Psychothérapie et/ou psychanalyse

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SÉMINAIRE IV.2
26 JANVIER 2003

PSYCHOTHÉRAPIE ET/OU PSYCHANALYSE
NÉVROSES DE TRANSFERT ET NÉVROSES ACTUELLES

RAPPEL
Revenons sur la notion de « lien » qui n’est pas la même chose que l’accueil. Je voudrais qu’on ne banalise pas trop cette notion qui a un sens psychanalytique et se situe dans un rapport à la notion de transfert.
C’est un lien inédit qui existe uniquement grâce à l’invention freudienne. J’en parle pour le détacher du transfert.
Ses caractéristiques :
– Le lien appartient au plan du sensible alors que le transfert appartient au plan de l’intelligible, quand on arrive à le faire émerger sur fond de lien. Les psychanalystes du dimanche – appelons-les ainsi même s’ils officient tous les jours – plaquent la notion de transfert sur n’importe quoi dès lors qu’il s’agit de la relation au patient. Pour eux, la fiction théorique remplace le lien.
– Le lien est horizontal – l’image des rhizomes est ici parlante – alors que le transfert est, par ses origines, vertical – sauf par moments chez Ferenczi. Le plus souvent l’analyste est renvoyé à quelque image parentale, ou à un Sujet Supposé Savoir, toujours en surplomb. En revanche, né dans les zones rhizomatiques, le lien est de corps à corps (organisme), de sensorialité à sensorialité, d’inconscient à inconscient. Quand le transfert « émerge », quelque chose se verticalise. Les lignages, les filiations, les racines sont interrogés au travers de la relation transférentielle. Avec toutes ses variantes, que j’avais isolées il y a quelques années, notamment transfert simple, acéphale, inversé…
Par exemple, on parle de transfert « inversé », quand l’analyste devient le siège de ce qui avait été refoulé ou non ressenti par le patient dans son enfance ou même dans l’actuel. Mais le plus souvent, le transfert travaille sur les racines et introduit une relation où l’analyste est en tout cas toujours « supposé » adulte, normal et sexué.
– Le lien ne s’interprète pas, alors que le transfert s’interprète (sans forcément se verbaliser). Il appartient au champ de l’interprétable.
– Il relie les singularités, alors que le transfert utilise des traits de l’analyste pour y loger ou retrouver le propre d’un autre sujet (ou de lui-même) appartenant à une autre scène, la plus souvent une scène du passé. Quand on a tout oublié, restent pourtant quelques traits bien à « lui »… ou à « elle ». Cependant le propre de l’analyste, qui fonde la rencontre, ne se laisse pas embarquer par la répétition. Il est « nouveau » par essence. L’analyste, parce qu’il est une personne nouvelle dans la vie du patient, introduit la possibilité du changement quand celui-ci entrera dans la spirale de la répétition.
– Le lien représente la base des possibles d’un analyste spécifique face à un patient donné. « Je peux ce que peut mon corps » disait déjà Spinoza. J’entends corps au sens où il est le siège de tous mes possibles en état de rencontre avec un autre corps, celui de l’analysant. La parole, pour être efficace, doit être incarnée, on travaille avec sa carne. C’est sur cette zone, extension du réel, que vont se fabriquer les constructions imaginaires captées par telle ou telle théorie. Comme on a pu travailler à partir de la question du corps du roi qui délimite un espace symbolique, de la même façon il faut pouvoir tenir compte du corps de l’analyste, non pas seulement sur le versant symbolique, mais avec ses possibles qui appartiennent à la sphère du réel. A partir de là il peut penser ceci ou cela, croire ceci ou cela… La fiction théorique soutient l’analyste dans son imposture inévitable. D’où l’inadéquation de la notion d’accueil. On peut vouloir accueillir quelqu’un, se comporter de façon correcte, ne pas maltraiter celui qui vient demander asile, mais le lien est autre chose. Il faut se donner les moyens de savoir de quoi on parle. Non pas qu’un analyste ne se sente pas en état d’accueillir quelqu’un, mais il doit pouvoir se rendre compte qu’il est inadéquat pour tel ou tel patient.
– Le contact appartient à la sphère du lien. C’est une notion tout à fait centrale, dans le cas des mélancolies par exemple – je vous renvoie à ce sujet aux travaux remarquables de H. Maldiney. Le contact est là où il n’est pas. Le fait du contact lui-même est un événement psychique. On peut travailler à affiner ces perceptions fines qui échappent à la parole dite, mais cela échappe aussi au simple bon vouloir des protagonistes. Ce sont des choses très complexes et finalement assez mystérieuses, mais non ineffables. Les capacités psychiques et affectives d’un analyste se travaillent comme un instrument de musique. Malheureusement, on n’a pas encore trouvé une école pour cette musique-là. La seule énonciation ne suffit pas, s’il ne sent pas le point d’impact chez son partenaire. Il est bon de se rappeler ce que disait Balint sur les trois zones psychiques. Il faut savoir écouter la sienne – c’est difficile. On saura d’autant mieux s’affiner en tant qu’instrument que cette notion fera partie de nos  outils de pensée. Si on méprise cet abord au prétexte que c’est du non-verbal, eh bien on risque de passer à côté de l’essentiel. De toute façon il y a une limite à l’apprentissage, et tout le monde ne peut pas devenir psychanalyste. Tous les diplômes du monde n’y changeront rien.

Les défaillances du lien sont souvent portées à tort sur le compte d’un transfert négatif ou d’une difficulté à entrer dans le cadre de l’analyse. Ça n’a rien à voir. Il s’agit de sentir le niveau de la rencontre. Il peut être d’une tonalité ennuyeuse, sympathique ou fait d’antipathie. Vous comprenez toute la difficulté que cette question soulève : on a intérêt à être sensible à ses propres états face à quelqu’un. C’est en cela que nous sommes loin de toute attitude médicale ou de travail sur un « cas ». Le cas pour nous c’est l’ensemble analyste-analysant à un moment donné, où l’état de l’un influe sur l’état de l’autre, où les croyances théoriques et existentielles de l’analyste influencent sa façon d’agir, où l’observateur, l’analyste en l’occurrence, modifie largement l’objet observé. Le fait qu’il se taise est sans importance. Ce que nous pensons sera agi, tôt ou tard, et sous des formes parfois bien escamotées : quel qu’en soit l’escamotage, le patient reçoit le message. L’analyste n’en est pas maître. Tout cela participe de l’enjeu, et l’on a tort de vouloir tout décrire par le transfert. Cette question sera à développer dans un autre contexte.

