une analyse, en vue d’une séparation, sachant que la haine attache plus encore que l’amour.

1) HAINE ET AGRESSIVITE
Il y a des personnes chez qui la haine ou l’agressivité constitue un problème majeur, et d’autres pour qui ce n’est pas la problématique essentielle. La question est d’abord celle-ci : la haine existe-t-elle comme première et même, est-ce que tout le monde vit obligatoirement l’expérience de la haine ? Certains disent qu’elle est antérieure à l’amour, du fait que le Moi se forme en fonction de bon et du mauvais objet. Ce qui est bon est le Moi, ce qui est mauvais est rejeté en dehors comme le non-moi disait Freud. Mais je n’irais pas jusqu’à faire l’équivalence entre ce non-moi et la haine.
Je serais d’avis qu’au début, il y a un Moi primitif, fait de sensations, de perceptions, sans conscience d’un Moi séparé. Dans ce Moi primitif, il y a le corps propre et des éléments de l’environnement immédiat mélangés qui vont se séparer progressivement. Je suis d’accord avec Winnicott là dessus :
« Dans le narcissisme primaire, l’environnement maintient l’individu et en même temps l’individu ignore l’environnement et ne fait qu’un avec lui. »
Il n’y a donc pas seulement la problématique des pulsions et des objets de la pulsion. Il y a un proto-moi, ou un Moi primitif, mélange de corps propre et d’environnement, un mixte en perpétuelle modification, en perpétuelle adaptation, à la quête de la satisfaction pulsionnelle ou de son apaisement qui n’appartient pas encore au Moi séparé. La haine serait issue de l’impuissance à obtenir l’objet du besoin. Mais attention, pour cela il faut que l’objet soit déjà séparé et qu’il puisse être identifié. C’est donc une apparition plus tardive, cela suppose la constitution d’un Moi séparé de l’objet. Toute la théorie freudienne, et aussi celle de Mélanie Klein, suppose que cette séparation préalable a déjà eu lieu. Avant cela, l’insatisfaction du tout petit est une expérience globale, indifférenciée, sans possibilité d’attaque de l’objet, et se résume à la souffrance qui est un état du psyché-soma. C’est sans doute pour cela que ce ne sont pas les mêmes présupposés théoriques qui prévalent selon que les analystes pensent en termes d’état ou en termes de relation d’objet. On ne fait pas assez attention à cela, surtout dans la régression.
Je pense que la haine est toujours réactionnelle, elle signifie l’existence menaçante d’un objet hétérogène au sujet, d’un objet non docile qui oblige à une séparation prématurée. La haine vise la disparition de l’objet. Cet objet reste hétérogène à toute intégration psychique par le sujet. C’est l’impossibilité de l’intégration qui le pousse à vouloir sa destruction ou à en pratiquer la négation.
Il est probable qu’au début de la vie il y ait d’abord des « états » de mal-être, de déréliction, et que c’est seulement quand il y a eu séparation d’un Moi et du Non-moi, qu’il y a relation d’un objet séparé, que peut surgir tout le cortège des affects et de la haine pour un objet externe au corps.
Je ne pense pas que l’on puisse tout de suite faire la différence entre agressivité et haine, c’est peu à peu qu’elles se séparent. Il est faux d’interpréter toute motion agressive comme un équivalent de la haine. Un moment arrive cependant où agressivité et haine se séparent. L’agressivité permet d’attaquer l’objet : l’objet existe et l’agressivité vise à le domestiquer et non pas à le faire disparaître – la pulsion préhende l’objet, le rend consommable et pensable (autre manière de le consommer). La disparition ne peut pas être désirée par le tout petit enfant. Il la subit. Quand l’objet disparaît il y a l’angoisse, voire angoisse de mort quand la disparition de l’objet est trop longue pour les capacités de l’enfant à supporter la frustration, et qu’il n’y a pas de substitut. Mais sans la disparition subie, l’enfant ne peut pas concevoir un désir de disparition de l’objet. Il a affaire à ses pulsions agressives dues à la non docilité de l’objet qui peuvent aller jusqu’à la destruction. C’est la pulsion qui cherche à se satisfaire, la pulsion agressive qui est une décharge de trop de tension. Elle est érotique. La haine n’est pas érotique. Elle s’installe quand la motricité réelle ou imaginée fait défaut à toute satisfaction pulsionnelle, et ne peut que viser la disparition de l’objet. A l’origine, le désir de cette disparition vient de l’impuissance à le maîtriser et à en faire un objet de satisfaction. Quand l’objet réel se soustrait à toute maîtrise, qu’il ne peut en aucun cas devenir un objet docile, quand le sujet est dans l’impossibilité de le transformer pour le faire entrer dans le monde de ses objets de satisfaction, quand le sujet vit douloureusement son impuissance face à cet objet, alors surgit la haine. Même dans les fantasmes de torture, les fantasmes d’actes cruels, il y a toujours intrication de Pulsions de Vie et de Mort, il y a encore de l’Eros, puisqu’il y a mouvement. La vraie haine se trouve dans le déni d’une chance de survie de l’objet. Il n’y a même plus de représentation cruelle. L’objet n’est plus, n’est pas, ou n’a jamais existé. La haine est donc liée à une expérience d’impuissance face à l’objet « désobéissant ». Sa destruction peut être un soulagement, mais jamais un plaisir ne surgit lors de la satisfaction de la haine pure. C’est ça la « réalisation » de la Pulsion de Mort. La haine pure non intriquée à de l’érotique est en somme assez rare. On appelle souvent haine quelque chose qui n’est qu’une agressivité toujours susceptible de se transformer. Imaginons des gens sautant de joie parce qu’ils ont tué un adversaire : ça se voit. D’abord il leur faut l’environnement facilitant : environnement qui aura soutenu ou permis leur acte, comme un acte dans une guerre par exemple, et ensuite ce n’est pas l’acte de tuer qui leur a procuré le plaisir, mais le fait de récupérer un sentiment de puissance et d’avoir eu le dessus. On est ici de nouveau dans les Pulsions de Vie et d’agressivité, et plus dans la haine pure. C’est parce qu’en fait, la haine est rarement du domaine du visible, elle est le plus souvent silencieuse. L’agressivité, même la plus féroce, laisse place à la joie de la puissance retrouvée.

