De la comparaison nécessaire

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SEMINAIRE I.2
30 JANVIER 2000

LE PLAISIR DANS L’ANALYSE
DE LA COMPARAISON NECESSAIRE

Jean-Pierre Vernant disait, parlant des mythes, qu’on ne pouvait rien dire à partir d’une seule version d’un mythe, qu’il fallait toujours comparer plusieurs versions. Nous devons comparer. Les théories analytiques sont nos mythes locaux. Il n’est pas bon de travailler avec une seule version. Il faut comparer. Comme la psychanalyse n’est pas une science, nous n’avons pas la possibilité de les réfuter comme le disait Popper. Puisqu’une théorie ne vient pas en réfuter une autre, qu’une théorie ne peut pas être falsifiée et qu’on ne peut que discuter à partir d’idées et d’observations sans aucun statut scientifique, nous devons avoir au moins une autre rigueur. Or la seule autre rigueur qui reste est celle de pouvoir comparer. Non pour choisir une théorie au détriment de l’autre mais pour chercher des invariants de l’une à l’autre, de même, pour déceler l’avantage de l’une sur l’autre. Toutes n’explorent pas les mêmes zones psychiques ni les mêmes comportements, ni les mêmes populations, et n’induisent pas les mêmes relations entre analyste et patient, donc les mêmes traitements du transfert. Il n’y a pas d’invariants parfaits. C’est dans les intervalles, les vides, que ça se passe. Il faut toujours faire un saut. Par dessus le vide. Et le saut est fondamental. Il est le terreau invisible du nouveau. D’où viennent les idées ? C’est ça la question. Ce n’est pas : « d’où viennent les enfants ? » C’est : « d’où viennent les idées ? »

La grandeur et la valeur inestimables de Freud ne résident pas uniquement dans le fait d’avoir découvert les processus inconscients et d’avoir fondé la psychanalyse, mais de nous avoir donné d’emblée la possibilité de comparer. D’avoir de lui-même fourni plusieurs théories, hétérogènes, donc plusieurs versions du mythe. Aujourd’hui cela ne suffit pas. Il était toujours lui-même, avec ses limites et ses possibilités personnelles d’accueillir le transfert et d’entendre l’inouï. On a bien vu comment il ne pouvait jamais traiter le transfert maternel, et comment il a de ce fait poussé Ferenczi à devenir lui-même cette excessivement bonne mère, cette mère passionnément soumise aux désirs de ses patients enfants. Faute d’avoir eu un peu de mère dans le transfert avec Freud. À quelque chose malheur est bon : cela nous donne aujourd’hui la possibilité de voir jusqu’où il est bon d’aller et jusqu’où Ferenczi et allé, ou trop loin, ou trop seul. La question reste ouverte. Je pense que de passer par Balint nous permettra de mieux saisir certaines choses.

POURQUOI BALINT ?
Je voudrais aujourd’hui vous parler de Balint. La dernière fois je vous avais lu la citation qu’en faisait Lacan et la dérive qu’il lui faisait subir. Cependant, si Lacan a été si souvent élogieux vis-à-vis de Balint et de Ferenczi, c’est sans doute qu’il reconnaissait leur valeur exceptionnelle, bien que sa pratique ait été quasiment à l’opposé de l’un comme de l’autre. Il faut ajouter à ceci que Balint en son propre nom et au nom de Ferenczi, tout comme Lacan, combattait les mêmes rigidités techniques des analystes et des institutions psychanalytiques. Ils avaient en quelque sorte les mêmes ennemis ! Les analystes américains durcissaient à cette époque de plus en plus leurs positions quant à une normalisation des techniques analytiques… à quoi s’ajoutait leur goût pour l’adaptation aux valeurs sociales de l’Amérique. Ce qui est différent de la possibilité de tenir compte de la réalité extérieure.

TROIS EXEMPLES

Voici ce que dit Balint :

« Certains analystes […] en sont arrivés à la notion de « la bonne technique », c’est-à-dire d’une technique qui serait bonne pour tous les patients et pour tous les analystes, quelles que soient leurs personnalités. Si mon raisonnement s’avère juste « la bonne technique » n’est qu’une chimère cauchemardesque, un ramassis extravagant de fragments de réalité incompatibles. »
(Le défaut fondamental, PUF, p.16)

Comme vous voyez il était très ferme sur cette absurdité de la bonne technique !
Il reproche plus particulièrement à Löwenstein d’introduire sans le dire

« la sélection des patients de par leur aptitude à se soumettre à la techniques classique. […] Si j’ai bien compris Löwenstein, il s’est donné pour tâche dans son allocution de définir quelles sont les modifications licites, ou simplement admissibles, qu’un analyste serait mal avisé d’outrepasser. »
Les conséquences pour Balint sont de trois ordres :

1 – La sélection due à la limitation par la technique. Il dit que Löwenstein et tous ses collègues « ont la sagesse d’omettre systématiquement de signaler ce fait déplaisant… »

2 – La question liée à ce problème est de savoir « à qui reviendra la tâche d’élaborer les « autres » types de psychothérapie, non classiques… » Il pose la question : « Faut-il abandonner cette tâche aux analystes sauvages, aux éclectiques, aux psychiatres… ou éventuellement aux guérisseurs qui soignent par la foi ? »

3 – Et finalement la psychothérapie de groupe.

À propos de l’introduction par Hartmann, Kris et Löwenstein de la notion de « Soi », au prétexte qu’il y avait des discordances dans la notion de « Moi » chez Freud, Balint dit ceci :

« J’y vois plutôt la répugnance de Freud à écarter ou à modifier les observations cliniques au profit d’une théorie claire. S’il revenait encore et toujours à l’investissement libidinal du Moi chaque fois qu’il parlait du narcissisme, c’est uniquement parce que c’est là ce qu’on peut observer ; le reste n’est que spéculation, plausible ou non, mais non un fait cliniquement observable. » (p.62)

C’est là que Lacan aussi est allé travailler sur la question du Moi et en a fait son cheval de bataille contre les tenants d’un certain Ego.

Balint encore:

« Demandons-nous à présent : comment se fait-il qu’un grand nombre d’analystes possédant une expérience riche et variée, tels Löwenstein et ses collègues, estiment qu’il est imprudent voire dangereux, d’outrepasser les limites de la zone qu’ils ont eux-mêmes déterminée de façon si claire et convaincante ? Je crois que mes idées répondent à cette question, même s’il existe d’autres réponses possibles. La technique classique et toutes ses variantes licites supposent l’existence, entre le patient et l’analyste, d’une relation qui peut être caractérisée par son appartenance au niveau œdipien. Une variante ne présente aucun danger tant qu’elle maintient la relation à ce niveau. Toute mesure technique qui dépasse le cadre des variantes jugées sans danger par Löwenstein permet, ou même provoque, le développement de relations thérapeutiques d’une autre sorte – voire même de plusieurs sortes – qui n’ont pas encore été vraiment étudiées et qui impliquent par conséquent certains risques, tant pour le patient que pour l’analyste. » (p.139)

Balint se réfère au XX° Congrès International de Psychanalyse qui s’est tenu à Paris en 1958.
À partir de ces fragments, vous pouvez mieux comprendre la sympathie de Lacan envers Balint malgré leurs différences.