COTE COUR – COTE JARDIN
Dans l’ensemble, les analystes sont pour une part des médecins qui ont horreur du sang et pour une autre, des boutiquiers qui se voudraient des poètes. Dans l’ensemble, je pense que c’est une sale engeance. J’en fais partie. Je fais partie d’une sale engeance. Il n’y a pas d’analystes propres. On vit du malaise de l’espèce humaine, on bouffe sur le dos de la misère psychique des gens. Et ce d’autant plus qu’on est lucides, qu’on ne se prend pas pour des médecins ! Et c’est ici que la notion de technique rassure. Quand on a une technique, ça fait moins obscène. La technique coupe, isole le cas. Je ne dis pas qu’il n’en faut pas, je constate. Il y a malgré tout quelques analysants qui sont de franches crapules et ce, de façon patente. Mais des petites saletés, tout le monde en a plein la boutique. Ne fut-ce que la saleté de se racheter un Moi nickel, meilleur que celui du voisin qui lui fait du « n’importe quoi ». Pourquoi est-ce que les analystes sont tellement intolérants entre eux ? Tellement malveillants ? Sans exception, tous ! Il y a quelque chose, inhérent à cette pratique, qui rend teigneux ! Je pense que c’est parce qu’ils oublient de penser qu’ils font intégralement partie de ce qu’ils soignent. Le médecin peut se distinguer de la plaie qu’il panse. L’analyste est dans la dénégation de son acte s’il se distingue de la plaie. Il en est partie prenante. En cela aucune philosophie, aucune médecine, ne peuvent lui venir en aide.

LA PRATIQUE DU REFUS
Pour commencer, disons que faire de l’analyse est un choix, vous l’avez compris. L’analyste n’est pas un médecin. Le médecin n’a pas le droit de refuser assistance, même à un malade imaginaire, alors que l’analyste peut refuser, s’il sent qu’une histoire ou un ensemble de symptômes ne sont pas dans ses cordes.
La possibilité de refuser un patient est une question qui est rarement débattue aujourd’hui.
L’analyste doit pouvoir dire comme Bartleby : « je préférerais ne pas ! » Il se le permet dans un seul cas de figure : quand il n’a plus de place, quand il se fait vieux ou malade, ou quand vraiment pour des raisons d’horaire c’est impossible. Et aussi j’ajoute, s’il a en face de lui un psychotique grave, mais grave, grave, qui lui fait peur. Quelques-uns savent refuser, passer la main. Ou poser la question : pourquoi l’analyse, pourquoi une psychothérapie, pourquoi le recours au psy ? Je trouve que bien souvent ça ne va pas de soi.
Le refus se fait de plus en plus rare. Il est bon de rester côté cour. Faut-il prendre tout le monde ? Accepter toute demande ? Je constate que la plupart prennent tout, à l’exception des cas trop graves… lorsqu’ils ont peur.
Côté analyste donc, nous avons : l’argent, le temps, l’exigence, le désir.

L’ARGENT DE L’ANALYSTE
– Le rapport à l’argent de l’analyste doit être interrogé. C’est lui qui demande de l’argent, ce n’est pas le patient. C’est sa demande que l’on doit analyser ! Et qu’on ne vienne pas me dire qu’elle est normale parce que, dans notre société, tout se paye. C’est son imaginaire, par rapport à ses besoins, son standing, l’idée qu’il se fait de la normalité d’une vie, la sienne. Freud pensait qu’il devait vivre comme un médecin de la bonne société bourgeoise viennoise. S’il avait pensé que la normalité était de vivre comme un artiste, d’élever autrement ses enfants, de vivre avec un autre genre de femme, tout aurait peut-être été différent. Donc ramener son narcissisme en disant : moi je fais mieux que le voisin, ça va !
– Les séances : on prétend que les patients ne veulent pas venir plus d’une fois par semaine. Souvent c’est faux ! Cela arrive évidemment, mais ce n’est pas toujours du côté du patient que se situe la difficulté. Souvent c’est l’analyste qui résiste. C’est sa bourse qui résiste.
Je ne me limiterai pas à médire des analystes des autres associations : ici nous avons aussi nos grippe-sous, nos dévots, nos scouts, nos dames patronnesses, nos dogmatiques, nos réacs impénitents, nos jean-foutre et j’en passe. C’est inévitable. On en trouve dans toutes les institutions. Ça échappe à toute formation. Comme on a apparemment les mêmes références, alors que les « autres » parlent d’autres langues, on ne s’en aperçoit pas tout de suite et, comme ce sont souvent des copains, on risque de devenir sourds. Chacun de nous peut être tout cela, par moments. Personne n’est à l’abri de la caricature de l’une de ces postures.
Quelqu’un des Ateliers disait, il y a longtemps déjà, qu’il en était réduit à prendre un patient seulement une fois par semaine, parce qu’il ne pouvait pas faire des séances à moins de 300 francs (c’était avant l’euro, je médis avec un peu de recul !). Comme cette personne ne pouvait pas payer plus, voilà, le tour était joué, et l’analyste de dire : « Mais ça se passe très bien, on a bien travaillé ! » C’est de l’analyse dès lors que le patient a l’énorme privilège d’avoir affaire à un analyste. Le même qui, avec quelqu’un de plus aisé, trouvera normal de le faire venir deux ou trois fois par semaine. Il faut s’adapter, ce qui veut dire que le patient doit s’adapter aux besoins réels ou imaginaires de l’analyste. Quand on dit que les demandes ont changé, on dit aussi que les fauchés ont attrapé l’incroyable toupet de venir demander quelque chose à l’analyste. Chose qui ne se faisait pas avant. En tout cas moins. Avant il y avait seulement des militants… qui sont devenus pour une large part des analystes.
– Le temps de l’analyste : la réalité sociale pèse, les jeunes thérapeutes, à majorité féminine, non médecins, d’origine moins bourgeoise, et avec des préoccupations familiales en plus, ont tellement besoin de gagner leur vie, ont tellement peur de rester sans patients qu’ils – elles ! – en prennent trop dès qu’ils/elles peuvent. En acceptant tout le monde, évidemment : « Vous allez mal ? Venez, venez… » Pourvu qu’il y ait du patient. Au début ce sont des entretiens et on ne sait pas sur quoi ça va déboucher. Donc ils donnent rendez-vous une fois par semaine pour commencer, et comme ils ont perdu l’habitude à force de travailler dans les institutions, ou qu’ils ont peur, ils ne préviennent pas assez vite qu’il pourrait s’avérer nécessaire de passer à plus de séances, par exemple. Et puis lorsqu’ils s’aperçoivent que ça peut effectivement passer à plus de séances, à deux voire trois, il est trop tard, car ils ont fait le plein avec des patients qui ne viennent qu’une fois chacun. Ils n’ont plus de disponibilité. Alors on laisse filer et on déclare : « C’est très bien comme ça… » Mais ça pourrait être aussi mieux. Et s’éternisent des thérapies qui pourraient prendre une autre allure. Il ne s’agit plus de la difficulté du patient, il s’agit du fait que l’analyste ne se donne plus les moyens d’une certaine exigence. Alors là, je dirais qu’ils se mettent eux-mêmes en position de thérapeutes, et pas du tout parce que la demande a changé, mais parce qu’ils ne prennent pas le risque de se donner les moyens de travailler d’une façon plus exigeante. On m’a dit : « Un patient à une séance par semaine qui s’en va, c’est moins flippant qu’un patient qui s’en va et qui est à trois séances par semaine. » C’est vrai. On voit comment la question de l’argent de l’analyste peut devenir déterminante et infléchir la « technique ». Or il ne s’agit pas de blâmer ces analystes qui sautent le pas et qui deviennent financièrement dépendants de leur seul travail en cabinet. Qui se veulent analystes à plein temps. Ils prennent des risques, et le risque de contribuer plus que d’autres à l’évolution de la psychanalyse, en bien et en mal. D’autres, qui font des vacations comme des fous, peuvent se trouver pour d’autres raisons dans les mêmes difficultés à assurer assez de temps à leurs patients. Parfois il faut pouvoir recevoir quelqu’un en crise tous les jours, ça évite les hospitalisations et fait avancer extraordinairement. Mais pour cela il faut se garder un peu de temps, dans les horaires, mais aussi dans la tête. Plus j’avance en âge, plus je trouve que nous sommes frileux dans nos engagements. Il est normal alors que les gens recourent de plus en plus aux médicaments, et aux hospitalisations… qui sont à leur tour de plus en plus difficiles.
Mais alors faut-il que ce soit un sacerdoce ? Une passion, est-ce un sacerdoce ? Non, c’est aussi un métier, dans le sens où l’on dit : il a du métier, mais un métier pas comme les autres.

