L’amour Paradoxal

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Année 1997

Ou La promesse de séparation

[Communication faite à Sao Paulo en octobre 1997 dans le cadre d’une rencontre organisée par la Livraria Pulsional]

Le « désir de l’analyste » a été longtemps une question importante dans les milieux analytiques, plus particulièrement chez les lacaniens. Elle n’était pas sans intérêt, à l’époque de sa formulation première. Les réponses ne m’ont pas convaincue. Ne pourrait-on pas tout simplement dire que l’on devient psychanalyste parce que l’on peut le devenir, parce que la psychanalyse existe, comme on devient peintre ou dentiste. Le choix d’une profession, d’un métier, d’un engagement, d’une vocation ressortit à chaque histoire particulière. Tout au plus peut-on remarquer que devenant analyste, après avoir fini son analyse personnelle, on a la certitude de ne jamais quitter la psychanalyse et par ce biais d’une façon détournée de ne jamais quitter son psychanalyste. Ceci serait un trait particulier du devenir psychanalyste. On se plaît à dire que la psychanalyse n’est pas un métier comme un autre, sans doute, et pourtant il est important d’être un vrai professionnel et non pas un dilettante. Sans oublier ceci : que les moments les plus féconds dans une cure sont souvent ceux où le savoir-faire du professionnel est mis en échec, où doit se réinventer pour le compte d’un analysant particulier la manière d’être analyste pour lui.
Si être analyste n’est pas une identité, l’analyse est une fonction qui altère l’être même de celui qui la supporte. Comment s’étonner alors que certains tendent à en faire une identité ?
S’il n’y a pas d’identité d’analyste il y a des caricatures d’analystes… Plus simplement on pourrait dire que quelqu’un est analyste parce qu’il est reconnu tel par au moins un analysant. Qu’il soit bon ou mauvais est une autre affaire. S’il est reconnu analyste, ou pris pour tel, c’est en grande partie parce qu’il y a « transfert ». Il est mis à la place, comme le disait Lacan, d’un « sujet supposé savoir », savoir sur l’inconscient de son patient.
Néanmoins à partir de ce simple constat, les chemins sont divergent, car les acceptions du transfert sont multiples.
Tout au long de l’œuvre de Freud lui-même cette notion s’est complexifiée, sans compter la suite. Chaque école, chaque auteur en a modifié le contenu et son interprétation.

Comment déplier ce fourre-tout qu’est devenue l’expression l’amour de transfert, comment parler de ses contraintes et de ses avatars ?
Pour commencer j’appelle l’amour de transfert, l’Amour Paradoxal. Pour plus de clarté je voudrais proposer une classification « des transferts ». Classification sommaire et forcément critiquable, étant entendu qu’il n’y a pas, dans un domaine comme celui-ci, c’est à dire dans un inventaire ouvert, de classification exhaustive. Un pas important a été franchi dans les Ateliers1 à partir du moment où nous avons commencé à utiliser le pluriel, en grande partie grâce au travail de Pierre Delaunay. Celle que je propose s’en inspire mais ne la reprend pas telle quelle.
Le transfert au sens strict implique un déplacement, un changement de lieu et ou de temps ; il implique au moins deux occurrences d’un même phénomène. Il suppose que quelque chose se rejoue dans la relation à l’analyste qui s’est déjà joué avant ou ailleurs. Übertragung : porter par-delà, passer d’une rive à l’autre. On désigne cependant du même terme ce qui arrive pour la première fois. Il me semble que l’amalgame est illogique.

Une analyse n’est efficace que si elle suscite aussi du nouveau, du différent. Comment appeler le jamais advenu qui advient ? Certes, dans le transfert, il survient entremêlé à l’ancien, au répété mais il me semble qu’il pourrait être intéressant d’ouvrir l’éventail des différents transferts pour mieux penser les ouvertures possibles à partir de chaque cas de figure.
Par ailleurs, selon que l’on se situe dans une perspective classiquement freudienne, lacanienne, kleinienne, winnicotienne ou bionienne le terme de transfert ne recouvre pas les mêmes contenus. On ne se réfère pas aux mêmes contenus, ni au même traitement de ceux-ci selon qu’il s’agit d’un transfert névrotique ou psychotique ou encore d’un transfert interne, intrapsychique au sujet lui-même.
La tendance à appeler indistinctement transfert tout ce qui se passe dans la relation entre analyste et analysant est donc tout à fait insatisfaisante. Dans la répétition transférentielle il y a lieu de distinguer la reproduction de l’événement passé. Cette reproduction ne peut jamais être identique à l’événement premier, du fait même de retrouver cet événement comme souvenir. Par ailleurs un souvenir peut se retrouver tout à fait en dehors de l’analyse, retour à Proust conseillé… Cela vaut pour toute répétition ou reproduction qui a lieu tous les jours, mais qui acquiert une autre valeur dès lors qu’elle a lieu dans le cadre de l’analyse et qu’elle s’adresse à l’analyste. L’amour paradoxal en est l’illustration la plus évidente.

Reproduction – Production
Les transferts peuvent se décrire selon les vecteurs de la translation qu’ils actualisent, étant essentiellement un mouvement, une dynamique. Cette translation, qui a partie liée avec la compulsion de répétition, ne lui est pas superposable. La compulsion de répétition est la force qui pousse à répéter, Pulsion de Mort. La chose répétée est à distinguer de la force qui pousse à la répétition. C’est pourquoi je préfère ici dire « reproduction », étant entendu qu’il s’agit de la chose répétée et non de la compulsion comme telle. L’aspect novateur, les occurrences non répétitives qui s’y mêlent ou surgissent de manière tout à fait exclusive, sont les productions.
Pour ce qui relève de la reproduction, concernant l’ensemble des transferts, la translation a lieu du dehors vers le dedans de la cure, elle est centripète. Le plus souvent on invoque l’aspect temporel, répétition du passé dans le présent de la cure, mais il convient de prendre en compte également l’aspect spatial. Si le passé revient, il revient d’un ailleurs dans un espace très particulier, celui du cadre de l’analyse qui est une construction tout à fait arbitraire.