À ce propos, je voudrais revenir sur une question qui me tient à cœur : j’ai souvent reproché à Lacan et aux lacaniens d’avoir banni le terme d’affect et donc aussi toute possibilité de faire travailler tout ce que cela implique dans le transfert.

Il faut là encore revenir à la « guerre » de Lacan : dans le Séminaire 1 sur « Les Écrits Techniques de Freud », une discussion s’engage entre Leclaire et Lacan à ce sujet. Ce contre quoi Lacan s’élève, c’est l’opposition affectif / intellectuel, en réponse un reproche qu’on lui avait fait au Congrès de Rome. Il faut une fois de plus remarquer que ses propos « outranciers » sont émis dans le cadre de sa lutte « contre » les autres, ceux de l’I.P.A. Et c’est alors qu’il décide d’expurger le vocabulaire de la psychanalyse du terme d’affect. C’est ainsi que cela s’est transmis. Or dans ce séminaire on voit qu’au départ c’était plus nuancé. Il critiquait l’affectif parce qu’on l’opposait à l’intellectuel et qu’on lui avait reproché au Congrès de Rome d’être lui-même trop intello On oublie souvent le contexte de certains énoncés : ce qui nous en reste et qui se transmet par certains lacaniens c’est l’interdit du mot « affect ». Il faut ajouter que Leclaire pousse littéralement Lacan à aller si loin en lui suggérant en quelque sorte l’abandon du terme d’affect. Quelle mouche l’a piqué ? Sauf à vouloir être plus royaliste que le roi : effet pervers de tout transfert méconnu et qui se joue au travers de l’adhésion théorique et en public ! On dit aujourd’hui que Leclaire était un grand clinicien. Je pense que c’est Roudinesco qui a lancé ce bruit, et on le répète bravement depuis. Je crois que Leclaire portait une extraordinaire attention à ses patients, mais dans un silence total (sauf les dernières années : il a fallu que Lacan meure pour qu’il ose changer !). Je ne suis pas d’accord sur le fait qu’il était un si grand clinicien ; il était beaucoup trop assujetti à Lacan, il n’avait aucune liberté. Et on ne peut pas être un grand clinicien si on n’a pas la liberté de créer en situation.
Leclaire est donc en partie responsable de l’évacuation du terme d’affect et quand on lit le compte-rendu du séminaire 1 de Lacan, on voit à quel point il est dans la soumission, voire dans la séduction par rapport à Lacan, ça fait peine à lire. Il était en train de défendre son amour pour Lacan qui était vilainement attaqué. Alors il devenait plus royaliste que le roi, tant pis pour nous. Mais il faut un certain aveuglement pour le décréter le plus grand clinicien de l’époque.

Je voudrais préciser cela pour expliciter mon recours aux deux plans, le plan de l’intelligible et le plan du sensible dans l’analyse. Ceci permet d’éviter le piège de l’opposition affectif / intellectuel, (en quoi je donne raison à Lacan) et de garder au terme d’affect toute la force que lui donnait Freud. Il restera à explorer ultérieurement les relations entre affect, émotion et sentiment. Pour cela il sera intéressant d’aller voir en dehors des travaux des psychanalystes. Je pense plus particulièrement à tous ceux qui travaillent sur la mémoire, ainsi que les récentes publications d’Antonio Damasio.

Alors pourquoi Balint ? Je lui accorde une grande place parce qu’il me semble méconnu, même si la plupart des analystes l’ont lu. Il n’a pas fait école, encore qu’il y ait en Angleterre des balintiens. Il a été plus reconnu pour ses travaux avec les médecins. Mais il me semble qu’il propose une nouvelle vision de l’appareil psychique qui fait lien entre Freud et Lacan tout en introduisant les apports de Ferenczi, et en les critiquant. Par ailleurs il permet de lire et de relier à Ferenczi certains aspects des travaux d’Abraham et de Torok. J’ai vraiment l’impression qu’il est tellement une voie de passage, une sorte de d’échangeur obligé entre Freud, Ferenczi, Lacan et bien d’autres (justement les anglo-saxons) qu’il est très important de bien connaître ses positions. Sans compter qu’il a mis au point une théorie de l’appareil psychique qui, elle aussi, permet de faire un lien entre Freud et Lacan. Je vous dirai une autre fois comment.
Il faut aussi ajouter qu’il n’y a pas seulement une transmission linéaire des uns aux autres, mais qu’il y a littéralement invention simultanée, à une même période, de manières nouvelles d’envisager l’appareil psychique ou le fonctionnement de l’esprit humain en rapport avec le monde environnant. Mais comme c’était avec des vocabulaires différents et dans des tensions institutionnelles, voire des exclusions, on pouvait tout faire sauf chercher des points de convergence et de sympathie.

Le temps me semble venu de dépasser ces frontières. La rareté de Balint réside dans le fait que plus que tout autre il passe sans cesse de la théorie à la pratique tout en restant en contact, c’est-à-dire en discussion vivante, sans anathèmes, avec les tenants des techniques classiques, sans perdre de vue les expériences extrêmes de Ferenczi. Ces dernières, personne n’a osé les refaire dans le champ de la psychanalyse sauf peut-être certains anti-psychiatres ou quelques analystes, en spécifiant bien qu’il s’agissait de patients psychotiques : donc dans un domaine qui n’avait pas de standards et qui était en discontinuité absolue avec une analyse didactique. Ce qui devait rester comme analyse pure, c’est ce qui devait former un analyste. Ces tentatives analytiques de l’extrême de Ferenczi, Balint les appelle « La grande expérience ». La grande expérience, c’est en fait la grande implication de l’analyste dans le devenir d’un patient. Où il va jusqu’à bousculer toutes ses connaissances et même sa vie quotidienne pour entrer en contact avec le patient. Ce qui est « extrême » ce n’est donc pas ici « le cas » mais l’engagement de l’analyste, son implication subjective. Je parlerais plus tard de « la grande expérience ». Je ne peux pas tout faire aujourd’hui car je voudrais consacrer tout le séminaire à un seul de ses ouvrages.

