« Ce texte fait partie d’un livre collectif à paraître au Brésil en portugais, traitant de la formation et de la transmission dans la psychanalyse. »
Une réponse intempestive
Un ancien analysant revient me voir quinze ans après sa fin d’analyse pour me parler d’un problème actuel. Il était très jeune quand il est venu me voir la première fois et il avait fait une analyse assez longue.
A l’occasion de ce retour, il évoque quelques moments forts de son analyse passée et se rappelle de cette fois où jeune analysant un peu naïf il m’avait posé une question sur ma formation. A cette époque de l’apogée de la psychanalyse en France, les analysants se devaient de connaître l’école ou l’institution de leur analyste. Alors un jour, prenant son courage à deux mains à la fin d’une séance il m’a demandé:
« Vous êtes de quelle école ? Mes copains en analyse m’ont posé la question et je n’ai pas su leur répondre ». Il paraît que je lui ai répondu sur un ton qui n’admettait pas de discussion. « Eh bien dites à vos copains que je viens de l’école de la rue ! » « Bang, une bombe ! » m’a-t-il dit.
Quinze ans après, il s’en est souvenu et m’a rapporté cette histoire qui l’avait surpris mais qui ne lui avait pas déplu.
Je m’en suis souvenue aussi. Je me suis également souvenue de ma propre perplexité devant la rapidité avec laquelle je lui avais répondu. Il est parti perplexe, et moi-même je suis resté perplexe. Je n’avais eu aucune intention d’être provocante ni brutale, ma réaction est restée énigmatique pour moi-même. J’aurais pu ne pas répondre, ou simplement demander à mon tour » en quoi est-ce important pour vous de savoir cela? « Ou même, outrepassant la sacro-sainte règle de la non-réponse imaginaire, répondre, que j’étais à l’Ecole Freudienne de Paris. Ecole de Lacan très en vue à l’époque déjà. Non, c’est la rue qui s’est imposée à mon esprit pour dire mon lieu de formation à ce jeune curieux.
J’essaye de comprendre aujourd’hui. Une parole spontanée et rapide de l’analyste qui vient en réponse à une question d’un analysant devrait toujours être entendue dans la dynamique du transfert. Du transfert qui parle par la bouche de l’analyste. On pourrait dire contre-transfert ? Pourquoi pas. Mais je clarifie tout de suite : je n’entends pas, comme le font certains, par contre-transfert une réaction de l’analyste qui serait un acting ou une manifestation défensive qui ferait résistance au processus.
Cette réponse était une réponse interprétante et pas seulement une réaction de défense de ma part. La réaction contre-transférentielle est à mon avis toujours à reporter à une induction inconsciente venue de la part du patient et elle doit être tenue pour partie intégrante du transfert des deux protagonistes. Mais elle contient souvent bien plus que cela. Ce qui de son affaire m’avait impliquée sans que j’en sois consciente à l’instant même.
Je me suis rappelée que ce jeune homme quand il est venu en analyse m’avait longuement parlé de l’angoisse de sa mère, de son amour trop protecteur vis à vis de lui petit garçon, angoisse qui allait jusqu’à lui interdire d’aller jouer au foot avec des copains dans la rue. La rue lui était interdite. Trop de danger, car…trop de plaisir, plaisir que cette maman imaginait à juste titre bien plus vaste que le seul jeu de foot. Dans la rue il y avait de tout, et dans la rue il y avait le sexe, dans la rue il y avait le mélange des humains, dans la rue il y a la politique qui ne dit pas son nom, la rue était le signifiant d’une liberté angoissante pour cette mère. Sa mère lui interdisait la rue, et moi, son analyste, je lui répondais que mon savoir de psychanalyste, je le tenais de la rue. Je lui ai « interprété » à mon insu plusieurs années plus tard ce que visaient l’interdit de sa mère : la jouissance d’un savoir que l’on n’acquiert pas dans le giron familial. Nous sortions à peine des années 68, quand on avait pu penser que l’avenir se jouait dans la rue. A l’interdiction maternelle de la rue comme danger sexuel, je répondais par l’autorisation de la rue comme lieu de savoir. Le lien entre le sexuel et le politique était ainsi établi sans que nous l’ayons pensé en clair.
Et de mon côté, c’était quoi le rue ? Il y a eu celle de mon enfance, et puis la rue actuelle, l’espace commun de l’un et de l’autre.
Concernant mon enfance, un souvenir très ancien m’est revenu : quand j’étais petite je jouais dans la rue. A cette époque les enfants pouvaient jouer sans danger dans la rue, ce qui n’est plus possible aujourd’hui. Mais un jour, ma mère m’avait interdit d’aller jouer dans la rue. C’était un jour particulier. Tous les adultes étaient suspendus à la radio, aux informations, je le voyais, mais je ne savais pas de quoi il s’agissait. Ils attendaient la déclaration de guerre, et la déclaration est arrivée, et les mères ont interdit le jeu dans la rue à leurs enfants. Très vite il y a eu les bombardements. J’ai compris. Dans la rue il y avait le plaisir et puis aussi subitement le danger de la mort. La rue c’est le monde tel qu’il est, et non pas tel que les analystes le décrivent.
