Année 1997
« Mes idées....! C’est la maison pour les loger qui me coûte à bâtir »Joubert – Cité par Blanchot dans « Le Livre à venir », p.83, Ed. Puf idées.
Dans la nuit du vingt-trois au vingt-quatre Juillet 1895, Freud fait un rêve, « L’Injection faite à Irma », devenu rêve princeps de la psychanalyse.
« C’est le premier rêve que j’ai soumis à une analyse détaillée » écrit-il en bas de page de L’Interprétation des Rêves. Livre fondateur de la psychanalyse, livre-phare, et bien que certaines de ses thèses soient devenues caduques depuis, il reste un chef d’œuvre et ne deviendra, comme tel, jamais caduque, tel un grand rêve de science.
En avance sur les connaissances de son temps, Freud ne pouvait écrire qu’une science-fiction de génie, Opéra, dont le rêve de « l’Injection faite à Irma » est l’ouverture magistrale, où s’annoncent les grands thèmes de la composition.
Freud offre ses rêves à la psychanalyse, à la dévoration de la communauté des psychanalystes. Ils seront commentés, disséqués, encensés, critiqués, ils deviendront objet de rêverie d’une diaspora mondiale, aujourd’hui presque centenaire.
Des tombereaux d’articles ont été écrits à leur propos, qui ne peuvent qu’avoir valeur de conjectures, quand ce n’est d’exercices de psychanalyse… Nous faisons des gammes sur les rêves de Freud qui ont la vertu de faire rêver ; penser diront certains, ayant plus de certitudes.
Ils sont là, comme une demande restée béante d’une analyse à venir. Ils résistent.
Résistance, Interférence
Irma, sa patiente, était amie de la famille Freud. C’était une jeune veuve.
En ce temps-là les veuves étaient jeunes et souvent névrosées. « Irma, ouvre un peu la bouche, très chère » La belle résiste. Même avec un médecin, la coquetterie des femmes est incommensurable. Pas de fausses dents encore, il le savait, aucune raison d’avoir honte. « La bouche, ma chère, ouvre donc la bouche, que j‘examine ta gorge, que je voie cette tache blanche et ces cornets extraordinaires… qui me font penser à cet ami si cher, si tendrement aimé, « teuerer Wilhelm », et à la cocaïne, que je prends pour moins souffrir, et à cet autre ami mort d’une overdose de cocaïne que je lui avais prescrite, et à cette autre patiente morte aussi d’une overdose de Sulfonal prescrite par moi encore. Que d’erreurs, et ma peur d’être en faute encore, et ma culpabilité et mon désir de me venger des médecins, que je sais si médiocres par ailleurs, même pour faire des piqûres. Irma, si au moins tu ressemblais à ton amie, tellement plus intelligente que toi, elle aurait ouvert la bouche… elle aurait parlé. Voilà pourquoi je la préfère, elle. » Irma résiste encore. « Si tu as encore des douleurs, c’est de ta faute. » Elle répond : « Si tu savais comme j’ai mal à la gorge, à l’estomac et au ventre, cela m’étrangle. »
La résistance, un concept, est mise en scène ici dans un rêve d’analyste.
Freud rêve que sa patiente résiste, lui résiste. Mais à quoi donc ? Il le dit, elle résiste à ses interprétations à contenu « sexuel ». Et lui que rêve-t-il ? Qu’elle résiste à s’ouvrir. Et il se venge : la pénétration faite à Irma aura lieu, par une autre voie que la parole : elle sera chimique. La pénétration faite à Irma par la psychanalyse sera représentée par la piqûre de triméthylamine, formule qui contient des substances de produits sexuels. Irma, à défaut d’être affecté par la parole de l’analyste, sera infectée par une substance sexuelle injectée par un médecin moins soigneux que Freud… Irma ne se laisse pas affecter, et de ce fait, elle affecte Freud.
Irma est une amie, mais il préfère de loin, l’autre, l’amie d’Irma, jeune veuve elle aussi.
L’une résiste, l’autre pas, la troisième morte, comme l’ami : d’overdose.
Irma et son aimable doublure, sur fond de mort et de sexe… L’une lui résiste dans le contenu manifeste, l’autre se donne à lui dans le contenu latent. Et veuves. Ebauches du primat du sexuel qu’il développera plus tard, après le deuil de son père. Car il y a aussi Amélie, sa mère, devenue veuve récemment.
Dans cette ouverture, qu’il a maintenue à cette place inaugurale dans toutes les rééditions, il passe apparemment sous silence deux notions, piliers de sa théorie : le contenu sexuel et les sources infantiles du désir du rêve chez le rêveur. Si la sexualité d’Irma le préoccupe, c’est lui qui rêve. Il ne pouvait ignorer combien ce rêve pouvait prêter le flanc à ce type de réflexions. Mais nous savons en ce qui concerne le contexte infantile, que l’écriture du livre est en rapport avec la mort récente de son père, et pour ce qui est du sexuel, il précise maintes fois le recours à sa censure volontaire.
Freud prend soin de dire qu’il ne livrera pas toutes ses associations, ce qui est très compréhensible, car ce qu’il dit nécessite déjà un courage immense. A titre d’exemple il indique la limite qui est la sienne, elle est évidemment d’ordre sexuel. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, ce sexuel n’est pas infantile, il n’est pas référé au passé, il évoque le sexuel entre le thérapeute et une patiente.
