« Ce texte fait partie d’un livre collectif à paraître au Brésil en portugais, traitant de la formation et de la transmission dans la psychanalyse. »
Une réponse intempestive
Un ancien analysant revient me voir quinze ans après sa fin d’analyse pour me parler d’un problème actuel. Il était très jeune quand il est venu me voir la première fois et il avait fait une analyse assez longue.
A l’occasion de ce retour, il évoque quelques moments forts de son analyse passée et se rappelle de cette fois où jeune analysant un peu naïf il m’avait posé une question sur ma formation. A cette époque de l’apogée de la psychanalyse en France, les analysants se devaient de connaître l’école ou l’institution de leur analyste. Alors un jour, prenant son courage à deux mains à la fin d’une séance il m’a demandé:
« Vous êtes de quelle école ? Mes copains en analyse m’ont posé la question et je n’ai pas su leur répondre ». Il paraît que je lui ai répondu sur un ton qui n’admettait pas de discussion. « Eh bien dites à vos copains que je viens de l’école de la rue ! » « Bang, une bombe ! » m’a-t-il dit.
Quinze ans après, il s’en est souvenu et m’a rapporté cette histoire qui l’avait surpris mais qui ne lui avait pas déplu.
Je m’en suis souvenue aussi. Je me suis également souvenue de ma propre perplexité devant la rapidité avec laquelle je lui avais répondu. Il est parti perplexe, et moi-même je suis resté perplexe. Je n’avais eu aucune intention d’être provocante ni brutale, ma réaction est restée énigmatique pour moi-même. J’aurais pu ne pas répondre, ou simplement demander à mon tour » en quoi est-ce important pour vous de savoir cela? « Ou même, outrepassant la sacro-sainte règle de la non-réponse imaginaire, répondre, que j’étais à l’Ecole Freudienne de Paris. Ecole de Lacan très en vue à l’époque déjà. Non, c’est la rue qui s’est imposée à mon esprit pour dire mon lieu de formation à ce jeune curieux.
J’essaye de comprendre aujourd’hui. Une parole spontanée et rapide de l’analyste qui vient en réponse à une question d’un analysant devrait toujours être entendue dans la dynamique du transfert. Du transfert qui parle par la bouche de l’analyste. On pourrait dire contre-transfert ? Pourquoi pas. Mais je clarifie tout de suite : je n’entends pas, comme le font certains, par contre-transfert une réaction de l’analyste qui serait un acting ou une manifestation défensive qui ferait résistance au processus.
Cette réponse était une réponse interprétante et pas seulement une réaction de défense de ma part. La réaction contre-transférentielle est à mon avis toujours à reporter à une induction inconsciente venue de la part du patient et elle doit être tenue pour partie intégrante du transfert des deux protagonistes. Mais elle contient souvent bien plus que cela. Ce qui de son affaire m’avait impliquée sans que j’en sois consciente à l’instant même.
Je me suis rappelée que ce jeune homme quand il est venu en analyse m’avait longuement parlé de l’angoisse de sa mère, de son amour trop protecteur vis à vis de lui petit garçon, angoisse qui allait jusqu’à lui interdire d’aller jouer au foot avec des copains dans la rue. La rue lui était interdite. Trop de danger, car…trop de plaisir, plaisir que cette maman imaginait à juste titre bien plus vaste que le seul jeu de foot. Dans la rue il y avait de tout, et dans la rue il y avait le sexe, dans la rue il y avait le mélange des humains, dans la rue il y a la politique qui ne dit pas son nom, la rue était le signifiant d’une liberté angoissante pour cette mère. Sa mère lui interdisait la rue, et moi, son analyste, je lui répondais que mon savoir de psychanalyste, je le tenais de la rue. Je lui ai « interprété » à mon insu plusieurs années plus tard ce que visaient l’interdit de sa mère : la jouissance d’un savoir que l’on n’acquiert pas dans le giron familial. Nous sortions à peine des années 68, quand on avait pu penser que l’avenir se jouait dans la rue. A l’interdiction maternelle de la rue comme danger sexuel, je répondais par l’autorisation de la rue comme lieu de savoir. Le lien entre le sexuel et le politique était ainsi établi sans que nous l’ayons pensé en clair.
Et de mon côté, c’était quoi le rue ? Il y a eu celle de mon enfance, et puis la rue actuelle, l’espace commun de l’un et de l’autre.
Concernant mon enfance, un souvenir très ancien m’est revenu : quand j’étais petite je jouais dans la rue. A cette époque les enfants pouvaient jouer sans danger dans la rue, ce qui n’est plus possible aujourd’hui. Mais un jour, ma mère m’avait interdit d’aller jouer dans la rue. C’était un jour particulier. Tous les adultes étaient suspendus à la radio, aux informations, je le voyais, mais je ne savais pas de quoi il s’agissait. Ils attendaient la déclaration de guerre, et la déclaration est arrivée, et les mères ont interdit le jeu dans la rue à leurs enfants. Très vite il y a eu les bombardements. J’ai compris. Dans la rue il y avait le plaisir et puis aussi subitement le danger de la mort. La rue c’est le monde tel qu’il est, et non pas tel que les analystes le décrivent.