Par ma réponse hâtive, je disqualifiait en quelque sorte les écoles de psychanalyse et je levais l’interdit maternel abusif qui avait marqué toute son enfance et son adolescence bien au delà du simple fait de ne pas jouer au foot. Du même coup j’interprétais à mon insu mon attachement à ce lieu collectif où circule un autre savoir que celui dispensé par l’institution. Un dehors de la protection des familles, naturelles et analytiques. L’au delà de l’Œdipe.
Quant à la rue comme espace commun une surprise m’attendait :
Lacan dans la rue
Au moment où je commençais à écrire le texte présent, soudain, un souvenir m’est revenu en rapport avec cette réponse à mon analysant. J’ai pu en vérifier l’exactitude.
Le 13 Mai 1968, le local où Lacan tenait séminaire était occupé par des étudiants en révolte. Son séminaire ayant été annulé pour cause d’événements de Mai 68, voici donc Lacan dans la rue avec quelques personnes de son séminaire et une discussion s’engage.
Cet échange sur les marches du Panthéon, et le contexte est reporté dans le livre XVII :
« La faculté de droit de la rue St Jacques étant fermée, un échange a lieu avec un nombre réduit de participants, sur les marches du Panthéon. » Répondant à une question inaudible, Lacan parle, et il aborde de lui même la question de son traitement des affectes. S’indignant qu’on l’accuse de mettre l’affect au second rang, de le négliger, voilà ce qu’il dit : « tout mon séminaire de cette année-là (1962) est au contraire articulé autour de l’angoisse, en tant que c’est l’affect central , celui autour de quoi tout s’ordonne. Puisque j’ai pu amener l’angoisse en tant qu’affect fondamental… » Et plus loin : « Ce que je traduis comporte que l’affect, par le fait du refoulement, est effectivement déplacé, non identifié, non repéré dans ses racines – il se dérobe. C’est ce qui constitue l’essentiel du refoulement, Ce n’est pas que l’affect soit supprimé, c’est qu’il soit déplacé, et méconnaissable. » (L’Envers de la Psychanalyse p. 168 Séminaire 1968-70)
D’une rue l’autre…l’affect se dérobe… disait Lacan. Et cette fois-ci l’affect convoqué par Lacan, sonnait autrement que dans l’espace clos de l’amphithéâtre.
Voilà ce que j’avais « oublié » au moment où je donnais cette réponse intempestive.
Le dehors et le dedans, espaces partagés
Les analysants arrivent toujours d’abord de la rue. Elle est le passage obligé entre la vie privée et le monde du dehors. Chacun vient de la rue pour venir chez l’analyste. Pour l’instant en tout cas. Peut-être qu’un jour ne pourront-ils venir qu’en hélicoptère ? Pour l’instant il est encore possible de venir directement de la rue même si les enfants ne peuvent plus y jouer.
Certains analysants apportent en séance ce qu’ils ont vu en arrivant. Ils parlent de cet espace commun. Des sans domicile fixe, des mendiants, de plus en plus nombreux à Paris, même dans les quartiers où ils ne venaient pas avant. Parfois les analysants sont en retard parce qu’il y a une manifestation, ou des grèves. D’autres analysants n’en parlent jamais, pourtant ils voient aussi le spectacle de la pauvreté qui augmente et devient visible et massive. Et ceux-là parlent de leurs angoisses, de leurs inhibitions, et cherchent la raison exclusivement du côté de leur maman et de leur papa, ou, du mari qui n’est plus comme avant, ou des enfants qui donnent du souci. Ils restent dans le privé parce qu’ils s’imaginent que c’est ça, et seulement ça qui intéresse l’analyste et qu’il faut raconter en analyse, que le reste, c’est à dire la rue, ça n’a pas sa place dans une séance d’analyse. D’une certaine façon ils ont raison. Il suffit de lire ce qui s’écrit sur le transfert, il n’y est jamais question de ce spectacle de la vie des autres qui pourtant peut bouleverser. Les théories sur le transfert sont un révélateur de ce qui intéresse les psychanalystes. Pourtant la rue prend parfois le pouvoir sur notre imaginaire et sur notre affect, et là il faut bien que l’analyste ne soit plus sourd. La rue est la métaphore où se mélange le politique et le sexuel, où les pulsions sont sollicitées et risquent le désordre amoureux d’une espèce non répertoriée par le discours familial et psychanalytique.
Le jour où j’ai répondu que j’ai été formé dans l’école de la rue, j’ai dit ce qui semblait être exclu du savoir supposé de l’analyste, de son savoir sur l’inconscient. Comme si l’inconscient était exclusivement branché sur le lit des géniteurs, alors que nous savons que l’inconscient ne peut être cantonné à l’individuel et qu’il est partout où se manifeste le désir des hommes, et donc dans la rencontre de tout inconnu. L’inconscient n’est pas une affaire strictement domestique. Deleuze disait déjà que les analystes parlaient beaucoup de la loi, mais jamais du pouvoir.
Or, quand vraiment rien ne va plus, alors les gens descendent dans la rue et manifestent. Et cela a des conséquences sur nos investissements et notre libido. Dans la rue on se rassemble et on est ensemble, et cela peut produire des effets qui ne peuvent être exclus du discours de la psychanalyse. La rencontre avec ce réel produit du nouveau au niveau subjectif.