« LE DEFAUT FONDAMENTAL » DE BALINT
Son mode de pensée, de même que la terminologie qui est très spécifique à Balint, me serviront pour la suite et je voudrais que tout le monde les ait bien en tête.
L’importance de Balint réside en effet dans ce que Lacan avait souligné, à savoir que pour lui la psychanalyse est une psychologie à deux corps. Il faut l’entendre au sens fort du terme : il n’y a pas d’analyse sans interaction entre patient et analyste. Et ce qui sous-tend cela est l’idée reprise par Lacan et ensuite, mais encore autrement, par Abraham et Torok, de l’inconscient comme transindividuel. dont la conséquence logique est la « two-bodies psychology ». Il a eu beaucoup de mal à se faire entendre et même lorsqu’en 1965, au Congrès de l’Association américaine de Psychanalyse, on semble reconnaître l’importance de la régression dans la psychanalyse, il note qu’on ne tient pas compte de ce qui pour lui est essentiel. Il dit que la discussion échoua sur un point :

« Elle resta confinée dans les limites de la psychologie à une personne : le Moi submergé par la régression, la nature du Moi d’un patient dont le patient peut donner lieu à une régression, les forces psychiques qui conduisent à une régression etc. »

Or on ne peut pas aborder ce qui est son apport le plus important, à savoir la zone du défaut fondamental, sans accepter l’interdépendance entre thérapeute et patient.
Balint a donc recours à un « autre lieu psychique » que la seule structure œdipienne. Il en explique la nécessité par le fait qu’il y a des patients particulièrement difficiles, pas forcément psychotiques, qui malgré une très bonne analyse, chez des analystes compétents tout comme chez lui-même, n’ont pas pu être améliorés par l’analyse. Il pose le problème de l’inadéquation entre notre technique (classique) et les caractères intrinsèques, par ailleurs curables du cas. Il formule donc la question suivante : en quoi consistent les processus thérapeutiques en cause et dans quelle partie de l’appareil psychique se déroulent-ils ?

C’est ça qui me paraît important et nouveau, encore aujourd’hui : la mise en relation entre le processus thérapeutique et la configuration psychique qu’ils permettent d’atteindre. On voit bien comment, prises sous cet angle, les différentes théories de l’appareil psychique ne vont pas permettre d’atteindre les mêmes formations psychiques.

BALINT DISTINGUE TROIS ZONES PSYCHIQUES
Pour Balint, la psyché humaine est constituée de trois niveaux. Il ne sait pas bien comment les appeler, tantôt il dit « niveaux » (on dirait aujourd’hui trois niveaux d’organisation ou de configuration), tantôt il dit « zones psychiques ».
Balint précise qu’il n’y a pas une chronologie à chercher dans l’existence de ces trois zones psychiques. Ce sont des niveaux d’organisation et pas du tout des stades. Distinction très importante !

1) La première est la zone à trois personnes, ou niveau œdipien. On avait aussi coutume de dire : niveau génital, pour le distinguer du niveau pré-génital ou pré-linguistique, ce qui présupposait justement une chronologie. Ces termes mêmes de pré-génital ou pré-linguistiques paraissent inadéquats à Balint et dépourvus de sens, d’un sens non explicité. La plupart du temps au cours d’une analyse de névrosé on n’a affaire qu’à la zone œdipienne. Le sujet est en relation interne avec deux objets, que ce soient deux personnes, ou une personne et l’investissement d’une partie de son propre corps.
Balint ne se prononce pas sur le début du stade œdipien. Il note seulement que les analystes de son temps avaient tendance à le repousser vers une époque de plus en plus précoce.

« Alors que le complexe d’Oedipe caractérise un stade relativement précoce du développement, Freud n’a pas hésité à décrire les expériences psychiques, les affects et les sentiments de l’enfant à ce stade, dans le langage des adultes. […] En fait l’hypothèse de Freud était une projection hardie, une audacieuse extrapolation. Il a supposé implicitement, sans autre preuve, que les émotions, les sentiments, les désirs, les peurs, les besoins pulsionnels, les satisfactions et les frustrations du très jeune âge sont non seulement très proches de ceux des adultes, mais qu’ils présentent à peu près les mêmes relations entre eux. »

Bien que la plupart des analystes tiennent compte de l’existence des conflits ou traumas qui peuvent se localiser à un niveau dit pré-œdipien, leurs interventions et interprétations ne s’adressent qu’à la structure œdipienne, c’est-à-dire au niveau verbal.
Or c’est cela qui, selon Balint, expliquerait l’échec des « cas difficiles » malgré l’excellence des analystes. Parce qu’ils avaient appliqué la technique classique. Ces patients ont ceci en commun : ils ont du mal à « inclure » (terme un peu vague qu’utilise Balint) tout ce qui augmente la tension qu’ils ont à subir alors que d’autres peuvent inclure ce qui leur arrive sans que les couches profondes de leur organisation psychiques n’en soient perturbées. En somme ils continuent à fonctionner malgré tout. Ces deux types de patients, les pré-quelque chose, et ceux qui n’arrivent pas à inclure (on pourrait dire introjecter) ni les événements psychiques ni par conséquent les interprétations de l’analyste, posent un véritable problème. Que l’on dise alors qu’il s’agit de personnes très perturbées ou atteintes d’un clivage profond, ou gravement schizoïdes, ou possédant un Moi trop faible, peu importe, l’analyse s’avère peu thérapeutique ou inopérante. Il faut noter que Balint parle le plus souvent en termes de « tension » et de « pression », et qu’il ne parle d’angoisse que quand il y a angoisse massive.
Finalement soit l’interprétation – qui se fait verbalement et dans le langage adulte – fait mouche, soit il y a « perlaboration ». Quand le « trouble » se situe au niveau « œdipien » à trois termes, l’interprétation est acceptée ou refusée mais elle a un sens. C’est-à-dire que le patient la ressent comme une interprétation et la laisse agir sur son psychisme. Mais si le patient ne ressent pas l’interprétation comme une interprétation, c’est-à-dire comme une phrase formée de mots qui ont un sens, aucune perlaboration ne peut avoir lieu, et on ne peut même pas parler de résistance.
En principe ce problème n’existe pas au niveau œdipien où l’analyste et son patient sont assurés au moins de parler la même langue, dit Balint. Et ce, quelle que soit la langue ou l’idiome théorique de l’analyste. Le patient apprend toujours la langue de son analyste ! Même si le patient peut refuser une interprétation ou si elle le blesse, il perçoit que c’en est une.

– La première caractéristique du niveau trois est donc que les deux protagonistes de la situation parlent la même langue. Le langage adulte et les interprétations verbales ont un sens et sont, sinon efficaces, du moins elles sont le moyen de communication commun à l’analyste et au patient.
Vous aurez tous compris que Balint va avoir recours à la « confusion des langues entre l’enfant (singulier) et les adultes (pluriel) » décrite par Ferenczi.