EXEMPLE : LES THERAPIES DE CONFORT
Une analyse de confort ne signifie pas que le patient va bien. Il s’agit simplement de la confusion entre un malheur ordinaire et une pathologie. Il faudrait éviter de faire passer un malheur ordinaire, un deuil par exemple pour une pathologie. Quand on perd quelqu’un de proche, je trouve normal d’être triste, même très triste, pendant un temps assez long. On a pris l’habitude de prendre les gens en thérapie alors que rien ne laisse supposer qu’il s’agit d’un deuil pathologique. Les analystes épousent l’idéologie de leur époque : il y a un mort : vite une cellule de crise ! C’est ça l’analyse de confort. Ça ne veut pas dire que le patient soit dans le confort. Je sais que cela peut choquer, mais bon, je ne parle pas pour faire plaisir. Il y a des degrés dans ces « prises en charge » du malheur. J’ai travaillé à l’hôpital, où il y avait des enfants en dialyse. Evidemment, les parents et les enfants étaient en détresse, et avoir un « psy » à qui parler pouvait être une aide. Mais il faut bien se dire que c’est un méchant endroit pour jouer à l’analyste, qu’il ne s’agit en aucun cas d’analyse ! Et que c’est seulement un signe des temps : cela signifie que les malheureux parents sont bien seuls dans la vie. Bien sûr, j’ai pu entendre des choses d’un autre ordre, mais qu’en faire ? Les parents ne me demandaient rien pour eux, rien d’autre que de les aider à mieux s’occuper de leur enfant malade.
La nécessité de la présence des « psys » dans les hôpitaux est le signe de délabrement de notre société. Là où il y a un « psy », il manque un homme. Dans beaucoup d’endroits, le « psy » est le « clone » de la simple relation humaine.
On parle de la « relation d’aide ». Je dois avoir un travers épouvantable, ça me choque. Il y a de l’obscène. On monnaie de l’humain. N’importe quelle personne sensible et sensée devrait pouvoir faire ça ! On exige des DESS et de connaître l’histoire de la psychanalyse, pour le clonage de la relation humaine.
– Faut-il que l’analyse reste un métier ? La question se pose. Un peintre qui ne vend pas sa peinture, va-t-il pour autent faire des croûtes pour en vivre ? Des croûtes qui remplissent une fonction : « Ah que la tata était contente de recevoir le Sacré Cœur pour ses trente ans de mariage. » Non, si c’est un vrai peintre, il ne va pas peindre des croûtes exprès, il va essayer de gagner sa vie autrement et continuera à faire de la peinture pour lui. Le peintre ne va pas rendre contente la tata. On ne peut pas pousser trop loin la comparaison. L’analyste a besoin d’un autre humain pour exercer ses talents. On travaille sur du vivant : si on veut être analyste, il ne faut quand même pas faire n’importe quoi au nom de l’analyse. C’est pourquoi il faut considérer la question du refus. Certains vont jusqu’à dire que dès lors qu’on est analyste, tout ce que l’on fait est de l’analyse… Je vous laisse imaginer les actes possibles… Je finie pas trouver les curés plus propres.
Voilà, je me fais un peu l’avocat du diable, parce qu’à force, ça finit par être un peu trop facile. Ça me tape sur les nerfs.
Il faut une fois de plus revenir sur cette question :

PSYCHANALYSE ET OU PSYCHOTHERAPIE
Je pense qu’il y a une différence entre psychothérapie et psychanalyse. Elle n’est pas donnée une fois pour toutes, ni par un dispositif particulier, ni pour une même cure. Cette différence est subtile si on la regarde du dehors, à partir des protocoles, mais elle existe et elle est très grande si on la regarde du dedans du processus en cours. Evidemment, la différence ne consiste pas entre être allongé sur un divan ou être assis en face à face. Mais ces différences de posture peuvent engendrer quand même une différence.
J’ai souvent dit – j’ai même milité contre un certain dogmatisme analytique – qu’il ne fallait pas confondre analyse et dispositif, que la cure-type ne garantissait rien, mais je ne veux pas couvrir un certain type de laisser-aller qui signifie abdiquer toute pensée critique. Et ce d’autant plus que cela se couvre d’autosatisfaction. Je suis la première à dire qu’il ne faut pas réduire l’analyse à la quantité de séances ni à la position allongée, ni à un protocole particulier. Mais il faut être de mauvaise foi pour prétendre que tout s’équivaut. Et l’on voit la différence quand on se trouve dans une situation où l’on peut allonger un patient, où il peut venir plusieurs fois par semaines etc. Evidemment pour certains, comme je le disais la dernière fois, cela est devenu une habitude et il faut les dé-psychanalyser. Sans compter les cas où analyste et analysant se trouvent en meilleure résonance en face à face ou en se voyant moins souvent. Je parle simplement de l’attitude qui devient dominante de dire : tout est analyse.