Par ma réponse hâtive, je disqualifiait en quelque sorte les écoles de psychanalyse et je levais l’interdit maternel abusif qui avait marqué toute son enfance et son adolescence bien au delà du simple fait de ne pas jouer au foot. Du même coup j’interprétais à mon insu mon attachement à ce lieu collectif où circule un autre savoir que celui dispensé par l’institution. Un dehors de la protection des familles, naturelles et analytiques. L’au delà de l’Œdipe.
Quant à la rue comme espace commun une surprise m’attendait :
Lacan dans la rue
Au moment où je commençais à écrire le texte présent, soudain, un souvenir m’est revenu en rapport avec cette réponse à mon analysant. J’ai pu en vérifier l’exactitude.
Le 13 Mai 1968, le local où Lacan tenait séminaire était occupé par des étudiants en révolte. Son séminaire ayant été annulé pour cause d’événements de Mai 68, voici donc Lacan dans la rue avec quelques personnes de son séminaire et une discussion s’engage.
Cet échange sur les marches du Panthéon, et le contexte est reporté dans le livre XVII :
« La faculté de droit de la rue St Jacques étant fermée, un échange a lieu avec un nombre réduit de participants, sur les marches du Panthéon. » Répondant à une question inaudible, Lacan parle, et il aborde de lui même la question de son traitement des affectes. S’indignant qu’on l’accuse de mettre l’affect au second rang, de le négliger, voilà ce qu’il dit : « tout mon séminaire de cette année-là (1962) est au contraire articulé autour de l’angoisse, en tant que c’est l’affect central , celui autour de quoi tout s’ordonne. Puisque j’ai pu amener l’angoisse en tant qu’affect fondamental… » Et plus loin : « Ce que je traduis comporte que l’affect, par le fait du refoulement, est effectivement déplacé, non identifié, non repéré dans ses racines – il se dérobe. C’est ce qui constitue l’essentiel du refoulement, Ce n’est pas que l’affect soit supprimé, c’est qu’il soit déplacé, et méconnaissable. » (L’Envers de la Psychanalyse p. 168 Séminaire 1968-70)
D’une rue l’autre…l’affect se dérobe… disait Lacan. Et cette fois-ci l’affect convoqué par Lacan, sonnait autrement que dans l’espace clos de l’amphithéâtre.
Voilà ce que j’avais « oublié » au moment où je donnais cette réponse intempestive.
Le dehors et le dedans, espaces partagés
Les analysants arrivent toujours d’abord de la rue. Elle est le passage obligé entre la vie privée et le monde du dehors. Chacun vient de la rue pour venir chez l’analyste. Pour l’instant en tout cas. Peut-être qu’un jour ne pourront-ils venir qu’en hélicoptère ? Pour l’instant il est encore possible de venir directement de la rue même si les enfants ne peuvent plus y jouer.
Certains analysants apportent en séance ce qu’ils ont vu en arrivant. Ils parlent de cet espace commun. Des sans domicile fixe, des mendiants, de plus en plus nombreux à Paris, même dans les quartiers où ils ne venaient pas avant. Parfois les analysants sont en retard parce qu’il y a une manifestation, ou des grèves. D’autres analysants n’en parlent jamais, pourtant ils voient aussi le spectacle de la pauvreté qui augmente et devient visible et massive. Et ceux-là parlent de leurs angoisses, de leurs inhibitions, et cherchent la raison exclusivement du côté de leur maman et de leur papa, ou, du mari qui n’est plus comme avant, ou des enfants qui donnent du souci. Ils restent dans le privé parce qu’ils s’imaginent que c’est ça, et seulement ça qui intéresse l’analyste et qu’il faut raconter en analyse, que le reste, c’est à dire la rue, ça n’a pas sa place dans une séance d’analyse. D’une certaine façon ils ont raison. Il suffit de lire ce qui s’écrit sur le transfert, il n’y est jamais question de ce spectacle de la vie des autres qui pourtant peut bouleverser. Les théories sur le transfert sont un révélateur de ce qui intéresse les psychanalystes. Pourtant la rue prend parfois le pouvoir sur notre imaginaire et sur notre affect, et là il faut bien que l’analyste ne soit plus sourd. La rue est la métaphore où se mélange le politique et le sexuel, où les pulsions sont sollicitées et risquent le désordre amoureux d’une espèce non répertoriée par le discours familial et psychanalytique.