1. Transferts névrotiques, « œdipiens »
Les transferts névrotiques mis en lumière par Freud sont les plus connus. Lorsqu’il est question de transfert, c’est habituellement à ceux-là auxquels on pense et qui se rencontrent généralement dans les névroses. L’analyste prend tour à tour la place des figures du passé lointain du patient. Freud se prenait invariablement pour le père, tandis que les analystes issus de la lignée ferenczienne, que ce soit les kleiniens, ou les post-kleiniens, Bion ou Winnicott, donnent la priorité sinon l’exclusivité à l’objet maternel. Lacan dans une tentative de dépassement de cette personnification situait l’analyste comme sujet supposé savoir, ceci au détriment de la régression dans le transfert.
Dans ces cas de figure, la reproduction apparaît dans un contexte essentiellement œdipien. La clôture psychique est supposée avoir eu lieu. N’est pas pris en compte ce qui ressort d’un appareil psychique ouvert, que ce soit chez le patient ou chez l’analyste.
Selon les écoles de psychanalyse les développements donnés à la place de ces transferts sont variables, je ne m’appesantirai pas plus sur ce chapitre, bien qu’il garde tout son intérêt, mais parce que la quasi-totalité de la littérature sur le transfert traite de ce type de transferts œdipiens centrifuges.

2. La répétition traumatique, la reproduction dans la cure des séquences du trauma trouve également sa place dans cette catégorie, bien qu’elle puisse également se reproduire autrement (cf. transfert inversé). Il est fréquent que l’analyste y participe très activement et à son insu, et qu’il « répète le crime » comme le disait Ferenczi. Reproduction induite par le patient qui pousse inconsciemment l’analyste à reproduire dans le transfert et la situation analytique un des éléments du trauma.

3. Le Transfert Inversé est un cas particulier et très spécial du transfert centrifuge, car ici l’analyste sent, agit ou pense de la place de l’analysant, ce qui est méconnu, refoulé ou clivé chez ce dernier. L’analyste devient acteur de la reproduction pour l’analysant, même s’il n’y a pas nécessairement passage à l’acte de sa part. Ceci se fait le plus souvent à l’insu de l’un et de l’autre. Il serait toutefois souhaitable que l’analyste s’en aperçoive… tôt ou tard. Bien des manifestations bruyantes ou silencieuses du contre-transfert sont à mettre au compte d’un transfert inversé. L’analyste y est souvent à la place de l’enfant qu’a été son analysant dont il éprouve des fragments d’expériences subjectives non repérées. Cela peut se passer au cours de moments très brefs que l’on aurait tendance à mettre sur le compte de parasitages personnels et à chasser comme corps étrangers à la cure. La répétition n’appartenant pas à l’histoire du sujet qui la vit est méconnue. Même les analystes attentifs aux manifestations contre-transférentielles peuvent passer à côté.

4. Transferts Internes : répétitions sans partenaires visibles, car l’analysant se fait à lui même ce qu’on lui a fait dans le passé. Ce qu’on a coutume d’appeler le « masochisme » est souvent le fait de la reproduction d’une maltraitance intériorisée, reprise entièrement par le seul patient. Il n’est pas seulement le théâtre d’une guerre interne, il ne devient pas son propre bourreau parce qu’il aurait une tendance à la jouissance morbide, ou un goût pervers de la souffrance ; il ne fait que répéter en se traitant comme il a été traité. Il ne sait littéralement que reproduire son passé de cette manière car c’est son seul séjour familier, il n’en connaît souvent pas d’autre.

Les transferts suivants sont souvent repérés comme des transferts « psychotiques ». Cela n’implique nullement que le patient soit nécessairement psychotique, pas plus que le psychanalyste ! Cette appellation est grandement tributaire du fait que ce sont essentiellement les analystes qui ont travaillé avec des psychotiques qui ont dû affronter ce type de transferts. Une des conséquences de leur relation privilégiée avec la psychose est une plus grande liberté de penser ce qui leur arrive par rapport aux doctrines élaborées dans le cadre des cures de névrosés. A quoi il convient d’ajouter que les théories concernant le transfert dit névrotique étaient élaborées dans le cadre des cures sensées « produire » des psychanalystes, forcément non psychotiques ! Wishfull thinking qui s’infiltre dans la théorie. Je me réfère ici plus particulièrement aux travaux de Ronald Searles.
Étant souvent « délocalisés » par rapport à une vision du sujet de l’énonciation, je les appellerai pour l’instant :

5. Transferts acéphales : ils se rencontrent dans des cas de figure très variés. Ils comprennent ce qu’on appelle le plus souvent le « transfert symbiotique » tout autant que la « folie à deux ». Dire transfert psychotique n’implique pas, comme je l’ai déjà dit, la présence d’une structure psychotique. Un moment de régression peut suffire. On les rencontre dans les « borderline », tout autant que dans les manifestations hystériques non focalisées sur le symptôme. Delaunay y distingue un mode de fonctionnement particulier qu’il appelle fort à propos « un appareil psychique pour deux ». C’est dans ce cadre que l’on peut également faire l’expérience des « pensées parasites » qui envahissent l’analyste. On peut de la même manière y ranger le savoir immédiat que certains analysants ont sur les états, ou même sur les événements de la vie de leur analyste. Il arrive que l’on soit traversé par des pensées qui ne viennent pas de notre existence, mais que nous configurons avec notre substrat, notre corps, nos affects et nos facultés à imaginer et à penser ce qui ne nous appartient pas, que nos mots habillent ce qui est clivé, enkysté, dénié ou refoulé chez le patient ou vice versa. On est alors objectivement fou, et pourtant il est fondamental de ne pas chasser ces émergences comme des parasites, ni de les traiter comme une tendance maladive à une identification hystérique.
Il n’est d’ailleurs pas exclu qu’un des ressorts à l’œuvre, soit l’aptitude de l’analyste à l’identification hystérique, – l’idée demanderait à être étayée – c’est une hypothèse. Même vue sous cet angle, cette aptitude devient alors un outil de travail et non un comportement symptomatique de l’analyste.
Lorsque cela lui arrive pour la première fois, et pour peu que sa propre analyse l’y autorise ! L’analyste passe par une expérience bien étrange : les pensées circulent comme magiquement de l’un à l’autre, mais ce n’est pas de la magie ! Circulation, passages en deçà des clôtures psychiques habituelles. Clôtures psychiques de l’analyste lui-même qui méconnaît les inductions et des transmissions de percepts non liés à la problématique œdipienne, non liés au contenu clairement énoncé par le patient. Les clôtures psychiques sont constituées par le langage lui-même, ce qui passe de l’un à l’autre peut à l’occasion récupérer les mots de la langue. Réduire la psychanalyse au simple langage articulé la prive d’une dimension fabuleuse et encore relativement inexplorée dont le support est principalement l’affect. L’angoisse – équivalent général de tous les affects selon Freud – bien qu’étant centrale dans la psychanalyse, n’est pas suffisante pour étudier ce type de manifestations. Il y a toute une gamme d’affectations et d’affects qui ne sont pas réductibles à l’angoisse.
Les affects passent par une translation qui est de contamination et non de communication. Circulation d’informations en deçà des paroles, voies plus proches des séquences indiscrètes de la prosodie et des flux, que des unités discrètes du langage. Il serait temps d’étudier de plus près les voies de la contamination si l’on veut comprendre certaines manifestations transférentielles.
Il existe aussi un type de translation qui ne figure jamais parmi les transferts ; ce sont les transferts centripètes.

