Psychothérapie et/ou Psychanalyse (Suite)

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SÉMINAIRE IV.3
23 FÉVRIER 2003

PSYCHOTHÉRAPIE ET/OU PSYCHANALYSE (SUITE)
LIGNÉE SUBJECTALE – LIGNÉE OBJECTALE

RAPPEL
La dernière fois, j’avais commencé à faire la difficile différence entre psychothérapie et psychanalyse. On pourrait me demander pour quoi faire. Personnellement je ne passe pas mon temps à m’interroger si ce que je fais est une psychothérapie ou une psychanalyse.
Je pourrais même dire qu’au fond je m’en fous. Mais ça serait une facilité. Et j’entends souvent les analystes plus jeunes se poser cette question. Ne fut-ce que pour oser, à un moment ou un autre, se dire psychanalystes et ne pas se laisser intimider par le modeste rôle de psychothérapeute. Maurice Borgel faisait remarquer que j’avais l’air de situer la psychothérapie « au-dessous » de l’analyse. J’ai dû mal m’exprimer. Je pense que l’aspect thérapeutique de l’analyse est la part la plus difficile. Et un bon psychothérapeute est infiniment plus talentueux qu’un psychanalyste qui ne saurait être thérapeutique. Vient un moment où ces différences ne veulent plus rien dire. Que voudrait dire un bon psychanalyste qui ne serait pas un bon thérapeute ? Ce serait un exécrable psychanalyste, c’est tout. Et ça existe ! Mais tout cela ne va pas de soi, et rester dans ce type de sous-entendus me semble un peu juste.
La discussion est loin d’être close sur ce qui pourrait faire différence entre psychothérapie et psychanalyse, différence de dispositif pratique, et de modalités d’intervention de l’analyste exigées par le type de patient. Mais demeure la différence de statut entre psychanalyse et psychothérapie. Il y a le grand marché international du label de psychanalyste ! Et je voudrais en dire deux mots parce que ce n’est pas sans rapport avec la pratique, car il s’agit du rapport de la pratique de la cure avec la pratique des institutions sociales, les institutions psychanalytiques. Là se conjoignent l’analytique et le politique.

LE PRIX DU LABEL DE PSYCHANALYSTE
Dois-je rappeler à quel point il y a une mainmise institutionnelle sur ce label de psychanalyste ? Rares sont les institutions psychanalytiques qui ne pratiquent pas, sous une forme ou une autre, une reconnaissance ou une titularisation de la qualité de psychanalyste. Il y a par ailleurs la formation dite de psychothérapeutes. Je pense qu’il faut être bien aguerri pour ne pas succomber à un désir de reconnaissance institutionnelle, surtout quand est brandi le danger d’une reconnaissance exigée par l’Etat.
S’il y a des différences internes entre psychothérapie et psychanalyse, on a intérêt à poursuivre ce débat pour ne pas tomber dans la facilité qui consiste à dire que tout est psychanalyse.
Néanmoins c’est une tout autre question de savoir qui peut se dire psychanalyste et qui peut se dire psychothérapeute. Ici, on n’est pas dans l’analyse, mais dans le politique des institutions psychanalytiques. Il est important de faire cette distinction !
Il ne faut pas confondre les registres. Pour pouvoir rester ferme sur les positions et ne pas s’en laisser compter ni paniquer, il vaut mieux avoir des idées claires. Je pense qu’il n’est pas intéressant de vouloir gommer la différence entre psychothérapie et psychanalyse dans le seul souci d’une sorte de fausse démocratie. Mais les vraies féodalités, que sont les institutions psychanalytiques qui se font fort de garantir le label de psychanalyste, ont elles intérêt à argumenter en faveur d’une différence entre psychothérapie et psychanalyse pour garder le contrôle des prix du baril d’analyse pure.

