Le Regard Sauvage

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Chimères n°14, « Corps et âmes », Hiver 1991-1992 

A chaque instant, un « hasard » modifie,
Et un souvenir enchaîne.

Paul Valéry

J’ai passé quatre ans sous haute surveillance. Deux fois pas semaine à heure fixe, elle venait et m’empêchait de bouger, de parler, de penser. Un jour je me suis révoltée. Je voudrais raconter le moment de cette révolte et ses suites. Dans ce texte, je est une psychanalyste, elle une patiente, l’histoire un fragment de cure. Le parti pris d’absence de commentaires savants exige cette mise au point mais, en fait, je et elle n’ont pas toujours été aussi nettement distinctes que le voudrait la logique du récit. Si la Grande Coutume de l’Occident veut que chaque protagoniste d’une histoire soit le seul sujet de son énonciation, il est des histoires où l’un dit ce que l’autre ne peut proférer, voire ce qu’un tiers non nommé et absent lui fait dire ou faire. Je fais confiance à la sagacité du lecteur pour effectuer les permutations nécessaires, sans lui infliger les excursions théoriques d’usage, denrées périssables qui ont le don de vieillir plus vite que les histoires qu’elles sont censées éclairer.

Lorsqu’on m’a demandé d’écrire une histoire clinique, c’est son image qui s’est présentée aussitôt. Je ne sais pas pourquoi. Voilà bien longtemps que je n’y avais plus pensé. Plus de dix ans après la fin de cette analyse, il me reste le souvenir d’un film muet. Des images d’elle, de ses vêtements, de ses gestes timorés, de mon immobilité. Une sorte de mémoire visuelle bête, crue, pelote de souvenirs que je vais essayer de dérouler avec mes mots de maintenant.
Ce qui me surprend, c’est la prolifération d’images et la rareté du verbe. Je reprends mes notes de l’époque. Elles sont pauvres et confirment ma mémoire actuelle : peu de transcriptions de phrases dites, mais le description de choses vues, de situations vécues et quelques réflexions sur mon malaise. Film muet.

Pourtant, elle parlait. Pourtant, nous avions scrupuleusement suivi le rituel de l’époque. Après quelques « entretiens » préliminaires, elle s’est allongée sur le divan. Sans doute s’est-elle allongée un peu vite, sans doute cela me soulageait-il de ne pas être exposée à son regard inquiet, voire inquisiteur. Je voulais écouter surtout, ne plus être surveillée, ne plus regarder. D’être allongée n’a rien changé. Sauf qu’elle s’est mise, elle, à écouter et à épier de l’oreille le moindre de mes mouvements. Que je me penche de quelques centimètres en direction du divan et elle s’arrêtait de respirer, prise de panique. Elle disait : « J’ai peur, vous êtes trop proche. » Que je me penche un peu de l’autre côté et c’était encore trop : « Je vous sens si loin, je suis si seule, il n’y a personne ici, j’ai peur. » Je devais rester droite, ni trop près ni trop loin – question de centimètres -, immobile, telle une statue. Sa panique, si je n’obtempérais pas immédiatement, était immense. Tout lui faisait peur. Une peur à couper la respiration. Le moindre bruit la faisait sursauter, le moindre changement dans l’espace de mon bureau l’inquiétait et la plongeait dans un silence pesant. Le moindre changement, et son univers basculait. Tout devenait, redevenait, étranger. La menace était omniprésente, contagieuse. Rien en particulier ne lui faisait peur, mais tout, n’importe quand, pouvait la réveiller, cette peur qu’elle disait ancienne.
Elle avait vécu ainsi jusqu’à 35 ans. Elle faisait des efforts quotidiens, parfois heure par heure, pour vivre normalement quand même ; mais ici, en ma présence, concentrés sur mon espace, ses efforts décuplaient. Cependant, sa scolarité avait été normale, elle avait poursuivi des études, s’était mariée, avait eu deux enfants. Je me demandais comment elle avait pu faire tout cela avec tant d’angoisse.
Quand ses enfants ont grandi et commencé à sortir seuls, sa peur a encore augmenté. Mais ce n’était pas une crainte particulière qu’il leur arrivât quelque chose. C’était sa peur, celle de toujours mais plus forte. Elle avait pris des médicaments, sans autre résultat que d’être abrutie. Au-dessous, la peur était restée. Depuis longtemps elle avait pensé à l’analyse mais elle n’avait pas osé en parler à son mari. C’est lui qui, finalement – n’en pouvant plus de la voir si mal -, avait fini par la lui suggérer.