Le rêve s’analyse fragment par fragment, « comme un texte sacré » dit-il.
« Elle (Irma) a une matité à la base gauche, et il indique aussi une région infiltrée de la peau au niveau de l’épaule gauche (fait que je constate comme lui, malgré les vêtements)… »
Il associe à partir du fragment :
« Malgré les vêtements : « … on disait d’un médecin très connu qu’il procédait toujours à l’examen physique de ses malades à travers les vêtements. La suite me parait obscure. A parler franchement, je n’ai pas envie de l’approfondir. C’est moi qui souligne. »
Nul besoin d’approfondir. On a compris. La résistance d’Irma renvoie à la résistance de Freud. Le contre-transfert dirait-on aujourd’hui. Je préfère l’appeler interférence.
Il n’approfondira jamais cela, son propos était ailleurs.
« L’Injection faite à Irma » est un rêve-programme d’une œuvre en devenir, la Psychanalyse, son double. Comme toute création est notre double halluciné, matérialisé, Nouvelle Eve chaque fois recommencée, qu’elle soit de terre, de couleurs, de sons, de langue ou d’idées. Quand on a du génie cela donne une œuvre. Le double est au féminin. Il l’avait dit un jour, comme en passant à propos de la Unheimlichkeit, car il ne s’attardait pas volontiers sur le chapitre des mères. Cependant aux yeux du petit enfant, non encore séparé d’Elle, ce double avait dû être aimable, disait-il, parlant du premier séjour du petit d’homme, éternel insatisfait, éternel prématuré, trop tôt sorti du corps d’une femme.
Le rêve-programme qu’est « l’Injection faite à Irma », et à sa suite les autres rêves avec les réflexions qu’ils inspirent à Freud, nous livre l’inépuisable éventail d’une science jamais advenue. Prétexte pour certains psychanalystes, qui aujourd’hui encore, sans vergogne, se prennent eux-mêmes pour scientifiques. Et pourtant, à défaut de science, le savoir est sûrement là, à portée d’imagination, à portée de pensée. Freud rêvait de science avant d’avoir constitué un savoir, ce qui ne va pas sans douleur. Aurait-il seulement oublié de dire avec assez de conviction que penser fait mal ? A moins qu’il nous faille analyser notre peur de la cocaïne ? Je n’oublie pas que penser lui faisait mal au point d’entraîner une douleur intense, au point de le faire recourir à ses propres rêves…
La psychanalyse ne peut se débarrasser de son legs, toujours à parfaire, du double immatériel, qui, une fois ébauché, ne laisse pas de repos, car ce double est la psyché même, réinventée sur fond de silence, propre à chaque époque, avec ce qu’elle permet comme rêve, et interdit de pensées et d’actes.
Freud pensant à Irma se sent coupable. Mais les personnes qu’il invoque, victimes de son art défaillant, ne figurent pas en clair dans ce rêve. Il les fait surgir à partir de ses associations… Il choisit de faire état de ses défaillances graves, même s’il ne connaissait pas au moment de ses prescriptions la toxicité des produits incriminés. Dans un souci didactique, pour montrer qu’il faut aller chercher au plus profond de sa propre vie, aller au-delà du texte du rêve. Au-delà du texte de la séance.
Angoisses du médecin pour la santé de sa patiente, agressivité de l’analyste face à la jeune veuve qui résiste aux solutions sexuelles qu’il lui propose pour combattre ses maux. Ce rêve n’illustre pas seulement la thèse de la réalisation d’un désir, il met également en scène l’accomplissement d’une crainte, retour d’un passé désagréable. Cette analyse du rêve ne pourra avoir lieu que bien plus tard, après la découverte de la compulsion de répétition.
Mais il y a encore un autre aspect, il montre le rêve comme matrice d’une activité créatrice, à condition d’avoir une pensée préalable en gestation. Freud rêve le concept de résistance, concept-clé dans la théorie des névroses et dans l’Interprétation des Rêves. Concept qui sera plus tard élargi et détourné de sa fonction première.
Alors que dans cette première phase de la psychanalyse l’analyse des résistances devait lever la censure et permettre l’accès aux représentations réprimées, plus tard, beaucoup d’analystes utiliseront cette notion de résistance pour fustiger toute velléité d’indépendance des patients face à leurs interprétations, face aux dogmes de la psychanalyse et aux contraintes de son cadre.
Passage de l’ouverture aux singularités du désir à la reproduction en masse d’une doctrine. Ouverture-Fermeture : deux moments présents dès le début, présents tout au long de l’œuvre, présents dans la psychanalyse entière. Ouverture par la mise en évidence des processus primaires comme fondements du sens, fermeture par le rabattement systématique sur la signification œdipienne. L’analyste sera assigné à résidence.
L’Enfant-Monde
Dès L’Interprétation des Rêves, Freud promeut le désir de l’enfant. Ce faisant il fait bien plus : dotant l’enfant de désir, qui s’incarne dans des vœux, il l’extrait de l’enclos des purs besoins. On lui en a beaucoup voulu d’avoir escamoté par la même occasion les traumas sexuels de ses patientes. Il lui importait sans doute d’avantage à ce moment-là de créer une voie nouvelle pour penser l’humain. L’Enfant de désir, confronté au Monde. C’est l’enfance du désir, le creuset psychique de tous les désirs, matière première d’une autre réalité. Système psychique du petit enfant, ouvert à tous vents, jusqu’à ce que le familier vienne faire gong pour le meilleur comme pour le pire, pour le protéger comme pour l’emprisonner. Par l’esquisse de ce système ouvert, par la reconnaissance du désir comme force, Freud lègue à la postérité l’Enfant-Monde.