Le jour où j’ai répondu que j’ai été formé dans l’école de la rue, j’ai dit ce qui semblait être exclu du savoir supposé de l’analyste, de son savoir sur l’inconscient. Comme si l’inconscient était exclusivement branché sur le lit des géniteurs, alors que nous savons que l’inconscient ne peut être cantonné à l’individuel et qu’il est partout où se manifeste le désir des hommes, et donc dans la rencontre de tout inconnu. L’inconscient n’est pas une affaire strictement domestique. Deleuze disait déjà que les analystes parlaient beaucoup de la loi, mais jamais du pouvoir.
Or, quand vraiment rien ne va plus, alors les gens descendent dans la rue et manifestent. Et cela a des conséquences sur nos investissements et notre libido. Dans la rue on se rassemble et on est ensemble, et cela peut produire des effets qui ne peuvent être exclus du discours de la psychanalyse. La rencontre avec ce réel produit du nouveau au niveau subjectif.
Ainsi un jour les mères de la place de Mai à Buenos Aires sont descendues dans la rue pour dire que leurs enfants avaient disparus, qu’il y avait une dictature sanglante qui tuait des innocents impunément. Et elles ont continué à descendre dans la rue, jour après jour, mois après mois , année après année et elles ont fini par se faire entendre du monde entier. Elles n’ont pas accepté de pleurer chacune seule son enfant dans les maisons endeuillées. Et ce qu’elles ont dit c’était un réel insupportable. Et voilà la maman qui est sortie de son enclos traditionnel, et le monde a été obligé d’accoler le mot de mère à autre chose qu’à l’Œdipe. Et les psychanalystes s’y sont intéressés. Mais pas tous.
La psychanalyse ne peut survivre si elle reste cantonné dans les récits des mythes antiques. Des récits se fabriquent tous les jours et certains transcendent les faits historiques et deviennent mythes fondateurs. Et finissent par entrer dans les universités, et sont enseignés dans les livres, et puis tout recommence, car les livres sont toujours en retard pour dire l’impact du réel sur le vivant. Or c’est à ce point d’intersection du social et du privé, du politique et du sexuel que l’enseignement de la psychanalyse rencontre des difficultés évidentes. Si ma réponse à ce jeune analysant était intempestive c’est que sans doute la « théorie » analytique ne m’avait pas suffi ce jour-là.
Culture et Pratiques
Lacan disait : La psychanalyse ne se transmet pas. Elle se réinvente chaque fois. Disant cela Lacan se situe résolument du côté de la praxis. A un autre moment il affirmait le fait qu’il existait un enseignement de la psychanalyse. C’était l’enseignement de Lacan. De son côté Freud disait que gouverner, éduquer, psychanalyser étaient trois métiers impossibles. L’un et l’autre se situent sur des plans différents tout en disant une même difficulté.
Et pourtant peut-on se passer de tout apprentissage ? Je ne le pense pas. A condition d’y introduire des différences entre culture et pratique, entre connaissance et savoir. Par ailleurs enseigner et transmettre ne veulent pas dire la même chose. Il est dangereux de tout confondre. La culture recense l’ensemble des connaissances que chacun peut acquérir parce qu’elles sont dans les textes, les livres qui constituent le corpus théorique du champs de la psychanalyse. Cela relève d’un enseignement, et certains pensent qu’un enseignement en analyse n’appartient qu’à un maître. Car l’enseignement de la psychanalyse ne peut pas viser que des connaissances livresques bien sûr. Lacan parlait de son »enseignement » voulant dire par là qu’il enseignait la psychanalyse selon Lacan. C’est un cas particulier. L’analyse en tant qu’ensemble de connaissances peut s’enseigner dans des facultés, des académies, des écoles de toutes sortes. Des interprétations et des lectures différentes des textes peuvent avoir lieu sans impliquer pour autant la capacité d’une pratique analytique. Du temps de Freud l’analyse se résumait aux travaux de Freud, aujourd’hui la culture analytique comprend toutes les tendances qui se sont développées depuis.
La pratique elle-même, et ce qu’on appelle la clinique, requiert un savoir tout autre. Il s’acquiert de manière chaque fois singulière, différente pour chacun et il n’est pas cumulatif. Sa transmission est bien plus délicate, le lieu de son savoir est le corps même de l’analyste, où s’enracinent ses assises inconscientes. Il peut être partagé, mais il est chaque fois pris dans une subjectivité, un style. Pour autant il n’est pas toujours disponible.
Par ailleurs, c’est bien un savoir sur l’inconscient que l’analysant suppose à l’analyste selon la fameuse définition de Lacan.
Alors comment enseigner ce qui ne se transmet pas ?