Plusieurs personnes m’ont fait remarquer que la dernière fois, j’avais dit les choses de telle façon que des jeunes analystes ici présents auraient pu croire que je voulais revenir à l’ancien état de choses ! Rassurez-vous, ce n’est pas mon intention ! Il me semble pourtant légitime de poser un certain nombre de questions concernant nos pratiques, et parmi elles, celle, un peu brutale en somme, de savoir ce que représente la psychanalyse pour celui qui la pratique. A partir de quoi, à partir de quelles manières de faire chacun se reconnaît-il comme psychanalyste ? A moins de s’imaginer que ce soit une question de l’être ? Est-ce la même chose de demander : « Que veut un psychanalyste ? », ou « Que peut un psychanalyste », ou encore « Que veut ou que peut un psychothérapeute ? », ou enfin « Qu’est-ce qu’une psychothérapie ? ». Ces questions ne sont pas antagonistes, et même si elles sont liées, sont–elles superposables pour autant ? D’autant plus qu’il y a des psychothérapies dont la référence majeure n’a plus rien à voir avec les concepts qui structurent le champ de la psychanalyse. Enfin, c’est quand même assez évident ! Je ne pense pas être à l’abri d’erreurs de diagnostic, et je revendique même le droit à l’erreur. Je pensais que c’était une évidence, mais compte tenu des remarques que plusieurs personnes m’ont faites, je suis obligé de le redire. Je revendique donc le droit à l’erreur, à l’exagération, je ne vous considère pas comme des élèves et surtout, je ne parle pas au nom d’une institution. Ce que je dis n’engage en aucun cas les « Ateliers de Psychanalyse » et ne correspond à aucune ligne de pensée ! Je suis seule en ligne. Je ne l’ai pas dit en commençant, je pensais que ça allait de soi, mais il vaut mieux le dire. C’est fait !
Je ne veux pas non plus entrer dans le jeu qui consiste à considérer les jeunes analystes comme fragiles ! On ne peut pas se permettre des fragilités narcissiques si on veut faire ce drôle de métier. Donc je me permettrais d’être parfois un peu brusque dans mes assertions, d’aller dans une direction peu correcte, enfin de me sentir libre, et je compte sur vous pour ne pas me suivre les yeux fermés. Rien que de dire cela me paraît vous faire injure. Mais les temps sont durs, et les analystes n’échappent pas aux exigences du« soft », du toujours plus soft que préconise notre époque.
Le fait d’avoir dit qu’on devrait plus souvent se poser la question d’un refus possible par exemple, peut également relever des mêmes critiques. Mais enfin, est-ce que toute plainte, absolument toute plainte, relève de l’intervention d’un psychanalyste, même en admettant qu’il fasse de la psychothérapie ? Je le répète : quand je dis qu’il y a de plus en plus des psychothérapies de confort, il ne s’agit pas de dire que les personnes qui viennent consulter sont dans le confort ! Il s’agit de remarquer un fait de notre société, qui ne tolère pas le deuil, le désespoir, la douleur, même quand il n’y a rien de pathologique dans ces souffrances qui sont l’expression de la cruauté de la vie. En analyse ou en psychothérapie, il me paraît indispensable qu’on se pose ce type de questions. Qu’ensuite on refuse ou non, par rapport à des cas spécifiques, cela appartient à chacun d’apprécier, de s’y engager ou de refuser. Mais il faut pouvoir refuser parfois.
Voici un bref exemple clinique. Une femme vient me voir parce qu’un conflit avec sa fille adulte, qui a largement dépassé l’âge adolescent de la révolte, l’a mise dans un état de détresse épouvantable (la mère, pas sa fille !). Sa fille lui avait dit quelques phrases dures et avait refusé de la tenir au courant d’un projet professionnel, contrairement à leur habitude où une grande complicité avait depuis toujours régné entre mère et fille. Après une bonne année de travail où nous avions abordé les relations entre la mère de ma patiente et sa propre fille, le conflit s’est apaisé. Du côté de la fille il y a eu une évolution et tout est rentré dans l’ordre de ce côté-là. La patiente parlait à présent d’autre chose, et ce qui était apparu, c’était le lien qui existait entre des traits de sa fille et certains traits de sa mère avec laquelle elle avait eu des relations détestables. Bon, rien de très original. A ceci près que cette dame ne se donnait jamais tort en rien, qu’elle était d’une grande assurance (qu’on peut voir comme réactionnelle, certes) et que, passé le chagrin de sa mauvaise relation avec sa fille, elle ne s’interrogeait jamais sur ses implications, sur le négatif en elle, ni sur sa jalousie face à sa fille. Son chagrin était exclusivement dû au fait qu’elle était atterrée devant « l’ingratitude » de sa fille, sans s’être jamais demandé si elle avait été en quoi que ce soit responsable du désir brutal de rupture de celle-ci ! J’abrège pour dire ceci : elle a continué à venir, elle racontait des faits de sa vie présente, elle était très contente de venir et utilisait ses séances pour me montrer combien elle était une personne admirable, intelligente et généreuse. Ce qui n’est que partiellement vrai, et la question n’est pas là de toute façon. Elle a de loin dépassé la raison pour laquelle elle est venue. Elle disait que ça lui faisait du bien de venir, mais en-dehors de la réassurance narcissique que lui procurait son propre discours, elle ne demandait rien d’autre. Je n’avais pas le moindre interstice pour intervenir, sauf à lui dire des choses très déplaisantes, ce qui n’est pas souhaitable non plus. Elle m’a rapporté un jour un rêve. Elle avait rêvé qu’un monsieur qui lui importait beaucoup, sans qu’elle soit en mesure d’en percevoir l’aspect sexuel, avec qui elle avait des relations professionnelles et qui était pour elle une sorte de vedette bien au-dessus de son mari. Dans son rêve, ce monsieur avait des yeux bleus alors que dans la réalité ils étaient bruns. Je lui ai demandé : » Qui a les yeux bleus ? », elle a répondu très vite : « Mais, ma fille ! » Et puis rien. J’ai poussé un peu à l’association, l’occasion était quand même belle. Et là j’ai senti monter en elle une sorte de résistance rageuse. J’avais dit : « Ah le beau transfert ». Je me suis alors fait la réflexion : elle ne veut (elle ne pourrait) pas aller dans le sens d’une analyse. Au nom de quoi vais-je la pousser ? Mais de la garder comme ça pendant des années et des années — car c’était parti pour durer… Que faire ? Quel soutien à un Moi déjà dangereusement bétonné ? Et si je disais : « Le problème pour lequel vous êtes venue semble résolu au niveau auquel vous voulez bien le situer pour l’instant. Alors n’est-ce pas le moment de nous demander si vous voulez une analyse et si vous acceptez une méthode un peu différente ? » Je sais que c’est maladroit, mais ce n’est pas très adroit de se laisser embarquer dans une pure entreprise de méconnaissance sans s’être donné les moyens de travailler.
J’espère que malgré le côté un peu simpliste de mon exemple, je me suis fait comprendre : au prétexte qu’elle était en psychothérapie, elle se donnait tous les droits de rester au niveau le plus mondain des échanges. Elle est finalement partie à un moment où, de toute évidence, il ne lui était plus possible de ne pas entendre ce qu’elle disait.