– La deuxième caractéristique est que cette zone œdipienne est inséparable du conflit ; conflit ou ambivalence entre le sujet et ses deux objets parallèles. Où il est question d’autorité, d’interdits, de fixations de la libido etc. C’est la théorie freudienne dite « classique » où fonctionne le Ça, le Moi, le Surmoi. Lacan se meut exclusivement dans cette zone, sauf à de très rares occasions où il est question d’imagos… Mais sa trilogie, non superposable à celle de Freud, de Réel – Imaginaire et Symbolique, est censée fonctionner pour le sujet en analyse, quel que soit son état… Et en même temps, il parle de parole vide, il n’y a pas de sujet de l’énonciation à proprement parler, le sujet est l’analyste, ou représenté chez lui, comme on dit la concierge est dans l’escalier… À un moment donné, le sujet advient…

– La troisième caractéristique de cette zone selon Balint est que le langage adulte y représente un moyen adéquat et sûr de communication. Et Balint d’ajouter : chacun sait qu’Oedipe était un adulte au moment de commettre l’inceste et le meurtre. Et Freud n’a pas fait de différence en extrapolant ces événement tragiques du mythe aux désirs de l’enfant…

« Le traitement analytique se propose de mobiliser et de libérer ces quantités de libido, soit au moyen de l’interprétation, soit en donnant au patient l’occasion dans le cadre du transfert de régresser afin de trouver une meilleure solution. »

Pour éviter les appellations de pré-génital ou de prélinguistique qui supposent une chronologie et non une topologie, Balint propose d’appeler la zone à deux personnes :

2) la zone du défaut fondamental. Elle est tout à fait particulière et diffère totalement de la précédente et des relations humaines qui nous sont familières et qui sont le plus souvent des relations qui impliquent l’intégration des relations à trois. La force dynamique qui opère à ce niveau n’est pas de l’ordre du conflit, et surtout le langage adulte est souvent inutile ou trompeur pour décrire ces phénomènes, parce que les mots n’y ont pas le sens conventionnel agréé. Toute interférence d’un tiers à ce niveau est ressentie comme un lourd fardeau et une tension intolérable. Il y a à ce niveau une énorme différence d’intensité entre la satisfaction et la frustration. Dans ce cas l’analyste ne peut que faire un « ajustement » à la fois de sa technique et de son rapport affectif au patient. Le manque d’ajustement avec l’objet suscite des symptômes extrêmement violents et bruyants.
Chaque geste ou mouvement de l’analyste peut prendre une importance qui va bien au-delà de ses intentions réelles. Souvent l’analyste est mis mal à l’aise sans savoir pourquoi, car tout est accepté sans grande résistance (ses interprétations par exemple), mais rien n’a de sens. D’autres fois il y a déclenchement d’angoisses intenses et de persécutions. L’analysant semble deviner l’analyste, il peut interpréter ses mouvements intérieurs ; il est comme un voyant. C’est là que l’on observe des phénomènes qui peuvent faire penser à la télépathie. (On pense là à certaines histoires racontées par Françoise Davoine, qu’elle range dans le « transfert psychotique ».)
Balint pense que l’origine de ce défaut viendrait d’un manque d’ajustement entre l’enfant et les personnes (il ne dit pas la mère) qui constituaient son entourage, ceci au cours des phases précoces de son développement. Il s’agit certes d’une relation à deux personnes mais dans laquelle un seul des partenaires compte ; ses désirs et ses besoins sont les seuls qui comptent. Attention : Balint la différencie de la relation d’objet primaire ou de l’amour primaire, bien que dans la régression il lui faille souvent aller jusqu’à la relation primaire avec l’analyste. Pour finir il dit :

« Un besoin instinctuel peut être satisfait, un conflit résolu, mais un défaut fondamental peut seulement cicatriser si l’on arrive à trouver les éléments qui font défaut et même alors cela risque d’être une guérison imparfaite, imperfection de l’ordre de la simple cicatrice indolore. »

C’est en quelque sorte assez pessimiste mais Balint pense que le patient peut apprendre à connaître et à reconnaître cette blessure inguérissable en lui et que l’analyse peut l’aider à la prendre en charge, à se savoir vulnérable à certains moments particuliers et à faire attention à lui-même, ce qui diminue la violence de sa souffrance.

En résumé, les caractéristiques de la zone du défaut fondamental sont les suivantes :

« 1) Tous les événements qui s’y produisent appartiennent à une relation exclusivement à deux personnes ; il n’y a pas de troisième personne présente [dans le psychisme].
2) Cette relation à deux personnes est d’une nature particulière et diffère totalement des relations humaines qui nous sont familières au niveau œdipien. [C’est-à-dire familières dans la vie ordinaire et les exigences de la vie quotidienne.]
3) La force dynamique qui opère à ce niveau n’est pas de l’ordre du conflit. [Important pour la conduite de l’analyste ! Pas question d’interventions intempestives !. Il ne faut pas oublier que Balint en écrivant cela avait en vue, en plus des freudiens orthodoxes, les kleiniens où tout était conflit et où tout demandait interprétation.]
4) Enfin le langage adulte est souvent inutile et trompeur pour décrire les phénomènes qui surviennent à ce niveau parce que les mots n’y ont pas toujours un sens conventionnel agréé. » (p.27)

L’on conçoit que l’analyste n’aille pas pour autant se mettre à babiller comme un bébé ! Et que ce qui est déterminant alors est l’atmosphère de la séance.
Elle doit être « arglos » dit Balint en précisant qu’il n’y a pas de mot anglais pour traduire ce terme. Pas plus qu’en français. Disons qu’il s’agit d’une atmosphère sans crainte, « arglos » signifie en allemand « innocent » ou sans crainte, dans le sens de la croyance innocente de l’enfant. Winnicott disait que l’analysant doit être sûr qu’il n’y aura pas de représailles. Or une interprétation est souvent ressentie à ce niveau comme des représailles.
On pourrait objecter que dans ce type d’analyses jamais les pulsions agressives, jamais la haine ne pourront s’exprimer dans une pareille atmosphère. Eh bien si ! Et ça sera d’autant plus parlant que l’analyste aura été acculé à admettre qu’aucune de ses réponses n’est satisfaisante.
Il ne faut pas oublier que l’exploration et le lien qui s’établit dans la zone du défaut fondamental est une zone où le conflit ne peut pas être vraiment traité par rapport à un tiers.
Comme il n’y a pas de conflit, il en résulte que l’analysant paraît accepter les interprétations, mais tout glisse et reste sans effet. On comprend les analyses très longues où l’analysant accepte tout avec une sorte de docilité mais où rien ne change. Ou alors il interrompt l’analyse, apparemment sans raison. Si l’analyste ne s’adapte pas, dit Balint,

« s’il reste inflexible [dans sa technique par exemple] le patient interrompt le traitement jugé sans espoir ou bien il sera forcé, à l’issue d’un combat perdu d’avance, de s’identifier à son agresseur, c’est-à-dire à l’analyste ressenti comme tel. Suivant la formule employée un jour dans un de mes séminaires – le patient va faire l’acquisition d’un microsillon interne d’une durée infinie. »

Aujourd’hui ce serait un CD.
Balint aborde la question de la dépendance, qu’il met en relation avec les activités exclusives de cette zone du défaut fondamental, les conduites de l’assuétude, telles que les différentes formes de toxicomanies ou même les différentes formes de grattage (prurit par exemple). Considérer la toxicomanie sous cet angle a pour conséquence une attitude très différente de l’analyste : l’interdit, le conflit avec la loi, etc., n’auront pas de sens. Il faudra repasser par la signification du défaut fondamental. Il précise cependant qu’il ne s’agit pas de réduire tout cela à une relation d’objet oral comme on aurait trop tendance à le faire partant de l’alcoolisme ou du tabagisme. Je trouve particulièrement intéressante sa lutte contre la réduction systématique des difficultés rencontrées par exemple dans les problèmes de dépendance, et de ne pas se borner à la relation d’objet. Il dépasse la notion de sujet-objet comme seule structure qui permet de comprendre une pathologie. Il me semble que parler comme il le fait en termes d’états, ou de zones, permet d’inclure la problématique sujet-objet, mais ouvre vers d’autres possibles, notamment vers le transindividuel et le collectif, voire la relation au multiple, et en même temps pose la nécessité de la régression dans la relation. Mais là je vais trop vite…

Revenons au défaut fondamental.