Ces questions sont débattues, malgré mes remarques acerbes, depuis longtemps dans les Ateliers, et aujourd’hui aussi ailleurs, bien évidemment. Mais l’on se met peu en question. Cependant sans fausse modestie, je peux dire que les Ateliers sont, sur un certain nombre de questions, souvent en avance sur ce qui se dit sur la place publique. Il y a très longtemps que l’on dit et que l’on pratique l’analyse dans tous ses états, encore faut-il que ces états soient un travail analytique, ou qui mène à l’analyse.
Un cacique de la SPP, Raymond Cahn (ancien président) vient de publier un livre : La fin du divan ? Il ne dit pas autre chose – avec son vocabulaire à lui – que ce qu’on dit depuis longtemps : l’analyse ne dépend pas uniquement du setting ni du protocole classique et il faut que nous nous adaptions au fait que les patients ne sont plus les mêmes, autrement dit qu’ils ne sont plus aussi dociles. Il dit aussi qu’il y a de plus en plus de patients, qualifiés de border-lines, qui s’adressent à des analystes, clientèle qui ne s’adressait pas eux auparavant. J’ajoute que cela a toujours existé, mais de façon très spécialisée : il y avait des analystes dits « de psychotiques ». Contrairement à ce qui circule, il y a aujourd’hui plus de demandes, et des demandes très variées, adressées à des analystes, alors même que l’aura de la psychanalyse semble en déclin. Justement, le terme de « psy » a supplanté celui de psychanalyste, mais on oublie que le « psy » n’existe que grâce à la psychanalyse. Peut-on dire qu’il en est l’enfant non reconnu ? Ce livre a son importance comme symptôme, à cause de la place institutionnelle de Raymond Cahn ! Il reste cependant entièrement dans le constat du changement des patients, et ne parle pas du changement de symptôme chez les analystes, symptôme qui se manifeste par la modification de leur offre.
Une fois de plus, ce ne seraient que les demandes des patients qui auraient changé, les analystes, eux, n’y seraient pour rien.
On oscille donc entre deux positions extrêmes : d’une part l’assistance compassionnelle, et d’autre part la techno-analyse hard. Par exemple pendant des années, il a fallu se battre pour faire reconnaître l’impact de la réalité des traumas, et maintenant pour certains, tout est dû à des enfances difficiles, tout le travail est réduit à la quête d’une réparation des traumas. Il n’y a plus de fantasmes, et si je caricature un peu je pourrais dire que certains analystes poussent à des reviviscences sans fin de douleurs réelles et parfois construites. Il faut avoir la chance de pouvoir produire de vraies hallucinations pour qu’on vous reconnaisse une production psychique. Où est passé l’événement psychique ? Certes, l’hallucination raconte quelque chose qui est en rapport avec le monde. Je dis le monde et pas forcément papa-maman. L’enfant est dépossédé de son imaginaire et de sa cruauté interne. Un gamin qui dessine des zizis sanguinolents, ou des gros bâtons pleins de merde, court le risque aujourd’hui de voir son père désigné comme coupable d’actes de pédophilie. Bien sûr, la pédophilie existe, mais se laisse rarement débusquer par quelques dessins d’enfant ? C’est dans ces cas où il faut que l’analyste soit un instrument bien accordé, et sensible. Sensible mais pas naïf ! Que dieu nous préserve des naïfs. C’est terrible les analystes naïfs. Comment reconnaître la place, la nécessité de l’horreur interne, si on n’a pas eu accès aux siennes ? Ceci a des conséquences graves : à force de se braquer sur le ressassement des traumas quand ils ont eu lieu, ou pire, d’en fabriquer quand ils n’ont pas eu lieu, le sujet sature sa mémoire en représentations néfastes qu’il apprend littéralement à mémoriser chaque fois mieux, et perd l’aptitude, ou ne l’acquiert jamais, de faire des projets ou même de vivre un présent non réductible à la répétition du passé. Il mémorise, il apprend et réapprend sans cesse à être malheureux comme dans son passé, réel ou fantasmatique. On est loin d’une quelconque levée de refoulement ou d’une construction, car la construction faite, il faudrait pouvoir passer à autre chose, à la possibilité d’émergence du nouveau. L’excès de l’attitude compassionnelle de l’analyste, qui se repaît des malheurs mis à jour et qui se borne à accompagner son patient dans sa descente aux enfers, fait penser à ceux qui accompagnent les mourants ! Comme si l’analyste n’avait pas comme responsabilité de faire penser, de faire en sorte qu’il y ait de la pensée. Une pensée, c’est quelque chose qui sépare, qui sépare du passé. Une pensée est neuve par essence. Je me demande si la flambée des thérapies comportementales ne s’enracine pas dans les échecs dus au ressassement qu’encourage une certaine pratique de l’analyse. C’est une question.
– A l’autre extrémité, il y a la techno-analyse, la sourde oreille à toute douleur, où toute souffrance est entendue comme jouissance hystérique, où la technique de la non-réponse systématique à la demande est le critère unique. La techno dont le rythme à deux temps s’appelle la « scansion ». Boum-boum, boum-boum. L’analysant est la « bobine » de l’enfant analyste – Fort-Da, fort-la.