Dès notre première rencontre, j’ai eu l’impression qu’elle était déguisée. Déguisée en petite dame bien mise, sapée en invitée perpétuelle d’un dîner chez la sous-préfète. C’était étrange à quel point sa mise, pourtant discrète et anodine, avait le don de m’agacer. Et plus particulièrement, dès notre premier entretien, le collier de perles blanches qu’elle portait toujours. Fines ou de culture, ces perles m’inspiraient chaque fois des pensées parasites qui me laissaient perplexe. Et plus le temps passait, plus je me fixais sur ce pauvre collier qui symbolisait à mes yeux tout son malheur, sans que je puisse me l’expliquer le moins du monde. A chaque rencontre, montait en moi une bouffée d’intolérance et des phrases stupides me venaient à l’esprit, telles que : « Quand tu ne porteras plus ces infâmes perlouses, ça ira mieux pour toi, ma fille ! » Ou encore : « Je finirai bien par te les arracher ! » Je ne soufflais mot, bien sûr, de mes mouvements d’humeur, mais j’en étais consternée. Petit délire intime, induit par l’objet le plus anodin qui soit. Je guettais le jour où elle viendrait sans. Elle venait toujours avec. Cela m’exaspérait ; je me trouvais bien folle. Elle-même ne le mentionnait jamais. Il faisait partie de sa mise habituelle, comme son alliance ou une autre bague. Certes, je pouvais à l’occasion, dans la vie courante, émettre quelques moqueries à l’égard de ces emblèmes bourgeois que sont les fameux colliers de perles ; de ces insignes de la féminité bienséante. Mais de là à m’irriter à ce point, et avec une telle véhémence ? Bien d’autres patientes s’étaient présentées dans mon cabinet avec ce type de collier – bijou, en somme, assez répandu -, sans que cela me fasse ni chaud ni froid. Sur elle, je ne le supportais pas… Dès qu’elle entrait, je ne voyais que son collier.
Mon irritation silencieuse, ses injonctions pour que je reste immobile, sa surveillance de tout mon espace m’empêchaient de penser et me rendaient totalement inefficace… J’étais comme prise dans un piège dont je ne savais comment sortir. Les idées me manquaient, amèrement. J’en avais pourtant une et je m’y accrochais.
Depuis longtemps les pensées parasites me fascinent. Je sais qu’il ne faut pas les chasser trop vite. Elles sont le rappel de la raison du rêve, étrangères à la raison du jour. Je sais, et je le pressentais déjà à l’époque, que ce sont là des carrefours où clignote un savoir d’une autre espèce, celui qu’on n’apprend que de soi. Les pensées parasites racontent l’autre histoire, celle que je ne peux pas ou que je ne dois pas connaître.
Mais, contrairement à d’autres fois où je finissais plus ou moins vite par les relier à la face diurne des choses, dans cette affaire-là je ne parvenais pas à les raccorder à quoi que ce soit. Je finis par les accepter comme on accepte un rhume. Je n’avais pas le choix.

Elle venait régulièrement à ses séances. Elle racontait ses journées, ses souvenirs…, quand mes postures lui semblaient assez dociles pour que la peur ne la submergeât pas. Mais là aussi, rien n’accrochait mon attention, rien ne se laissait saisir. Pourtant son enfance était présente. Je ne me doutais pas à quel point. Son enfance se résumait en quelques scènes. Toujours les mêmes. Sa mère partait travailler, rentrait tard. Elle restait souvent seule. Petite, elle avait été gardée par une nourrice qu’elle aimait bien. Sans plus.
Son père n’apparaissait vraiment dans ses souvenirs qu’à partir de ses six ans. Atteint alors d’une « maladie » (non nommée), il demeurait couché toute la journée et elle n’avait pas le droit d’aller le voir dans sa chambre. Elle était enfermée dans la pièce à côté, parfois en compagnie de la femme qui la gardait, plus tard seule ; il ne fallait pas qu’elle fasse de bruit ; il ne fallait pas que son père sache qu’elle était présente. Elle ignorait pourquoi ; elle bougeait peu ; jouait en silence.
Elle ne se souvenait ni d’avoir été heureuse, ni d’avoir été malheureuse ; elle ne se souvenait d’aucun sentiment. Elle avait été bonne élève mais n’avait pas vraiment eu des amies. Il ne se passait jamais rien qui méritât d’être raconté. Tous les jours étaient pareils.