Un Transfert centripète est une exportation en dehors de la cure de ce qui a été vécu à l’intérieur.
Il est évident que cela concerne, dans son sens positif, tous les acquis d’une analyse. L’analysant « apprend » à partir d’expériences vécues dans la relation à l’analyste et devient capable d’en faire usage et d’en profiter dans sa vie.
Il arrive malheureusement aussi qu’il y ait reproduction et exportation du négatif qui se fixe à partir d’une mauvaise rencontre en analyse. Un style d’écoute, une communication désastreuse, une manière d’être de l’analyste peuvent être incorporés par l’analysant. Cette manière d’être se fige et devient un style de vie. Il y a des traumas provoqués par la psychanalyse même, par des mauvais traitements de l’analyste que l’analysant va répéter dans sa vie de la même manière. Il y a des « apprentissages » néfastes, des automatismes qui dessèchent les capacités vitales de certains à partir de l’analyse même. On pourrait dire que c’est le monde à l’envers, ou une maladie iatrogène de la psychanalyse. La cure personnelle a pu avoir pour certains valeur de scène originelle, une « dé-psychanalyse » reste alors à faire pour les rendre à la vie.
Aucune de ces figures de transfert n’apparaît à l’état pur, elles se superposent, se suivent et s’entremêlent dans toutes les reproductions possibles. De même qu’aucune analyse, en principe, ne se résume à cet aspect répétitif dans le transfert. Liées à la reproduction surgissent et s’en détachent de véritables productions. Ce qui idéalement est le but de toute analyse.
« L’amour de transfert », l’amour paradoxal, se joue le plus souvent dans l’aire du transfert névrotique. Mais quand il pousse à l’acte, quand il submerge toute possibilité d’interlocution, ou quand il résiste à toute interprétation, ou encore quand il reste comme une zone d’ombre, un paquet impossible à déficeler, alors on peut se demander s’il ne prend pas sa source dans ces transferts non répertoriés par les grands classiques.

Productions : moments fondateurs, expériences inaugurales
Il arrive que l’inédit, le nouveau, l’absolument différent se produise à partir de la rencontre dans l’analyse. Ce n’est pas la « prise de conscience », ni une réparation, mais une expérience inaugurale.
Il convient ici de distinguer deux moments : dans un premier temps il y a reproduction, répétition dans l’analyse, d’un vide, d’une carence fondamentale. De quel vide s’agit-il ? Il n’est pas facile de lui donner un statut : beaucoup d’analystes le mentionnent cependant. Balint l’avait appelé « le défaut fondamental » ; d’autres, comme Frances Tustin, ont parlé de « trou noir de la psyché » d’autres encore lui ont donné d’autres noms. Le patient lui-même parle d’un vide. En tous cas il ne faut pas le confondre avec ce que Lacan désigne par « parole vide ». Même si celle-ci peut à l’occasion venir recouvrir un tel vide. L’analyste peut le ressentir comme une absence de représentation, un vide du sentir, vide d’images vide de mots, et cependant un lieu est là, sensible et qui fait appel. Sur ce vide advient, dans un deuxième temps, grâce à une expérience vécue pour la première fois dans l’analyse, le nouveau, le jamais advenu. On peut se demander si cette expérience, ce deuxième temps, peuvent encore s’appeler « transfert ». Rien n’est à proprement parlé plus transféré, sauf ce lieu vide par rapport auquel cette première occurrence peut trouver son sens. Celle-ci ne répare pas. On ne répare rien, mais de telles expériences fondent la possibilité d’emprunter des voies latérales qui permettent aux potentialités restées entravées de prendre leur essor. Cela requiert la rencontre réelle d’un autre, de l’analyste. Cela ne se fait pas sans une mise effective, et affective.
Un grand étonnement survient souvent après de tels moments. « Je ne savais pas que l’analyse pouvait être ça ! » entend-on dire alors. Surprise généralement partagée, car cela ne se programme pas.
Etrangement l’on est au cœur des véritables possibles de l’analyse quand on s’étonne que ce soit possible dans l’analyse !
Ce sont là situations de rencontres, de circulation de dons et de contre-dons dont quelqu’un peut subitement faire usage radical. Une fois encore : où est le transfert ? On est dans l’entre-deux. Le transfert l’a rendu possible, lui a donné sens, rien de plus mais rien de moins.
Il se peut que ces moments forts ne surviennent qu’une fois. Un hapax, comme on dit. Le perçoit-on toujours ? Rien n’est moins sûr… Mais c’est parfois un tel élan, un tel envol ou un tel orage qu’il est difficile de l’ignorer tout à fait. Tôt ou tard – pas forcément tout de suite – surviennent de nouvelles manières d’être et des frayages de zones inexplorées. Ces moments, de force variable, comme les vents en haute mer, peuvent bouleverser profondément l’analyste aussi.

Alors se posent les difficultés de la séparation. Faut-il que toute relation tissée dans l’analyse tombe sous le coup d’une séparation définitive et parfaite exigible à la fin de l’analyse ? Est-il illégitime de penser qu’une amitié par exemple, puisse naître de là, ou un désir de se revoir autrement, ou de travailler ensemble, fondé sur la rencontre ? Que devient l’amour quand il a été de la partie ? Faut-il que tout chute de ces moments communs dans un passé sans suite ? Questions embarrassantes. Les analystes y ont trouvé, à défaut de réponse, une parade : les institutions analytiques. On se sépare, mais on se retrouve… dans les séminaires. Un grand nombre de fins de futurs analystes se font ainsi en catimini, ou de manière bruyante, à la fois camouflée et exposée sur la place publique des institutions psychanalytiques. Combien de scissions ne deviendraient plus lisibles si on les envisageait sous cet angle…
Et l’on se prend à convoquer le mot d’inceste… Quand ce n’est d’incestocratie ! Pourquoi donc ? Parce que la pratique analytique a comme fondement un transfert particulier dont on ne parle pas, qui semble aller de soi. Ce transfert-là est spécifique à la psychanalyse.