Haine et psychogenèse
La question que je me pose est de savoir si la haine est « obligatoirement » présente dans la psychogenèse. Je ne le pense pas, et ce en désaccord avec Mélanie Klein. Vous verrez pourquoi je m’intéresse à sa présence dans la psychogenèse.
Ce qui est incontournable dans la psychogenèse, c’est l’agressivité. Mais l’agressivité est du côté des Pulsions de Vie. Toute expérience de privation ou de douleur ne s’inscrit pas dans une relation d’objet, mais peut provoquer le surgissement d’états de déréliction. La difficulté en analyse consiste à établir une relation, et de devenir « objet » d’un sujet dans un état pareil. Quand on est dans une problématique d’états, on ne peut justement pas parler de « transfert » mais de la nécessité vitale d’instaurer un lien de vie. Un lien érotique comme préalable à tout transfert. Cela ne signifie pas que la haine ne soit pas présente dès le début d’une analyse (quand c’est le problème à traiter), mais elle ne peut se manifester car elle appartient à un domaine non domestiqué par l’adulte civilisé et demande une confiance transférentielle préalable. La haine qui s’exprime dans l’analyse est toujours en rapport avec un vécu régressif, vécu où l’agressivité n’a pas trouvé la possibilité de s’exprimer et de consoler le sujet d’une défaite narcissique. La question de la place de la régression dans l’analyse est loin d’être traitée de façon satisfaisante.

2) LA TENDANCE A CONFONDRE DEPRESSION ET BESOIN DE REGRESSION A LA DEPENDANCE
Il n’est pas toujours facile d’accéder, dans l’analyse, à la reconnaissance de la dépendance. Or c’est à partir de la dépendance qu’on accède le plus souvent à la haine. Le sujet adulte hait celui dont il devient dépendant et qui le soustrait à sa demande d’être porté. Le petit enfant ne hait pas forcément. Il fait simplement l’expérience de son impuissance.
Je trouve que l’on a de plus en plus tendance à confondre la dépression avec une régression à la dépendance. Quand les gens viennent parce qu’ils sont déprimés, ils disent souvent : « je suis au bout du rouleau, je n’ai qu’une envie, rester au fond de mon lit. » Ou : « je n’arrive plus à prendre des décisions », ou « tout me coûte ». Bien sûr, cela ressemble à la dépression. Mais au fait, qu’est-ce que la dépression ? C’est un état de fatigue du soi. Un désinvestissement d’objet, une chute de la libido… On peut décrire l’état de plusieurs façons. Mais on peut aussi se demander de quoi le sujet déprimé a le plus besoin. Souvent j’y entends une demande d’être porté, de se replier, de se reposer. Et en même temps, dans la réalité, on sait qu’il vaut mieux ne pas trop recourir à l’arrêt de travail. Ça peut filer vers la mélancolisation.
Souvent on assiste à un besoin de régression, un besoin de revenir à un état où l’on est porté, ou quelqu’un d’autre peut décider à la place du sujet, parfois même pour des décisions de la vie quotidienne, ce qui permet au sujet déprimé de se reposer de son narcissisme secondaire. Il peut se reposer de son Moi, comme dans le sommeil. Il faut pour cela un environnement qui porte, et qui porte quelqu’un de dépendant, quelqu’un qui retrouve le contact avec son narcissisme primaire. Selon Winnicott (je cite J.P. Lehmann),
« Quand on a essayé de remonter le cours du développement du Moi sans s’intéresser davantage à l’environnement [ici Winnicott critique M. Klein], la pensée reste confuse. On peut certes échafauder des théories du développement pulsionnel sans se préoccuper de l’environnement. Mais c’est impossible quand il s’agit de développement primitif du Moi car l’aboutissement final de la théorie de ce développement est le « narcissisme primaire ». Or, dans le « narcissisme primaire », l’environnement « is holding », maintient l’individu et en même temps l’individu ignore l’environnement et ne fait qu’un avec lui. »
Donc, selon Winnicott, quand il y a eu faillite de l’environnement primitif, il y a chez le sujet développement d’un faux-self, avec l’espoir resté vivant de pouvoir régresser et un jour reprendre le développement actif. C’est-à-dire de retrouver le vrai self.
On peut ne pas être d’accord avec cette conception du développement ou de la répétition en mieux dans le transfert. Et de fait, je me pose beaucoup de questions à ce sujet… Mais on voit que la manière dont un analyste comprend le développement, et ce qu’il croit pouvoir reproduire ou produire dans l’analyse, va être déterminante dans la façon dont son patient va pouvoir évoluer. Personnellement, j’hésite quant à cette différence si radicale entre faux self et vrai self. Je pense que l’environnement est important mais que par ailleurs l’enfant vient au monde avec des capacités de faire face, et que ces capacités et les forces pulsionnelles sont variables d’un individu à l’autre. Il y a une espèce de désir d’égalitarisme politiquement correct chez les analystes, qui fait se sentir pire qu’un raciste quand on dit, comme je le fais, que nous ne naissons pas tous égaux en forces et configurations pulsionnelles. C’est bien pour cela qu’il est important de lutter pour que tous soient égaux devant les lois. Il y a un naturalisme égalitaire qui est très réducteur, et réducteur de la nécessité de la culture pour corriger la nature. Il faut lire et relire Freud dans Pourquoi la guerre ?