Ainsi un jour les mères de la place de Mai à Buenos Aires sont descendues dans la rue pour dire que leurs enfants avaient disparus, qu’il y avait une dictature sanglante qui tuait des innocents impunément. Et elles ont continué à descendre dans la rue, jour après jour, mois après mois , année après année et elles ont fini par se faire entendre du monde entier. Elles n’ont pas accepté de pleurer chacune seule son enfant dans les maisons endeuillées. Et ce qu’elles ont dit c’était un réel insupportable. Et voilà la maman qui est sortie de son enclos traditionnel, et le monde a été obligé d’accoler le mot de mère à autre chose qu’à l’Œdipe. Et les psychanalystes s’y sont intéressés. Mais pas tous.
La psychanalyse ne peut survivre si elle reste cantonné dans les récits des mythes antiques. Des récits se fabriquent tous les jours et certains transcendent les faits historiques et deviennent mythes fondateurs. Et finissent par entrer dans les universités, et sont enseignés dans les livres, et puis tout recommence, car les livres sont toujours en retard pour dire l’impact du réel sur le vivant. Or c’est à ce point d’intersection du social et du privé, du politique et du sexuel que l’enseignement de la psychanalyse rencontre des difficultés évidentes. Si ma réponse à ce jeune analysant était intempestive c’est que sans doute la « théorie » analytique ne m’avait pas suffi ce jour-là.
Culture et Pratiques
Lacan disait : La psychanalyse ne se transmet pas. Elle se réinvente chaque fois. Disant cela Lacan se situe résolument du côté de la praxis. A un autre moment il affirmait le fait qu’il existait un enseignement de la psychanalyse. C’était l’enseignement de Lacan. De son côté Freud disait que gouverner, éduquer, psychanalyser étaient trois métiers impossibles. L’un et l’autre se situent sur des plans différents tout en disant une même difficulté.
Et pourtant peut-on se passer de tout apprentissage ? Je ne le pense pas. A condition d’y introduire des différences entre culture et pratique, entre connaissance et savoir. Par ailleurs enseigner et transmettre ne veulent pas dire la même chose. Il est dangereux de tout confondre. La culture recense l’ensemble des connaissances que chacun peut acquérir parce qu’elles sont dans les textes, les livres qui constituent le corpus théorique du champs de la psychanalyse. Cela relève d’un enseignement, et certains pensent qu’un enseignement en analyse n’appartient qu’à un maître. Car l’enseignement de la psychanalyse ne peut pas viser que des connaissances livresques bien sûr. Lacan parlait de son »enseignement » voulant dire par là qu’il enseignait la psychanalyse selon Lacan. C’est un cas particulier. L’analyse en tant qu’ensemble de connaissances peut s’enseigner dans des facultés, des académies, des écoles de toutes sortes. Des interprétations et des lectures différentes des textes peuvent avoir lieu sans impliquer pour autant la capacité d’une pratique analytique. Du temps de Freud l’analyse se résumait aux travaux de Freud, aujourd’hui la culture analytique comprend toutes les tendances qui se sont développées depuis.
La pratique elle-même, et ce qu’on appelle la clinique, requiert un savoir tout autre. Il s’acquiert de manière chaque fois singulière, différente pour chacun et il n’est pas cumulatif. Sa transmission est bien plus délicate, le lieu de son savoir est le corps même de l’analyste, où s’enracinent ses assises inconscientes. Il peut être partagé, mais il est chaque fois pris dans une subjectivité, un style. Pour autant il n’est pas toujours disponible.
Par ailleurs, c’est bien un savoir sur l’inconscient que l’analysant suppose à l’analyste selon la fameuse définition de Lacan.
Alors comment enseigner ce qui ne se transmet pas ?
Officiellement la psychanalyse se transmet dans des lieux spécialisés. Il y a des associations, des instituts, des écoles de psychanalyse où l’on forme des analystes, des dispositifs ont été inventés, des supervisions plus ou moins sophistiquées où les analystes qui ont de l’expérience essayent de transmettre.
En quoi réside la difficulté majeure ? N’en est-il pas de même pour bien d’autres disciplines où l’on distingue connaissances académiques et génie personnel. Il en ainsi dans tous les arts et dans certaines sciences aussi. Mais il y a ceci de particulier dans la psychanalyse, c’est son hypothèse fondatrice, l’hypothèse de l’inconscient.
Les deux fondamentaux : l’inconscient et le transfert
La singularité de la psychanalyse réside dans l’hypothèse de l’inconscient et que par nature l’inconscient est inconnaissable tel quel. Aujourd’hui, même cet axiome est mis en doute par certains. Cependant on peut prouver l’existence des processus de pensée inconscients, et paradoxalement ce sont les neurosciences qui viennent au secours de la psychanalyse, mais cela ne résout pas pour autant le difficile rapport entre théorie et clinique analytique. Si la théorie, peut s’enseigner, en incluant le concept d’inconscient, la clinique pose des problèmes bien plus difficiles. Ces problèmes sont difficiles pour la raison même que le rapport théorie –clinque en analyse, n’est pas un rapport stable, ne peut pas s’écrire une fois pour toutes. Je rappelle que Freud comparait l’inconscient au bâtiment et la théorie à l’échafaudage qui permet de s’approcher du bâtiment. Il avertissait les jeunes analystes de ne pas confondre l’échafaudage avec le bâtiment et préconisait de remettre en question toute la théorie si un seul cas clinique venait la contredire. On en est loin…
Souvent les analystes oublient de faire cette différence. Il est plus rassurant de croire à la vérité des théories ; encore heureux quand ils acceptent leur pluralité.