Invention d’un lien inédit : le Transfert d’Interdit
Tout amour peut être de transfert si l’on désigne par là le fait que tout amour réactive ou répète partiellement les premières expériences amoureuses de l’enfant.
Si l’on excepte les cas de figure de Freud analyste de sa fille Anna, celui de Mélanie Klein, analyste de ses enfants petits, et des autres pionniers de l’analyse, on peut dire qu’aujourd’hui analyste et analysant sont le plus souvent dans une relation exogamique. Si amour (ou haine) il y a, il n’est ni plus ni moins incestueux que celui que l’on peut éprouver et vivre dehors. Il n’y a pas plus de transfert que dans n’importe quelle situation dans la vie courante.
Mais Freud a inventé un lien tout à fait inédit, littéralement extravagant, fondé sur un interdit de rapport sexuel entre deux étrangers. En effet, rien, hormis la règle inhérente à la psychanalyse n’interdit à ces deux protagonistes de se fréquenter. Or l’interdit qui frappe les rapports sexuels et tous rapports de proximité entre analyste et analysant est bien plus radical que la réserve déontologique exigible dans d’autres domaines, tels que la médecine ou l’enseignement.
L’interdit de ce passage à l’acte est directement et explicitement transféré de la relation parent-enfant sur la scène analytique et, du fait de ce transfert, tout le reste en découle. Il marque par extension tous les rapports, quels que soient les sexes en présence. Seul ce transfert d’interdit nous permet de parler d’inceste dans l’analyse. De toute façon et quels que soient les faits invoqués, il s’agit toujours d’inceste imaginaire. Et il l’est d’autant plus que l’analyse favorise par son dispositif même les moments de dépendance. L’enfant dans l’adulte fait irruption et entre en scène, souvent sans le savoir. Il incombe à l’analyste – et à lui seul – de le repérer et de ne pas se tromper d’interlocuteur dans ses interventions.
Les transferts, comme je viens de le dire, sont souvent des répétions de ce qui s’est joué avant et ailleurs. Quelque chose se reproduit, mais les affects sont toujours véritables et actuels. Il n’y a pas de transfert d’affects, mais transfert de représentations. Or le transfert de l’interdit évoque, voire suscite la situation œdipienne, et ceci d’autant plus que les interventions de l’analyste s’y réfèrent.
Plutôt que de dire amour de transfert, ne conviendrait-il pas de penser en termes des conséquences d’un transfert d’interdit ?
Sans oublier l’essentiel, qui est que l’analyse n’est pas réductible à la seule répétition, mais aussi ouverture et demande de nouveau, du non-advenu. L’amour qui naît dans cette aire est donc d’emblée paradoxal. Et ce d’autant plus qu’il est voué à une séparation obligée qui ne ressemble à aucune autre.

Promesse de Séparation
Si les modèles d’amour varient selon les époques et les sociétés, on peut dire que Freud a introduit en ce début du vingtième siècle en Europe un « modèle » de lien, voire un modèle d’amour tout à fait inédit. Tout comme est inédite la promesse de séparation qui le soutient.
Que promet donc l’analyste ? Un paradoxe : il promet la séparation. S’il ne peut promettre la guérison, même s’il la souhaite, il peut promettre la fiabilité de sa présence et celle du temps qu’il accorde au patient. Or présence et durée est ce que demande tout amoureux. Mais dans la promesse de l’analyste figure de façon latente, ce que l’amoureux redoute le plus : la certitude d’une séparation. La fiabilité de l’espace et du temps est habituellement connotée du terme de cadre ; quant à la promesse de séparation, elle relève non seulement des capacités thérapeutiques de l’analyste, elle en est l’axe éthique.
Il y a une sorte de grammaire générative du discours amoureux concernant la promesse. La déclaration d’amour est aussi demande d’amour, et la demande d’amour appelle la promesse. « Je t’aimerai toujours » est promesse de durée, mais n’en est-elle pas aussi la demande ? « Je ne te quitterai jamais » en est une autre variante. Même si tous les amants n’usent pas de ces énoncés extrêmes, même non dits, ils font partie de la structure profonde de leurs échanges et sont la clé de voûte et de la promesse et de la demande d’amour qui la sous-tend. Rares sont les histoires d’amour dépourvues d’anxiété quant à la perte possible, soit de l’objet d’amour, soit de l’état même d’énamoration. Cette anxiété se nourrit de désir de promesses.
Aux commencements d’un lien d’amour, d’un couple d’amants ou même dans l’amitié, de manière plus calme, il y a promesse de permanence, quelles qu’en soient les suites, souvent contraires aux désirs des commencements. La promesse nie le temps par le charme du « toujours » qui en est le fondement avoué ou secrètement rêvé et n’admet finalement comme finitude que celle de la vie elle-même.
« Toujours » est pourtant l’autre nom de la mort.
Seules les relations symboliques de la parenté n’ont besoin d’être ni rêvées, ni dites, elles valent par le seul fait d’attribuer des places stables et des fonctions des uns par rapport aux autres. Nul besoin de promesses dans leur cas. Si l’analyste peut représenter à des moments différents d’une cure, la mère, le père ou tout autre figure parentale, en réalité il est – et restera – un étranger dans un rapport exogamique avec son patient. Le transfert d’interdit d’une relation sexuelle entre eux est parfaitement arbitraire, mais il est une condition de travail, une règle qui permettra d’orienter le sens des événements dans la cure.