Dans une parole plus guerrière, Nietzsche avait déjà posé par le « Kindwerden », l’Enfant comme ultime forme des devenirs de l’homme. Pensée magistralement reprise par Deleuze du « devenir-enfant ».Il n’est pas question de faire coïncider cette notion de Nietzsche avec la réalisation du désir de l’enfant chez Freud, ils divergent sur bien des points importants, cependant ils explorent une même aire.
Si la psychanalyse n’avait pas pour Freud la prétention de proposer une « Weltanschaung » elle ne peut s’empêcher de prendre part à toutes les dérives sociales puisque aujourd’hui, plus encore qu’hier, elle invente l’Enfant.
Voici comment.
Contenu Latent, contenant du virtuel
Freud veut donner une assise scientifique à sa créature pour qu’elle puisse avoir droit de cité. Pour cela il faut que cette science fasse ses preuves par son efficacité thérapeutique.
« J’étudie depuis plusieurs années, dans un but thérapeutique, un certain nombre de processus psychopathiques tels que les phobies hystériques, les obsessions etc. Je m’y suis attaché notamment depuis qu’une importante communication de J. Breuer a montré que, pour ces phénomènes psychologiques considérés en tant que symptômes morbides, l’explication va de pair avec la guérison4 ».
Position qu’il abandonnera par la suite…
Or si l’explication va de pair avec la guérison, celle-ci dépend directement des concepts nouveaux créés par lui.
Il serait légitime de se demander pourquoi Freud choisit la production apparemment la plus irrationnelle, la plus chaotique de l’esprit humain, les rêves, pour asseoir la métapsychologie, c’est-à-dire la rationalité de sa découverte ? Il part du plus chaotique pour créer une modalité d’ordre psychique. Il bâtit un système pour rendre compte d’un chaos apparent, et rejoint par là ce que nous racontent les grands mythes fondateurs. Néanmoins il avertit : il ne faut pas prendre l’échafaudage pour le bâtiment, mais sans l’échafaudage de Freud, aurait-on seulement prêté attention au bâtiment ?
Il abandonne alors la plus élémentaire des prudences : il s’attaque à la normalité de ses concitoyens, par conséquent aussi à celle de ses collègues, bien pire encore, il attaque la morale en quittant le strict domaine de la psychopathologie pour chercher dans les rêves une assise théorique.
Car enfin, analyser, comme il avait commencé à le faire, les symptômes des malades pour expliquer leur genèse et leur fonction aurait été moins risqué que de puiser dans les rêves des gens normaux le matériel de ses démonstrations…
En se fondant sur le rêve, il prend certes plus de risques, mais il gagne une plus grande liberté, un champ de réflexion sur la psyché en général. Il empiète non seulement sur le terrain des psychologues, mais également sur celui des philosophes, s’approchant plus d’une fois dangereusement du terrain de Nietzsche, qui, à son tour se voulait, se disait psychologue.
Ce faisant, Freud entame la barrière entre normal et pathologique, puisque tout le monde rêve et que tout le monde peut se reconnaître dans les considérations qui en découlent. Il le dit en clair : pour connaître le fonctionnement de la psyché humaine, il faut sortir du cadre de la psychopathologie et étudier les manifestations ordinaires de l’inconscient dont le rêve constituait à ses yeux la voie privilégiée… Et dans les rêves que trouve-t-on selon lui ? La réalisation d’un vœu venu de l’enfance des désirs.
Dans le rêve tout est permis. « Si Dieu est mort alors tout est permis » La mort de Dieu devient possible pour chacun, chaque nuit, dans ce séjour tout neuf que Freud lui propose : le lieu psychique, une autre localité. Un autre espace-temps. Rêve, voie royale qui mène à l’inconscient, et lieu autorisé des transgressions de tous les interdits, champ libre où se déploient nos désirs les plus fous, combinatoire fantastique de nouveaux possibles, territoire du virtuel où l’homme est l’égal de Dieu, car les désirs s’y exaucent sans prières, où la pulsion orante trouve en la personne même du rêveur le destinataire bienveillant et tout-puissant, et plus encore, destinataire étonné par son propre message. Ceci serait le côté paradisiaque. Plus tard s’ajoutera un côté enfer, l’on y trouvera le terrain vague où jouent des monstres archaïques.
Freud doit cependant aller plus loin : il remarque que dans le contenu manifeste du rêve certains interdits persistent et s’y expriment, qu’il y règne encore des vestiges de la censure due à la résistance, celle-là même qu’il juge responsable des névroses. Alors il « découvre », un au-delà du récit du rêve, un au-delà du représenté, il crée le concept du « contenu latent ». Dorénavant il sera tranquille, plus aucun interdit ne peut venir se loger là, hormis ceux qu’il ne peut penser lui-même, puisque ce contenu latent est inconnu du narrateur-rêveur. Celui-ci, déjà rendu moins responsable par le fait qu’il ne s’agit que d’un rêve, ignore au moment où il en fait le récit son propre désir qui le motive… Comme pour les désirs des petits enfants, ces petits pervers polymorphes, les frontières de la bienséance sont abolies. A cette liberté une seule limite : l’énonçable pour Freud.