3) LA REGRESSION A LA DEPENDANCE ET LA FUITE VERS LA REALITE
Ce que je voudrais souligner, c’est l’idée que la dépression me semble poser le problème de la prise en charge d’une régression et pas n’importe laquelle : la régression à la dépendance. Un patient ne peut se permettre d’accepter la dépendance (qu’en même temps il semble souhaiter) que s’il y a des conditions requises pour la régression. C’est pourquoi j’ai tant insisté sur la nécessité de se donner les moyens, en analyse, pour une pratique qui peut aller jusqu’à ce moment de régression. Et là, la durée des séances, leur nombre, la disponibilité de l’analyste, sont très importants.
Dans la vie, on ne peut pas régresser à ce moment où l’on se fait porter, sans se mettre en danger. Je pense que l’entrée dans la maladie somatique est la seule alternative pour le sujet lorsque cette régression est nécessaire mais impossible, qu’elle est méconnue et qu’il n’y a aucune possibilité de la vivre. Que peut-il faire d’autre que de se coucher ? Abandonner l’effort de se porter tout seul sur ses pattes arrière !
Chez beaucoup, cela peut survenir après une longue période d’activité intense qui était l’expression de leurs défenses, et qui pour diverses raisons à un moment viennent à s’effondrer. Très tôt, Winnicott s’est intéressé à la défense maniaque, qui ne veut pas dire que la personne est en état maniaque – comme on le dit en psychiatrie -, le sujet n’est pas forcément agité, ne souffre pas de fuite d’idées, etc. Non, la défense maniaque est un mode d’être permanent, et c’est là que réside la difficulté pour le comprendre. Cela n’est pas perceptible au niveau de symptômes par exemple. Il y a simplement une fuite vers la réalité extérieure. Parfois la réalité devient trop difficile, soit parce qu’il y a un événement extérieur supplémentaire qui s’y est ajouté, soit qu’il y a une tension excessive de l’intérieur.
Quand Winnicott parle de la défense maniaque contre la dépression, il dit que cela peut se manifester par une fuite vers la réalité chez les patients qui ne peuvent pas être en contact avec leur réalité intérieure. Il discute pour savoir s’il faut appeler cette réalité intérieure « fantasme » ou « réalité intérieure », puis il conclue en disant que c’est la même chose… Manifestement cette question ne l’intéresse pas.
Pour revenir à la question que je posais à propos de la psychothérapie et de la psychanalyse, je voudrais faire une remarque.
Je pense que certains analystes fuient eux aussi vers la réalité du patient. Attention, je ne suis pas en train de dire, comme les « classiques », qu’il ne faut jamais s’occuper de la réalité ! Il faut tout le temps se justifier, c’est terrible ! Je dis simplement que parfois, certains analystes fuient vers la réalité de leur patient sans avoir pu analyser le fait qu’ils font comme lui, et ne prennent pas suffisamment en compte la réalité intérieure ou le vide intérieur. Et, comme on l’a vu, ils omettent de se donner le temps et les possibilités de constater l’absence d’espace psychique et d’y pourvoir autrement. Par exemple, ils survalorisent la nécessité d’intervenir sur la réalité d’un patient au début d’une analyse ou d’une thérapie, en se proposant de l’aider à faire une mise à plat de sa situation actuelle. Or ils ne savent pas où ils mettent les pieds, quand la cure en est au début. Je pense qu’on est parfois contaminé par l’angoisse du patient, et l’on a recours à une défense maniaque à sa place. C’est une manifestation transférentielle inconsciente, du type symbiotique. C’est encore un cas de figure où l’on peut voir que le contre-transfert a précédé le transfert en tant qu’agir, ou en tant que manifestation d’une position transférentielle, méconnue de la part de l’analyste. Mais il y en a d’autres. Le transfert est là, mais l’analyste n’a pas eu le temps de comprendre de quelle nature il était, ni d’avoir établi un lien suffisamment fiable pour pouvoir sentir où le patient essayait de l’amener.
Nous n’avons que nos pensées…
Quand on constate qu’il y a fuite vers la réalité, chez le patient ou dans le contre-transfert, cette fuite est en fait une fuite devant la vie intérieure. Or c’est dans les moments difficiles de la vie que le recours à la vie intérieure est le plus important, et c’est là que la fragilité de ce recours devient le symptôme même. Nous n’avons que nos pensées  pour faire face au monde et à la cruauté du monde. La pensée, c’est la pensée-affect et non la pensée cognitive clivée. C’est en s’appuyant sur sa vie intérieure, sa capacité de penser, de rêver, de prévoir, de critiquer, de sentir, que l’individu puise sa force pour affronter les difficultés de la vie. Apprendre à se penser est une des fonctions de l’analyse, la plus spécifique par rapport à d’autres thérapies. Quand l’essentiel des défenses réside dans la fuite dans la réalité pour ne pas affronter sa vie intérieure ou son espace psychique, on conçoit que la seule issue qui reste soit la dépression. Mais il s’agit là d’une dépression qui est en fait le plus souvent une régression à la dépendance, pour entrer en contact avec le narcissisme primaire.
Masud Khan parle également de régression et de dépendance. Il relate l’histoire d’une patiente qui était devenue à ce point dépendante que pendant quelques mois, il a dû décider pour elle jusqu’aux moindres détails de sa vie quotidienne. Ce n’est pas à la portée de tout le monde et bien des fois, lorsque cette phase est atteinte, on ne l’interprète pas – en tout cas les analystes français, surtout de formation lacanienne ou même freudienne orthodoxe. Cette phase peut alors être considérée comme une crise qui nécessite un moment d’hospitalisation. L’analyste ne veut pas comprendre que la régression qu’il perçoit lui est adressée ! Pourquoi pas une hospitalisation qui permet à l’analysant d’être protégé et porté ? Cela peut se faire, mais à la condition que l’analyste n’abandonne pas le patient dès qu’il fait une régression, et encore moins au cours de l’hospitalisation. Il m’est arrivé de constater que des analystes ne font pas signe à leurs patients pendant toute la durée de leur hospitalisation, ces derniers ne retrouvant leur analyste, et donc leur analyse, qu’une fois qu’ils sont remis en état. Je dirais que l’essentiel s’est fait en dehors du transfert et de la possibilité de l’analyser. Il y a fort à parier que ces patients ne peuvent pas miser sur l’analyse pour se sortir d’affaire, et que l’analyste n’a fait que répéter à son insu un premier lâchage.