Je forme ce récit à partir d’images d’elle petite fille qui me sont restées. Elle racontait cela en passant. Elle racontait tout en passant. La peur était déjà là quand elle était petite, elle avait été là depuis toujours, disait-elle. Elle n’avait pas de souvenir sans la peur.
Adolescente, elle a dû mettre le mot « peur » sur ce sentiment effrayant qui la torturait. Elle disait « peur », elle ne disait pas « angoisse ». Peur d’être remarquée, peur de faire du bruit. Peur de son père ; mais il n’était pas effrayant, il était seulement malade. Ses parents étaient de bons parents, disait-elle aussi. Elle ne se plaignait pas. Elle ne leur parlait pas de sa peur, elle ne pouvait pas, c‘était trop étrange. C’était trop sans raison.
Un événement a marqué cette période de son enfance : un soir son père hurle, sa mère s’agite, appelle une voisine, une ambulance vient, on l’emmène. Elle regarde son père partir et voit qu’il pleure. Aucun mot n’est échangé. Il est mort peu après, sans qu’elle l’ait revu. A cette évocation elle est émue. C’est la seule fois. Dans mes notes j’ai écrit : « Enfin une vraie séance ». Me fallait-il donc de la douleur fraîche ? Elle racontait d’autres scènes. C’était toujours des scènes muettes. Descriptions. Dans ses récits, les protagonistes ne sont pas doués de parole.
Sa vie actuelle est réglée comme du papier à musique. La musique en moins. Elle fait tout de son mieux, c’est-à-dire bien. Son mari est un bon mari. Pardi : il est ingénieur… Elle croit qu’il l’aime. Il croit aussi qu’il l’aime. Il n’y a que moi qui rechigne. Je suis mauvaise coucheuse. Mais motus. Elle, elle ne sait pas trop si elle l’aime, lui. Tiens, un espoir, pensais-je… En vain. Cette piste ne débouche sur rien. Je suis une fleur bleue. C’est fou, les bêtises qu’on peut taire. Le dogme avait du bon… Elle se préoccupe de ses enfants, elle a peur pour eux. En réalité elle a peur pour elle, face à eux, et surtout face à sa fille. Elle ne sait pas pourquoi.
Elle pense qu’il doit s’agir de la mort. Moi aussi, je le pense, si cela peut s’appeler penser ! Elle sait qu’elle devrait – en toute logique – mourir avant sa fille. Ce n’est pas la mort qu’elle refuse, mais elle ne sait pas quoi léguer à sa fille. Il faut bien transmettre quelque chose… Elle rumine sur le peu qu’elle pourra transmettre. Elle préfère quand les enfants sont occupés avec leur père.
Alors elle n’est plus que la fille de ses parents. C’est déjà assez dur comme ça. Etrangement, elle ne se plaint pas. De temps en temps elle dit d’une petite voix : « J’ai envie de mourir. » C’est à peine crédible. Tout est tellement atone que même la souffrance ne perce plus. Cependant je la crois, sans m’émouvoir tout à fait. Comme si tout me parvenait de trop loin. Elle m’avait assignée au millimètre près, et je la trouvais loin ! Elle réglait de manière efficace les affaires courantes. Sa vie entière était une affaire courante. C’était bien là le drame, en creux, sans histoires. Mais il y avait son analyse. Elle y croit. Elle y tient beaucoup. Elle en attend tout. Je me sens nulle. Mais j’y crois aussi. L’attente d’un miracle, en somme. Quand je me retrouvais seule après son départ, je me demandais comment quelque chose pouvait changer. Je sentais que nous étions prises dans la même scène. Les seuls moments d’éveil étaient dus à la violence de sa surveillance. Un vrai mirador, cette femme ! Quand elle me signalait mes « écarts » de conduite, sa voix, bien qu’angoissée, devenait tranchante. Mais enfin, là elle parlait, elle me parlait vraiment. C’était des moments très brefs. J’avais trop peur pour la provoquer. Mieux valait encore s’ankyloser. Bizarrement, je ne la détestais pas. J’aurais pu. Elle m’infligeait l’impuissance, l’immobilité, la peur. Et pourtant elle n’existait pas assez pour que je la déteste. C’est horrible à dire, mais vérité oblige. Hormis ces moments, ces rappels à l’ordre de l’immobilité, répétitifs mais brefs comme les coups de sifflet d’un gardien de prison, le temps était meublé de récits anodins. On peut toujours essayer de fabriquer du signifiant-express – ce qui déjà à l’époque n’était pas mon genre ; mais vraiment, même pour mon confort, même pour frimer, elle ne donnait pas matière à… couper dedans : le souffle venait tout de suite à manquer.
Elle utilisait les mots comme pour ne pas parler, juste pour être convenable. Ne pas se faire remarquer. Manifestement, « l’affaire » se jouait ailleurs que dans ce qu’elle me donnait à entendre. Je devenais de plus en plus stupide. Mais elle avait le grand pouvoir de m’entraîner sur sa scène. Je savais qu’elle me refilait ainsi sa forme de malheur.