Officiellement la psychanalyse se transmet dans des lieux spécialisés. Il y a des associations, des instituts, des écoles de psychanalyse où l’on forme des analystes, des dispositifs ont été inventés, des supervisions plus ou moins sophistiquées où les analystes qui ont de l’expérience essayent de transmettre.
En quoi réside la difficulté majeure ? N’en est-il pas de même pour bien d’autres disciplines où l’on distingue connaissances académiques et génie personnel. Il en ainsi dans tous les arts et dans certaines sciences aussi. Mais il y a ceci de particulier dans la psychanalyse, c’est son hypothèse fondatrice, l’hypothèse de l’inconscient.
Les deux fondamentaux : l’inconscient et le transfert
La singularité de la psychanalyse réside dans l’hypothèse de l’inconscient et que par nature l’inconscient est inconnaissable tel quel. Aujourd’hui, même cet axiome est mis en doute par certains. Cependant on peut prouver l’existence des processus de pensée inconscients, et paradoxalement ce sont les neurosciences qui viennent au secours de la psychanalyse, mais cela ne résout pas pour autant le difficile rapport entre théorie et clinique analytique. Si la théorie, peut s’enseigner, en incluant le concept d’inconscient, la clinique pose des problèmes bien plus difficiles. Ces problèmes sont difficiles pour la raison même que le rapport théorie –clinque en analyse, n’est pas un rapport stable, ne peut pas s’écrire une fois pour toutes. Je rappelle que Freud comparait l’inconscient au bâtiment et la théorie à l’échafaudage qui permet de s’approcher du bâtiment. Il avertissait les jeunes analystes de ne pas confondre l’échafaudage avec le bâtiment et préconisait de remettre en question toute la théorie si un seul cas clinique venait la contredire. On en est loin…
Souvent les analystes oublient de faire cette différence. Il est plus rassurant de croire à la vérité des théories ; encore heureux quand ils acceptent leur pluralité.
Certains analystes ont des connaissances théoriques limitées mais ont un véritable don pour mener à bien des analyses les plus difficiles. Ils ne savent pas toujours transmettre et le plus souvent ils ne peuvent que faire le récit de leurs cures, aux autres d’entendre.
Un secret à ciel ouvert
Il reste une invariante quelles que soient les écoles : c’est l’exigence pour tout analyste d’avoir fait une analyse personnelle et que c’est elle qui est le véritable apprentissage de l’analyse. Je pense que c’est un vœu pieux. J’ai souvent entendu des analystes se plaindre de la médiocrité de leur propre analyse, ceci ne les a pas empêché de s’installer. Ce qui m’amène à dire que la qualité d’un analyste ne dépend même pas, ou ne dépend que peu, de son analyse personnelle. Dire cela confine au blasphème ! Mais souvent on se forme « contre » son analyste. Et je crois que nos véritables enseignants ce sont certains patients difficiles, qui sont nos passeurs vers un savoir non écrit. Par ailleurs il faut cesser de croire que la transmission va d’en haut vers le bas. C’est l’illusion des maîtres. Ce que l’on apprend, et ce qui sert, c’est ce que chacun prélève sur ce qu’il entend d’un autre. Un analyste, un enseignant, un collègue ou un patient. L’enseignant, quand il croit transmettre, raconte, parle, explique, mais c’est l’élève, ou le jeune analysant qui fera consciemment ou inconsciemment le tri. Le savoir se prélève, il se vole et ne s’octroie pas. Et même de l’énoncer ainsi n’est pas tout à fait juste. Le savoir de l’analyse, se dévoile au sujet lui-même dans l’après-coup d’un acte. Le savoir dans l’analyse c’est comme la liberté, on ne la donne pas, elle se prend. Encore faut-il qu’il y ait des conditions pour cela. Il faut tout un appareillage, tout le semblant, tout le dispositif d’un enseignement pour que le voleur talentueux trouve matière à prélever ses richesses futures. Mais il ne s’agit pas uniquement de savoir ni de connaissances, il y a autre chose.
Depuis maintenant quarante ans que je pratique la psychanalyse, j’ai constaté que le meilleur analyste du monde ne peut transmettre ni former un analysant qui n’est pas doué pour l’analyse. Pour être analyste il faut en plus d’une formation, un don. Et le don ne se reçoit de personne. Aucun principe démocratique ne peut réguler le devenir analyste, d’où le malaise que l’on éprouve devant les simagrées institutionnelles de la « formation ». C’en est même tragique dans certains cas où l’on voit des « étudiants » se donner du mal, étudier, refaire des analyses très longues et rester comme des bûches devant la moindre énigme de l’inconscient. Tout le monde ne peut pas devenir psychanalyste.
Il faut certes une formation théorique, une formation à la technique analytique, une analyse personnelle, un contrôle…mais tout cela peut être absolument vain, si le futur analyste, le jeune analyste n’est pas habité par cette étrange pass