Le rapport avec la réalité extérieure est donc complexe. D’un côté, il me semble que les analystes classiques l’ont trop négligé au profit d’une attitude d’analyse pure, mais de l’autre côté il existe cette fuite dans la réalité extérieure au détriment de la réalité intérieure. Il m’est arrivé de me laisser prendre dans cette dérive.
Il n’est pas étonnant qu’aujourd’hui l’on mette un tel accent sur la réparation des dommages et des traumas par le biais des procès et des tribunaux, en exigeant une réparation dans la réalité. Même si elle est nécessaire – davantage pour des raisons d’éthique que pour des soins à proprement parler -, la reconnaissance venue de l’extérieur ne suffit pas parce qu’elle n’offre pas de consistance aux images de la réalité intérieure. C’est juste un moindre mal. Dans les cas de traumas collectifs ou de traumas venus d’un espace public, on sait à quel point il est important que la reconnaissance s’énonce également depuis une place publique. Mais même dans ce cas, c’est largement insuffisant à faire réparation psychique. C’est pourquoi, même dans les cas où il semble évident qu’il doit y avoir recours à une psychothérapie – la fameuse psychothérapie de soutien -, je pense qu’il vaut mieux garder la possibilité d’une situation analytique car il n’y a jamais, dans le monde du psychique, d’événement qui soit du pur présent. Il y a toujours lien avec des événements du passé. Le tout étant de ne pas sombrer dans le passé comme unique causalité psychanalytique, et de s’y complaire !
S’il y a toujours résonance et réactivation du passé, il importe de savoir comment l’analyste et le patient conçoivent ce passé. Les faits et événements de la vie du patient s’inscrivent dans un devenir de l’enfant de l’espèce humaine au sein d’une culture donnée. La théorie de l’analyste concernant la psychogenèse, et la place de l’environnement par rapport à cette psychogenèse, est donc déterminante pour son écoute.
Je ne vois pas comment on peut tenir compte d’une régression si le mythe personnel et la fiction de référence de l’analyste ne donnent pas de place pour penser la régression et pour accepter la dépendance. Car ce sont des moments qui sont également difficiles pour l’analyste.

4) PSYCHOGENESE ET MYTHE PERSONNEL DE L’ANALYSTE
Je parle en termes de psychogenèse car je pense que l’idée que s’en fait tout un chacun est le creuset de son idéologie privée, ou plutôt de sa mythologie personnelle, qui marquera le style de son travail thérapeutique.
La mythologie personnelle sert à plus d’un lorsqu’elle procède d’un théoricien doué qui va forcément au-delà de sa propre histoire.
J’ai souvent trouvé un peu excessive la tendance actuelle qui consiste à attribuer à la dépression maternelle toutes sortes de symptômes, et surtout la tendance actuelle à réduire la dépression d’un sujet à celle de sa mère. Ce n’est pas forcément faux, mais il y a des simplifications, et Winnicott est à mon avis trop souvent mis à contribution.
Par exemple dans un poème de Winnicott, « L’arbre de Devon » cité par Jean-Pierre Lehmann dans La clinique analytique de Winnicott, on voit que Winnicott souffrait lui-même de forts accès de dépression et que c’est à un âge relativement avancé qu’il retrouve ce souvenir. Ce poème lui montre ce qu’il avait déjà découvert dans sa théorie : que l’enfant soignait la dépression de sa mère et la prenait à son compte. Ce qui le poussait à théoriser, c’est bien ce qu’il n’a pas pu analyser avec son analyste. Analyser au sens de changer et pas au sens de découvrir, il le savait. Joan Rivière était un tyran, un tyran intelligent, mais elle était tout sauf une suffisamment bonne mère qui supporte la régression !
Si toutes les mères ne sont pas comme la mère de Winnicott, beaucoup de patients éprouvent la nécessité de régresser dans une relation qui tient, et pas uniquement parce qu’ils ont eu une mère dépressive. Il y a un excès d’exigence de la vie actuelle qui fatigue le Moi.