L’amour Paradoxal
Or l’analyste, tout en ouvrant un champ d’aimance, suscite, permet, réactive ou active un amour paradoxal. « Tu peux m’aimer, tu peux compter sur moi, mais je te promets que nous nous séparerons un jour »… Telle est la paradoxale promesse, non dite, latente, dans ce champ d’aimance qui s’ouvre à l’analysant.
Je préfère dire champ d’aimance plutôt que relation d’objet comme on a coutume de l’appeler, car la relation d’amour n’est pas réductible à une relation d’objet, même si apparemment elle s’exerce à deux. On ne tombe pas amoureux d’une personne seulement. On aime un ensemble de signaux, de traits représentatifs de multiples ancrages et souvenirs. Chacun véhicule un monde et l’on tombe amoureux d’un monde. Celui-ci est un prédicat dont le sujet porte sans le savoir toutes les implications. On peut être porteur de la beauté d’une jeune mère, mais tout autant d’une guerre, d’une révolution rêvée, d’une richesse perdue. On porte une histoire et une géographie qui accrochent le regard sauvage de l’amoureux en état de rencontre sans qu’il ait conscience de tout ce qu’il a perçu dès le premier instant. L’inconscient est sensible aux traces multiples du collectif tout autant que du singulier. Le mélange des deux fait l’intime de chacun pour chacun. Ce que nous sommes nous vient d’ailleurs, qui nous rend plus ou moins aimables selon les partenaires. Le dispositif de l’analyse est fait pour cacher nos singularités, mais elles subsistent malgré nous et peuvent devenir nos alliées comme notre entrave selon les histoires et les géographies propres aux analysants eux-mêmes.
Quand la découverte et la mise à l’épreuve d’une relation fiable à un autre, d’un amour possible se joue pour la première fois dans l’analyse, quand elle vient contredire maintes et maintes mauvaises expériences, quand la rencontre est inaugurale d’ouvertures dans la vie, alors la séparation promise à la fin de l’analyse peut s’avérer doublement difficile : d’abord parce qu’il s’agit d’une expérience fondatrice issue d’un lien précieux pour le patient, dont il ne sait pas s’il pourra s’en passer, ensuite, parce que d’une mère ou d’un père, il restera malgré la séparation toujours ce lien symbolique invariable dans sa nature, alors que le lien à l’analyste est soumis à la promesse et à ses avatars. La séparation d’avec l’analyste, si elle peut parfois évoquer celle du couple parent-enfant, ne lui est donc pas superposable. Quand bien même nous aurions affaire dans l’analyse à « l’enfant dans l’adulte », l’analysant n’est pas réductible à un enfant ni l’analyste à un parent. Cette ressemblance, outre la réduction simplificatrice qu’elle comporte, nierait en même temps toute production de nouveau et limiterait le champ de l’analyse à la chambre parentale. Quant aux « filiations » analytiques elles racontent une autre histoire, ou les avatars des séparations impossibles… dont la parade est l’ensemble des institutions analytiques : on fait mine de se séparer, pour mieux se retrouver dans la maison commune.
Par cette fabrique d’interdit, tout ce qui se tisse entre analyste et analysant est inexorablement frappé du sceau de la répétition œdipienne. A tort.
Aujourd’hui nous sommes dans une impasse. Il est urgent de repenser les conditions nécessaires et suffisantes pour chaque type de transfert, et de lever le voile des non-dits.