Certains analystes ont des connaissances théoriques limitées mais ont un véritable don pour mener à bien des analyses les plus difficiles. Ils ne savent pas toujours transmettre et le plus souvent ils ne peuvent que faire le récit de leurs cures, aux autres d’entendre.
Un secret à ciel ouvert
Il reste une invariante quelles que soient les écoles : c’est l’exigence pour tout analyste d’avoir fait une analyse personnelle et que c’est elle qui est le véritable apprentissage de l’analyse. Je pense que c’est un vœu pieux. J’ai souvent entendu des analystes se plaindre de la médiocrité de leur propre analyse, ceci ne les a pas empêché de s’installer. Ce qui m’amène à dire que la qualité d’un analyste ne dépend même pas, ou ne dépend que peu, de son analyse personnelle. Dire cela confine au blasphème ! Mais souvent on se forme « contre » son analyste. Et je crois que nos véritables enseignants ce sont certains patients difficiles, qui sont nos passeurs vers un savoir non écrit. Par ailleurs il faut cesser de croire que la transmission va d’en haut vers le bas. C’est l’illusion des maîtres. Ce que l’on apprend, et ce qui sert, c’est ce que chacun prélève sur ce qu’il entend d’un autre. Un analyste, un enseignant, un collègue ou un patient. L’enseignant, quand il croit transmettre, raconte, parle, explique, mais c’est l’élève, ou le jeune analysant qui fera consciemment ou inconsciemment le tri. Le savoir se prélève, il se vole et ne s’octroie pas. Et même de l’énoncer ainsi n’est pas tout à fait juste. Le savoir de l’analyse, se dévoile au sujet lui-même dans l’après-coup d’un acte. Le savoir dans l’analyse c’est comme la liberté, on ne la donne pas, elle se prend. Encore faut-il qu’il y ait des conditions pour cela. Il faut tout un appareillage, tout le semblant, tout le dispositif d’un enseignement pour que le voleur talentueux trouve matière à prélever ses richesses futures. Mais il ne s’agit pas uniquement de savoir ni de connaissances, il y a autre chose.
Depuis maintenant quarante ans que je pratique la psychanalyse, j’ai constaté que le meilleur analyste du monde ne peut transmettre ni former un analysant qui n’est pas doué pour l’analyse. Pour être analyste il faut en plus d’une formation, un don. Et le don ne se reçoit de personne. Aucun principe démocratique ne peut réguler le devenir analyste, d’où le malaise que l’on éprouve devant les simagrées institutionnelles de la « formation ». C’en est même tragique dans certains cas où l’on voit des « étudiants » se donner du mal, étudier, refaire des analyses très longues et rester comme des bûches devant la moindre énigme de l’inconscient. Tout le monde ne peut pas devenir psychanalyste.
Il faut certes une formation théorique, une formation à la technique analytique, une analyse personnelle, un contrôle…mais tout cela peut être absolument vain, si le futur analyste, le jeune analyste n’est pas habité par cette étrange passion du savoir sur son propre inconscient et de son rapport à celui de l’autre. Le versant thérapeutique vient s’insérer comme un effet de cette recherche. En cela l’analyste s’apparente à l’artiste. Et c’est pour cela qu’il y a tant de psychologues et si peu d’analystes véritables.
La psychanalyse n’est ni un art à part entière, ni une science, cependant elle tient des deux. Elle s’est voulue science, et elle a échoué. La psychanalyse est d’abord une pratique. Et une thérapeutique non médicale qui va au delà des symptômes répertoriés. Il ne faut jamais oublier qu’elle est née de la modification d’une pratique soignante médicale. Et de sa subversion. Or ce savoir est de transmission orale.
Rituel d’une pratique
D’où cette particularité qui est souvent oubliée et que l’on ne trouve ni dans l’art ni dans la science : c’est la place importante du rituel comme modalité de transmission. Un rituel est fait pour être répété, pour transmettre une pratique telle quelle.
On retrouve cela dans les religions et les pratiques magiques. Les pratiques pour se transmettre ont besoin de stabiliser un savoir et des savoir-faire qui sont souvent muets sur leur origine que leurs pratiquants ignorent. Le rituel stabilise un savoir en une forme qui peut se transmettre même si l’on n’en comprend pas les fondements. Tout changement de rituel peut provoquer des crises dans les institutions de formation. Et c’est bien une crise qu’avait provoqué la modification de la pratique classique par des séances courtes introduites par Lacan, crise dont l’ampleur avait dépassé tout argumentation rationnelle. Aujourd’hui la séance courte fait partie du rituel lacanien. La plupart de rituels perdurent et se transmettent alors qu’on a oublié le mythe ou la doctrine, qu’ils étaient sensé célébrer. L’époque actuelle a modifié en partie la rigidité du rituel freudien mais il reste comme forme de référence.
Un secret bien gardé par les institutions analytiques est le fait que l’on peut être un grand analyste sans avoir fait une analyse. Voyez Freud, voyez Lacan…J’ai dit grand analyste et non pas grand thérapeute. Car il y a les thérapeutes et les chercheurs, les deux compétences ne se superposent pas chez tous. Et j’en connais bien d’autres, moins célèbres, de formation fort contestable, qui ont des étoiles dans les yeux et entendent la mélodie, là où d’autres n’entendent que du bruit. D’où tiennent ils leur talent ? Pourquoi n’osons nous jamais parler de talent ? Peur d’être accusé de charlatanisme ? Ou de passer pour des sous-artistes ? Ou parce que cette vérité met la légitimité des institutions analytiques en péril ? La plupart des institutions de formation souffrent de la peur de ne pas être prises au sérieux et du fantasme qui l’accompagne, celui de donner le titre d’analyste à des « charlatans ».