5) FIN POSSIBLE D’UNE ANALYSE ET FICTION DE REFERENCE
La dernière fois, j’avais dit que les psychothérapies avaient tendance à devenir interminables, plus interminables encore que certaines psychanalyses. Une des raisons me semble être celle-ci : toutes les théories de cures psychanalytiques ont essayé de proposer des modèles, or tous les modèles impliquent des critères de fin d’analyse, celle-ci ne se superposant pas au simple mieux-être. Même si pour Freud la guérison en analyse était atteinte à partir du moment où le patient avait retrouvé la capacité d’aimer et de travailler. Compte tenu de l’époque actuelle, on voit que la capacité de travailler n’est plus un concept aussi simple, bien que l’on sache très bien quand un sujet en est incapable. Par exemple, un patient qui a fini son analyse mais n’a pas de travail… et va mal ! Je ne pense pas que ces repères théoriques de fin d’analyse aient une valeur autre que de poser le fait qu’une analyse, ça se termine ! Et que l’analyste doit se situer en rapport à cette fin. Ça aide l’analyste à imaginer. L’analyste n’est pas un simple accompagnateur. Ni pour vivre ni pour mourir. Je dirais donc qu’à défaut de ces bornes, à défaut d’un énoncé clair de la visée dans l’analyse, il n’y a plus ce que j’avais un temps appelé un contrat de séparation. Or il existe quand même. La preuve : quelle que soit la laxité des pratiques, rares sont les thérapeutes qui envisagent la possibilité de passer leur vie avec leur patient… Sauf les « psychotiques » et quelques autres pour lesquels l’analyste devient partie de la vie, partie indispensable pour que la vie soit vivable.
Quand on vient pour simplement « pour aller mieux », et que ce mieux ne peut pas se formuler autrement qu’en fonction de la sensation du moment, alors la démarche peut se transformer en une demande sans fin. Demander à aller mieux, une vie meilleure ! C’est tout ce qu’il y a de plus légitime, et en dernière instance il s’agit toujours de cela, mais si l’analyste n’a pas une fiction de référence, et ne peut pas, en fonction de cette fiction, s’engager dans un processus en vue d’une fin, il aura du mal à se situer pour mener à terme l’analyse de son patient. N’est-ce pas une des raisons pour lesquelles les psychothérapies s’allongent à ce point ? Et pourquoi pas ! Je n’ai pas de préjugés, mais il faut savoir où on en est. Quand il y a un vrai début à une analyse, on peut plus facilement envisager une vraie fin. C’était le cas dans les analyses classiques ! C’est beaucoup plus difficile quand il y a des rendez-vous fluctuants, à la demande et, ce qu’on voit de plus en plus souvent, des analyses intermittentes, donc discontinues. Ne reste plus que le critère de mieux-être du patient ; c’est le meilleur critère possible, mais il est trompeur aussi ! Et puis cela suppose sa capacité de séparation et d’autonomie. Ou bien le patient veut aller mieux et dès que c’est le cas il peut partir, ou bien se jouent toutes sortes d’autres expériences, il va mieux mais s’attache excessivement à l’analyste, et cela introduit d’autres facteurs. Il y a alors une régression non élucidée, restée telle quelle sous des dehors de mieux-être. Il arrive aussi qu’il n’aille pas mieux pendant longtemps, ou même qu’il aille de pire en pire ! Et ceci pour d’excellentes raisons, encore faut-il savoir reconnaître de quoi il s’agit et être en mesure de le traiter analytiquement.  Aller mieux très vite, ça peut être signe d’un bon travail, mais ça peut aussi être un « faire semblant » pour faire plaisir à l’analyste, et rejouer l’enfant obéissant. Alors cela s’effondre assez vite après le départ parce qu’il s’agit souvent d’une régression à la dépendance : l’analysant se met à aller mieux de la façon la plus dépendante possible… Il ira mieux tant qu’il restera en analyse et ensuite, ce sera la rechute. Vous avouerez que ce n’est pas un idéal. Souvent les analyses interminables le sont par méconnaissance de la régression à la dépendance.
Heureusement, la plupart des gens se rendent compte quand il est temps de partir, et ils ne sont pas si fous que ça. Ils savent le plus souvent repérer le moment qui leur convient pour partir, si l’analyste les laisse partir ce qui est encore une autre question !
Nombreux sont ceux qui ne peuvent pas partir, pour un tas de raisons que je ne peux pas toutes traiter. Une des « fictions » analytiques consiste à référer la cure à une sorte de maturation psychique, de revival de la croissance. C’est selon moi une pure fiction car un adulte ne repasse pas par toutes les étapes de sa petite enfance, sauf s’il y croit et que son analyste y croit aussi. L’analysant peut partir, selon cette fiction, lorsqu’il aura atteint un stade d’être adulte, et chaque théorie a ses propres critères pour repérer cela. Il s’agit le plus souvent d’assumer la castration.
La fin de l’analyse est censée représenter une étape de la vie où le sujet s’assume comme adulte appartenant à un sexe (quel que soit son choix amoureux), sujet mortel, etc. Evidemment – et toutes les blagues s’en inspirent -, le patient peut avoir traversé toutes les étapes d’une cure à haute teneur symbolique et se retrouver aussi mal en point qu’au début, sinon plus. cela signifie qu’il y a substitution de l’imaginaire de l’analyse – imaginaire théorique – par la réalité psychique du patient.
L’autonomie du sujet est quand même une des visées communes à la plupart des théories.

6) LUCARNES SUR LA COMPLEXITE ET INFERENCES
Trois modèles sont le plus les couramment utilisés : la vision structuraliste, qui nous propose une issue avec en bout de course un Sujet devenu autonome, débarrassé de ses leurres, un sujet enfin castré convenablement ; la théorie freudienne centrée sur le Moi, qui vise un Moi adulte et convenablement génitalisé ; le versant plus kleinien qui pose un rapport de ce Moi avec un objet total, intégrant l’ambivalence, l’envie et la gratitude. Winnicott est moins modélisable, mais il demande quand même que le sujet ait au moins bien soigné sa mère et qu’il soit devenu un vrai self.