Je reviens maintenant à l’histoire de ce monsieur dont je vous avais parlé la dernière fois.
C’était une psychothérapie qui m’avait laissée quelque peu insatisfaite sur le plan analytique, puis d’un deuxième temps qui correspondait au retour de ce patient. Qui voulait « faire encore un bout de chemin ».
J’avais indiqué que dès avant le retour de ce patient, j’avais eu comme une vision, la présentation d’une image interne après l’avoir eu au téléphone. Image du dortoir de l’internat où il avait été mis après la mort de sa mère. Cette image s’était imposée à mon esprit et j’avais indiqué que cela ouvrait « chez moi » un espace psychique qui laissait augurer d’une écoute plus analytique que celle dont j’avais fait preuve lors de la première tranche. Cela pourrait faire croire que l’analyse ne dépend que de l’analyste. Ça serait évidemment exagéré. Mais il ne faut jamais sous-estimer que c’est, malgré tout, l’analyste qui résiste le plus. Bien que le patient soit revenu de son propre chef, c’était mon changement qui avait permis de repartir différemment.
Il y avait donc eu d’un côté un patient disant ouvertement qu’il voulait seulement une psychothérapie et pas une analyse, et d’autre part une analyste qui ne pouvait rien entendre d’une autre scène. A son absence d’association, à son discours factuel, il y avait chez moi, en écho, une absence de pensée et une difficulté d’implication. Or quand je dis pensée, il faut bien l’entendre au sens analytique du terme. Pour moi les pensées, en cours d’analyse, en séance, sont des pensées-affects. Non pas des émotions brutes (cela arrive mais ce n’est pas de cela dont je parle) mais des états psychiques d’affectation. Il n’y a pas de pensée sans affectation. Une pensée non affectée est une pensée qui provient d’un clivage. Une pensée–affect est une pensée qui est en lien avec l’état du corps de l’autre. Corps étant pris comme l’ensemble de l’organisation singulière d’un psyché/soma/langage.
Il me semble donc qu’il n’y avait d’affects dans cette histoire que sous la forme d’un ennui et d’une souffrance. Aujourd’hui, je dirais qu’il y avait chez moi la présence de la mère morte, insue de ma part, bien que connue consciemment. Ceci m’empêchait de sentir, de prendre la mesure de la détresse de ce patient et d’intervenir à un autre niveau que factuel. La mère morte planait au-dessus de nous comme une chape qui empêche la pensée. Bien sûr, j’y avais « pensé », mais c’était justement dans le clivage, c’était une pensée purement désincarnée, hors image. Je n’ai pas eu accès à ce qu’il y avait de dépressif dans mon ennui, et ce d’autant moins que mon patient semblait lui, avoir de l’allant. Un semblant d’allant qui l’a aidé sur le moment. Sans doute avais-je bloqué tout le négatif en lui dans mon immobilisme ce qui, bien que non analysé, lui avait rendu une certaine vitalité sur le moment… Je ne sait plus qui avait dit (était-ce Margareth Mahler ?) : « Quand on a l’impression qu’il n’y a pas de transfert, alors tout est transfert ! » L’ennemi, c’était le transfert quand l’analyste le méconnaît.
J’ajoute une chose importante que je n’avais pas dite la dernière fois : ce patient ne rêvait pas. Il n’y avait donc même pas cet ultime recours à l’événement psychique. Je parlerais une prochaine fois de l’importance de ce qui fait « événement », je rappelle pour l’instant, que le pur événement psychique, c’est le rêve.

Quand il est revenu, il m’a donc dit qu’il souhaitait reprendre parce qu’il avait l’impression qu’il restait du travail à faire et qu’il n’était pas satisfait de la façon dont il menait sa vie. Je lui ai fait part de l’image qui m’était revenue dès son coup de fil. Et puisqu’il ne venait pas pour un problème actuel urgent, je lui ai proposé de venir au moins deux fois par semaine et trois si possible, ainsi que de prendre le divan. Je lui ai aussi énoncé la règle fondamentale consistant à essayer d’aller au-delà du simple récit, à essayer de dire ce qui pouvait lui venir à l’esprit comme ça, sans choisir, sans essayer d’être forcément logique, à utiliser de préférence les associations libres.
A ma grande surprise, dès la deuxième séance, il a apporté un rêve. Un rêve de transfert. Et puis une analyse a commencé (d’autres diraient qu’elle a continué) à ceci près que cette fois-ci il était partant et qu’il y avait, de sa part un engagement conscient, et de la mienne une implication bien différente de la première fois. Il est important qu’arrive le moment d’un engagement conscient. Sinon on garde un malaise à pousser vers un chemin qu’il ne veut pas prendre.

A partir de ces deux faits — la présentation dans mon esprit d’une image venue de son monde, et de son côté la survenue d’un événement psychique, l’accès au rêve — un processus a pu se mettre en place qui m’a délogée de la répétition à mon insu d’un deuil ou d’un ennui mortel. Voilà, je n’en dirai pas plus sur ce patient.

Je renoue avec le fil des rapports entre psychanalyse et psychothérapie, en faisant l’hypothèse que la psychothérapie prend son origine, de manière non dite, dans une branche de la psychanalyse.