– Comment faire pour ne tomber ni dans la thérapie purement compassionnelle qui produit des victimes à vie, ni dans la techno-analyse qui produit des analysants à vie ? Ou, spécialité lacanienne, qui produit de l’être-pour-la-passe, subtile chair à fauteuil Made In France !
D’abord, quelle différence peut-on poser entre une psychanalyse et une psychothérapie, qui ne se réduise pas aux seuls éléments formels – nombre de séances, allongé-assis, privé-public -, une fois posé que ce n’est pas pareil ?
Les analystes américains « pragmatiques » ont abandonné la métapsychologie, il n’y a plus de place pour l’intrapsychique, le propre du sujet. Comme le souligne Cahn, « c’est à travers l’interrelation et non plus par l’insight que s’opère la subjectivation. » L’analyste c’est : toi et moi. Je vous rappelle ce que j’ai raconté sur l’importance de la pensée-éclair, le Einfall, la pensée immanente, puis sur les trois principes, pour vous dire à quel point je pense que l’intrapsychique est important, et qu’on ne peut pas réduire tout à de l’intersubjectif dans une analyse. Encore que ce soit très délicat.
Pour défricher je propose de dire, dans un premier temps, qu’on est dans un processus psychanalytique quand il y a production d’inconscient, en rapport avec les séances et la présence de l’analyste, qui exige la permanence de l’analyste. Le processus est indissociable du transfert. C’est l’émergence dans le cadre de la cure d’éléments provenant des processus primaires. Que ce soit à partir des rêves, des décentrements ou des ruptures des processus secondaires sur lesquels analyste et analysant s’interrogent ensemble. Cela n’exclut ni la prise en compte de la réalité actuelle du patient ni des entorses par rapport à une quelconque cure-type.
– Une psychothérapie a lieu quand le patient se borne à raconter ce qui se passe dans la réalité actuelle, quand ni le patient ni l’analyste ne parviennent à établir une dynamique entre l’actuel et le passé, le patent et le latent, et qu’aucune production d’inconscient ne donne un autre éclairage à la relation patient-thérapeute. Ce dernier reste en dehors, comme un conseiller, un médecin ou un témoin bienveillant.

RETOUR A FREUD
Je vais faire un petit détour par Freud pour aborder cette question de manière plus historique.
Freud a commencé par faire des psychothérapies. Le terme de psychothérapie est inventé par Bernheim en 1891.
Ce n’est, comme vous le savez, qu’en 1896 qu’il forge le mot Psychoanalysis. Lacan de son côté avait parlé d’une psychanalyse « pure » qui serait la psychanalyse didactique, celle qui produit un analyste. Mais aujourd’hui comment devient-on analyste ? Je connais des analystes qui n’ont jamais eu plus, dans leur propre analyse, d’une séance par semaine. C’est pour eux toute une aventure et une découverte que de faire l’expérience, via leurs patients, de la différence qu’introduit une fréquence plus dense. Je ne connais pas d’analyste, l’exception de Freud lui-même, qui n’ait jamais tâté du divan. Ça doit bien exister.
Mais alors que serait une psychothérapie pure ?
Eh bien c’est l’hypnose. C’est le « traitement prenant origine dans l’âme » qui comporte la particularité de provoquer chez l’hypnotisé un accroissement extraordinaire de l’influence de la vie psychique sur le corps.
Et Freud dit encore dans Le traitement psychique (1890) : « Les mots sont bien l’outil essentiel du traitement psychique. » Mais ici il est question des mots du thérapeute qui était l’hypnotiseur. Est-ce cela qui est à l’origine du silence des analystes ? La crainte d’influencer par les mots, ce serait la phobie du péché originel de la psychanalyse ! L’analyse est née de l’influence de la parole du thérapeute-hypnotiseur sur le malade. Dans l’hypnose, il y a connexion directe entre les mots du thérapeute et les états psychiques du patient, états qui, à leur tour, influent sur le corps. Voilà ce que serait une psychothérapie pure. Pure au sens où il n’y a aucune autre médiation que la parole agissant sur la psyché en vue de la suppression du symptôme. Je pense qu’une grande part de l’efficacité de l’intervention de l’analyste est d’ordre hypnotique. Et je ne vois pas pourquoi je m’en offusquerais.
Classiquement, la psychothérapie vise de façon directe la suppression du symptôme, alors que le psychanalyste est censé savoir que la guérison s’obtient par surcroît. Je ne vais pas revenir sur ces généralités que tout le monde connaît, c’était simplement un rappel.
Mais cela ouvre la voie à une autre distinction, faite par Freud, qu’il me paraît intéressant de proposer, car elle peut apporter quelques éclaircissements sur ce à quoi nous avons affaire aujourd’hui.

ANALYSE DE TRANSFERT – ANALYSE ACTUELLE
Freud faisait une différence radicale, pour ce qui est de l’intervention psychanalytique, entre les névroses actuelles et les psychonévroses, c’est-à-dire les névroses de transfert, limitées à l’hystérie et à la névrose obsessionnelle. Ces dernières seules relèvent selon Freud de la méthode analytique. Névroses de transfert qui répètent, grâce à la présence de l’analyste, les conflits inconscients et infantiles, qui viennent se rejouer sur cette deuxième scène de l’analyse. La névrose actuelle en revanche est, comme son nom l’indique, due à une difficulté présente sans référence au passé et à la sexualité infantile, c’est-à-dire à l’Œdipe. Le transfert est ce qui caractérise la psychanalyse. La névrose actuelle n’exclut pas le conflit inconscient, mais tout se passe au présent. Freud admettait cependant des passerelles entre névroses actuelles et névroses de transfert. La névrose actuelle nécessite l’intervention de l’analyste seulement dans la mesure où s’avère nécessaire sa compétence à déchiffrer les processus inconscients à l’œuvre. On pouvait refuser de prendre en analyse les névroses actuelles car, disait-il, il n’y avait nul nécessité de recourir à la méthode psychanalytique qui ne sert qu’à résoudre des énigmes de l’inconscient.
L’analyse consiste à résoudre les énigmes de l’inconscient, la clé de cette énigme se trouvant le plus souvent dans le passé infantile du patient. Pour le reste, selon Freud, il n’y aurait aucune nécessité à recourir aux compétences très spécifiques des psychanalystes. Car, dans ce deuxième cas, il n’y a pas d’énigme à résoudre.
Freud avait isolé trois formes de névroses actuelles : la neurasthénie, la névrose d’angoisse (à distinguer de l’hystérie d’angoisse) et l’hypocondrie.
Je pense que beaucoup de demandes dites « concrètes » se situent dans ce cadre, notamment les dépressions, les angoisses, les border-lines. Il y aurait beaucoup de choses à tirer de ces classifications, et des correspondances que Freud avait essayé de faire entre certaines formes de névroses actuelles et leurs formes de psychonévroses.
Si l’on replace ces distinctions dans la situation actuelle et les nouvelles demandes, on peut se demander si les analystes ne se sont pas crus autorisés à accepter en analyse des névroses actuelles en voulant les réduire – mine de rien et tout de suite – à des névroses de transfert. Ensuite ils s’étonnent que ça ne marche pas et ils se trouvent dans l’obligation de s’occuper de la réalité actuelle des patients et de sublimer leurs échecs parce qu’ils n’en ont pas tenu compte. Finalement nous sommes dans la situation où nous essayons de traiter analytiquement (même sous des formes atypiques) des névroses actuelles. S’y ajoutent des formes plus graves, commodément appelées border-lines, et l’analyse pousse ces patients peu à peu à concevoir que leurs problèmes actuels ont un rapport avec leur histoire passée. Ce qui n’est pas faux, et légitime en quelque sorte le fait de s’occuper des problèmes actuels, de parler d’avantage, de ne pas pouvoir interpréter en fonction du passé, de négliger le recours systématique à la problématique de l’Œdipe… Mais alors comment passer à l’autre phase, quand cela s’avère nécessaire et que l’habitude est prise de ne pas recourir à la méthode psychanalytique ? A ne pas tenir pour essentiel l’événement psychique ?
Si l’on est plus conscient de ces différences, qui existaient déjà du temps de Freud et dont il récusait le traitement par l’analyse – puisqu’il disait qu’il n’y avait rien de l’inconscient à élucider -, si on veut traiter analytiquement ce pourquoi les concepts analytiques n’étaient pas faits, il faut savoir passer à l’autre face de la pratique quand c’est possible, sans se prendre les pieds.