La bureaucratie contre l’inceste ?
Pourtant il est de notoriété publique que le pire ennemi de l’analyse est la bureaucratie de ses institutions. Mais au delà de la peur de passer pour peu sérieux, il y a l’angoisse de devoir reconnaître que la transmission se fait par les voies de l’amour. Il est certes plus convenable de dire Transfert, mais ça ne change rien! Je l’avais appelé jadis « l’amour paradoxal »…Et qui dit transfert, dit du même coup résistance.
Ce qui se transmet en clair ce sont les résistances aux nouveaux désordres amoureux. La bureaucratie des institutions est la matérialisation de ces résistances. L’amour est toujours de transfert, ce n’est pas spécifique à l’amour de transfert, l’amour est transféré d’un lieu à l’autre, et il est toujours véritable. Ce qui est transféré ce sont les interdits en tant qu’ils sont nécessaires au déroulement d’une cure. Ce sont des transferts d’interdits de passages à l’acte par exemple, afin que l’analyste puisse travailler dans un espace protégé des pulsions, les siennes et celles de ses analysants. On peut seulement espérer qu’une réflexion intelligente permettra de faire la différence entre une bureaucratie institutionnelle et l’éthique nécessaire dans une pratique à hauts risques.
L’institution psychanalytique comme telle et la bureaucratie sont précisément nés quand l’analyse n’a plus pu se transmettre par la seule voie de l’affect qui reliait les premiers analystes entre eux et tous à Freud.
Il faut se souvenir du rôle qu’avait joué la Policlinique de Berlin (1920-1933) qui a été le berceau de la bureaucratie analytique. C’est là que fut promulguée l’obligation d’une analyse personnelle pour tout analyste ainsi que l’obligation de la supervision. C’était une fort belle idée et très généreuse en prime. La bande de Vienne, la bande de Freud n’était plus dans l’endogamie originelle, où tout le monde se connaissait. La Policlinique fut ouverte avec la très louable intention d’offrir la possibilité de faire des analyses gratuites à des patients peu fortunés. Qui pouvaient en plus des soins, y recevoir une formation par des analystes chevronnés. Ce fut un projet très intéressant, mais le cercle initial autour de Freud devait de ce fait s’élargir, les premiers analystes n’étaient plus entre eux, ce fut la fin du petit groupe d’intimes. Il y eut des étrangers, alors il a fallu légiférer, « former », enseigner, et se bureaucratiser. Les étrangers avaient brisé le cercle des initiés.
Et alors naquit l’idée – très bureaucratique sous ses aires démocratiques- qu’il suffisait d’une solide « formation » pour pouvoir devenir psychanalyste. Qu’il fallait une didactique étalonnée et des contrôles. En somme ce fut le début de l’usage du transfert comme instrument de pouvoir institutionnel.
L’implication de l’analyste dans le transfert
Quand vient un nouveau patient, chaque fois c’est toute une vie qui vient à nous, et ceci quelles que soit la demande, le symptôme, le prétexte invoqué pour prendre rendez-vous. Chaque fois une vie s’offre dans l’attente d’être rendue plus vivable. Et, chaque fois une demande d’amour sous tend cette attente.
C’est cela qui prend nom de transfert. Cette attente et cet espoir. Ensuite les singularités lui impriment des destins différents. Voici lâché le grand mot, voici ce qui fait la dissymétrie entre savoir et connaissance, entre analysant et analyste. L’un et l’autre sont pris dans le transfert mais leur responsabilité n’est pas la même. Lacan a eu le mérite d’imposer le mot analysant pour désigner le patient en analyse, pour souligner l’aspect actif de sa participation, mais concernant le transfert c’est à l’analyste qu’incombe le travail d’analyse.
Le transfert est le pivot d’une analyse, il en est le moteur et le frein, lieu de toutes les résistances si elles ne sont pas reconnues et analysées. Dès l’origine Freud le met au centre, il mettra moins d’enthousiasme à donner sa place au contre-transfert. Cependant il ne peut pas passer à côté, car il est honnête. Il lui donne un sens très limité, comme une réaction de l’analyste qui s’oppose au transfert, et qui vient le parasiter en quelque sorte. En somme une résistance. Or aujourd’hui nous avons une vision plus large de ce phénomène. C’est dans le traitement et la compréhension du contre-transfert qu’il y a eu les plus grandes avancées depuis les débuts de l’analyse. Certes c’est une réponse de l’analyste au transfert de l’analysant mais elle est inconsciente et inconsciemment induite par le patient. Et dans cette réponse inconsciente de l’analyste, il y a, non seulement ce qui se réfère à l’histoire de l’analysant, mais aussi, ce qui a été touché de l’histoire personnelle, méconnue ou refoulée de l’analyste lui-même. Sur un certain plan on peut affirmer que le contre-transfert précède le transfert. La prise en compte du transfert de l’analyste est l’instrument le plus précieux dans une analyse. Telle une boussole, il l’informe sur sa relation avec son analysant à un moment donné. Ainsi la phrase de Ferenczi est éclairante quand il dit : « l’analyste répète le crime », voulant dire par là, que l’analyste est pris dans la répétition de l’histoire de son patient et qu’il agit un refoulé de celle-ci. On voit bien qu’ici il s’agit de quelque chose de radicalement différent de ce qui peut « s’enseigner ». C’est le contre-transfert qui donne sa limite à la transmission « savante ».