Mais alors pourquoi le terme de « défaut »?
Balint tient ce terme de la bouche même de ses patients. Souvent ils disent qu’ils ont un défaut de fabrication. Mais aussi parce que souvent la demande du patient est accompagnée du désir que cette fois-ci l’analyste ne lui fasse pas défaut ! Cette zone est entourée d’une grande angoisse. Balint se réfère à la géologie où le terme de défaut sert à décrire une « brusque irrégularité dans la structure générale, une irrégularité qui peut rester cachée dans des conditions normales, mais qui, s’il se produit des tensions ou des pressions, peut provoquer une rupture qui bouleverse profondément la structure générale. » On ne peut s’empêcher de penser à ce qu’on appelle aujourd’hui « une catastrophe ». La catastrophe est un brusque changement d’une organisation. Le bord de la table pour la main qui la parcourt et arrive au vide, est une catastrophe physique.
Cela m’a souvent servi à comprendre pourquoi certains événements, qui pour la plupart sont vécus comme désagréables ou même anodins, déclenchent chez certains sujets des états terribles et sans commune mesure avec l’événement lui-même. Il s’agit de catastrophes singulières, de modifications brutales d’un état et pas seulement d’un rapport conflictuel à l’objet. De le travailler à la manière de Balint m’a été utile, et on peut voir comment le terme de « signifiant » peut à la fois rendre compte de l’irrégularité ou de la singularité de la réaction d’un sujet, sans nous donner pour autant les moyens adéquats d’intervenir de manière thérapeutique. Il ne suffit pas de relever le signifiant, encore faut-il tenir compte de la zone psychique dans laquelle on se trouve avec le patient.

L’ajustement est la notion qui fait lien entre la « cause » et la modalité d’intervention thérapeutique. Quand Balint dit qu’il y avait manque d’ajustement entre l’enfant et les personnes de l’entourage de celui-ci, il n’accuse pas la mère, il dit les personnes, bien que la suffisamment bonne mère ne soit pas loin. Il ajoute qu’il y a parfois une disproportion considérable entre les besoins psycho-physiologiques de certains enfants et les soins qu’ils reçoivent, même si pour d’autres enfants ces mêmes soins auraient été suffisants.
Je reviendrai ultérieurement encore sur cette zone du défaut fondamental car elle va intervenir dans toutes les questions concernant les régressions dans le transfert.
Mais auparavant je voudrais passer à la zone suivante dont personne n’a jamais parlé avant Balint, à l’exception de Bion qui semble l’avoir explorée, bien que très différemment, avec son vocabulaire et ses concepts.

3) La troisième zone : la zone de la création. C’est la zone du « un ». Il y a là absence de tout objet externe. La création artistique en est l’exemple le plus frappant. Je remarque ici que ce n’est absolument pas la même chose que l’aire de jeu ou aire de la créativité dont parle Winnicott. Je suis contente de faire cette distinction car la création et la créativité n’ont rien à voir. Je suis toujours agacée devant cet aplatissement de la création qui la réduit à la créativité. Comme je l’ai déjà dit la dernière fois, la création n’est pas obligatoirement ludique, même si à l’occasion un artiste peut y trouver un grand plaisir. La créativité est en relation avec le monde des objets et suppose un minimum de stabilité de l’objet primaire acquise par l’enfant. Ce qui est plus surprenant encore c’est que Balint pense que la philosophie et les mathématiques en font partie, de même que l’acquisition d’un « insight ». La capacité de comprendre quelqu’un ou quelque chose relève également de cette zone. Enfin deux autres phénomènes d’importance capitale en font partie : les phases précoces d’entrée dans la « maladie » – physique ou psychique – et la guérison spontanée d’« une maladie ». On pourrait aujourd’hui dire que cette zone commande les variations du système auto-immunitaire… entre autres. C’est en tout cas le recours à cette zone qui permet certaines survies absolument inexplicables selon les schémas traditionnels. Je pense que la notion de « résilience » dont parle Boris Cyrulnik dans son dernier livre, Le merveilleux malheur s’attache à l’usage de cette zone de solitude et d’énergie absolument indépendantes des relations d’objets. Une force à laquelle certains plus que d’autres peuvent avoir recours.

Balint dit par ailleurs que, bien qu’il n’y ait pas vraiment d’objet dans cette zone psychique, le sujet n’y est pas complètement seul. Il y aurait, dit-il, « quelque chose », une disposition à l’objet, « Objekt-Anlage ». Il se réfère à l’abord de cette zone, qui reste hors transfert, aux travaux de Bion et à ses concepts d’éléments alpha et béta, et de la fonction alpha. Cette zone évoque pour moi le « chaos primordial » à la fois sans objets différenciés, mais aussi source des forces primordiales.

PETIT DETOUR
Dans la mythologie grecque, on peut lire chez Vernant l’existence de deux Éros. Il y aurait eu d’abord un premier Éros. L’Éros primitif. Vernant le distingue d’un deuxième Éros, fils d’Aphrodite, qui règne sur les attractions sexuelles et sexuées. L’Éros primitif est une pure force qui préside à la naissance de la terre, Gaïa, à partir du chaos primitif, puis de la production par Gaïa, la terre, d’Ouranos, qui n’est pas le produit d’un acte sexuel. Gaïa se scinde en deux et donne donc naissance à Ouranos qui est comme un double, mâle, d’elle-même, de même dimension et qui la recouvre entièrement. Il la féconde mais les enfants ne peuvent pas sortir de son ventre. Jusqu’à ce qu’elle en ait assez et demande à l’un de ses enfants, Chronos, qu’elle cache à Ouranos, de la débarrasser de celui-ci. Chronos, le fils, émascule Ouranos qui, dans un cri de douleur, s’arrache à Gaïa et monte en devenant le ciel. Son sexe coupé tombe dans les flots primitifs, le Pontos, et de son sperme qui se répand dans les flots naît Aphrodite, mère de deux fils : Éros, dieu du Désir et Hiperos dieu de l’amour tendre. Freud, et en général les analystes, se réfèrent à ce deuxième Éros, qui régente l’amour dû à l’attraction d’un sexe pour l’autre, mais ils semblent ignorer l’Éros primitif, pure force de vie qui, dans le mythe, quitte la scène à partir du moment où Gaïa, la terre, se sépare d’Ouranos. Cet Éros primitif pourrait être une bonne métaphore pour signifier ce que Balint appelle l’amour primaire, qui n’est pas impliqué dans les relations du conflit œdipien. Je me suis même demandé s’il ne serait pas intéressant de repenser l’opposition de Freud, Éros / Thanatos, avec ce premier Éros, qui va plus dans le sens des flux de vie que de la seule reproduction sexuée.