La psychanalyse s’est développée selon deux axes : l’un centré sur le monde intérieur du sujet où le Moi est au centre de l’analyse quelle que soit la théorie, et l’autre où la relation d’objet est centrale, où l’Autre, celui dont le sujet dépend, est aussi important que le sujet lui-même.
Il y a donc deux lignées : une lignée qui privilégie le sujet et une lignée qui privilégie l’objet. Ce qui peut aussi se traduire par : analyse du conflit intrapsychique (centrage sur le sujet) et analyse du conflit inter-psychique (centrage sur la relation d’objet).
L’analyse strictement freudienne ne s’occupe que très peu de l’environnement dans la psychogenèse de l’individu, et ce qui s’appelle aujourd’hui « la relation d’objet » est à peine mentionné par Freud. On dit « relation d’objet » pour tout ce qui est relation à l’autre, et plus particulièrement à la mère. Lacan, dans sa distinction entre l’Autre et l’autre, a bien précisé que le premier représentant du grand Autre était la mère dont se différenciait le petit autre au moment du Stade du Miroir, et la relation à l’image du soi comme semblable. Chez les Anglo-Saxons, ceci est traité de façon plus pragmatique et la mère occupe la première place d’un bout à l’autre, l’analyste venant tout « naturellement » s’y substituer… Ce qui domine dans les écrits des Anglo-Saxons, c’est la relation à l’objet d’amour et de besoin qu’est la mère, puis la relation d’objet qui se retrouve dans le transfert à l’analyste.
Il faut rappeler que la relation à la mère dans le transfert nous a été léguée d’abord par Ferenczi d’abord. Ensuite Mélanie Klein lui a donné les développements que l’on sait, avec ses objets partiels et ses pulsions partielles, puis sa descendance plus ou moins orthodoxe, dont Winnicott qui s’en est écarté, mais qui a d’abord été kleinien.
Lacan est resté dans la ligne de Freud, bien qu’il ait introduit l’Autre et l’autre, bien qu’il ait même fait tout un séminaire sur la relation d’objet. Il est resté plus proche d’un certain Freud que de la lignée ferenczienne. Ferenczi s’est plaint de son analyse avec Freud, et du fait que Freud n’ait pas pu ou voulu analyser le transfert maternel. Vous connaissez tous cette histoire, qui a eu son prolongement dans l’article de Freud sur l’analyse terminable et interminable, où il parle de l’analyse de Ferenczi.
Pourquoi évoquer ceci maintenant ? Parce que cela a un rapport avec les différences apparemment inextricables entre psychanalyse dite « pure » et psychothérapie et que tout ne peut pas se ramener à des considérations matérielles : manque d’argent, de temps, etc. Je pense qu’une des origines de la psychothérapie réside dans l’importance accordée à l’environnement et au conflit inter-psychique.
Il y a une différence entre analyser en termes d’instances — Moi, Ça, Surmoi — avec les Pulsions de vie et de Mort, et analyser en termes d’expériences précoces insatisfaisantes, avec une mère déprimée, des ancêtres mal enterrés, des deuils non faits, ou des maltraitances. Cette deuxième façon de traiter les problèmes, pris sous l’angle de la relation d’objet et de l’importance majeure accordée à l’influence de l’environnement (même si les thérapeutes n’utilisent pas ce jargon, c’est ça qu’ils font), met l’accent davantage sur les relations inter-psychiques qu’intrapsychiques. C’est dans cette lignée–là que se logent le plus souvent les psychothérapies. Dans la psychothérapie, on ne peut pas ne pas tenir compte de la réalité extérieure, c’est même cela qui est reproché aux psychothérapeutes par les « puristes ». Or tenir compte de la réalité extérieure, c’est entrer tout naturellement dans la lignée de Ferenczi, même si et Ferenczi et sa descendance (je pense à Abraham et Torok) sont bien plus complexes, notamment dans le traitement de l’introjection et de l’incorporation. Mais en aucun cas les psychothérapeutes ne sont à l’aise dans la seconde topique freudienne et encore moins s’ils doivent tenir compte de la Pulsion de Mort.
Ce qui, d’une façon d’ailleurs un peu paradoxale, a comme conséquence qu’une certaine analyse, qui s’inspire essentiellement des Anglo-Saxons, est totalement désexualisée. Freud n’arrêtait pas de dire que dans l’analyse, il ne fallait pas oublier le primat du sexuel. Il parlait du sexuel en tant que psychosexuel, et pas exclusivement du génital. Là encore on peut voir que Lacan est dans la ligne de Freud. Quand je lis Winnicott, malgré la grande admiration que j’ai pour lui, j’ai l’impression que les mères winnicottiennes ne baisaient jamais. Les mères anglo-saxonnes ne font pas l’amour, ne souffrent pas en tant qu’êtres sexués. Ça saute aux yeux. Il y a parfois un père dans les parages, mais il ne sert qu’à aider la mère dans le maniement du bébé ou des rapports de la mère à sa propre mère. Les mères sont le plus souvent sous le poids de je ne sais quelle dépression, mais rarement en proie à la jalousie, au désir fou, à une passion ravageante. Une passion tout autant que la dépression, peut éloigner du gentil petit bébé et rendre la mère pas « suffisamment » bonne !
Et si je me bagarre dans cette discussion pour une différence entre psychanalyse et psychothérapie, c’est parce que le primat du sexuel me paraît important, or une certaine façon de travailler ne donne pas de place aux avatars pulsionnels ni aux ravages du désir. C’est pourquoi j’avais tant insisté les deux premières années sur l’importance du Principe de Plaisir/Déplaisir, et de « L’au-delà du Principe de Réalité » que j’avais appelé le Principe de Conception. Cet Au-delà du Principe de Réalité doit nous connecter avec l’autre façon de pratiquer la psychanalyse, celle qui est plus ludique, à la Winnicott, mais en y ajoutant le sexuel. Parce que le Principe de Conception est directement lié à l’inconscient et à l’aire du Ça. L’inconscient est avant tout dans les manifestations du Ça, du pulsionnel, et la pulsion est toujours à la recherche d’un objet de satisfaction ou… d’apaisement. Il n’y a évidemment pas d’antagonisme entre ces deux visions de l’analyse, mais il me semble que l’intrapsychique est délaissé dans le souci de la psychothérapie, et par tous ceux qui court-circuitent le « monde intérieur ». Ce qui a pour conséquence un relatif abandon des affaires intrapsychiques. Et c’est dommage.