Or Lacan n’est pas très loin de cette acception, même s’il reste plus prudent que Ferenczi, quand il dit : « Le contre transfert est l’implication de l’analyste dans le transfert de l’analysant ». Mais il ne va pas très loin dans cette direction.
Que le transfert (et le contretransfert donc) reste la boussole d’une cure, voilà ce qui fait également la spécificité de la psychanalyse par rapport à toutes les autres psychothérapies. On peut toujours gloser sur les concepts, l’analyse est d’abord une expérience qui se vit à deux, avec deux corps en présence. Elle implique l’analyste au plus méconnu de sa propre histoire et lui fait rencontrer ce qui chez lui est le plus souvent resté inanalysé. Car à chaque patient, un transfert singulier, et chaque transfert ravive le plus singulier et le plus inconnu de l’histoire d’un sujet. Bien des analyses échouent, là où entre en action la méconnaissance de l’implication de l’analyste dans le transfert. Alors quelle formation peut rendre un analyste apte à reconnaître la manière dont son analysant l’affecte, et qu’à méconnaître cela il devient stupide ? Je pense que les enseignants peuvent au moins insister sur la nécessité pour chaque analyste de rester en contact avec ses propres zones de conflit. En contact avec ses propres angoisses et de ne jamais considérer que son « analyse personnelle » est finie. Justement le psychanalyste est un symptôme ambulant d’une analyse interminable.
Si la psychanalyse ne se transmet pas, la résistance à l’analyse se transfère.
Le transfert ( contre – transfert) est donc le lieu de tous les dangers, de tous les dérapages mais aussi de toutes les résistances. C’est pourquoi la résistance reste d’une actualité brûlante. Ici je souscris entièrement à cette formulation de Lacan : « la résistance en analyse est la résistance de l’analyste ». Avec cette conséquence: nul n’est à l’abri de cette résistance, aucun analyste n’y échappe. Freud et Lacan ne font donc pas exception à cette règle. Je ne peux évidemment rien dire de leurs analyses, ni de leurs transferts particuliers. Freud n’a pas eu d’analyste personnelle pour des raisons évidentes, et Lacan en a eu fort peu, il suffit de lire ce qu’il en dit. Or tous les deux, étant avant tout des théoriciens, leur résistance à leur propre inconscient ne pouvait se manifester ni s’analyser dans leur analyse personnelle, en revanche elle peut se lire dans ce qui a fait limite dans leur théorie et dans leur technique. Et surtout dans leur manière d’évacuer de la séance ce qui leur était personnellement pénible. Je me limite à ces deux là, l’un parce qu’il est le fondateur, l’autre parce qu’il a le plus marqué le rituel analytique et proposé une lecture très personnelle et hétérodoxe de Freud. Mais l’argument vaut pour tous.
Où est la résistance majeure de Freud ? Le transfert maternel et la télépathie.
Toute la résistance de Freud peut se lire dans son refus (exprimé à Ferenczi) d’être l’objet d’un transfert maternel. Il ne pouvait que s’imaginer père dans le transfert, et il le disait très énergiquement !…C’était pour lui plus simple pour maintenir ainsi le primat de la sexualité infantile. L’autre résistance qui faisait limite à son savoir, était son refus de traiter de la question de la télépathie. « Gedankenübertragung », textuellement cela veut dire « transfert de pensées ». Le mot télépathie, faisait peur et fait encore peur : il y a bien d’autres manières de l’envisager. Mais transfert de pensées ? Pourquoi n’a-t-il pu le développer ? Freud y croyait, il y croyait parce qu’il voyait le phénomène à l’œuvre dans sa clinque, mais il refusait d’en faire état publiquement, c’est à dire à l’intégrer dans le corpus de sa théorie. Ce pathos à distance, la télépathie, est une pensée transférée. Souvent les deux protagonistes ont l’impression d’avoir pensé la même chose au même moment. Est-ce une simultanéité ou un passage de l’un à l’autre ? Transfert de pensées qui n’emprunte pas la voie commune du langage mais qui use, in fine, de la parole pour se dire. Pas moyen de l’ignorer. C’est l’espace de « l’entre » dont j’ai par ailleurs souvent évoqué l’importance. On pourrait l’appeler aussi l’espace psychique partagé. Il est non seulement opérant dans le transfert d’une analyse mais il joue aussi un grand rôle dans la « formation ».
Freud l’avait vu à l’œuvre mais il ne pouvait pas en faire état dans sa théorie, c’était là sa limite. Or, il se trouve que c’est précisément dans le transfert maternel que ce transfert de pensées s’appréhende le mieux ; dans ce qui peut se reproduire ponctuellement d’une relation précoce mère-enfant dans le transfert. On constate donc une cohérence dans la résistance de Freud. Sa cohérence relie sa clinique et sa théorie par la même résistance. Dans la clinique il résiste à son implication dans le transfert maternel, dans sa théorie il résiste à faire une place au transfert de pensées, qui est directement lié à ce transfert maternel. Logique de la résistance. La théorie de Freud est limitée par ses résistances que je relie aux limites de son auto-analyse et à son désir d’établir la psychanalyse comme une science respectable.