Répétition
Certains plus que d’autres tiennent compte de la répétition, sa prise en compte n’étant pas la même chose que la réparation. Et puis il y a les modèles qui proposent la répétition en « mieux » de l’évolution à partir de la petite enfance. En mieux grâce à la capacité de l’analyste à s’adapter aux besoins de l’enfant-patient. Le plus souvent il y a un mélange des différents parcours, pas toujours satisfaisant pour l’esprit.
Personnellement je pense qu’on navigue dans une sorte de bricolage théorique, et ceci pour une raison très sérieuse – et non parce que nous souffririons d’une carence théorique – mais parce qu’on n’appréhende le fonctionnement psychique, et surtout l’interrelation transférentielle, qu’au travers de quelques lucarnes éphémères. C’est une constante. Je ne peux pas accepter l’idée d’une évolution ou d’une progression linéaire, ni une analyse en fonction d’une théorie qui se prétendrait globale ou unifiante. Il y a forcément une simplification massive, même avec le meilleur modèle. L’analyste doit à mon avis tenir compte du système très complexe qu’est la personne humaine. Nous n’avons pas de théorie générale de la psyché.
Autre remarque : plus le temps passe, plus je suis amenée à recevoir des personnes ayant eu des analyses les plus diverses, et plus je constate que le patient « produit », en complicité inconsciente avec l’analyste, des manifestations de son inconscient en fonction de leurs pensées communes et, à défaut d’être consciemment communes, en fonction de la croyance du plus fort. Pour les névrosés, le plus fort en l’occurrence est l’analyste, compte tenu de sa position. Le rapport de force compte.
Qu’on le veuille ou non l’analysant, qu’il suive une thérapie ou une psychanalyse, se soumet – volontairement en partie et inconsciemment le plus souvent – à toutes sortes d’exigences de son analyste ou de son thérapeute. Ces exigences ne sont pas seulement celles du cadre que l’on justifie plus ou moins – celles-là sont patentes -, il en existe bien d’autres qui peuvent être de nature beaucoup plus intime.  Elles proviennent par exemple des souffrances de l’enfance de l’analyste, qui orienteront son écoute et privilégieront de façon excessive tel ou tel trait du discours ou de la pathologie de son patient. C’est ce que l’on a vu pour Winnicott.
La liberté de l’analysant est donc très limitée. Ce n’est pas forcément choquant si on en tient compte, et si le but reste de l’amener à pouvoir se passer de l’analyste.

7) DEPENDANCE ET SOUMISSION
Je ferais donc une différence entre la dépendance et la soumission. La dépendance peut être nécessaire et transitoire dans un parcours analytique, elle sera traitée différemment selon que l’analyste possède dans sa panoplie le concept de régression ou non. La soumission, ou l’aliénation, peut avoir ses sources dans la dépendance transférentielle, mais elle s’installe comme soumission intellectuelle quand elle n’est pas traitée en tant que dépendance affective et infantile. La dépendance non analysée, ou suscitée inconsciemment par l’analyste, peut devenir soumission idéologique aux dogmes ou aux convictions de l’analyste ou de son groupe d’appartenance.

8) UN PETIT DETOUR : PRINCIPE DE CONCEPTION ET IDEES DOMINANTES
Je rappelle les rapports entre les trois principes dont nous avons parlé les deux années précédentes : Ça/Moi/Surmoi en relation avec Principe de Plaisir/Principe de Réalité/Principe de Conception. Le Ça est sous le règne du Principe de Plaisir, et c’est à ce niveau qu’il y a le moins de soumission et de suggestion possibles. La poussée pulsionnelle est intraitable. Le Moi est ouvert sur la réalité externe (dans un rapport privilégié avec le Principe de Réalité), sur l’espace de l’autre et sur la durée. Il est sous l’influence de l’environnement. Quant au Surmoi, il relie inconsciemment et consciemment le sujet au temps symbolique, au passé ancestral et aux devenirs de la culture, il est en rapport avec le monde de la pensée et des symboles. Le Surmoi a des rapports privilégiés avec ce que j’avais proposé d’appeler le Principe de Conception.
C’est donc le Principe de Conception qui est sollicité pour configurer le sens des paroles entendues et orienter l’écoute de l’analyste, et ceci jusqu’aux perceptions les plus élémentaires d’événements surgis dans le transfert.  Ce qui fait sens pour l’analyste, en dehors des émotions élémentaires, ne peut qu’être orienté par ses « idées », ses conceptions et ses opinions, qu’il le veuille ou non. L’analyste « naïf » a tendance à confondre Principe de Réalité et Principe de Conception à l’œuvre dans son propre travail. On disait dans le temps « idéologie », mais c’est encore croire que l’on peut penser sans croire !

L’actuel et le dolorisme non pensé
Les idées dominantes d’une époque donnée, même si elles ne font pas partie du corpus analytique vont, via ce Principe de Conception, infléchir la perception des idées et des expériences véhiculées par le récit du patient, et teinter l’écoute de l’analyste. Leurs constructions communes de ce qui aura été sa réalité passée subiront l’influence des idées dominantes actuelles. En ce moment, par exemple, règne un certain goût pour le dolorisme, bien plus grand que dans les années 70. Le dolorisme, c’est comme la valeur ajoutée à l’expérience de la souffrance. Quelqu’un qui a souffert aura une parole plus crédible que quelqu’un qui n’a pas souffert, et ceci en dehors du contexte même de l’expérience à l’origine de la souffrance. L’analyste « entend » aujourd’hui littéralement plus ou mieux (ou pire !) les blessures du passé de son patient, qu’il ne le faisait jadis. Cette tendance vient en réaction à une tendance opposée qui lui a précédé et qui ne tenait absolument pas compte des vécus traumatiques de l’enfance, au profit d’un entendement structural et fantasmatique seul responsable de l’organisation psychique de l’analysant.
Une partie du succès de Winnicott, et même de Ferenczi, est imputable à cela. L’importance de l’aire transitionnelle et des objets transitionnels n’a pas attendu notre ère doloriste pour avoir sa place dans la pratique analytique. En revanche, la très grande importance accordée à l’état psychique de la mère (pour ne pas dire l’engouement), pour la dépression maternelle du nourrisson, est d’apparition plus récente, alors qu’elle figure dans l’œuvre de Winnicott depuis bien longtemps.