Green, dans son dernier livre, Lignes directrices pour une psychanalyse actuelle, une sorte de testament à l’image de L’abrégé de Freud, dit qu’il faudrait former les analystes à la psychothérapie ! Comme s’il s’agissait d’une autre façon de faire qui n’aurait pas été « apprise » ! Comme si la formation des psychanalystes ne leur avait pas donné les moyens de faire des psychothérapies, et qu’il faudrait pour cela un apprentissage supplémentaire, que Green s’accorde à trouver nécessaire. C’est extravagant, même si ça part d’un bon sentiment. Je reviendrai sur ce livre qui est par ailleurs très intéressant et extraordinairement instructif.
J’ajoute pour l’instant que Green y souligne précisément un double développement de la psychanalyse, ce qu’il appelle « la ligne subjectale », centrée sur le sujet (ou le Moi) et la « ligne objectale », centrée sur la relation d’objet. Ce que j’avais appelé conflits intra ou inter-psychiques.
Il en arrive d’ailleurs à une conclusion qui n’est pas loin de ce que je pense, malheureusement il ne la développe pas. Il souhaite pouvoir sortir de ce dualisme. Le Sujet, ou l’individu, ce n’est pas séparé de la relation d’objet, le sujet, c’est l’ensemble intériorisé de tout ce qu’il a vécu, c’est l’ensemble sujet-objet, puisque l’autre, qui était à l’extérieur, il le porte en lui. Il est tout ce qui lui est arrivé. Dans une psychothérapie, on en reste le plus souvent à cette croyance en la différence entre soi et l’autre, entre l’extérieur et l’intérieur. Il y a bien sûr une différence à un certain niveau de réalité, mais on oublie qu’une partie de cet extérieur est inexorablement entrée dans le monde du dedans. Et c’est tout l’intérêt de l’apport de Lacan qui, à l’aide de la bouteille de Klein et surtout avec la bande de Moebius, montrait bien qu’il n’y avait pas lieu de faire la différence, pour un sujet donné, entre le dehors et le dedans. On peut croire que la mère était mauvaise et que l’enfant qui en a souffert ne la porte pas en lui. Quand on pousse plus loin une analyse, on tombe sur l’incorporation et l’introjection de ce que l’on haïssait le plus, et on ne peut plus faire semblant que le mauvais est à l’extérieur seulement. C’est bien la partie la plus pénible d’une analyse, quand on découvre l’existence en soi de l’ennemi de toujours, que l’on répète sans le savoir le plus odieux de nos enfances,… Et qu’il n’y a pas de gentille victime. C’est une évidence que même les analystes ont du mal à admettre, tant est grand le sentiment de culpabilité que nous inspire celui qui a souffert.
Pour accéder à cela, il faut vraiment vouloir l’analyse, il faut vraiment avoir entamé le parcours du combattant, et on ne peut pas assimiler cela à quelques effets ponctuels et involontaires d’après-coup. C’est pourquoi il y a une limite dans l’abord psychothérapeutique et qu’il me paraît important de compter sur un accord conscient du patient face à l’entreprise. Pour accepter ce cheminement, il lui faudra user aussi de ses compétences intellectuelles et de ses processus secondaires car c’est vraiment un cheminement qui nécessite un engagement du côté du patient, et une implication du côté de l’analyste. Il faudra un jour que je développe ce que j’entends par implication. Ce que c’est que d’entrer dans le pli de l’autre.
Il y a donc l’intrapsychique et l’inter-psychique. L’inter-psychique se prête mieux à la psychothérapie que l’intrapsychique. On pense plus volontiers au bébé et à la mère qu’au Moi, au Ça et au Surmoi. L’analyste lui-même se voit plus volontiers comme prenant la place de la mère ou du père, que travaillant avec les instances, et il lui est encore plus difficile de tenir compte du fait que l’essentiel se passe dans un espace de l’« entre ».
Pourtant dans les psychonévroses narcissiques et les cas-limites, il serait bon de ne pas s’engouffrer dans la mythologie trop simple des nurseries anglaises. Qui du reste ne sont pas aussi simples qu’elles le paraissent.
Il y a un fil rouge : il faudrait revenir sur la découverte de Mélanie Klein de la position dépressive, constitutive de toute psychogenèse, par laquelle il faut repasser dans le transfert. Ce moment archaïque, non abordé par Freud, mais qui aurait été « agi » par Ferenczi dont Mélanie Klein avait été l’analysante. Elle a continué à s’occuper de la plainte de son analyste en élaborant sa théorie. Cette position dépressive sera reprise par Winnicott et elle aura une place centrale, souvent méconnue, dans son travail. Or Lacan à son tour reprend l’idée de la position dépressive, dans sa proposition sur la passe, en disant que c’est un moment particulier qui signale la fin d’une analyse, sous-entendu une analyse pure, puisque donnant lieu à un futur analyste. Position dépressive qu’il ne faut pas confondre avec une dépression. Chute des idéaux imaginaires… selon Lacan, et donc chute de l’analyste en tant qu’idéalisé, l’analyste venant alors rejoindre la cohorte des vulgaires petits autres, ou encore tout simplement des semblables. Donc une analyse en Lacanie ne se terminerait pas sur une note euphorique… qu’on se le dise !
Cela a en tout cas un avantage : celui de poser un terme à l’analyse. Dans tous les abords, dans toutes les théorisations de la psychanalyse, les théoriciens ont eu à cœur de poser des critères de la fin d’une analyse. Ces critères, pris un par un, sont toujours contestables. Ce qui est intéressant, c’est qu’ils envisagent comme de toute première importance le fait qu’il y ait une fin. J’avais de mon côté, il y a longtemps, parlé du contrat analytique comme d’une « promesse de séparation », radicalement différente de toute position d’amour. La promesse d’amour étant un « je ne te quitterai jamais », et la promesse non dite de l’analyste étant « je te promets que tu me quitteras un jour ». C’est pourquoi je pense qu’il est bon de marquer le moment où une analyse commence, cela donne à penser qu’il y aura une fin. J’ai souvent raté ce moment et je m’aperçois que j’ai eu tort.
Car ce qui aujourd’hui a tendance à s’éterniser, ce ne sont pas forcément les psychanalyses, mais les psychothérapies, et ce d’autant plus qu’elles visent le confort. Les psychothérapies sont souvent plus longues que les analyses, c’est le paradoxe et la grande dénégation de certains thérapeutes !

Cette différence explique aussi la longueur interminable et apparemment hors de toute possibilité de « contrat » de certaines entreprises, et le passage non verbalisé de la psychothérapie à l’analyse, ou vice versa. Les difficultés de passage entre la psychothérapie et la psychanalyse sont en partie imputables à un type de patient « nouveau ». Ce ne sont pas les demandes qui sont nouvelles, mais toute une population de patients qui, il y a encore quinze à vingt ans, ne venait pas consulter de psychanalystes. Il s’agit le plus souvent de patients pour lesquels il faut en quelque sorte « construire », avant toute chose, un espace propre à la psychanalytique.