D’où l’importance de la notion de résistance, sur laquelle Freud insistera tout au long de l’ouvrage, seul argument pour aller chercher les véritables pensées du rêve dans le contenu latent et ne pas s’arrêter à ce que met à jour son texte manifeste.
A cela, quelques rares exceptions dont le rêve d’enfant qui « réalise » un vœu simple, manger des fraises dont il a été privé la veille.
Un double objectif est alors atteint : le contenu latent est un lieu de création de sens absolument débarrassé des censures, mais en même temps, pour y accéder il y faut l’assistance d’un psychanalyste, puisque seule la psychanalyse détient le savoir sur la technique d’interprétation et les contenus inconscients. A quoi l’on peut ajouter que l’analyse du rêve nécessite la relation à un psychanalyste pour réactiver l’émergence des contenus inconscients par la grâce du transfert.
A ce propos Jones fait une remarque très intéressante.
Il rappelle à juste titre qu’au cours de la deuxième moitié du 19eme siècle les processus inconscients étaient largement reconnus par les psychologues, sans parler des philosophes et des artistes. Parmi eux les plus proches et les plus tenus à distance par Freud à cause de cette proximité même : Schnitzler dans le domaine de la fiction et Nietzche dans celui de la pensée. C’est cependant à Herbart que l’on doit selon Jones le concept d’inconscient, ainsi que l’idée du conflit intrapsychique. Bien que Freud ne lui donne pas cette place, son maître Meynert s’en réclame fréquemment. Jones écrit que le refus du concept d’inconscient s’accroît dès le début du 20eme siècle, ajoutant que ce n’était pas le concept de l’inconscient qui était attaqué, mais celui de son contenu. Or le responsable principal de l’affaire du contenu de l’Inconscient était Freud.
Par la création de la notion de « contenu latent » l’inconscient n’était plus seulement un processus mais devenait une entité. Entité qui restera un pur concept, son accès ne pourra jamais avoir lieu en direct ; elle restera une inconnue. Son contenu sera toujours supposé à partir de ses manifestations dans le préconscient.
Freud ne pouvait se contenter du seul processus pour aborder la question des désirs réprimés ni pour développer ses thèses sur les symptômes névrotiques engendrés par le refoulement.
L’explicitation des contenus latents est l’élaboration d’un Freud éveillé et désireux de faire passer ses idées. Car le contenu latent est une pure construction. Même en laissant à l’association libre toutes ses possibilités d’amener à jour des combinatoires imprévues et désagréables pour Freud lui-même, et en admettant qu’elle puisse déboucher sur des pensées « non voulues », la construction de « l’accomplissement d’un désir » est largement tributaire du désir présent de l’interprète comme de ses convictions du moment.
Il en est alors de l’interprétation et de la construction du « contenu latent » comme des souvenirs. Un certain nombre de chercheurs sur la mémoire5 s’accordent aujourd’hui à dire qu’il n’y a pas d’inscription définitive des évènements vécus. Chaque remémoration est une reconstruction en fonction d’un savoir et d’un affect qui réactivent le passé. Il y aurait certes des inscriptions mnésiques originaires, élémentaires, non configurées en séquences longues, donc dépourvues de signification particulière, sauf celle d’évoquer un passé entaché d’affect. Ainsi un parfum, un air, nous rappellent un passé, mais le sens de ce souvenir est toujours une construction du jour. Le sens est donc toujours nouveau. Il est l’effet d’une interprétation.
Un souvenir est une configuration qui a un sens. Les éléments mnésiques sont ainsi chaque fois ré-composés pour faire sens en fonction des représentations actuelles.
Or toute interprétation est une production de sens qu’elle soit de nature psychanalytique ou non. Freud était à la recherche d’un sens et d’un lieu pour ce sens. Son insistance sur l’importance de trouver à chaque rêve, au-delà de son contenu manifeste, un contenu latent, lui donnait la possibilité d’injecter un sens nouveau inconnu du rêveur, encore inconnu de l’époque.
Que fait-il d’autre dans son rêve de « l’Injection faite à Irma », si ce n’est une injection de sens ? Le sens du désir sexuel. C’est dans l’effet de surprise que provoquaient les premières interprétations de Freud que résidait en grande partie leur efficacité. Question qui reste non résolue :
Est-ce le nouveau en tant que tel qui soigne, et si oui, quel serait dans ce cas son rapport à la vérité ?
Le contenu latent du rêve se construit donc comme la mémoire : il serait en perpétuel état de re-création, dépendant des protagonistes en place, de leur savoir actuel, et de leurs états d’affectation.
La configuration des différentes associations libres qui conduisent au contenu latent provient d’une interprétation désirante. Le contenu latent est une niche de liberté, créée par Freud, qui rend possible de construire une pensée actuelle. Le sens qui se dévoile est un savoir de l’interprète qui s’actualise.
Le « contenu latent » est donc un concept de contenant vide, toujours en attente d’un contenu virtuel. Freud dans sa science-fiction crée l’espace pour un plein virtuel. Il ne se superpose pas au contenu de l’inconscient lui-même. Cependant ce dernier restant hors d’atteinte, c’est le contenu latent qui simulera au plus près l’inconnu de cette « autre localité ».