9) MYTHOLOGIE PERSONNELLE ET PSYCHOGENESE
Les interventions de l’analyste ou du thérapeute se font donc en fonction des modèles conscients ou inconscients qui le gouvernent. Et plus particulièrement les idées concernant la petite enfance. Cette petite enfance, appelée plus savamment psychogenèse, on ne peut que l’imaginer, en-dehors de quelques observations en direct. Mais tout ce qui est construction théorique psychanalytique relève de la mythologie personnelle de l’analyste, plus ou moins en phase avec l’air du temps. Freud avait très bien compris cela, et c’est la raison pour laquelle il a appelé la théorie des pulsions « notre mythologie ». C’est pourquoi les théoriciens se dévoilent le plus quand ils construisent une théorie  de la petite enfance : ils proposent un mythe aux autres, là où ils sont travaillés eux-mêmes, à leur insu, par leur propre passé inaccessible, à cause de l’amnésie infantile. A la place de l’amnésie infantile vient le modèle de développement appelé psychogenèse, tel qu’un théoricien le souhaite ou le craint. Ce que l’on imagine n’est objectivement ni vrai ni faux, car on n’a aucun moyen de le valider, et c’est donc à analyser comme une construction. S’y ajoutent des observations en direct, plus ou moins bien étayées, que l’on a pu faire sur les enfants petits et sur les bébés. Mais attention : on sait que dans toute observation il y a le facteur personnel de l’observateur ! C’est un terrain glissant.
On ne peut observer que ce que l’on est psychiquement prêt à recevoir. Ainsi, Winnicott a créé le concept d’objet transitionnel à partir de l’observation directe des petits enfants, mais l’aire transitionnelle est déjà une « construction », une création personnelle de Winnicott. On ne peut pas l’observer. L’aire de jeu est une inférence théorique. On peut dire la même chose de Lacan au sujet du stade du miroir : il a observé la jubilation de l’enfant, il l’a observée en direct, mais ensuite il a « construit » le sens de ce stade en parlant de la fonction unifiante de l’image par rapport au corps morcelé de l’enfant. Or le corps morcelé est une pure inférence théorique. Inférer, c’est déduire une proposition comme vraie à partir d’une proposition démontrée comme vraie. Ici, l’aire de jeu, ou l’aire de la créativité (non observables) sont déduites de l’observation de l’objet transitionnel. Les bons théoriciens font des constructions et des inférences qu’ils transforment en concepts, et ces derniers peuvent être opératoires pour toute une communauté pendant un laps de temps. Trop de preuves fatiguent la vérité… et les concepts meurent aussi.
Cela ne nous dispense pas de faire le plus souvent possible des arrêts sur image, et d’interroger la source de leurs certitudes. L’intuition n’est pas le constat d’une chose observée ni observable. La plupart des concepts analytiques, et pas seulement analytiques, procèdent d’une intuition. Celle-ci se vérifie ou non. En analyse, c’est patent pour tout ce qui concerne la petite enfance, l’infans, celui qui ne peut pas nous parler et qui, une fois grand, ne gardera aucun souvenir de cette période. Il n’y a d’accès au vécu de la petite enfance que par l’intuition et l’inférence à partir de quelques faits observables.

Répétition de quoi ? Répétition d’un acte organique.
Ce que l’on imagine pour combler le trou laissé par l’amnésie infantile (qu’on appelle la psychogenèse) va, selon certains psychanalystes, se re-jouer en tout cas partiellement dans le cadre de l’analyse. Et c’est cela qui va fournir les catégories d’interprétation et d’entendement du transfert. Ce sont ces présupposés qui constituent la base de la référence à l’enfance dans la cure. Que l’on accepte ou non l’idée d’une régression, la « théorie personnelle » de l’analyste concernant la petite enfance est déterminante dans la manière dont il va écouter son patient, sauf s’il est strictement structuraliste… Et encore. La mythologie investie va tendre à se répéter dans le transfert, elle infléchit d’emblée le contre-transfert. Un winnicottien s’interprétera comme mère, un lacanien ou un freudien orthodoxe comme fonction paternelle ou comme sujet supposé savoir, et ceci avant même que l’analysant ne l’oblige à tenir compte de son transfert singulier. C’est pourquoi j’ai dit la dernière fois que le contre-transfert précédait le transfert.
Ainsi, même les analystes qui n’ont pas élaboré un modèle de psychogenèse en ont pourtant choisi un dans l’éventail existant, et se dévoilent malgré tout par ce choix et par la manière dont ils localisent et interprètent le transfert. Les analystes et thérapeutes les plus rétifs à la théorie sont assujettis a minima à l’air du temps, et ce sont eux qui sont aujourd’hui les plus sensibles à la tendance doloriste de l’époque, parce qu’ils n’ont pas d’outil de pensée pour résister. Comme on peut dire de la nature qu’elle a horreur du vide, je dis que notre psyché ne peut fonctionner sans penser – même les analystes sont obligés de penser ! – et que penser, c’est fabriquer du sens. Quelles que soient nos réticences devant du préfabriqué, nous n’avons pas de choix : ou bien on se laisse porter par les pensées courantes, l’air du temps, ou bien on « théorise » pour ne pas être emporté par l’opinion publique.
Une certaine façon de travailler, qui consiste à se centrer exclusivement sur la recherche d’un bien-être actuel du patient, évite apparemment le recours au mythe des pulsions et en général aux mythes qui retracent l’histoire du devenir adulte et ou devenir normal. Pourtant, on ne peut pas penser en-dehors de tout mythe. La seule prise en compte de l’actuel – ce qui serait le propre, au sens strict du terme, d’une psychothérapie – semble éviter le recours aux structures, à l’histoire de la petite enfance et au mythe de la psychogenèse. Même les thérapeutes non analystes, qui s’occupent par exemple du corps, font attention à la mémoire du corps et aux traces laissées par des traumas anciens qui risquent de ressurgir dans le ici et maintenant des séances. Or il n’y a pas de trace, pour organique qu’elle semble être, qui ne véhicule son comptant de sens, ou qui exige son comptant de sens.
Ce que l’on pense agit sur le corps, car ce que l’on pense est déjà prélevé sur l’économie pulsionnelle. Penser est un acte organique. Notre pensée modifie notre corps, et pas seulement notre cerveau.
«  […] On ne s’est pas encore familiarisé avec la représentation selon laquelle le développement culturel est bien un tel processus organique. » (in Freud, Pourquoi la guerre ?, pp. 214-215)
La culture, le pacifisme par exemple, exige le renoncement à la satisfaction pulsionnelle immédiate et ça, c’est organique. Les pacifistes n’ont pas le même corps que les combattants.