Quand Bion parle de la fonction alpha maternelle, que décrit-il de ce qui se passe entre mère et enfant ? La psyché de l’enfant nouveau-né est une espèce d’habitacle chaotique, rempli d’éléments que Bion appelle béta. Ces éléments sont chaotiques, dépourvus de sens, angoissants et destructeurs pour l’enfant si aucun adulte ne les accueille ni ne les renvoie à l’enfant en les transformant dans son propre appareil psychique. Les éléments béta « chaotiques » sont donc retravaillés inconsciemment par l’appareil psychique de la « mère » qui les transforme et les renvoie à l’enfant, Ces éléments alpha reçus de l’autre, constitueront des proto-pensées que l’enfant s’approprie, les introjectant en quelque sorte. C’est ce travail maternel primaire qui constitue la fonction alpha de la mère selon Bion. Je simplifie, mais je crois que je dis là à peu près l’essentiel. Quand un analyste se trouve devant un patient qui est dans un état de confusion, pas forcément psychotique, mais qui ne peut pas « se » penser, il fait ce travail maternel primaire. L’analyste élabore, sans nécessairement lui en faire part, dans sa propre pensée ce qu’il entend -et surtout ce qu’il sent – il tente d’y mettre un certain ordre soit en la référant à un ordre symbolique soit en éprouvant des affects ou un émoi, ce faisant il restitue à l’analysant un état de « moindre chaos » et lui permet d’élaborer peu à peu son propre monde intérieur. Tout ce travail psychique de l’analyste est remarquablement décrit chez Gaetano Benedetti.

Par exemple il m’arrive de « raconter des histoires » au cours d’une séance. J’ai l’air de faire une sorte de bain de langage ou de squiggle verbal sans qu’en aucun cas ce soit des interprétations. J’offre au patient une possibilité d’écouter des récits d’où il puise à son rythme et à son gré des éléments qui lui servent à penser quelque chose sur lui-même. Je suis dans la fonction alpha, souvent sans le savoir moi-même. C’est une sorte de métaphore, car jamais le patient adulte n’est tout à fait assimilable à un nourrisson ; mais il y a un plan, dans ce millefeuille qu’est la psyché humaine, où cela peut se penser ainsi.
Le recours à la distinction de ces trois zones, surtout à ces deux dernières, m’est d’une grande aide pour penser la pratique.

Voilà la description des trois zones psychiques selon Balint. Mais en réalité ce qui importe c’est ce qui se passe entre les deux corps en présence. Dans la « two-bodies psychology », les trois zones ne sont pas exclusives les unes des autres, celle du défaut fondamental est simplement la caractéristique de base chez certains patients que nous appellerions aujourd’hui « border-lines ». Il faut toutefois se méfier de toute catégorisation diagnostique d’avant coup.
Je pense que beaucoup d’analysants – qui ont eu des analyses longues et disons en partie « fructueuses » – qui sont obligés de revenir périodiquement en analyse parce que reviennent chez eux une grande souffrance et une grande angoisse ; ils souffrent du défaut fondamental non reconnu et n’ont pas eu une relation analytique adéquate. Ils sont comme obstinés dans leur demande face à l’analyse. Quelque chose continue à chercher de ce coté-là. Et ce, peut-être de manière d’autant plus manifeste qu’ont été décapées, on peut dire « analysées », les affaires « œdipiennes », les conflits, les histoires à personnages, à situations, des problématiques de relation d’objet, et explorées jusqu’à la nième génération les trauma transgénérationnels,. Mais tout cela n’aura été qu’un travail de surface : l’essentiel est resté comme enclavé. Pourquoi pour tant de patients les effets de l’analyse ne tiennent-ils pas une fois que le patient a quitté l’analyste ?
Je pense que très souvent « ça allait » parce que la présence et la relation vivante à l’analyste maintenait le patient à peu près en état de vie, du fait même que la relation comme telle était thérapeutique. Mais le fond du problème restait inentamé. Seule la relation faisait office de thérapie. L’analysant aura appris la langue de l’analyste pour lui parler et les « interprétations » auront glissé comme le dit Balint. L’analyste ne s’aperçoit pas toujours que ses interprétations glissent dès lors qu’il est en présence d’un patient qui veut lui faire plaisir. Et un jour c’est fini, et l’analyste croit que c’est vraiment fini. Mais pour le patient au bout de très peu de temps tout recommence pareil, ou pas tout à fait pareil, mais la douleur essentielle n’a pas bougé. Cela a dû nous arriver à tous, à moi comme à vous, mais comme ces analysants sont en quête d’un analyste, avec qui ça va enfin marcher vraiment, alors ils vont chercher ailleurs et nous n’en saurons jamais rien. Si je le sais, c’est à partir d’anciens patients, d’autres analystes, que je sais ne pas être vraiment mauvais, qui sont restés avec l’illusion que l’analyse qu’ils avaient faite avait été bonne… Je pense à certains analysants maintenant, après-coup, mais je ne sais pas si aujourd’hui j’aurais fait mieux. Ce sont là des analyses qui ne se donnent pas nécessairement comme difficiles d’emblée. Lorsque les patients protestent ou ne supportent pas nos interventions, c’est déjà mieux car là au moins ils nous permettent d’essayer de nous ajuster. Il m’a fallu cinq ans avec une patiente pour lui laisser le temps de penser et celui de m’ajuster suffisamment pour qu’elle n’ait pas l’impression que je ne comprenais rien et que j’intervenais toujours à contretemps. Maintenant, au bout de huit ans, ça va mieux : elle trouve que j’ai fait des progrès et même qu’elle va un peu mieux en ma présence et hors de ma présence.

Quand il y a « défaut fondamental », il n’est pas possible d’atteindre la confiance du patient. Ce que l’on prend pour la confiance est soit l’amour de transfert, la dépendance, soit cette sorte d’admiration où le regard va de bas en haut. Il s’agit là d’un transfert de type vertical. L’analyste est « en haut ». Qu’il soit un représentant maternel ou qu’il fasse du père (ou le sujet supposé savoir, c’est-à-dire qu’il se prenne pour tel), ses interventions – quelles que soient sa bienveillance, sa position respectueuse vis-à-vis du patient – seront toujours perçues par celui-ci comme venant d’en haut, s’il n’y a pas d’interdépendance, et surtout reconnaissance de l’interdépendance. J’appelle le transfert qui a lieu dans l’interdépendance, transfert de type horizontal.
Or, Balint insiste là-dessus : dans la relation primaire entre mère et enfant, il y a interdépendance. L’enfant prend plaisir et se laisse porter par la mère, qui à son tour n’est bien que si l’enfant l’est. Elle a besoin de l’enfant comme il a besoin d’elle, même si c’est à un autre niveau que cela se passe. Le plus souvent nous parlons de dépendance de l’enfant par rapport au parent seulement. Il est tout aussi important, et Balint y revient à plusieurs reprises, que l’analyste s’efforce de ne pas augmenter l’inégalité dans la relation, qui est déjà très grande. Il doit se garder d’occuper une place d’omnipotence.