On comprend alors mieux que les analystes d’aujourd’hui se divisent en deux catégories : ceux qui n’interprètent plus les rêves, dont certains les écoutent même à peine, et ceux qui les interprètent, mais avec quelques différences par rapport à Freud. Parmi ces derniers quelques uns tiennent alors pour essentielle dans leurs interventions la prise en compte non seulement de l’affect du patient mais tout autant de leurs propres états. Serions-nous en train de fabriquer, conformes en cela aux modes de notre époque une « science interactive » ? Et quel Enfant-Monde verra alors le jour cent ans après Freud ?
Je ne parle pas des technocrates qui reproduisent à l’identique un freudisme devenu dogme œdipien, dont ils n’osent abandonner la suprématie que pour quelques psychotiques « sévères ».
Transvaluation de toutes les valeurs
A le relire, je me prends à penser que le désir de Freud était en fin de compte de mettre à nu le désir lui-même. Le désir dans sa force pulsionnelle, sa poussée irrésistible vers son accomplissement, entravé par ce que l’époque censure. Et ce faisant, de faire entrer l’homme pulsionnel et l’irrépressible du désir dans le champ de la science. Tel serait à mon avis l’enjeu de la « Traumdeutung ». Car où ailleurs que dans cette aire de chaos et de déraison nocturne qu’est le rêve, peut-on chercher les raisons de nos folies du jour, sans empiéter sur les territoires jalousement délimités par les « champs scientifiques » qui fragmentent l’humain. Comment tourner le dos à la médecine sans faire de la philosophie ?
Est-ce pour cela que les « chercheurs scientifiques » qui maintenant s’occupent du rêve, laissent de côté « le contenu latent » et fondent leurs hypothèses et leurs statistiques sur les contenus manifestes ? Se gardant d’interpréter ils pensent réussir à expurger les hypothèses de la psychanalyse et rester « objectifs » ! Naïveté du jour. A moins que leurs cobayes ne rêvent les idées de Freud en clair ? Ce qui parfois se produit, puisque le sexuel est passé à l’ordre du jour.
L’ordre du jour a intégré le sexuel « freudien » et une nouvelle Eve attend son créateur.
La préoccupation de Freud, lisible dans son ouvrage, est de sortir la psychanalyse du champ de la psychopathologie ou d’une quelconque annexe de la médecine, et de la doter d’une autonomie conceptuelle et méthodologique, afin d’accéder aux grands débats contemporains sur les valeurs de l’époque, de plein pied avec les philosophes et les scientifiques.
Née dans le champ de la médecine, ce qu’il ne pouvait en aucun cas évacuer, la psychanalyse se devait donc d’être une thérapeutique efficace. Et c’est bien là le souci de Freud dans le rêve princeps de l’Injection faite à Irma. Sans le pouvoir de guérir, la psychanalyse, et en l’occurrence l’interprétation des rêves, ne sont que mauvaise philosophie… Freud savait que pour ce qu’il en était de la pensée, l’immoraliste Nieztsche était plus fort que lui!6 Freud avait l’avantage ou le désavantage ? d’avoir comme critère de vérité l’efficacité de ses interprétations.
La psychanalyse a une spécificité et elle est de taille : elle s’exerce dans une action d’interlocution à deux, où chacun agit sur l’autre. Elle introduit ce qui est absent et de la philosophie et de l’art, mais tout autant de la médecine : le transfert. Elle prouve en modifiant le vivant par d’invisibles impacts de la parole, de la pensée, de l’affect. Dynamique de matière invisible, la psychanalyse peut devenir dynamite…
Y a-t-il rapport plus poétique au monde que le rêve fait par Freud de fabriquer une science qui fasse pont entre la cité et l’individu, entre le pouvoir et les organes, entre ce qui fait souffrir et ce qui fait jouir ?
D’où l’importance du souci rêvé par Freud relatif à la santé d’Irma.
Il devait mettre à jour des idées et une méthode qui agissent sur la vie du corps et de la psyché, qui traitent de la douleur, du meurtre, de l’enfant et du sexe. Si l’influence du psychanalyste s’étaye sur le transfert du patient vis à vis de sa personne, dans L’Interprétation des Rêves il n’est question que des rêves de Freud lui-même et de quelques familiers, en dehors de tout contexte de cure. Or il y parle de transfert : non pas de celui qui existe entre analyste et patient, mais d’un transfert interne au sujet lui-même.
C’est le transfert des valeurs entre les pensées elles-mêmes. Transfert de temps et d’intensités7.
Freud « découvre » après la mort de son père, ce qu’il voudrait que l’Autre lui raconte à partir d’une niche de liberté absolue arrachée au rêve.
Il y réalise là son propre désir qui est une Transvaluation de toutes les valeurs.
« Or nous savons maintenant qu’il y a eu, entre les pensées du rêve et le rêve lui-même, une « transvaluation totale de toutes les valeurs psychiques8 » ; la déformation n’a pu se faire que grâce à une diminution de valeur : c’est ainsi qu’elle se révèle toujours, parfois même elle ne se manifeste qu’ainsi9. »
Une fois de plus, Freud est sur les sentiers de Nietzsche, qu’il a lu d’évidence, qu’il prétend ne pas vouloir lire afin de garder sa liberté de pensée, tant il sentait proche de la sienne celle du philosophe. « Umwertung aller Werte ». Nietzsche meurt l’année de la parution de l’Interprétation des Rêves.