De l’endogamie psychique à l’exogamie sociale
Que dire dans cette perspective de ce que Ferenczi avait appelé « l’hypocrisie professionnelle » ?
Il n’est pas vrai que l’analyste reste neutre en toute circonstance, qu’il le montre ou non relève de ses options théoriques et cliniques. Mais il relève de l’hypocrisie professionnelle de prétendre que l’amour et le désir ne se jouent que du côté du patient. Certes, l’analyste ne répond pas aux demandes d’amour de manière patente mais cela ne signifie pas qu’il reste pour autant indifférent. Il est par ailleurs souhaitable qu’il puisse demeurer visiblement vivant et évite de ressembler à un zombie au nom d’une sacro-sainte « neutralité ». Sa position ne le prémunit pas contre tout sentiment ni contre des mouvements pulsionnels.
La prise en compte de ce qui se passe du côté de l’analyste, ou contre-transfert que Lacan appelle l’implication de l’analyste dans le transfert est souvent la seule manière d’accéder à la nature d’une souffrance, ou d’une étrangeté du patient, et de sentir à défaut d’entendre de quelle expérience précoce et inatteignable par le récit, un analysant porte et transmet à l’autre une mémoire enfouie.
Les affects, les pulsions mis en état d’urgence chez l’analyste le poussent à chercher la voie des mots, pour lui et pour son analysant.
Il arrive que malgré toutes les recommandations, il y ait transgression de la règle d’abstinence, et même passage à l’acte sexuel. La mince pellicule qui sépare la scène analytique des scènes de la vie ordinaire se rompt. Dommageable pour l’analyse et catastrophique dans certains cas pour l’analysant, parfois même pour l’analyste. Il convient malgré tout de préciser une chose : un enfant qui viendrait à naître d’une telle union s’inscrirait au croisement de deux lignées différentes, ce qui n’est pas le cas lors d’un inceste réel. Cet exemple est extrême, mais il est important d’être précis. Il ne s’agit pas d’inceste dans ces cas, mais d’abus de pouvoir. Un tel acte impliquerait alors un inceste « imaginaire » qui peut avoir des conséquences aussi graves qu’un inceste réel ou un viol. L’analyste n’est pas réductible au sujet supposé savoir, il n’occupe pas forcément la place du père ou de la mère, mais il est toujours pour son patient un adulte supposé. Or c’est l’adulte qui est responsable des transgressions car c’est lui, et non l’enfant, ni l’analysant, qui est le support de la loi ou même d’une simple règle contractuelle. Et en analyse le respect des engagements pris au nom de l’analyse incombe à l’analyste. Qu’un analyste réagisse à une demande d’amour d’un « enfant » même si objectivement c’est une personne adulte par un passage à l’acte, c’est ce que Ferenczi appelait la « confusion des langues ». Il arrive donc que certains analystes cèdent à l’appel de l’amour et du désir : ce ne sont pas nécessairement tous des pervers invétérés ni des copulateurs systématiques, bien que ces derniers existent dans la profession. Il leur arrive ce qui arrive dans la vie : le désir est contagieux et l’analyste n’est pas toujours l’adulte que l’on imagine. Il arrive aussi que ce soit l’analyste qui se trouve en position de séduire, consciemment ou inconsciemment.
Plutôt que de pousser des cris d’indignation ce qui n’aide personne et n’apporte aucune solution il serait souhaitable de se demander en toute simplicité si, au cours de son activité, tout analyste ne peut se trouver exposé à l’appel violent d’une demande d’amour à laquelle il ne sait trouver aucune parade, aucune analyse satisfaisante parce qu’elle vient le trouver dans ses représentations les plus intimes et ses désirs les plus vifs. Peu d’analystes disent comment ils s’en sortent dans ces cas-là. Je sais gré à Harold Searles d’avoir commencé à quitter l’hypocrisie professionnelle et d’avoir pu en dire quelque chose, même s’il s’est contenté de nous parler surtout des patientes hébéphrènes. Que je sache il n’arrive pas qu’aux hébéphrènes de mettre leur analyste en émoi !
Un silence sépulcral règne encore sur ces pratiques. Or personne n’est à l’abri d’une rencontre amoureuse dans le cadre d’une analyse et il n’est pas donné à tout le monde de soutenir que son désir d’analyse est plus fort que son désir de faire l’amour avec l’analysant. Le problème devient criant lorsqu’il relève d’une pratique répétitive chez certains analystes, surtout s’ils maintiennent leur fonction d’analyste face au patient ou à la patiente malgré les relations sexuelles. Ceci arrive. Alors il ne s’agit plus d’une exception, d’une défaillance momentanée, ni de la malchance de ne pas s’être rencontré dans d’autres circonstances. Non. Et c’est faire acte de perversité que de maintenir les rendez-vous d’analyse et à obliger le patient à garder le secret. C’est un abus de confiance, véritable séquestration et mise en otage d’un sujet dans la jouissance d’un scénario pervers, même si celui-ci est consentant, voire demandeur.
Dans certains transferts méconnus, qu’ils soient symbiotiques, inversés ou acéphales, les affects et les excitations pulsionnelles passent souvent de l’un à l’autre sans que l’analyste en ait reconnu la poussée répétitive dont il devient acteur. Si on n’a pas les moyens de repérer la source chez soi de tels émois, le passage à l’acte est d’autant plus tentant.
Il ne s’agit pas toujours de ces transferts… Il peut être question d’une attraction plus banale. Nous connaissons tous les délices de la symbiose dans la passion. La passion est exceptionnelle et magnifique, même si elle fait souffrir, mais les transgressions répétitives des analystes ne relèvent pas de ces magnificences. Nous sommes alors plus près de Sade que de Freud, ces analystes exercent la jouissance de leur pouvoir sur le corps et la psyché de l’autre.
J’ai reçu en analyse des femmes (le plus souvent ce sont de femmes, mais ce n’est pas une exclusive) qui ont eu avec leur analyste des relations sexuelles. J’ai également reçu des analystes voulant comprendre pourquoi ils n’avaient pas su réfréner leurs désirs, ni pu arrêter la cure. Mes observations sont limitées, mais je les ai confrontées avec celles d’autres collègues analystes. On peut avancer avec beaucoup de prudence que lorsque l’analyste met un terme à l’analyse dès qu’il s’aperçoit qu’il ne peut plus maintenir le cadre de l’analyse, et qu’il poursuit les rencontres au dehors, « dans la vie », en se démettant de sa fonction d’analyste, l’histoire bascule, sort de l’analyse. Il y alors un homme et une femme qui vivent une histoire d’amour. Si celle-ci se vit au grand jour, lorsque l’analyste assume son acte et abandonne sa fonction d’analyste pour être un homme parmi d’autres, cela ne donne pas nécessairement lieu à une catastrophe. Toutes sortes de conséquences sont néanmoins possibles. D’une endogamie imaginaire il est important de passer au moins à une exogamie ouverte. L’analysante « séduite », séductrice, peut reprendre son analyse ailleurs, même si le passage s’avère difficile. Il peut en résulter des séquelles, au moins seront évitées les meurtrissures dues à l’hypocrisie professionnelle.
D’autres fois il arrive que l’analyste ait peur de l’opinion, ou pire, que son désir ne soit vif que dans le cadre où règne l’interdit. Il arrive qu’il soit véritablement pervers, ou qu’il ait basculé dans un transfert infantile à son analysant et qu’il poursuive les rencontres amoureuses (ce terme est alors bien impropre à désigner cette pratique) sous couvert de séances d’analyse. Il arrive même qu’il continue à se faire payer les séances où il fait l’amour avec sa patiente. Dans ce cas il n’y a pas seulement défaillance humaine, mais véritable séquestre d’un sujet et spoliation du plus intime que celui-ci a déposé chez l’analyste en toute confiance. L’analysante ainsi maintenue au secret, gardienne du secret, est réduite au silence et au déshonneur, quels que soient les avantages en nature qu’on lui prodigue. A l’abus de confiance s’ajoute la honte d’avoir aimé et de n’avoir reçu en retour ni la reconnaissance de l’amour ni celle de l’analyse.
On ne le dira jamais assez, l’analyste est adulte et responsable de ses actes, c’est un postulat – rien ne peut prouver qu’il le soit -, car personne ne l’est tout le temps ni face à tout le monde – et il n’y a pas de protocole d’habilitation qui soit en mesure de prouver les capacités de résistance psychiques et libidinales face à la puissance des pulsions.
Ces questions méritent un débat, car l’analyste pris dans un tel tourbillon de désirs a d’autant plus de chances de s’en tirer et de ne pas passer du côté du scénario pervers qu’il aura à sa disposition des outils de pensée. Et ce d’autant plus que la part d’enfance que tout un chacun a gardé peut être un moyen précieux pour jouer avec l’autre « enfant ». Sans compter que nos patients sont souvent au bord d’un état d’inanition affective et qu’il est important de pouvoir leur témoigner de l’affection, l’amour nécessaire à vivre, de manière claire. Recevoir cet amour nécessaire peut être une question de vie ou de mort pour eux. La détresse profonde dont certains souffrent n’est pas toujours apparente, elle se déguise parfois en séduction érotique et donne lieu à un faux-self qui la camoufle. De plus en plus souvent je rencontre ce camouflage inconscient chez des analystes eux-mêmes quand ils viennent demander une nième analyse ou une thérapie après de longues années de pratique analytique. Une certaine psychanalyse et sa technique de protection leur a servi longtemps de « moi » de prothèse, et leur faux-self est tout entier coulé dans la parure de la psychanalyse. Il n’est pas étonnant que ce soit parmi eux que l’on trouve les tenants les plus farouches d’une analyse aseptique. Elle les préserve de l’effondrement. Et cependant l’effondrement survient… Souvent à l’occasion d’une histoire d’amour…
Il est urgent que la communauté des analystes se mette à parler ouvertement et simplement de ces problèmes. La psychanalyse, c’est de la dynamite, on a trop tendance à l’oublier. Nous ne jouons pas seulement avec des mots, mais avec nos corps, notre libido, nos histoires, nos géographies secrètes.
Que Freud ait pu comparer l’analyse à la peste, reste pour moi d’actualité, malgré l’apparente banalisation (et médiatisation) de notre pratique.
Compte tenu qu’il est rare de ne pas rencontrer dans une analyse la demande d’amour, souvent violente, et quitte à faire montre d’un optimisme excessif, je trouve que face à certains enfers, solitudes et passions qui se traversent dans les analyses, les défaillances de cette nature sont plutôt l’exception. Je tenais pourtant à en parler dans ce cadre, car il ne sert à rien de les traiter comme de simples accidents. Elles font partie de nos problèmes, et je préfère les intégrer aux multiples avatars des promesses impossibles.
Alors comment faire pour éviter la sclérose dogmatique tout en offrant cette part de vie, de pulsion de vie, qu’une analyse se doit d’offrir tout autant que le traitement des retours répétitifs du passé ? Comment faire lien sans emprise, sans se cantonner à la seule pratique de déliaison qui peut laisser le sujet vide, voire exsangue. Et à ce titre forcément livré à l’ordre et à l’adoration d’un discours de maîtrise.