Je prétends que personne ne peut savoir à l’avance comment tourne une affaire engagée entre ces deux protagonistes. Ça ne rime à rien de singer une posture d’analyste dès le premier entretien, de ne pas ouvrir la bouche au prétexte qu’ainsi on est analyste et comme tel soucieux de n’exercer aucune influence et de ne pas être dans la séduction. Ce sont, à mon avis, des balivernes, des postures de petits maîtres, des soucis de boutiquiers soucieux de garder un prestige de pacotille, prestige qui se veut gardien de la psychanalyse pure. S’il y a une différence entre psychanalyse et psychothérapie, elle réside ailleurs. Il faut y aller doucement. Prendre son temps. Tout en se réservant le droit de dire non. Non au confort, non à la thérapie compassionnelle quand l’analysant se montre disposé à s’engager davantage. Dire non aussi quand on ne s’en ressent pas. Et surtout savoir s’engager dans un processus analytique avec ce que cela exige de rigueur et d’implication sans réserve.
Freud prenait les gens quelques semaines à l’essai : il disait qu’après une période d’essai, il répondrait s’il pouvait s’engager à une analyse, s’il pensait que cela relevait de la méthode analytique. Il n’est pas question de revenir à tout ce que faisait Freud. De même qu’il n’est pas question, compte tenu du type de patients que l’on peut recevoir aujourd’hui, de revenir à l’orthodoxie d’antan… Mais chaque analyste est responsable à chaque séance de toute la psychanalyse à chaque séance, comme le disait un jour Pierre Babin. Je vois certains analystes attendre que le patient décide de lui-même d’aller sur le divan. Comment voulez-vous qu’il le sache ? C’est une façon d’abdiquer sa propre place et sa responsabilité. De la même façon que l’on peut s’opposer à ce que quelqu’un s’allonge. Par ailleurs certains patients ne peuvent plus se passer du divan. Ils en redemandent comme une drogue .

Exemple 1
Je me souviens d’un analyste venu de l’étranger, de passage à Paris, en pleine crise de dépression grave, en proie à des angoisses terribles et toutes sortes de symptômes physiques, que j’ai reçu en catastrophe. Il voulait éviter une hospitalisation. Il était, pour toutes sortes de raisons, au bord d’une implosion. Je l’ai donc reçu vite et très souvent pendant son séjour parisien. Il avait dans son pays un analyste attitré, le quatrième, et il était en analyse depuis trente ans avec quelques pauses bien courtes. La première fois, il m’explique sa situation et tout ce qui, à son avis, l’a mis dans l’état d’angoisse, mais aussi sa très grande peur d’avoir déclenché une maladie grave somatique. Il venait de maigrir, ne mangeait plus, etc. Je ne savais pas trop qu’en penser. D’emblée il m’a mise à la place de tout décider pour lui, me demandant s’il devrait voir un médecin ou non, etc. Je m’aperçois, bien que je ne le connaisse pas, qu’il n’en fera qu’à sa tête de toute façon, et lui dis seulement que ça pourrait peut-être le calmer de faire des examens médicaux. Dès le deuxième entretien (vu son état catastrophique, une certaine urgence s’imposait, je le revois le lendemain), il entre et dit : « Je m’allonge ? » en fonçant sur le divan. Je hurle : « NON ! » Il y était déjà. Je le force à se relever. Il ne comprenait pas pourquoi, puisqu’il était chez une analyste ! Il avait attrapé la maladie iatrogène de l’analyse :il ne savait plus parler qu’allongé. Je l’ai un peu houspillé, il a parlé des choses qu’il n’avait pas abordées pendant ses vingt-cinq années d’analyse. Du coup il voulait revenir me voir lors de son prochain voyage à Paris. Bien qu’allant très mal, il semblait sous-entendre que son affaire n’était pas mortelle puisqu’il programmait déjà son emploi du temps de l’année suivante ! J’ai dit non. Il avait son analyste dans son pays, qui l’attendait ! Et ça pouvait suffire.
J’étais perplexe. Et un peu choquée devant sa versatilité, son infidélité à son analyste. J’étais comme une monogame devant une demande de polygamie. Lui me regardait avec étonnement, il disait : « Mais puisque mon analyste est d’accord ! Je lui ai téléphoné ! » J’ai maintenu mon refus.
Peut-on faire deux analyses à la fois ? On vit une époque étrange ! J’ai refusé de m’engager à le recevoir lors de son séjour suivant déjà programmé, mais je me demande pourquoi. Je me suis sentie du coup un peu rigide. Il faisait une analyse et il voulait une psychothérapie de choc en plus. Je l’avais en effet choqué par un certain nombre d’interventions, par le fait que je me suis permis de l’interroger très activement sur sa vie actuelle, et que des liens avec son enfance sont apparus de façon brutale. J’ai très vite pu lui dire aussi qu’il utilisait l’analyse de façon éhontée pour satisfaire un goût de pouvoir qui me déplaisait. Je lui ai parlé de façon très franche. Justement parce que j’intervenais en « plus » de son analyse dans un moment de crise. J’ai refusé un certain jeu de la neutralité, et aussi de jouer à être son analyste. Or cela a eu paradoxalement  des effets « analytiques », des vraies levées de refoulement comme dans les livres ! Tout ceci pour vous dire que c’est inextricable, que nous sommes dans une problématique très compliquée quand on veut faire la différence entre analyse et psychothérapie. Et qu’il n’y a pas une, mais des analyses… et un noyau qui fait dire qu’il y a de l’analytique.