Il s’agit de reconnaître dans le transfert l’interdépendance. Balint l’oppose à la notion des analystes classiques qui parlent, dès qu’ils sont en présence de manifestations transférentielles « archaïques », de dépendance orale. Même si l’interdépendance peut apparaître, elle situe l’analysant dans une relation d’objet là où il lui faut d’abord explorer une situation à deux.
Cette référence omniprésente dans la littérature analytique à la relation d’objet dès qu’il s’agit d’analyser les phénomènes de transfert a amené Balint à élaborer deux autres concepts. Il leur a donné des noms impossibles. Il faudrait trouver d’autres noms moins barbares et plus faciles à retenir. Il disait qu’il y avait deux types de sujets, deux types de relation d’objet : les ocnophiles et les philobathes.
1) Les ocnophiles : ces sujets ne peuvent vivre en sécurité que tout près des objets, ils sont à la recherche de la proximité de l’objet. En quelque sorte ce sont des sujets qui ont des comportements conscients et inconscients centrés sur l’attachement. Les travaux de Bowlby parlent de comportement d’attachement. On trouve chez eux le plus souvent des problèmes d’agrippement, des souffrances d’abandon. Ils ont du mal à quitter. Je dirais que ce sont les « attachés », ils recherchent l’attachement. Inutile de dire qu’en analyse ils risquent d’être fidèles, à la personne de l’analyste comme à sa théorie.
2) Les philobathes : ils ressentent l’objet, la grande proximité de l’objet comme peu sûr, ils ont tendance à vouloir s’en passer (on pourrait les prendre pour des phobiques, des phobiques du lien). Ils recherchent, dit très joliment Balint, « des étendues amies qui séparent les objets perfides dans le temps et dans l’espace ». Ils ont souvent des comportements nomades, visibles ou invisibles. Ce sont des voyageurs. Mais souvent ce sont des personnes qui ont dû très tôt se débrouiller seules face à l’absence de l’adulte protecteur ou face à un parent nocif.

En préparant ce séminaire je pensais à L’Anti-Oedipe et aux autres travaux de Deleuze et Guattari qui ont écrit un véritable manifeste du nomadisme et de l’anti-attachement.
Ces deux tendances – ocnophile et philobathes – supposent la découverte de l’objet partiel relativement stable. Balint reproche à l’analyse classique de ne pas tenir compte des tendances au nomadisme de l’individu et de favoriser uniquement ses relations d’objet dans le sens d’une plus grande dépendance vis-à-vis de l’analyste. Or – c’est moi qui ajoute ceci – tout ce qui favorise la relation de dépendance se situe dans un rapport de verticalité, d’autorité, quand ce n’est d’omnipotence analytique. Quel que soit le niveau d’organisation où se situent les problèmes et la relation transférentielle, Balint pense qu’il est important que l’analyste puisse éviter l’omnipotence. Ceci n’est pas chose facile, surtout quand on travaille avec des patients qui ont tendance à régresser beaucoup et qui ont en même temps besoin d’une relation très stable et de pouvoir faire confiance.
La zone du « un » ne doit pas être oubliée même si personne n’y a accès : c’est dans le silence et dans une atmosphère de confiance que l’analysant peut s’y risquer et puiser dans ses propres ressources s’il sent l’analyste de son côté mais non intrusif, ni trop avide de l’aider.

L’AMOUR PRIMAIRE
Avant toute stabilisation de l’objet, qu’il soit pour le sujet d’attachement – ce qu’il est presque toujours au début – ou qu’il soit à éviter comme pour le « nomade », il y a, ce que Balint appelle, la relation primaire, ou encore l’amour primaire.
Dans la régression en analyse, l’analyste ne « donne » pas de l’amour primaire comme cela a été souvent mal compris. Pas plus que la mère ne donne de l’amour primaire. Elle crée un entourage, un entour suffisamment bon qui permet à l’enfant de prélever ce dont il a besoin. Balint cite les auteurs qui ont travaillé des concepts proches de l’amour primaire : en premier lieu bien sûr Winnicott qui, dès 1941, parle « d’environnement suffisamment bon », Margaret Little parle « d’unité fondamentale » (1961), Masud Khan de « bouclier protecteur » (1963), Margaret Mahler de « matrice extra-utérine » (1961). Bien qu’il préfère son appellation d’amour primaire à celles des autres auteurs, il dit qu’ils parlent sous des angles différents de la même chose. Moi-même je parle dans ces cas-là de socle narcissique primaire, mais je trouve l’appellation de Balint très bien. Or ce qui caractérise ces relations premières, c’est quelque chose de très important : toutes sont des relations exemptes d’omnipotence. Et si l’analyse se trouve à revisiter ces zones, si le transfert se situe à ce niveau, alors l’analyste ne doit en aucun cas devenir omnipotent. Ne pas « savoir » pour l’autre tout en lui permettant de trouver.

Tous ces auteurs cités appartiennent, de l’avis même de Balint, au groupe des « marginaux ». Il constate qu’ils sont tolérés, parfois même lus, mais jamais cités. Ceci reste en grande partie vrai encore aujourd’hui ici à Paris. Ces manières de voir et de faire, cette praxis, ne donnent pas lieu à des interprétations sociales flamboyantes. Pas de « Rebonds » dans Libé avec ça !

Balint reproche à l’analyse classique, freudienne et kleinienne, d’être entièrement du côté d’un renforcement des tendances ocnophiles, c’est-à-dire de renforcer la dépendance de l’analysant à l’analyste par le contenu même des interprétations et par le cadre de l’analyse. Il a ses adversaires, et c’est net qu’il en veut aux kleiniens qui interprètent à tout va et surtout en termes de dépendance orale. L’analyste apparaît comme celui qui a une vision juste du monde et du patient et celui-ci comme une pauvre chose qui a tout à apprendre et qui s’engouffre dans la dépendance. On voit là encore comment Lacan ne pouvait qu’être en accord avec ces positions, bien que sur la régression ils divergent totalement, ce qui n’a pas empêché Lacan de rendre ses patients très dépendants de lui.
Balint a cette phrase simple et tellement juste :

« C’est un nouvel exemple d’un fait qui se produit fréquemment dans la plupart des sciences, et en particulier en psychanalyse, à savoir que des parties de la vérité servent à refouler la vérité entière. »

Balint accorde une grande place à la régression dans l’analyse. C’est cela qui m’intéresse et c’est pourquoi je vous fais ce compte-rendu, sans doute un peu scolaire pour certains.
Pourquoi certains patients ont-ils besoin de régresser ? Balint observe que dans sa clientèle les patients ont de plus en plus besoin de régresser. Je pense qu’on manifeste ce « besoin » là où l’on sent que c’est possible. Il me semble que Balint, tout en disant que le patient apprend la langue de l’analyste, passe à côté du fait que ses patients aussi ont appris la langue de leur analyste, langue qui comprend la catégorie de la régression ! Quand l’analyste n’offre aucune disponibilité, ni le temps suffisant ni le cadre adéquat, l’analysant soit évite de le faire et reste en analyse avec ses structures de défense à savoir « sa structure » obsessionnelle, hystérique, etc. – car les structures sont de défense -, soit il s’en va.
La réponse de Balint est que les patients qui souffrent d’un défaut fondamental ont besoin de régresser au niveau même où cette blessure a eu lieu, et parfois même à une situation antérieure, donc très précoce, pour ensuite commencer un autre chemin ; ce qu’il appelle le « renouveau ».