Un jour je m’aperçus que je commençais à m’y habituer, à sa forme de malheur. Je savais pourtant que cette habitude était néfaste. Que l’habitude pour un psychanalyste est toujours néfaste. Que c’est ainsi qu’on résiste le mieux aux changements possibles. Ce savoir ne m’était d’aucun secours. Pour bouger, pour en sortir, pour l’en sortir. Je m’étais habituée comme elle à la peur ambiante. La survie n’est jamais flamboyante.
Au bout de quatre ans on avait atteint le creux de la vague. Même là, pour l’écrire, j’ai l’impression de barboter pour dire ce qui n’a pas été pensé ni rêvé.
Je sacrifie à la Grande Coutume qui exige des mots pour tout.
Je connaissais bien – croyais-je – sa généalogie, sa vie quotidienne. Ses fantasmes, ses rêves étaient quasi inexistants. Parfois seulement la rêverie diurne l’amenait à se représenter le moment de sa mort ou celui de la mort de sa mère. Sans affect, juste comme une curiosité sans jouissance particulière. Une femme, elle ou sa mère, était couchée, sur le point de mourir, et puis ça s’arrêtait là.
Pendant tout ce temps son collier m’irritait. J’en avais pris mon parti. Le temps passait, et il ne se passait rien.
Au cours des grandes vacances qui suivirent la quatrième année de son analyse, un ami, qui devait quitter la France pour longtemps, me confia une statue de valeur qu’il ne voulait pas laisser dans son appartement inoccupé. Je le plaçai dans un coin de mon bureau. Elle était assez grande et belle. On la voyait en entrant mais elle était invisible à partir du divan. A la rentrée suivante, certains patients la remarquèrent ; d’autres, s’ils la virent, ne firent aucun commentaire.