Au-delà de la Promesse de Séparation
La présence de l’analyste compte souvent bien plus que les interprétations qu’il peut prodiguer. A cette enseigne tous les analystes ne se valent pas. La présence ne s’apprend pas. Toutefois si l’on devient attentif à son importance, il n’est pas exclu de faire quelques progrès.
Lacan disait dans son séminaire sur le Transfert :
« Ce dont il s’agit dans notre implication dans le transfert est de l’ordre de ce que je viens de désigner en disant que cela intéresse notre être. » Aujourd’hui, beaucoup de lacaniens devenus les clones d’une caricature de Lacan s’inscrivent en faux contre cette assertion. Je le cite ici dans le simple propos de montrer que lorsqu’on se réfère aux seuls textes on peut faire les choix que l’on veut. Dans d’autres chapelles, d’autres clones évoquent d’autres origines.
Que proposer alors qui ne soit ni technique ni dogmatique, qui donne lieu à la déprise de la reproduction et favorise l’émergent ? Une production du différent a d’autant plus de chances d’avoir lieu que l’on a réussi à repousser les limites du connu.

Alors je joue à trouver à l’Amour Paradoxal des formes qui ne soient pas simple reproduction des désastres connus et j’imagine ceci :

1) Une culture de l’ouvert qui serait abandon des certitudes et invention du présent dans toutes ses implications. Croire l’autre jusqu’à l’absurde et faire hospitalité sans raison. Ce qui n’empêche pas d’entendre l’autre scène ou le symptôme, mais y faire brèche dès que l’on peut. Ne pas se contenter d’écouter seulement d’une place d’analyste, mais se laisser prendre, séduire, détruire, emmener en voyage. Et je viens d’évoquer les dangers que cela comporte.
Autre paradoxe à vivre pour l’analyste : supposé adulte, supportant la responsabilité de l’adulte, devenir enfant, dans la découverte, la légèreté, le jeu, l’invention, le loufoque, l’immanence. Ouvrir le champ d’aimance, laisser venir, se laisser subjuguer par le génie propre de l’analysant et entrer dans le circuit du don et du contre-don. Après d’assidues fréquentations, faire fi de ses maîtres, et de temps en temps leur dire bonjour, si possible en riant. Savoir qu’on se quittera un jour et laisser venir des rêves d’éternité. Quitter, dès que faire se peut, les relations de verticalité, de papa-maman, ou du grand Autre, au profit des relations d’horizontalité, se savoir et se vouloir semblable et différent. Reconnaître prioritairement la singularité dans l’interlocution.
Croire l’autre jusqu’à l’absurde, jusqu’au plus grand risque pour sa réputation et son statut d’analyste, bien au-delà de ce qu’on a coutume de prôner, sans idée de persécution.
Oublier avec force et joie les associations psychanalytiques dès l’entrée du patient dans le cabinet. Laisser attaquer le cadre tout en le garantissant.
CE SERAIT UNE HISTOIRE D’AMOUR QUI NE SERAIT PAS PARANOÏAQUE.

2) Une présence inconditionnelle : « Je suis là pour vous, quoi qu’il advienne », pourrait être une bonne devise. Par exemple, chaque fois que j’ai dit à un patient : « Vous pouvez m’appeler quand vous voulez » je n’ai pas été indûment dérangée, il n’y a jamais eu abus de mon offre. On se rue de préférence sur les portes fermées. Il importe que l’autre sache qu’il y a quelqu’un sous la défroque de l’analyste, qui s’est engagé, qui est impliqué personnellement dans le voyage entrepris. Ce n’est pas toujours facile ; et ce qui est encore plus difficile mais qui est fondamental, c’est d’accepter de vivre l’angoisse. Cependant trop d’angoisse ne permet plus d’écouter, me diront certains. Parlons-nous seulement de la même angoisse ? Comme nos mots sont devenus univoques et pauvres à force de les user comme des viatiques ! Ne peut-on pas plutôt dire qu’un analyste affecté ne s’endort pas ? Et qu’à chercher les raisons de l’angoisse venue de l’autre, il peut tomber sur les raisons des contaminations d’affects bien plus subtils.
Certains effets d’une analyse se font essentiellement en dessous des mots prononcés. Alors on parle pour faire lien, bain de langage, mais ce qui compte c’est la présence réelle. Lacan disait que la libido était un organe ! C’est assez fou de le dire ainsi, mais très utile. La libido constitue le lien matériel, quoique invisible. Elle est l’entre-deux en état de rencontre. Sans mots ou malgré les mots. Blanchot disait : « Nommer c’est enlever de la présence ».
A trop accorder d’importance à ce qui est dit, aux seuls énoncés, on risque de faire prévaloir l’intellect au détriment de l’attention accordée à la qualité de la présence et du temps d’un « être ensemble ». Ne pas pratiquer l’esquive face à la violence des pulsions et des désirs, et sans passer à l’acte, les reconnaître. Et puis savoir parler : trouver les mots pour les émois, les colères, l’attachement, la nostalgie. Faire face. Offrir son visage nu.
CE SERAIT UNE HISTOIRE D’AMOUR QUI NE SERAIT PAS OBSESSIONNELLE.