10) LA DEPENDANCE N’EST PAS LA SOUMISSION, MAIS L’UNE PEUT ENTRAINER L’AUTRE
Je voudrais attirer notre attention sur une dérive possible, voire fréquente, qui consiste à passer à côté d’un fait grave : quand « venir en analyse » devient la raison d’être ! Comprenez que c’est très différent de la régression à la dépendance en tant que moment d’un processus ! Justement, cela dure un temps. Un moment ça va, on se dit que c’est un transfert massif et « régressif ». Mais quand ça dure longtemps ? Soit il y a une dépendance qui est bloquée à un « moment » psychique particulier – il faut alors faire intervenir la notion de régression -, soit il y a un Surmoi qui se satisfait de cette situation particulière, et on peut alors se demander en quoi réside cette satisfaction. Une fois de plus, il ne faut pas simplifier ni sous-estimer la satisfaction d’avoir enfin trouvé un lieu pour soi, quelqu’un qui écoute, qui est disponible. Ça c’est l’aspect bénéfique et précieux – cela peut donner lieu à une dépendance et à la régression, mais normalement ça passe D’autre part, il peut y avoir une stagnation ou une dépendance qui s’éternise. Et souvent, cette éternisation s’accompagne de ressassement. Quand l’analysant ne peut pas entrer dans une dynamique et ressasse toujours les mêmes choses, on peut en déduire qu’il y a eu une dérive et un manque d’événements psychiques. Et, pourquoi pas, un accrochage à la dépression cachée de l’analyste. On n’y pense pas!
Face à cette poussée régressive vers la dépendance dans le transfert, le patient doit trouver un analyste à la fois
– capable de s’impliquer suffisamment,
– qui possède les outils pour penser la régression à la dépendance,
– qui ne soit pas lui-même trop déprimé et ne maintienne pas son patient dans une symbiose dépressive.
Ça fait beaucoup de choses !
Je fais l’hypothèse que Le Surmoi se satisfait (se calme littéralement) de l’existence d’une soumission qui vient faire pièce à la dépendance. Quel soulagement de se laisser porter un temps par un autre, qui permet de repartir. C’est ce qui arrive quand il y a dépendance dans la régression, à la condition d’avoir été reconnu, vécu et analysé, même de façon très discrète. Alors, normalement, arrive un moment où le sujet a eu son compte, et où se fait jour un désir d’autonomie. Quand cela n’a pas été le cas, quand la dépendance s’est installée de façon répétitive et stérile, dans le ressassement, on est dans la satisfaction morbide des exigences d’un Surmoi. Celui-ci n’autorise pas le sujet à jouir seul de la vie et à exercer ses capacités à penser sans tutelle. Il exige la perpétuation de la dépendance, qui devient soumission. La dépendance à l’analyste et au dispositif analytique prend alors le pas sur la vie même, et devient une raison d’être à la place de l’être. L’analyse se superpose à une vie sous surveillance. Une vie sous un regard qui contrôle, « c’est pour ton bien »… Ça soulage le Moi d’ainsi se soumettre. Il subit moins les pressions d’un Surmoi féroce. Satisfaction d’un parent terrible qui doit rester informé de tout ce que fait et pense le sujet, sans que celui-ci le sache. C’est dans ce contexte que peut s’installer dans l’analyse même un syndrome de Stockholm. L’analysant s’identifie à l’analyste dans ce que ce dernier a lui-même de soumis à son institution réelle ou imaginaire, quand ce n’est pas à son propre analyste.

On trouve ainsi les deux formes de dépendance dans l’analyse : la régression à la dépendance pour calmer les angoisses infantiles, et la soumission pour calmer le Surmoi. C’est alors les positions passionnelles de l’analyste qui sont déterminantes.
Je pense qu’il faut distinguer ces deux formes de dépendance dans l’analyse. Dans la régression à un besoin de repasser par une dépendance, la personne de l’analyste et le cadre qui contient ont une importance. Cela se traverse, à la condition que l’analyste ait les moyens de s’impliquer de manière « juste ». Mais celle-ci peut se transformer, si elle est méconnue, en une dépendance moins affective, qui est la satisfaction du Surmoi. Celle-ci s’accompagne souvent de la recherche d’un analyste théoricien, ou en tout cas d’un analyste qui est ouvertement  « sévère », qui rassure par son application de règles, bref qui satisfait la tendance à la soumission volontaire. Je pense que la dépendance dont parle Winnicott, et dont on a parlé à propos de Balint, est d’une tout autre nature : c’est une régression qui nécessite de la part de l’analyste une implication maternelle (pour le dire vite), ce que j’avais aussi appelé une préoccupation psychanalytique primaire.
On retrouve une fois de plus la divergence entre les deux lignée analytiques, les deux filiations, l’une axée sur la libération et la valorisation du Principe de Plaisir, avec la présence du transfert maternel dominant, et l’autre plus éducative, axée sur la castration. Dans la première, le risque est de se prendre pour la mère, de surestimer les possibilités de la réparation et de garder indûment les patients, comme des enfants, dans une bienheureuse dépendance sans fin. Dans la seconde, le risque est l’écrasement de l’enfant créateur en chacun et la jouissance morbide d’une soumission volontaire aux modèles d’un temps révolu.
Mais tout ceci est bien évidemment très exagéré… pour l’amour du jeu sophistiqué qui nous réunit ici.
Alors, faites vos jeux !