Où est la résistance majeure de Lacan ? La séance courte et l’affect.
Dans sa théorie Lacan a parlé des séances à durée variable, mais dans sa pratique effective les séances étaient le plus souvent invariablement courtes. La place de sujet supposé savoir ( sur l’inconscient) que Lacan a donné à l’analyste dans le transfert est totalement insuffisante pour accueillir toutes les autres modalités transférentielles. Celles-ci passent à la trappe s’il n’y a pas une durée suffisante à leur déploiement. L’analyste de son côté est préservé d’une implication affective, et la belle définition de Lacan est ainsi muselée par la pratique instaurée. Je pense que la résistance de Lacan sur le plan clinque se manifestait par cette limitation du temps d’un être ensemble. L’espace –temps commun est réduit à sa plus simple expression : la profération de quelques signifiants….Sa pratique de la séance courte a été la cause officielle de son exclusion de l’IPA, elle est aujourd’hui l’emblème d’une pratique et d’un rituel devenus incontestables pour ceux qui se réclament exclusivement de son enseignement. Ici on dit bel et bien enseignement, qui va de haut en bas…Dans la séance courte, pas de place (car pas de temps) pour que se déploie un récit, un imaginaire porteur d’affectes. De l’affect est en revanche produit, surtout l’angoisse, quand l’analysant se retrouve dans la rue après une scansion magistrale ! Si Lacan donne cette place exquise à l’angoisse comme représentant de tous les affects, c’est parce l’affect angoisse est celui qu’il connaissait sans doute le mieux et le seul qu’il ne pouvait pas expulser.
Par ailleurs Freud avait déjà dit que l’angoisse était l’équivalent général de tous les affects. Une parenthèse : Marx avait appelé l’argent »l’équivalent général » de toutes les valeurs ! C’était au temps où l’on cherchait des « équivalents généraux »…
La justification de la séance courte par la scansion est très faible sur le plan théorique. Au début l’argument consistait à dire que c’était pour éviter le ressassement de l’obsessionnel. Ainsi tous les analysants de Lacan bénéficiaient d’une technique faite pour le seul obsessionnel. Cela invite à penser que la résistance de Lacan au transfert pouvait se loger dans une technique dont l’essentiel consistait à éviter la durée de la présence. Et d’éviter ainsi d’être affecté l’un par l’autre.
Ainsi Lacan voulait bien s’occuper du signifié affect, à condition que celui-ci s’avance sous le signifiant « angoisse », à la condition que celui-ci fut nommé par le seul terme d’angoisse. Que disait-il de l’affect, alors qu’il parlait dans la rue? « Il se dérobe ». L’affect-Lacan se dérobe. La cohérence de la résistance chez Lacan est aussi forte, je dirai aussi bonne que celle de Freud. La résistance de l’analyste fait bord théorique et clôture sémantique de son champ d’investigation.
Mais il y a des failles, et elles aussi se transmettent, heureusement. Voici Lacan en pleine contradiction sympathique dans le séminaire déjà cité, à peine un mois plus tard ( juin 1968) : « La pensée n’est pas une catégorie. Je dirai presque que c’est un affect. « (sic !)
Alors comment ça s’est transmis de Freud à Lacan dans la transmission de leur résistance ? Le « transfert de pensée », peut devenir un transfert d’affects, si la pensée est presque un affect? Et si l’affect par excellence est l’angoisse, alors le transfert de pensée n’est-il en fin de compte qu’un transfert d’angoisse ? Eh oui, dans bien des analyses, ce qui nous fait avancer c’est le fait que l’angoisse passe de l’un à l’autre. La théorie est alors la meilleure défense.
La résistance des fondateurs de la psychanalyse se transmet sous le couvert de la théorie et dans la théorie par les séquences de leur résistance.. Or la théorie s’enseigne, elle a rang de connaissance. La résistance des fondateurs se glisse ainsi dans le corps des connaissances théoriques: elle court-circuite la singularité du savoir, puis déguisée en connaissance elle entre à l’Université ! Et le tour est joué !
Et plus l’analyste investit un savoir « théorique » comme vérité, plus il risque d’affecter son analysant et de l’influencer sur le plan de la pensée. Nous avons tort de dire que le psychanalyste n’influence plus ses analysants depuis que l’hypnose a été abandonnée.
Il faut restituer à chaque théoricien sa part de subjectivité et sa part de résistance qui passe tel un passager clandestin dans sa théorie. Or d’être attentifs à ces zones muettes des discours enseignés incombe à ceux qui enseignent tout autant qu’à ceux qui apprennent. Les fragments de traumas et d’interdits de pensées sont intégrés dans le grand corps théorique trompeusement cohérent. Les érudits peuvent s’en occuper ou non, mais les analystes ne peuvent pas se permettre ces naïvetés, car ce sont leurs patients et leurs étudiants qui en payent le prix.
Les théoriciens les plus importants nous ont légué leur résistance dans la même mallette que leurs trouvailles les plus géniales. La neutralité telle qu’elle est souhaitée dans les manuels n’existe pas. Par ailleurs l’analyste influence, qu’il le veuille ou non, son analysant voulant devenir analyste. Alors comment s’en sortir? En acceptant le principe d’incomplétude, et en sachant que la séparation n’est jamais bien faite. Cependant elle est indispensable dans la formation afin que le jeune analyste fasse l’expérience de sa solitude face à la situation analytique.