Et comment lui rendre mieux hommage que par ces deux phrases quasi conclusives du livre de Freud :
« Quelques philosophes se sont aperçus que des pensées parfaites et très cohérentes pouvaient être formées sans l’aide de la conscience10. »
et
« Mobile et agitée en toutes directions, la complexité d’un caractère humain se résout très rarement par les solutions simples de notre morale périmée11 . »
Le terme « solution » est une traduction qui simplifie le propos de Freud. Textuellement il dit : « … la complexité d’un caractère humain se résout très rarement par une alternative simple… ». Alternative entre quels termes, si ce n’est entre Bien et Mal, ce qui suppose un « Au-Delà » !
Ceci n’est pas un rêve
Mais comment les pensées parfaites et cohérentes sur le rêve lui sont-elles venues à lui-même ?
Comme dans un rêve… Le dernier chapitre surtout, le plus difficile, le plus théorique.
Nous savons que l’auto-analyse de Freud se fait parallèlement à l’écriture de l’Interprétation des Rêves et que celle-ci est étroitement liée à la mort récente de son père. Note qu’il ajoute dans la deuxième édition du livre. C’est au cours de son auto-analyse que Freud découvre le « complexe d’Œdipe » et pense que les récits de séductions sexuelles précoces de ses patientes hystériques étaient en fait des fantasmes qui devaient être interprétés en fonction de sa nouvelle découverte. Abandonnant la théorie de la séduction, il innocente les pères de ses patientes issues de la bourgeoisie viennoise, mais aussi son propre père, suspecté au même titre.
En se rendant compte de l’inexactitude de la théorie de la séduction, nous dit Jones, Freud aurait écrit : « Dans cet effondrement général de toutes les valeurs, » (encore !) « seule la psychologie demeure intacte, le rêve conserve certainement sa valeur. »
Débarrassé des contingences de la réalité, le rêve, mais aussi le fantasme, sont autant de niches de liberté pour son expression propre.
Le dernier chapitre, le plus dense, le plus abstrait lui donne le plus de mal. Jones écrit : « Mais à partir du moment où il se mit à l’ouvrage, il écrit rapidement ce chapitre, « comme dans un rêve12 », il le termine en quelques semaines. » En bas de page, une note de sa fille Mathilde, rappelle que son père sortant du bureau venait se mettre à table comme un somnambule, et donnait dit-elle, l’impression d’être dans un rêve.
Il venait d’écrire un grand rêve de science.
Comme le tableau de Magritte, qui n’est pas une pipe, les rêves de Freud ne sont pas des rêves, mais un écrit, qui est comme un rêve.
Et comme dans le rêve, on y trouve, dans une même étoffe, pliés l’un contre l’autre, deux pans hétérogènes, l’un, l’ouvert tissé à l’autre, le répété. L’ouvert d’un devenir virtuel porté par le désir, plié sur l’histoire que clôture le passé sans cesse revenant.
Le rêve, spécifique d’un dedans, comporte le dehors qui s’y invagine par ses interdits symboliques et ses entraves historiques. Ce dedans est le propre du produit de la pensée de Freud. Il est supposé contenir des inscriptions mnésiques qui propulsent des répétitions et retours immuables d’un toujours déjà-là. Grâce à cette même pensée de Freud qui lui a donné existence, il peut devenir lieu de créations inédites, offert aux interprétations multiples et réactualisées.
Freud écrivant la théorie, extrait comme de l’inconnu d’un rêve sa connaissance. Mais il veillera à ce que l’inconnu, en d’autres termes l’inconscient reste en dernière instance inconnaissable :
« … l’un des deux, celui que nous appelons inconscient ne peut en aucun cas parvenir à la conscience; l’autre que pour cette raison nous nommons préconscient, peut y parvenir13…»
L’inconscient, contenant des traces mnésiques se manifeste en fin de compte essentiellement comme une force dont il dit : « … la force pulsionnelle du rêve est fournie par l’inconscient14»
Dans son rêve de science Freud soustrait donc à toute interprétation définitive son objet, l’inconscient. On ne peut que le déduire, le construire, le supposer, à partir de ses manifestations déguisées et discontinues.
Parlant du rêve, Freud dit encore qu’il comporte presque toujours un point inanalysable; même après une analyse exhaustive, il garde une part de mystère. Il appelle cette part : l’ombilic du rêve15 :
« Les rêves les mieux interprétés gardent souvent un point obscur; on remarque là un nœud de pensées que l’on ne peut défaire, mais qui n’apporteraient rien de plus au contenu du rêve. C’est « l’ombilic » du rêve, le point où il se rattache à l’Inconnu… »
(Paragraphe sur la Régression.)
Il en avait déjà esquissé l’existence dans le rêve-programme de « l’Injection faite à Irma16. » Si le mystère dernier de tout rêve, son ombilic, est inconnaissable, alors ce mystère est transféré à l’objet même de la Psychanalyse dans le grand rêve scientifique de Freud. L’ombilic du rêve de science est l’inconscient lui-même, non pas en tant que processus, mais en tant qu’entité dont le contenu reste toujours à produire. Le désir est toujours neuf, il est une poussée pulsionnelle ; variables et multiples seront alors ses actualisations qui prendront forme de vœu.
Le rêve représente l’accomplissement d’un désir dans le temps de l’accompli. Il est au présent. Le rêve, se déroule dans un « lieu psychique » qui ne correspond pas à un lieu de la réalité matérielle dont il reste malgré tout dépendant.