NEW BEGINNING
C’est alors que le patient peut abandonner ses modalités compulsives de « relation d’objet », après être revenu vers son univers ocnophile, celui de la plus grande proximité avec l’objet. Or, comme le dit Balint, cet univers offre de grandes possibilités de dépendance et peu d’occasions de faire des découvertes soi-même. Ces possibilités sont très importantes sur le plan thérapeutique. Mais comment les favoriser ? Il en appelle à l’élasticité du thérapeute pour varier entre l’univers d’attachement et les possibilités de nomadisme. Et c’est dans cette perspective qu’il est intéressant de relire Deleuze et Guattari. Ils passent à côté, ou ont une sorte de répulsion pour l’univers « ocnophile » de l’attachement et ne peuvent pas envisager la régression. Mais ils sont très bons pour le nomadisme ! Dans mon texte sur « L’enfant de la Jubilation » c’est à cela que je me réfère. Car là aussi il n’y a pas de stades, tout vient ensemble.

L’analyste doit être – dit Balint – comme une « substance primaire ». Il doit porter le patient comme l’eau porte le nageur, ou la terre l’homme qui marche.
« Et surtout il doit être présent, toujours présent, et indestructible, comme l’eau et la terre. » Tout en évitant de devenir omnipotent, en évitant au patient de devenir trop dépendant de son savoir sur lui. Car le patient doit aussi puiser en lui-même la capacité de remonter, sans tout devoir à l’analyste, ce qui est la tâche la plus difficile à ce stade du traitement.

C’est donc un va et vient perpétuel entre une position de « gratification » et l’autre position, qui serait un retrait pour n’en point trop faire et éviter d’augmenter l’écart entre les deux protagonistes de la situation analytique. Attention à la traduction : la gratification se dit en allemand « Befriedigung ». Ce terme vient de « Friede » qui signifie « la paix ». La bonne traduction serait donc « apaisement » et non pas « satisfaction » comme on le traduit habituellement. Par ailleurs on parle aujourd’hui en termes de réponse ou non-réponse à la demande pour ne pas parler de gratification. Cette façon de dire me paraît très superficielle.
Il s’agit donc de l’apaisement des pulsions et non de leur satisfaction en séance.

Pour résumer et faire entracte je dirais qu’il y a quatre éléments au moins à faire jouer. Ils jouent le plus souvent tout seuls si on ne les entrave pas par des postures apprises.

1) L’atmosphère qui règne au sein de la situation analytique, les relations non-verbales, le tact et le contact. C’est la relation pathique ou pré-pathique. Voir à ce sujet les travaux de Madliney.

2) Le lien, et l’implication de l’analyste qui ne se superpose pas à ce qu’on peut appeler le transfert. Je consacrerai un séminaire à ces questions. Je différencie le lien du transfert, lieu de répétition, de régression et de novation.

3) L’imaginaire de l’analyste qui nous introduit à la question de la symbiose et de l’affect comme moteurs de l’analyse – et non comme résistance -, et du don de parole de l’analyste. Quand on est analyste, même si on se tait beaucoup, il vaut mieux être à l’aise dans le langage.

4) Les grandes trilogies des métapsychologies et de la difficulté à marier le un, le deux, le trois et le multiple.
Le grand paradoxe pour moi, c’est que c’est à partir de la zone du « un », zone de la création proposée par Balint, que je pourrai aborder le multiple.

5) La survenue du « saut ».

POUR CONCLURE
Non, je n’ai pas oublié le « Plaisir dans l’analyse » ! Le plaisir est dans le saut. Il peut avoir plusieurs expressions, mais c’est toujours un « Einfall » ou un « insight ». En français, on dit « association libre », mais elle n’est pas libre du tout si c’est une association. J’ai enfin trouvé la bonne traduction : c’est l’étincelle ou la pensée-éclair. C’est tantôt une petite ouverture, une déchirure du texte lisse du discours connu, mais cela peut aussi être la vraie ouverture, et alors il y a toujours une sorte de transgression. Le saut est une transgression où l’acteur ne s’autorise que de lui-même… et un peu de son analyste.

Pour finir je vais vous rappeler la petite histoire de « saut ».
C’est l’histoire de la culbute racontée par Balint (« Le renouveau » in Le Défaut Fondamental, p.174).
Balint raconte que lors d’une séance avec une patiente qu’il avait en analyse depuis fort longtemps, celle-ci dit à un moment donné qu’elle n’avait jamais pu faire la culbute lorsqu’elle était petite. Et alors ? Là-dessus, la patiente se lève et fait une parfaite culbute, à leur commune surprise. Balint dit que cet acte exécuté en séance a profondément et durablement modifié la vie de cette patiente.
Voilà une histoire de saut bien concret et psychique à la fois !

Pour conclure, il me faudra refaire le parcours, un deux trois, et pousser jusqu’au multiple. Non les « masses », mais le multiple.
Ou encore le pré-objet, l’objet, les objets, la relation à deux, la relation ternaire et le multiple dans le mouvement. Où l’on peut revenir au nomadisme, non plus comme une fuite de l’objet nuisible, mais comme une résolution, au sens musicale du terme. Le multiple comme contenant symbolique majeur des singularités, symbolique non inscrit. Là réside son originalité et la méconnaissance dans laquelle on la tient. Le multiple se « sacralise » ou non, selon les groupes et les époques. Il pâtit à tous les coups des grandes croyances monolithiques, il pâtit et ne meurt pas car il ne dépend pas des lois écrites.
Il se chante plus qu’il ne se déclame, il est le tonal qui nous porte, qui nous fait vivre même quand nous sommes orphelins de naissance. Les grands orphelins, les laissés pour compte, les nés du ruisseau ou des caves sous les bombes, ne deviennent pas tous des assistés ni des malades, et encore moins des névrosés geignards. Ils vivent, souvent mal, en manque de mots qui leur seraient intimes, mais souvent ni plus mal ni mieux que bien d’autres, mieux lotis à leur naissance. Et avec quoi font-ils ?
D’abord avec la matière humaine, « matière première », matière sonore et bigarrée, complexe, le « tonal » qu’ils prélèvent dès qu’ils le peuvent sur celui qui passe et se laisse approcher, avec qui ils partagent une « Stimmung », atmosphère, vibration, prosodie, rythme, qui fait contact invisible mais réel, toile de fond qui porte, l’enfant comme l’adulte et leurs multiples à l’infini. Le tonal est réel et musique de fond de tout langage.

Non je n’ai pas oublié le plaisir. Le plaisir est dans le saut, et le saut sera pour la prochaine fois.

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