3) La solitude et la liberté face à nos maîtres fous : cela consiste à laisser venir sans les référer à la pensée d’un autre les pensées absurdes, dissonantes non répertoriées. Les pensées absurdes sont plus neuves que toutes les autres car elles surgissent de l’inconnu, de l’inconscient. Hors du sens commun, hors des habitudes. Origine inconnue, destinataire inconnu. Solitude garantie. Toutes les pensées connues ont déjà été pensées par un maître. Einfall avait déjà dit Freud… mais il ne connaissait pas encore les Pensées Acéphales. Il importe d’accepter la solitude absolue face au patient. Et si on n’y arrive pas, car ce n’est pas toujours possible, alors se demander : « Qu’aurait fait Freud à ma place ? » ou Lacan, ou Mélanie Klein, ou Untel ou Untel. A le formuler ainsi, on ne peut que rire… et retrouvant le rire, ou l’angoisse, ou les deux à la fois, retrouver l’ouvert et le courage de cheminer du connu vers l’inconnu. A ces moments-là on est au plus près des processus primaires et le rêve de la nuit se fraye un chemin vers les pensées du jour. Partage avec le patient de cet intervalle asocial où le sens commun se barre. Irruption des discontinuités, c’est connu ! Cela s’appelle la déliaison. Certes, mais elle est toujours attendue chez le patient que l’on laisse seul face à la disruption de son discours. N’est-ce pas une position quasi-médicale : le cas c’est l’autre. L’analyste reste hors champ. Je propose de l’y inclure, en tant qu’être offert à la déliaison partagée, toute honte bue, noces en devenir.
L’analyste, toujours supposé adulte, est aussi supposé normal, alors que nous savons de quelles étoffes rapiécées sont faits nos plus beaux habits. Dans une analyse qui marche, cette illusion chute. Le patient s’aperçoit un jour, que si nous sommes analystes, c’est bien parce que nous ne sommes pas de vrais docteurs, que nous avons appris à monnayer nos fêlures anciennes.
Ne pas jouer au parent normal et hyper-adapté. Adapté à quoi ? A une société où règne l’infamie. L’absurde peut sauver de l’infamie. Et pourtant il faut aussi chercher un sens. C’est alors que surgit l’évidence que nos maîtres, sont des maîtres fous. Et si on les aime quand même, ne les aimer que pour leur folie, pas pour leur maîtrise. Ce qui n’empêche pas l’admiration. Ils sont tous admirables d’avoir mis tant d’intelligence à ne pas imploser de leurs enfances et de leurs époques. Détestables enfances, détestables époques. Nos maîtres fous ont encore de quoi nous enseigner cependant, et ils nous enseigneront longtemps si nous leur restituons leurs enfances cachées, si nous nous inclinons devant leurs singularités offertes.
Toute la psychanalyse peut se lire comme une tentative désespérée pour pallier le vide qu’a laissé la chute des Empires et de ce qu’elle a entraîné : le décentrement du sujet et la faillite du moi comme maître des lieux.
CE SERAIT UNE HISTOIRE D’AMOUR QUI NE SERAIT PAS HYSTERIQUE.

Mais la société est là, et il faut vivre. Alors en toute modestie :
4) Faire place à la réalité : la vie de tous les jours doit aussi être pensée. Il faut beaucoup d’intelligence aujourd’hui pour faire face à l’état du monde. C’est un travail à inclure dans l’analyse. Réflexion sur le temps qui passe, et la manière de transformer le matériau des rêves en valeurs psychiques viables le jour. Trouver des accommodements pas trop avilissants pour ne pas sombrer dans la désespérance du lendemain en faisant place aux projets qui peuvent tenir la route. L’analyste peut prêter son expérience et son intelligence pour penser « avec ». Penser sa vie avec quelqu’un est ce que beaucoup n’ont jamais eu. Ceci ne relève pas d’une simple orthopédie mais consiste à faire bord de réalité. Pour beaucoup la réalité matérielle a été tellement traumatique, ou l’est encore, que parfois l’essentiel de leur cure passe par la reconnaissance des blessures et de la recherche d’une issue concrète. Rien de tout cela n’empêche d’entendre la réalité psychique aussi. La prise en compte de cette réalité du monde, même si elle n’a pas affecté de la même manière analyste et analysant, est une passerelle pour les deux entre le privé et le public, entre le singulier des sujets en présence et le collectif qui les a engendrés et les contient, et les percute chaque jour, blessant l’un, épargnant un peu plus l’autre.
CE SERAIT UNE HISTOIRE D’AMOUR QUI NE SERAIT PAS PHOBIQUE.

Mais tout cela est terriblement difficile, un véritable exploit d’athlète, intrépide et infatigable devant les séductions d’Éros et les maléfices de Thanatos. Et j’entends la question de savoir comment tenir ensemble tant de fils, tant de paradoxes, à filer sans trébucher tant d’amours non codés. Certes l’on frise là l’impossible, mais il est possible d’essayer et de se laisser surprendre par le génie de la psychanalyse.
Tout cela comporte des dangers… me dira-t-on aussi. Et le cadre, est-ce que je ne le malmène pas trop par toutes ces ouvertures ? Le cadre celui qui préserve l’analysant de nos folies justement ? Mais ne savez-vous donc pas que c’est chez les tenants du cadre le plus strict que j’ai rencontré les pires crapuleries ? Oui cela comporte des dangers, ni plus ni moins que n’en comporte la momification d’une stricte observance. Quel imbécile viendra soutenir qu’une psychanalyse est sans danger ?
Nos sociétés étouffent par manque d’utopies, et la psychanalyse leur emboîte le pas. Sans une utopie en tête le désir s’étiole. Une utopie n’est ni un surmoi abusif, ni une terreur promise quand elle n’émane pas d’une instance. Elle ne censure pas, elle est un moteur, une poésie, une invitation au voyage, une respiration, l’appel du nomade à l’enfant séquestré. Sans un mirage de flamboyance, la psychanalyse, cent ans après sa découverte, ne pourra se transmettre et survivre que sous les auspices d’une répétition mortelle ou devenir une fabrique de clones à partir des meilleurs maîtres, des plus fous, des plus inventifs, qui auront bradé leur génie pour une descendance de technocrates.
A entendre certains nous serions au milieu du désert… et derrière nous les illusions perdues. Selon les mêmes nous n’aurions devant nous que le vide, la crise, la désillusion, la fin de l’Histoire…
Ne pleurons pas. Devant nous, ce « nous » dérisoire, dangereux quand il se fige, mais aussi fluide et subtil quand on s’accepte « Idiot »… Alors devant nous brillent les mirages du réel réinventés par l’amour des paradoxes.