Quand elle revint, elle s’allongea et ne dit rien. Un long moment passa puis le harcèlement reprit : « Il y a quelque chose qui a changé ici. Il y a une grosse masse noire. J’ai peur. Je ne pourrai plus jamais être tranquille. Comment parler ou même penser quand il y a ça. »
Tout d’un coup, j’en ai eu assez. Je n’en pouvais plus de mon immobilité, de sa surveillance, de ses peurs, de mon manque de liberté. Je me suis levée, je me suis approchée du divan, je lui ai pris la main en la faisant se relever et, la tenant toujours par la main, je l’ai amenée devant la statue. Et puis j’ai parlé. J’ai parlé beaucoup. Je lui ai parlé de la statue, je lui ai dit qu’elle n’était pas malveillante ; que nous ne pouvions plus demeurer ainsi ; que je ne voulais plus rester immobile… Puis je me suis rassise. Elle ne s’est pas rallongée, elle s’est assise aussi, les bras ballants, comme épuisée. Mais elle souriait, ce qui était nouveau. Et puis c’était la fin de la séance.
J’appréhendais un peu la séance suivante, mais il était trop tard pour regretter. Je n’avais pas fait « exprès », comme disant les enfants. Et puis je ne regrettais pas tout à fait.
Elle est arrivée un peu agitée, elle s’est allongée et a commencé à parler tout de suite avec une grande vivacité. « La dernière fois quand je suis sortie d’ici j’étais dans un drôle d’état. J’avais envie de crier, de courir. J’ai couru. J’ai couru jusqu’à la station de métro mais ce n’était pas assez, alors j’ai couru encore jusqu’à la suivante, et jusqu’à la suivante, peut-être même que j’ai un peu crié. Quand je suis arrivée à la maison j’étais un peu calmée, j’étais bien, mais je me suis aperçue que j’avais perdu mon collier. Il a dû se détacher pendant ma course. Ça m’est égal, il faut peut-être perdre quelque chose pour que ça change vraiment. J’ai l’impression de me réveiller… »
J’étais éberluée et ravie. Voici ce collier enfin nommé, et nommé en son absence. En somme, mon désir était exaucé.
Arrivée à ce point du récit, je dois ajouter une information supplémentaire. Cette analyse avait lieu en espagnol. Un collègue m’avait envoyé cette patiente parce que je parle cette langue et que l’espagnol était sa langue maternelle. Ses deux parents étaient hispanophones, bien que sa mère fût née en France et que son père y fût venu très jeune. Elle avait souhaité faire son analyse dans la langue qu’elle avait toujours parlée dans la maison parentale. Ses propres enfants, même s’ils n’avaient été en Espagne que pour de courtes vacances, la parlaient assez bien.
Au moment où elle me disait qu’elle avait perdu son collier, sa langue avait fourché. En espagnol, « collier » se dit « collar ». Mais elle avait dit : « He perdido mi callar ». Or le mot « callar » signifie « se taire ». Elle avait donc dit qu’elle avait perdu son silence. Textuellement : « J’ai perdu mon taire. »
Du coup moi aussi je pouvais cesser de me taire à propos du collier. Je lui demandai d’où il venait. A ma grande surprise elle me dit qu’elle ne savait pas. Qu’elle l’avait depuis toujours. Depuis sa plus tendre enfance il traînait dans ses affaires. C’est son mari qui, un jour, l’avait remarqué et lui avait signalé sa valeur. Alors elle s’était mise à le porter. Elle ne se souvenait pas comment il était entré en sa possession ; en parlant elle s’étonnait de son propre manque de curiosité. Elle l’avait porté mécaniquement. Elle avait enfin une raison de rendre visite à sa mère autrement que par devoir.

Après cette visite, elle me raconta que sa mère avait fait une tête épouvantable quand elle lui avait demandé d’où provenait le collier. Sa mère s’était contentée de lui dire qu’il lui avait appartenu mais qu’elle ne l’aimait pas parce qu’il lui rappelait un souvenir désagréable ; qu’elle l’avait mis dans les affaires de sa fille pour ne plus le voir ; qu’elle savait que c’était un bel objet et qu’il serait bien pour sa fille ; que, pour sa fille, ce n’était qu’un collier, aucun souvenir ne s’y rattachait. Elle ne souhaitait pas en parler davantage. Elle estimait que ses souvenirs lui appartenaient ; que cela ne regardait personne ; que sa fille devait se contenter d’avoir eu un beau collier mais qu’elle était tout de même triste qu’il ait été perdu. C’était tout. Il n’y avait pas eu moyen de lui soutirer d’autres renseignements. Sa mère semblait très fâchée d’avoir à en parler.
Pour la première fois elle eut un affect en parlant de sa mère. Elle dit : « Es une hija de puta (C’est une fille de pute). » Cette grossièreté était tout à fait inhabituelle. Je me dis qu’elle nommait quand même sa mère en tant que fille. Je pensais – je pensais enfin – à sa grand-mère maternelle. Sa grand-mère était morte quand elle était toute petite. Elle ne s’en souvenait pas. Elle savait que c’était une femme simple qui avait passé sa vie à faire des ménages et à élever ses enfants. Elle était venue en France jeune fille parce qu’en Espagne elle ne pouvait pas gagner sa vie. Tout cela, je le savais déjà. Il était inutile de vouloir la pousser à interroger plus loin sa mère : elle disait que c’était impossible, que cela la ferait mourir.
D’ailleurs elle commençait à se sentir beaucoup mieux. Elle n’était plus entièrement prise par les affaires courantes. Elle commençait à prendre du temps pour elle. La peur était moins intense. C’était bien plus l’appréhension de son retour éventuel qui la tracassait par moments.