ESPACES PSYCHIQUES
Donc parmi les difficultés que l’on rencontre pour la psychanalyse, au-delà de toute demande et toute acceptation ou refus du cadre classique, il y a ce type de patients. Il est courant de dire que les états–limites se rencontrent de plus en plus souvent dans les cabinets d’analystes. C’est vrai, mais même s’ils n’arrivent pas toujours à entrer dans un cadre strict, ils peuvent très bien entrer dans un processus analytique. Il y a problème, lorsque ce sont des patients qui vivent loin de leur vie psychique, qui semblent littéralement ne pas en avoir et ce, quel que soit le dispositif. Tout se passe comme si leur vie intérieure ne les intéressait pas, ils attendent de l’analyste de les débarrasser de leur symptôme, de leur souffrance, sans leur propre mise, comme chez un chirurgien. Et même quand ils consentent à parler, ils s’en tiennent à un récit qui montre qu’ils n’ont aucune possibilité d’entrer en contact avec leur vie psychique. C’est encore autre chose que de chercher où se trouve le nœud du problème, si c’est dans une défaillance narcissique ou dans une relation d’objet défaillante. La cause peut en être l’un ou l’autre, mais le problème qui se pose à l’analyste c’est de savoir comment faire pratiquement.
On a l’impression que ni analyse ni psychothérapie ne peuvent avoir lieu. Alors on songe à des thérapies corporelles pour débloquer quelque chose. Je ne suis pas contre, mais je pense qu’il y a là un manque d’imagination de l’analyste, qu’il n’analyse pas sa propre défaillance/résistance en tant qu’instrument de musique. Dans certains cas, on commence par faire un travail de coach. Ce qui pourrait ressembler à un de travail de coach n’est en fait, le plus souvent, que du holding ou de la constitution de ce que Delaunay appelait un « sous-Moi ». Seulement, ça ne débouche pas forcément sur un travail analytique, en tout cas pas sans un saut qualitatif du psychanalyste lui-même. Il faut que quelque chose dans cette cure « arrive » à l’analyste, qui fasse événement pour les deux.
Pour résumer, je dis qu’on a l’impression qu’il n’y a pas ou très peu d’espace psychique chez ce type de patients.
Or quand on parlait de psychothérapie ou d’analyse, on en parlait en termes de possibilités matérielles, en termes de cadre ou en termes de structure et de symptômes. Mais de plus en plus souvent j’entends les analystes parler en termes d’espace psychique. Il y a une raison à cela.
Une dépression ou des angoisses chez quelqu’un qui a un espace psychique vaste, et une dépression ou une angoisse chez quelqu’un avec un petit espace psychique, ça n’aura pas la même allure, ça ne donnera pas le même type de cure. Et pourquoi ? Pour une raison qui ne peut se comprendre que d’une façon analytique. L’espace psychique est le lieu même où se déroulent les événements sexuels, c’est le seul lieu qui permet l’accès à la sexualité psychique. Non pas à la génitalité, mais au psycho-sexuel. Il faut l’entendre au sens où Freud disait qu’en analyse, il y a le primat du sexuel. Le sexuel, c’est la possibilité de faire des liens, des liens dans les termes d’une singularité, et non pas selon un savoir préconçu : c’est le travail d’Eros. On parle souvent de travail de dé-liaison. Mais il y a nécessité de faire de nouveaux liens imaginaires et symboliques. Faire des liens, des associations, ou même spéculer (ah voici la spéculation, je ne vous lâche pas !), c’est la possibilité d’entrer dans cette aire du psychique, d’évoluer dans cet espace particulier qui n’est pas la rationalité (mais qui ne l’exclut pas pour autant), qui n’est pas réductible à l’expression des émotions, mais qui représente la circulation de la pensée-affect dans cette autre localité, « Die andere Localität » comme le disait Freud, l’autre lieu, qui est la réalité psychique. La réalité psychique n’est pas l’inconscient mais elle en est l’anti-chambre. Freud en parle dès L’interprétation des rêves. Or il y a des personnes qui ont la capacité d’accéder à leur propre espace psychique, et d’autres pour lesquelles il y a tout un travail préalable à faire pour que ceci devienne possible. Ceci est indépendant de la structure, de l’intelligence, de la culture et même de la gravité de la pathologie. C’est pour cette raison qu’on s’ennuie tant avec certains patients qui peuvent être par ailleurs très intelligents, cultivés, voire divertissants dans le mondain, qui racontent des choses apparemment intéressantes, mais le sexuel est absent. Et quand le sexuel est absent le psychanalyste s’ennuie. Enfin, en tout cas je m’ennuie. Je m’ennuie parce que je suis analyste. Le patient dont je vous ai parlé entrait dans ce cas de figure. Je m’ennuyais non pas à cause de son deuil mais à cause de l’absence de liens nouveaux et l’absence d’Eros dans son fonctionnement psychique. Il y a des gens en deuil chez lesquels il n’y a pas obligatoirement de phénomène de désertification.
Il y a des personnes chez qui le Principe de Plaisir/Déplaisir, plus tard relayé par ce que Lacan appelait la jouissance (car c’est lui qui permet de faire des liens), a succombé aux rudesses du Principe de Réalité. Et ceci n’est pas proportionnel aux difficultés rencontrées dans la réalité de la vie. Il y a des personnes qui ont eu des enfances épouvantables ou des mères absentes ou mortes, et qui ont survécu en développant justement cette capacité de rêverie et d’hallucination productive d’objets qui peuplent la vie psychique. Et d’autres en revanche qui, pour des raisons mystérieuses qu’on pourra sans doute découvrir un jour, se sont ratatinées du dedans et n’ont pu que développer une intelligence des choses, des autres ou du monde, mais en restant eux-mêmes, pour eux-mêmes, des natures mortes.
Pour me faire mieux comprendre, je vais prendre une fiction. Je vais me servir de deux personnages conceptuels.