On pourrait alors dire que L’Interprétation des Rêves donne au désir de Freud la forme d’accompli par sa théorie de l’Inconscient. La théorie de Freud fait passer une vérité, celle de la force du désir, sous couvert de science, d’une localité à l’autre. Tout en disant que l’inconscient ne pouvait jamais devenir conscient, il donne à l’accompli de son désir son point de fuite, son ombilic. L’ombilic de la psychanalyse devient alors son plus sûr garant de longévité. Si la plupart des analystes s’accordent sur les processus inconscients, le contenu de l’inconscient, comme entité, reste une inconnue et alimente les différences entre les écoles de psychanalyse.
Les contenus de l’inconscient dépendent à la fois des pensées d’une époque, et des interprétations désirantes de leurs acteurs. A condition toutefois que l’on rêve, et que l’on désire, à condition que « la morale périmée » soit encore cause de souffrance pour les praticiens de la psychanalyse, à condition qu’ils entendent le silence assourdissant, qui vaut censure, et que l’époque leur enjoint par ses exigences de bienséance elles aussi à la fois renouvelées et revenantes.
L’Ouvert et le Revenant
A la grande témérité de Freud, à l’ouverture majeure de la pensée, succède une clôture. Elle se fait presque simultanément.
Après avoir pris place pour entendre le « tout est permis », l’analyste, Ami des patients, soucieux des désirs entravés par la censure des familles et la morale périmée, devient gardien d’un autre ordre, créé par lui-même, l’ordre œdipien… Freud, malgré sa théorie sur la bisexualité, se prenait pour tout homme, tout fils, donc tout Père. Ses vues sur le transfert s’en ressentent. Par conséquent face à ses patients il prendra la place du père, et sera représentant de la loi et de l’inévitable castration. Sa mission sera de faire entendre raison au petit pervers polymorphe. Celui-ci ne pourra pas satisfaire toutes ses pulsions. Au nom de l’Ordre Œdipien, il lui faudra apprendre à payer le prix de la civilisation.
Pour l’instant, dans l’Interprétation des Rêves, le transfert est essentiellement intrapsychique : transfert d’intensités, et transfert temporel. Ensuite il deviendra inter-psychique et œdipien. Evitement de la rencontre pourrait-on dire aussi.
Vint ans après
Vingt ans après, la guerre aidant, Freud refait une ouverture, et ceci de la manière la plus paradoxale. Il ouvre par le biais de la répétition. Car c’est un véritable cataclysme qu’il provoque dans ses propres rangs. Il reprend le « marteau » pour asséner L’Eternel Retour.
J’avais eu tort de désespérer. Il avait beau jouer aux pères, exiger un prix à payer pour tout plaisir, le désordre revient, et avec lui la violence des pulsions jamais domesticables. La guerre est passée par là, et tant de morts ! Avec la guerre, le dehors redevient constitutif du dedans, mais autrement. Quant aux mœurs, affaire de milieu. Les psychanalystes dans l’ensemble vivent bourgeoisement, cependant que la peinture cesse d’être figurative, et que la gamme musicale se décompose. Quant au corps de la psychanalyse, son double féminin, il en portera la marque, comme une blessure à jamais ouverte. La psychanalyse elle-même n’est plus figurative, la pulsion de mort ne se représente pas, et sa partition, par la répétition qui pulse, fragmente la mélodie.
En 1920, Freud réaménage tout en fonction de deux poussées antagonistes et entrelacées : Eros et Thanatos. Temps évènementiel scandé par la vie, contre le temps étale favorable aux retours, sur lequel les images du rêve prélèvent des fragments agrammaticaux.
Legs inestimable, bien qu’encombrant, que Freud nous laisse… Comme le contenu latent, cette outre vide, toujours à remplir, dont les scientifiques ricanent, cette satanée Pulsion de Mort est silencieuse en prime. Beaucoup d’analystes ne savent plus qu’en faire. Quant à la Pulsion de Vie, périodiquement elle se dissout en bavardages sur la vie saine !
Creusant un même lit, deux forces, l’une faite de Vide de Silence et d’Immobilité, destructrice en diable, mais ni complètement vide, ni complètement silencieuse, car entrelacée à l’autre, toute de Bruit, de Fureur et d’Aimance animée. Les choses deviennent réellement complexes.
Cependant une chose semble sûre : si tout bouge, si tout est sujet à déformations, aux transferts, aux déguisements, aux intrications, une seule permanence, une seule certitude persiste, celle de l’affect.
Si les voleurs dans un rêve sont une fiction, dit Freud, la peur qu’ils engendrent est réelle. L’affect n’est ni transfiguré ni transvalué. Tout au plus est-il inhibé ou dévié vers une représentation fantoche.
Si je fait allègrement ce saut de vingt années, et déborde ainsi le cadre fixé en 1900 par L’Interprétation des Rêves, c’est pour aborder in fine la question du temps.
Freud a souvent douté de ses hypothèses, mais jamais de l’importance du rêve comme voie royale qui mène à l’inconscient.