Exemple 2
J’ai à l’esprit un ancien patient, que je vais appeler le professeur, même s’il avait une profession libérale. Il ne voulait pas venir plus d’une fois par semaine et très ouvertement désirait une thérapie pour résoudre des problèmes de sa vie actuelle : problèmes professionnels et sentimentaux. Il disait en clair : « Une psychanalyse, ce n’est pas pour moi… C’est trop long… Je connais des gens qui… » Je ne vois pas pourquoi je l’aurais forcé à faire autre chose, même si j’espérais qu’avec le temps, cela puisse déboucher sur autre chose. Je pense que cela n’aurait même pas été possible : non seulement parce qu’il ne voulait pas, mais parce je le trouvais terriblement plat malgré sa bonne volonté. Je n’ai  pas pu faire mieux que de lutter contre un certain endormissement pendant ses séances. Mais cet endormissement, plutôt un engourdissement qui me saisissait puisqu’il était en face de moi, je n’ai rien pu en faire, alors que d’autres fois, avec d’autres patients, lorsque cela se produisait j’avais toujours pu en tirer quelque chose, faire la transformation, l’utiliser par exemple comme symptôme transférentiel. Ou le lui dire, pour que ses propres associations puissent nous aider. Avec lui, rien de cela n’était possible. Je sentais sa fragilité. Un psychotique peut très bien piger une entrave là où un obsessionnel reste stupide. Même si je réussissais à ne pas m’endormir, mon esprit roupillait. Cela ne l’a pas empêché de raconter beaucoup de choses de sa vie, de son enfance, de la mort de sa mère alors qu’il était encore très jeune, des années passées en pension, et surtout des problèmes de sa vie actuelle avec les femmes, avec sa hiérarchie professionnelle. Mais tout cela restait extraordinairement plat. Tombait à plat. Il s’est intéressé à la recherche généalogique, il avait fait un arbre, mais il n’y avait pas d’événement psychique, pas d’association, pas de rêves, ni chez lui ni chez moi. Un désert. Au moins, pour les investigations généalogiques, on n’a pas besoin d’espace psychique. J’avais eu l’espoir qu’on tomberait sur un secret, un non-dit familial qui permettrait une mobilisation de la libido, enfin quelque chose. Mais rien. C’était de la constitution d’archives, ça ne débouchait sur aucun travail psychique, sur aucune dynamique. Côté transfert, je n’ai jamais pu voir la moindre lueur ce que je pouvais représenter, je n’ai  jamais pu non plus repérer dans le transfert la moindre répétition, je n’ai jamais rien ressenti ni pensé qui aille au-delà de ce qu’il me racontait en clair. Il a simplement – avec le temps et ma persévérance – pu organiser quelques pensées concernant sa vie. Il a pu se penser un peu et s’apercevoir qu’il choisissait toujours le même genre de femme sous des dehors très différents, puis rencontrer une autre femme, qui semblait s’écarter de ce modèle trop adhésif. Tout ça restait très superficiel, mais il semblait content : content de venir à ses séances, content de ce qui s’y passait. Il se sentait en confiance, ce qui pour lui était déjà beaucoup. Il est resté trois ans et puis il m’a dit qu’il était bien, et qu’il pensait s’en sortir seul. Je l’ai laissé repartir. C’était une psychothérapie et c’est tout. A aucun moment je n’ai eu l’impression d’être dans l’analyse, ni que la moindre manifestation de l’inconscient avait eu lieu. Ni chez lui, ni chez moi. Juste une fois, j’ai ressenti une sorte de présence de la haine, une haine apparemment sans objet, mais une haine contenue dans la présence même du bonhomme face à moi. Impossible de l’attribuer à quelque chose, ni de lui faire correspondre une représentation quelconque. Je l’ai perçu haineux, c’est tout, et j’ai eu vaguement l’intuition que l’aspect statique et lourd de sa présence, son effet un peu soporifique sur moi devaient être du domaine de la haine, mais qu’on ne le disait pas. Une haine sans raison actuelle, une haine d’un autre temps, d’un autre espace. Je n’ai pas pu pousser plus loin.
J’ajouterais aujourd’hui qu’on méconnaît trop souvent la violence de la haine qui accompagne le malheur. On la méconnaît parce qu’on n’ose pas attribuer la haine, cette vilenie, à une victime de la vie comme on dit aujourd’hui. C’est typiquement le genre de pensée qui n’est pas politiquement correcte. Il y va de l’honneur de la psychanalyse de pouvoir se maintenir en dehors de la censure qui nous attrape comme tout le monde, et de reconnaître la présence de la haine dans le malheur. J’ai pu penser cela seulement après son départ.
Quelques années plus tard j’ai reçu un coup de fil : il lui paraissait normal que je me souvienne tout de suite de lui. Il m’a dit son nom et son prénom bien sûr, mais j’ai eu quelques secondes d’hésitation, ce qui ne m’arrive jamais avec des patients avec lesquels il y a eu un vrai travail psychique, un processus analytique. Mon hésitation était imperceptible, mais perceptible pour moi cependant. Pendant quelques secondes, je ne voyais plus de qui il s’agissait. Puis j’ai reconnu sa voix. Il m’a dit : « je vais bien, mais je voudrais  faire encore un bout de chemin avec vous. »
Ce qui m’était revenu, dès que j’ai raccroché, comme un flash, c’est l’image du dortoir de son internat où il avait été placé, après la mort de sa mère. J’étais frappée par la précision de l’image de ce dortoir, et de l’atmosphère du lieu qui se présentait à mon esprit, alors que d’entendre son nom ne m’avait pas tout de suite rebranchée. Le sommeil est la première séparation psychique de l’enfant avec la mère. Le sommeil est la première solitude. Et le dortoir avait été un lieu de grande solitude pour lui après la mort de sa mère. Il avait subi une double peine. Après une si longue absence, voilà donc ce dortoir qui sort des limbes de ma mémoire. Je suppose que l’image qui s’est présentée est ce que Michèle Ducornet avait appelé un « objet mnésique ». Je savais qu’il avait été très seul, malheureux, courageux aussi pour avoir fait de son mieux et être devenu un élève brillant, mais j’étais restée étrangement en dehors. Ma somnolence pendant sa première tranche, je n’ai jamais pu la mettre en rapport avec sa solitude, ni son deuil de petit garçon dans un dortoir de pensionnat. Tout simplement ça ne m’était pas venu du dedans. Je le savais, mais cela ne m’avait pas habitée. C’est ça la résistance de l’analyste !
Il a fait une analyse dans ce deuxième temps. Quand il est revenu, je lui ai parlé.  Je lui ai raconté ce qui m’était resté de son passage. Je lui ai dit qu’après son appel, je m’étais souvenue du dortoir. Il y avait chez lui une grande détresse, une solitude sans mots que je « connaissais » intellectuellement mais dont je n’avais rien pu faire dans la première séquence. Je l’avais « accueilli », je l’avais écouté, mais le vrai contact – contact analytique – ne s’était pas établi, et je n’avais pas su faire les liens nécessaires entre son passé et le présent, au travers de ma présence.
J’avais dit que quelque chose d’une haine m’était apparu à sa première tranche. Aujourd’hui je la trouve justifiée : ne l’avais-je pas laissé seul dans son dortoir d’orphelin parce que je ne pouvais pas lui offrir l’espace psychique d’une rêverie maternelle ? La haine du malheur et de l’injustice de tout malheur. Injustice que je perpétrais. J’avais sans doute, de façon inconsciente, partagé sa solitude et sa détresse sans souvenirs, plus que je ne le soupçonnais. J’avais été inconsciemment « comme » lui, mais pas « avec » lui. Comme lui dans une identification inconsciente à sa part la plus endolorie, la plus endormie, la plus refoulée : sa part d’ombre. Parce que je n’ai rien pu en imaginer, je n’ai pas pu traverser ce transfert inversé qui n’est pas allé jusqu’à me devenir conscient. Je ne le savais pas. Alors vite une psychothérapie de soutien pour pouvoir repartir seul sur la route de la vie. Quand il est revenu, il a repris là où on avait laissé les choses : « Je voudrais refaire un bout de chemin avec vous »… Cette fois j’ai entendu le « avec vous » C’est-à-dire pas seul. C’est-à-dire avec quelqu’un qui puisse le penser et pas être englouti dans son propre symptôme. Car aujourd’hui je pense que mon endormissement était ce qui chez lui résistait à devenir pensable. Sans doute pourrait-on parler d’un transfert symbiotique, acéphale comme je l’avais appelé un certain temps. Encore faut-il  qu’il puisse être saisi pas l’analyste.
Il a fallu qu’il me donne cette deuxième chance d’être analyste, après une si longue absence. Inutile de vous dire que sa deuxième tranche a été plus dense en événements psychiques.