PERSONNAGES CONCEPTUELS
Il faut maintenant pouvoir parler un peu autrement qu’en termes de névrose actuelle et de névroses de transfert. Rappelez-vous Deleuze, il utilisait la notion de personnage conceptuel : par exemple pour l’Idiot de Dostoïevski, ou pour Bartleby.
En toute modestie, je vais vous proposer deux personnages conceptuels de mon cru, sans les comparer à leurs grands modèles littéraires. Ils vont nous servir pour la suite. Ce sont L’ingénieur et La gardienne.
Que ce soit clair, on peut être représenté par cette figure d’Ingénieur ou de Gardienne sans être ingénieur ou gardienne, sans être non plus d’un côté un homme et de l’autre une femme. Ce sont des personnages métaphoriques. Et je n’ai rien contre les ingénieurs, que les épouses ou les mères d’ingénieurs se rassurent !
L’ingénieur : malgré sa culture et son ouverture d’esprit dues à des études assez poussées, il a un espace psychique très étroit. Cela ne veut pas dire qu’il est banalement étroit d’esprit, il peut avoir des idées larges, être tolérant, de gauche, mais tout cela est convenu, idéologique. Au cours des séances, il ne crée rien, ça ne circule pas, il ne peut se permettre le moindre écart par rapport à ce qui est rationnel : il n’a pas d’Insights. Il n’a pas d’aire mentale de jeu et il peut en même temps être un très bon joueur d’échecs ou de go. Il procède par apprentissages rapides, logiques. Même s’il venait à avoir une illumination, une pensée-éclair, une étincelle, il n’y prêterait aucune attention. Il n’a pas de place pour les loger et il s’en méfierait. Sa libido a tendance à se limiter à sa vie génitale, il ne peut investir libidinalement sa vie psychique. En amour, il peut être un très bon partenaire sexuel, mais il ne sait pas jouer, pas devenir un enfant, ou devenir une femme. En clair : il a une sexualité physique mais pas de sexualité psychique. Il sait ce que signifie le concept d’immanence mais l’immanent, il ne le pratique pas. L’analyste face à lui ou elle (ou derrière) est du coup forcément stupide. Aucune poésie, du malheur à la rigueur, ça oui, mais le vent ne souffle pas dans les branches. L’analyste rame et n’a que ses processus secondaires à se mettre sous la dent. On est dans un espace étriqué, même si l’esprit est clair et que le propos est intelligent et même sensible.
L’ingénieur n’est pas forcément ingénieur. Il peut être un éducateur, un médecin, un employé des postes, une mère de famille, une cosmonaute ou un gardien d’immeuble. J’ai pris l’ingénieur parce qu’a priori on pourrait penser qu’il a au moins des idées. Eh bien non, et cela ne tient pas au fait qu’il soit éventuellement déprimé. Tout simplement, il a un petit espace psychique. Parfois il n’en a pas du tout. Alors on dit qu’il a un discours factuel. Il peut être classé psychosomatique. Sans symptômes somatiques. Les productions mentales d’un tel esprit ne sont en effet que du factuel. Mais il pourra très bien se convertir en archiviste de la famille et on aura l’illusion qu’il va découvrir des choses. Oui, il en découvrira, à l’extérieur, jamais en lui-même. Pourtant il lui faut une analyse, c’est même la seule chose qui puisse le tirer d’affaire. L’analyste souffrira et ça sera long, mais pas impossible… L’analyste aura intérêt à savoir jouer, à savoir étonner, bousculer, être patient, provoquant. L’analyste devra attraper une névrose de contre-transfert de tous les diables ! Ce qui compte, c’est la névrose de contre-transfert.
La gardienne d’immeuble (avant on aurait dit la concierge !) : mettons qu’elle soit mise en rapport avec l’analyste via un enfant qu’elle accompagne en tant que mère ou grand-mère dans un dispensaire. Elle est plutôt inculte, elle parle souvent mal le Français, elle est plutôt xénophobe bien qu’étrangère elle-même, elle n’est pas forcément sympathique, et elle a cependant un espace psychique vaste. Elle pige au quart de tour, elle assimile l’analyste très vite à une guérisseuse qu’elle a vue, elle se balade dans sa tête librement, elle a des insights bien qu’elle ne sache pas ce que c’est.
Tout personnage conceptuel peut à un moment ou un autre s’incarner dans une personne réelle. Le personnage conceptuel de La gardienne a pris corps au travers d’une femme que j’ai réellement rencontrée. En 1971 j’avais écrit un petit article dans L’Ordinaire du Psychanalyste, (ce n’était pas signé dans cette revue) dans lequel je parlais d’une personne comme ça, une femme que j’avais vraiment vue au dispensaire et que j’avais appelée Madame Victoire. J’ai toujours regretté de ne pas l’avoir aidée à devenir psychanalyste — malgré son inculture. Aujourd’hui je l’aurais aidée à faire quelques études ou je lui aurais filé des bouquins. J’étais débutante, je n’avais pas osé à l’époque, mais très vite j’avais compris l’injustice dont elle avait été la victime avec mon assentiment, voire ma collaboration. J’avais d’ailleurs donné comme titre à l’article : « Une analyste sacrifiée ». Elle était devenue écoutante involontaire pour les personnes qui s’approchaient d’elle, elle entendait des choses qu’elle ne pouvait que garder pour elle, mais elle était devenue très solitaire (encore plus solitaire que lorsque sa « maladie » l’isolait des autres) du fait du décalage entre ce qu’elle pigeait et le milieu dans lequel elle vivait où elle n’avait personne avec qui partager son nouveau savoir. J’ai gardé le regret de l’avoir abandonnée à sa solitude une fois sa thérapie terminée. Sa thérapie avait été de fait une analyse, une analyse largement didactique mais hélas clandestine puisqu’elle venait au dispensaire au prétexte de m’amener sa fille, que je ne voyais que pour la façade puisque c’était un CMPP et que l’enfant était ma patiente officielle.
La gardienne avait donc une aptitude à faire des liens, à s’émouvoir des productions de son esprit, à trouver le mot juste malgré son vocabulaire restreint, à me ramasser là où je résistais, à me tenir éveillée, puis à entendre de drôles de choses dans les babils quotidiens de ses concitoyens et voisins de palier. Elle avait un espace psychique étonnant. Ça n’avait pas été évident dès le début, mais très vite elle s’est avérée être une vraie analysante, au sens fort du terme. Et par la suite une analyste potentielle, en chômage technique.
Au travers de ces deux « personnages », j’ai voulu vous montrer comment l’espace psychique ne dépend pas du savoir répertorié. Il peut paraître caricatural que la rigidité obsessionnelle soit représentée par un homme, et la fluidité hystérique par une femme, mais la psychanalyse est née avec les hystériques qui ont un rapport très particulier au savoir, et l’on peine beaucoup plus avec les obsessionnels. Il est vrai que le plus souvent, les hommes sont des obsessionnels et les hystériques des femmes, et que pour notre avantage nous pouvons aussi tomber sur des femmes obsessionnelles et des hommes hystériques. On peut imaginer la femme d’affaire et le comédien.
Il faut se garder de rabattre la névrose obsessionnelle sur un petit espace psychique et l’hystérie sur un espace psychique fluide. C’est bien en cela qu’il ne s’agit pas de catégories théoriques mais de personnages conceptuels.