Dans les nombreuses rééditions de l’ouvrage, il insiste sur le peu de modifications qu’il y a apporté. Quelques ajouts pourtant y apparaissent. Un fil, très ténu part de l’Au-Delà du Principe de Plaisir et fait retour par une irruption après-coup dans L’Interprétation des Rêves. En bas de page, très discrètement revient, celui qui à l’époque de l’écriture des rêves n’était pas encore né : tel un fantôme, réapparaît dans une réédition, le petit fils de Freud17. L’enfant du Fort-Da, dont le jeu avait donné à Freud qui l’observait alors l’idée de la compulsion de répétition. Il est à nouveau convoqué dans un intervalle de temps des plus étranges, étant lui-même mort en 1923 à l’âge de quatre ans. En effet peu après la mort réelle de sa mère, Sophie la fille de Freud, après la publication de L’Au-delà du Principe de Plaisir, son petit fils, Heinele meurt à son tour. Cette mort a été, selon les dires mêmes de Freud, la perte la plus grave de sa vie. Très discrètement, ce petit fantôme vient prendre place dans un écrit antérieur à sa naissance. Signe d’un retour, signe d’une mémoire lente à l’œuvre dans l’œuvre, ainsi souterrainement déstabilisée. La guerre et les désastres personnels viennent ainsi déchirer radicalement la théorie préexistante.
Oui, le rêve a un étrange rapport avec le temps…
Tout y est au présent, tout se passe dans le temps de l’accompli, le même que produit tout écrit à chaque lecture.
Et pourtant le passé s’y étale en maître. S’y manifestent les traumas et les désirs de périodes entremêlées. Avec cette autre particularité : la prédominance des images. La forme est la réalité propre du rêve. L’effet du rêve, un pur événement psychique.
Malgré la présence occasionnelle des mots, la véritable syntaxe manque, et la nécessaire prise en considération de la figurabilité s’impose. Freud insiste sur ce point.
Qu’est ce qui ne peut donc se penser autrement qu’en images ?
Une seule chose : le temps. Celui qui s’écoule, sur lequel nous n’avons aucune prise ne peut se manifester qu’en représentations spatiales.
Le temps ne peut se passer de l’image. Et les images des rêves sont fabriquées par notre corps endormi en l’absence de toute possibilité d’action. La présence, consciemment ignorée du passé individuel, généalogique ou celui de l’espèce, advient à la pensée actuelle par l’image du rêve. En d’autres termes, la pensée peut enfin accueillir ce que l’action peut éviter, voiler ou ne peut exprimer.
Ses images configurent le passé tout autant que des projets improbables dans un présent offert à l’interprétation qui est affaire d’époque et des présupposés de l’interprète. Si la création d’un monde imaginaire peut se satisfaire du récit qui est fabrication du sens pour l’autre, le sens inédit, voire inimaginable à l’état de veille, se puise dans l’extravagance des productions oniriques. Le nouveau attend que l’époque lui permette un récit recevable. A cette possibilité de l’ouvert l’analyste est parfois le seul à être convoqué.
Tout travail sur le rêve est donc aussi un travail sur le temps. L’homme, quand il n’est pas artiste, n’aurait-il que le rêve et ses processus primaires pour lui restituer des lambeaux de temps à l’état pur ?
L’intuition que Freud enviait aux philosophes et aux artistes, ne l’aurait-elle pas conduite aux abords des questions les plus actuelles de notre époque ?
Le temps de la vie et le temps de la répétition se conjoignent dans le rêve. Et plus particulièrement dans les rêves traumatiques. L’origine des réflexions de Freud qui l’ont amené au concept de la compulsion de répétition, hormis le jeu de la bobine de son petit-fils, avaient été les rêves traumatiques des soldats revenus de la première guerre mondiale.
D’une part l’enfant, qui tente de dominer l’angoisse de séparation, et de l’autre, les rêves qui nuit après nuit convoquent des terreurs passées : angoisse, joie de la maîtrise, effrois et rages… anthologie des affects !
L’affect serait alors le lien, on dirait aujourd’hui interface, entre ces deux forces, l’une, Eros qui configure et propulse les désirs, l’autre, Thanatos qui fixe et interrompt le circuit pulsionnel. Mais le fixant, mais l’arrêtant, elle ne le détruit pas, car elle participe de la vie. Au service de la répétition, cette force diabolique et silencieuse instruit sur son passé la mémoire vive et lente de l’espèce.
Le petit-fils de Freud, le plus aimé, revenant silencieux dans un rêve de science, est logé dans le chapitre sur l’affect. Il nous indique peut-être, comme le ferait un détail saillant d’un rêve, la présence d’une pensée de Freud, restée en suspens, parce que la science de son époque ne lui avait pas permis de pousser plus loin sa fiction géniale.
Cent ans après
Et « Elle », la psychanalyse ? Cent ans après, qu’est-elle devenue ? Eparpillée de par le monde elle a pris des formes multiples.
Dans l’ensemble elle se porte comme un charme, quoi qu’en disent les esprits chagrins… Il parait même qu’un songe de Freud passé inaperçu crache de son fond des saltimbanques qui se prétendent interprètes des psychés vagabondes et rebelles aux systèmes. Bande assez joyeuse dans l’ensemble. Mais chut, il ne faut pas réveiller les grandes veuves, les légitimes, les abusives.
Dans les plis délaissés de ces noir vêtues grouille un monde, descendance illégitime, ils dansent et lisent des histoires d’étoiles. Bâtards d’Eros et d’un rêve de science, résistants à l’alternative simple de la morale périmée, irresponsables devant les pouvoirs publics, je vous le dis, il faut se méfier des enfants de ces noces.