Une psychanalyse est sensée avoir une fin. Liée à l’amour de par le transfert, elle s’en distingue par la promesse implicite qui la sous-tend. Alors que l’amoureux promet l’amour éternel, même s’il le sait illusoire, une analyse est sous tendue par une promesse de séparation. Celle-ci est inhérente à son éthique.
Par ailleurs nous ne devons pas confondre filiation analytique et héritage familial. Reconnaissance et népotisme. Nous avons tous nos pesanteurs qui nous viennent de notre histoire familiale. Rien n’est jamais totalement analysé ni rendu à la vie consciente.
Qui veut vraiment devenir psychanalyste ?
Toute cette cohorte d’étudiants en psychologie, tous ces psychiatres nostalgiques d’humanité non médicamenteuse, tous ces artistes pas tout à fait artistes, ces savants pas tout à fait savants, toutes ces femmes ayant élevés leurs enfants et maintenant prêtes à s’occuper des maux de l’âme des autres ? Que veulent-ils tous, sinon devenir psychanalystes ? A moins qu’ils ne préfèrent devenir thérapeutes compassionnels, et éviter ces complications de transfert, de contre-transfert et de résistances ? Il y a aujourd’hui tant de monde sur les bancs d’école, tant de monde ! Alors messieurs -mesdames les psychanalystes déjà installés en place d’enseignants, prenez un gros bâton et tapez, tapez selon le bon procédé des pères fouettards. Tapez sans scrupules ! Car vouloir pratiquer la psychanalyse est une idée diabolique et chacun sait que le diable ne se chasse qu’à coups de bâton. Et ceux qui auront pris la fuite devant le bâton ne les regrettez pas, ce sont des tièdes, et la psychanalyse ne peut être confiée à des tièdes.
Et ceux qui ont résisté, qui ont insisté , qui ont cassé vos bâtons et qui persévèrent? Ceux-là, prenez les, mais gardez parmi eux seulement ceux, qui, devant le spectacle de leurs maîtres, c’est à dire vous mêmes, auront éclaté de rire. Pour devenir analyste, il faut savoir rire, être courageux, ne pas craindre la solitude, accepter d’être orphelin, avoir de l’humour, et accepter d’avoir des maîtres à l’inconscient sans fond, et qui, dans le meilleur des cas, sont des enfants doués, échappés de peu à la folie de leur famille. Si vous tapez assez fort, vous aurez quelques candidats à ce « métier impossible » et qui sauront au moins ce que « résister » veut dire.
Chers amis qui m’avez demandez cet article, je ne peux plus aborder tout à fait sérieusement certains thèmes après quarante années d’exercice. Si je ne riais plus je serai morte ou à la retraite définitive… ou cadavérisée. Enfin j’aurais eu un destin funeste. Quarante années d’exercice et de fréquentation de « collègues », voilà l’école de la psychanalyse, sans oublier la rue, oui la rue.
Et que faire en cas de fin du monde ?
Dans un ouvrage consacré à la tradition orale des dits du prophète Mahomet, les hadiths, qui ne figurent pas dans le Coran, mais qui constituent néanmoins une source de sagesse, voilà ce que l’on raconte. A la question que des fidèles lui posaient souvent « Qu’est ce qu’il faut faire quand arrivera la fin du monde ? » le Prophète répondait: « Continuez à faire ce que vous étiez en train de faire : le laboureur à labourer, le boulanger à faire du pain… « à quoi j’ajoute : l’enseignant à enseigner…le psychanalyste à psychanalyser.
Ainsi me faisant prophète athée je dis : devant le constat de l’impossibilité à transmettre la psychanalyse – constat d’une fin du monde pour certains – l’analyste continue à psychanalyser…et à se laisser voler quand il croit transmettre…ça, le prophète ne l’avait pas prévu.
Le plus souvent l’analyste va dans des institutions pour ne pas être seul, il y rencontre des copains avec lesquels il peut jouer au foot. Ca aussi s’appelle la formation. L’institution n’est finalement acceptable que si on la considère comme une rue un peu étroite. Car dans son cabinet, dans sa pratique, l’analyste est seul comme le gardien de but devant le pénalty. Quand, pris de doute il ouvre sa mémoire de travail et cherche dans ses apprentissages ce qui pourrait le sortir d’embaras , généralement il ne trouve pas, alors il se tourne vers les autres analystes, pour penser avec, pour ne pas être seul. Et puis il cherche tout ce que l’expérience de la vie lui a offert pour faire repartir sa machine pensante et désirante.
L’analyste travaille avec des pensées qui sont des affects. Sans ses pensées-affects c’est un technicien ou un bureaucrate. Et puis parfois il dit un mot, une phrase, ou il fait un récit qui lui vient d’on ne sait où et l’analysant se dit : « ça je ne l’oublierai jamais »…puis il l’oublie. L’analyste est parfois pris par la langue qui le parle, la langue qui est la mémoire lente de l’humanité, et il est traversé par un fragment entendu, ou lu, ou pensé ou souffert, et « ça parle ». Quand l’analyste a le courage de laisser parler l’autre en lui. Alors même le savoir livresque chez un analyste passionné peut se transformer en parole vivante, lui traverser le cœur, et ressortir dans une langue inconnue. Et les langues inconnues se transmettent : ça s’appelle une formation de psychanalyste.
Radmila Zygouris
Paris le 31 Juillet 2012