L’espace psychique et la préoccupation psychanalytique primaire
L’abord par la constitution d’un espace psychique ne se pose que dans des cas très précis, quand l’analyste perçoit l’impossibilité chez la patient à entrer dans un processus d’élaboration. Les Anglo-Saxons parlent en terme d’internalisation de l’objet, mais plus simplement on pourrait dire que pour certaines personnes, il n’y a pas de lieu d’appropriation subjective des événements de la réalité, et tout ce qui arrive est comme banalisé, sans aucune répercussion subjectivante. C’est dans ces cas que je dis que l’on doit s’intéresser à la constitution d’un espace psychique.
L’existence de l’espace psychique est un des critères de la possibilité de l’analyse. La création de l’espace psychique est parfois l’essentiel d’une analyse, ou plutôt d’une psychothérapie qui pourra ultérieurement ouvrir la possibilité d’une analyse plus classique. Si l’on utilise cette notion, on peut comprendre le passage possible entre une névrose actuelle et une névrose de transfert : le transfert n’est perceptible — ça ne veut pas dire inexistant — que si l’analyste entre en contact avec l’espace psychique de son patient. Mais il y a un paradoxe. L’espace psychique vaste est ce qui permet une analyse, et en même temps je semble dire que parfois l’essentiel d’une cure est la construction d’un espace psychique. Eh bien oui, car le fait de porter attention à cela, le fait de travailler à cette fabrication, signifie que l’analyste est dans la préoccupation psychanalytique primaire. Ce qui est littéralement l’équivalent de la préoccupation maternelle primaire qui met en place les protopensées chez le bébé. Mais attention, il ne faut pas ramener cela à la question de l’enfant dans l’adulte. C’est encore un démarrage analytique, avec comme seul repère et seule condition le contre-transfert qui, je le pense de plus en plus souvent, précède le transfert. Une sacrée névrose de contre-transfert en est la condition, et de l’espèce la plus archaïque qui soit. Cette préoccupation psychanalytique primaire, équivalente de la préoccupation maternelle primaire, constitue en elle-même une thérapie. Et dans ce cas, on comprendra aisément que seul un psychanalyste saura conduire ce type de cure. Il faut la folie d’un psychanalyste pour avoir comme but avoué et conscient de vouloir amener son patient à la reconnaissance de son inconscient. Car c’est de cela qu’il s’agit ! Ensuite devient possible un processus analytique plus classique, ensuite une analyse sera souhaitée ou non, faite avec le même analyste ou non. Mais je ne pense pas que ce travail sur l’espace psychique puisse être fait par quelqu’un qui n’est pas analyste. Même si d’autres types de thérapies, et parfois une histoire d’amour ou une expérience forte, peuvent obtenir un effet analogue. Mais seul un analyste a cette constitution comme souci. On voit cela chez les grands cliniciens qui d’ailleurs l’ont pour ainsi dire découvert, des gens comme Harold Searles, Winnicott, Balint ou Masud Kahn. Ils font un tas de trucs, des trucs pas classiques, qui ne ressemblent pas du tout à une cure-type, et pourtant la visée est le processus analytique, le processus primaire dans son rapport à l’objet, dans sa relation à l’autre, auquel l’analyste n’a d’accès que s’il peut entrer en contact avec un sujet qui a son propre espace psychique.
Il est difficile de dire ce qu’est l’espace psychique, c’est pourquoi je me suis servie de ces deux personnages conceptuels, que l’on pourra d’ailleurs rencontrer chez un même individu à différents moments d’une même cure.
A priori les analystes eux-mêmes devraient être plutôt sur le modèle de La gardienne d’immeuble, mais parfois ils sont sur le modèle de L’ingénieur. Car souvent leur propre analyste ne savait pas s’y prendre avec des gens comme L’ingénieur, il en méconnaissait même la difficulté et prenait son récit d’emblée comme « matériel » à analyser. Or les productions verbales de L’ingénieur ne sont pas analysables telles qu’elles !
La gardienne pourra faire une analyse et devenir psychanalyste à condition de trouver preneur. Le seul problème pour elle sera de trouver un analyste qui aura un désir d’analyse pour elle, et qui s’engagera suffisamment pour lui permettre d’affiner ses dons et d’acquérir de la culture. La résistance sera tout entière du côté de la bourse de l’analyste et de sa capacité d’implication. On pourra dire que le problème est plus politique qu’analytique, sauf que son analyste ne l’entendra pas de cette oreille. Et le danger sera pour notre personnage d’être révoltée à jamais et de se replier dans un dolorisme professionnel, de se concevoir à vie comme thérapeute compassionnelle des victimes du système, comme elle.
La difficulté spécifiquement analytique se situera en revanche du côté de notre Ingénieur, car elle demandera le recours de l’analyste à sa préoccupation psychanalytique primaire, et s’il ne sait pas faire cela, ça sera foutu, notre personnage sera bon pour faire une pseudo analyse et devenir — par défaut — lui-même un techno-analyste. Parions qu’il saura, s’il n’est pas trop mal en point, gravir les échelons hiérarchiques de l’institution analytique, qu’il aura choisi hiérarchisée, sans doute à la mesure de ses besoins de contention.

La prochaine fois, je vous parlerai de la dépendance dans l’analyse et des besoins de contention de l’analyste.