Elle s’était alors mise à dessiner, puis à peindre. Depuis toujours elle avait aimé peindre, mais n’avait pas eu la disponibilité pour le faire. Elle continuait à voir sa mère par devoir, mais maintenant une idée la rassurait : elle savait qu’il était arrivé quelque chose dans la vie de sa mère. Elle éprouvait un peu de compassion pour elle. Un jour, dans un rêve, elle l’a vue morte avec le collier au cou, mais elle en resta là, de plus en plus persuadée qu’il ne fallait pas forcer sa mère à en parler car sa mort risquerait d’en être la rançon.
J’avais récupéré ma liberté. Elle ne me surveillait plus. Elle se plaignait de plus en plus de sa vie actuelle ; de son mari, de son travail. Elle était moins impeccable dans sa mise ; elle venait en jeans. Parfois elle manquait une séance ; c’était pour avoir plus de temps pour elle, pour peindre. Le monde restait silencieux mais il prenait des couleurs. Elle évoquait la souffrance de son père, elle regrettait de n’avoir jamais osé ouvrir la porte pendant qu’il était couché, malade, dans la pièce d’à côté. En sortant de mon bureau elle disait parfois au revoir à la statue.
La peinture devenait de plus en plus importante. Et puis il a fallu se décider. Ses enfants grandissaient, avoir un bon mari peut être lassant quand on s’est laissée choisir. Elle quitta son mari. Non sans mal : il n’avait jamais envisagé qu’elle puisse faire une chose pareille. Il opposa une résistance musclée à leur séparation, mais elle n’avait pas peur. Elle n’avait plus envie de mourir mais elle dit : « Je vais mourir un jour, il faut que je me dépêche de vivre. Le temps m’est compté. »
Un jour, tranquillement, elle m’annonça qu’elle mettait fin à son analyse. « Je vous aime bien, mais vous faites partie de mon passé. Il faut que je vous perde, comme le collier, pour pouvoir courir libre. »
Elle m’a envoyé des cartes postales du monde entier. J’ai su ainsi qu’elle s’était mise à voyager. Les cartes se sont espacées, puis arrêtées. Je suis restée sans nouvelle pendant plusieurs années.
Un jour j’ai reçu un coup de téléphone : elle me demandait de venir me voir. Quand elle est entrée, je l’ai à peine reconnue. Elle avait beaucoup changé. Elle m’a raconté qu’elle s’était installée en Espagne. Elle était devenue peintre. Elle faisait des traductions pour gagner un peu d’argent. Ses enfants venaient la voir souvent mais vivaient en France avec leur père. Cela lui convenait parfaitement. Ce jour-là elle m’a parlé en français. La séparation avait eu lieu. Elle voulait me revoir pour me raconter ce qui restait à dire. Sa mère était décédée mais, au cours de la maladie qui avait précédé sa mort, elle lui avait raconté l’histoire du collier.

La grand-mère – donc la mère de sa mère – avait travaillé très jeune comme bonne à tout faire dans une riche famille en Espagne. Elle était travailleuse et honnête et jouissait de la confiance de ses patrons. Un jour, il lui est arrivé quelque chose de bizarre. Elle avait eu un geste qu’elle n’avait pas pu contrôler. Sous une impulsion violente, elle avait emporté tous les bijoux de sa patronne.
Elle ne voulait ni les porter ni les vendre, elle ne savait qu’une chose : ils lui plaisaient parce qu’ils étaient beaux à regarder. Ils brillaient. C’était juste pour les regarder qu’elle les avait pris. Cela chatoyait devant les yeux et elle ne voulait plus s’en séparer.
Le vol avait été découvert très vite et, prise de peur, elle s’était d’ellemême dénoncée. Elle avait rendu tout son butin, sauf le collier de perles qu’elle avait gardé en le cachant, parce qu’il lui plaisait trop. Pour le collier, elle avait menti. Mais on ne l’a pas crue et sous la menace de la prison elle avait promis de restituer sa valeur. Elle s’était donc endettée et avait payé une très grosse somme d’argent. C’est pourquoi elle avait quitté l’Espagne, à cause de la peur que ça se sache, mais surtout parce qu’en France on gagnait plus facilement de l’argent, ce qui lui avait permis, au bout de plusieurs années, de rembourser sa dette. Autour d’elle, personne n’avait su l’affaire. La famille qui l’avait employée n’avait finalement pas porté plainte, à condition qu’elle remboursât le collier de perles.
Très vieille, avant de mourir, elle avait raconté l’histoire à sa fille, en lui donnât le collier et en lui faisant promettre de garder le secret et de n’en parler à sa fille que si elle sentait la mort venir.

Radmila Zygouris
Paris, septembre 1991