Je dirais donc que la première séquence avait été une psychothérapie même si j’avais voulu autre chose, une thérapie de sa névrose actuelle, mais qu’elle a finalement donné lieu, fait fondement, six ans plus tard, à une analyse, grâce à l’entrée en jeu de ma perception du transfert. S’il est revenu malgré ce peu de travail qu’à mon avis j’avais fait avec lui, c’est peut-être parce que, de son côté, il avait gardé la mémoire du lien et qu’il est revenu sans doute d’abord pour voir si j’étais vivante. Ce lien inédit qu’instaure la relation analytique, même en absence d’un processus repérable, permet, quand on lui donne sa chance, de tenir suffisamment pour que « remontent » des affects et des percepts qui permettent la préhension du transfert. Et peut-être, pour parler en termes freudiens, de passer de la névrose actuelle à la névrose de transfert. Ce n’est qu’après-coup que je peux dire qu’il y a eu une sorte de préparation à une analyse.
Depuis Freud, et même depuis Lacan, il y a eu du nouveau : notre savoir clinique s’est accru. En tout cas pour les analystes qui ont « osé » interroger plus fermement ce qui se passe du côté du contre-transfert. Ils ne le conçoivent plus comme un parasitage d’éléments appartenant à la vie de l’analyste, mais comme une singularité de la rencontre entre « cet » analyste et « ce » patient. On peut parler de contre-transfert en ce sens où l’analyste donne asile, à son insu, à quelque chose de l’analysant, quelque chose qu’il répète ou agit, ou fantasme également à l’insu de l’analysant. Ça peut se jouer aussi dans l’autre sens. L’analysant perçoit quelque chose de l’analyste, par exemple un souci, une mauvaise santé, un conflit, et le représente dans une production subjective.
Ce qui m’intéresse c’est de souligner que le contre-transfert de l’analyste est le véritable lieu d’asile ou d’accueil (ici le mot s’impose) inconscient, la consigne où est déposé un bagage encombrant dont on peut par malheur égarer la clé.
Pour revenir à l’histoire précédente, cette deuxième tranche « devenue » plus analytique grâce à mon insight, l’événement psychique est apparu chez moi comme un indicateur de parcours, un signe du contre-transfert et de ma névrose de contre-transfert.

La nouveauté dans l’analyse, par rapport à Freud et à Lacan, est l’usage que nous faisons du contre-transfert.
Nous avons inventé la névrose de contre-transfert comme outil de travail ! C’est par la névrose de contre-transfert de l’analyste que l’on peut passer de la névrose actuelle à une névrose de transfert et retrouver un dialogue actualisé avec Freud. C’est aussi ce qui fait la différence, et elle est énorme, entre les psychothérapies qui se déroulent dans le champ de la psychanalyse, et toutes les autres. Toutes celles qui restent des études de cas, quand le cas c’est seulement l’autre, sont dans le champ de la médecine, en dépit de leur apparent décalage par rapport à la médecine : des études de cas médicaux. Quand le cas c’est l’autre, on n’est pas dans l’analytique, quel que soit le nom de Maître que l’on invoque.

Il y a bien d’autres nouveautés à l’horizon qui nous permettront d’aller au-delà des banalités des différences visibles entre psychanalyse et psychothérapie. Pour aujourd’hui, disons que l’autre nouveauté, ou l’autre outil, c’est la notion d’espace psychique. Certes, à première vue, ce terme est connu, mais il y a différentes manières de s’en servir.