Un nom qui manque

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Patio 1986

Un jour un mot m’a manqué pour désigner quelqu’un. C’était la mère de Freud. Pendant de longues années il avait eu peur de mourir avant elle, et qu’elle soit… quoi ? Ici le mot manque. Qu’elle soit veuve de lui ? Orpheline de lui ? Non, cela ne peut se dire vraiment ; ou ne peut se dire sans un grave glissement de sens. Il manque donc un mot pour désigner la mère ou le père qui a perdu un enfant, qui est en deuil d’un enfant.

Ce jour-là j’ai obliqué vers d’autres pensées, j’ai oblitéré pard’autres contenus ce trou de la langue. Mais il y a eu ensuite d’autres moments où à nouveau ce mot est venu à manquer pour désigner quelqu’un en reste d’un nom. Alors j’ai fait une petite enquête, j’ai cherché dans d’autres langues et n’en ai point trouvé. Je ne peux pas affirmer qu’il en soit ainsi dans toutes les langues, sûrement qu’il existe où cela peut se dire, mon enquête n’est pas exhaustive et ne prétend pas scientifique, mais cette absence existe, sinon dans tous les langues, du moins dans un grand nombre d’entre elles.
Enfant/Adulte : est-ce véritablement une opposition, comme on pourrait dire Homme/Femme ? Les oppositions dans la langue ne sont pas les mêmes que dans le psychisme, ni dans la psychanalyse, qui à leur tour ne sont pas superposables. En analyse certains parlent de l’« Enfant » dans I’« Adulte », ceci est une langue, ou plutôt un parler local ; d’autres disent « Enfant imaginaire », « place symbolique », « mère réelle » ; ceci est un autre parler local. Mais toutes ces langues, ces dialectes, se pensent à partir du langage « naturel », des mots de la langue, qui, elle, ignore ce mot que je cherche et ne trouve pas.
Je me suis alors demandé si ce que nous appelons fantasme, fantasme à propos de l’enfant, tel que « On bat un enfant » (Freud), « On tue un enfant » (Leclaire), ou une conceptualisation « L'[Enfant-Mort] » (Hassoun), ne viendrait pas prendre place là où la langue défaille à nommer ? Et la langue elle-même étant sujette à évolution, évolution lente, dans des rapports complexes, non univoques ni linéaires avec la réalité sociale, ne serait-elle pas dans un rapport en miroir déformant avec les fantasmes qui comblent ses manques ? Les fantasmes auraient alors une durée historique, un début et une fin ; leur existence, via la langue et en creux de celle-ci, prendrait nécessairement leur racine dans une réalité historiquement datable.

Claude Hagège souligne la grande stabilité des langues et la lenteur de leur changement, tout en insistant sur son importance. « Comme si, par la stabilité qu’elles assurent à leurs usagers, les langues s’étaient ainsi façonnées, sous l’effet de l’inconscient collectif, qu’elles puissent leur être des garanties contre les risques d’une aventure. L’aventure du vivant. Et pour affronter cette aventure, les langues humaines comme viatiques, ou héritage tutélaire de l’espèce. »
Plus loin il ajoute cependant : « Non seulement les langues changent, mais elles sont même les seuls systèmes de signes dont le changement soit certain, avéré, attesté. »
Je pourrais m’arrêter là, laissant chacun tirer les conclusions ou les hypothèses à partir de ces questions. Mais il s’agit d’écrire. Cela implique un développement, quand ce n’est pas une démonstration, ce qui est beaucoup me demander. Il faut faire un article. Il faut que je fasse l’article d’une idée qui m’est venue. Je fais l’article.

En psychanalyse on oppose volontiers fantasme et réalité. Ceci m’a toujours semblé un tour de passe-passe. Et pourtant il est indispensable de pouvoir raconter la réalité. Les faits. Un passage possible entre réalité et fantasme est la hantise. La hantise vient de ce qui s’est effectivement passé dans la réalité, mais elle prend une autonomie psychique en devenant modalité d’attente d’une réalité à venir. Elle est la représentation d’une peur, elle donne forme à l’angoisse. La mort de l’enfant pour le parent relève d’une hantise. Pont entre le passé et l’attente d’une catastrophe à venir. Retour du passé. Intrication du singulier et du collectif. Le nom qui manque est représenté par le fantasme concernant l’enfant mis à mal.

Dans la réalité, il y a aujourd’hui beaucoup d’enfants qui meurent de faim. Qui meurent tout simplement dans des proportions effrayantes. Ici, sous nos climats tempérés cela relève de malheurs plus locaux. De même que la mortalité infantile a chuté de façon remarquable. La mort de l’enfant continue cependant à hanter les esprits dans leur sommeil ou leurs fantasmes. Et ceci est d’autant plus accentué que l’enfant tend dans ces mêmes sociétés tempérées à devenir objet rare. Ceci dans les sociétés où simultanément règne le discours de la psychanalyse. Les psychanalystes sont souvent gênés quand il s’agit de réalité. Pourtant même sous nos climats tempérés, dans nos sociétés où règne la psychanalyse, les enfants, s’ils ne meurent pas autant qu’ailleurs, autant qu’avant, sont souvent mis à mal par les parents eux- mêmes. Toute une littérature commence à voir le jour sur l’enfant maltraité. J’ajouterai : l’enfant « rare » et maltraité. Les psychanalystes continuent à parler en termes de fantasmes. Les psychanalystes cependant travaillent dans les institutions où ils ont à prendre parti sur la réalité de l’enfant « rare » mis à mal par le parent. Que font-ils ? Comment pensent-ils leur fonction ? Comment écrivent-ils l’histoire présente ? Nos actes font l’histoire, dont la langue devient la mémoire, par des mots, des métaphores, des dictons.
La langue qui n’a toujours pas enregistré ce nom qui manque : le parent, la mère, le père qui a perdu un enfant. Cela a une histoire dans le passé, mais celle qui va s’écrire et dont nous sommes les protagonistes, quels mots l’écriront ?

En ce qui concerne ce nom qui manque, cela prend racine dans un passé pas très lointain. La première explication qui s’impose est évidemment d’ordre historique. La mortalité infantile était telle à une époque encore récente, et elle l’est toujours dans un grand nombre de pays, que la perte d’un enfant ne peut se comparer à la perte d’un conjoint ni à celle des parents. Un enfant n’est pas seul, n’est pas unique, n’occupe jamais la place d’unique, même pour ceux qui n’en ont qu’un : on peut toujours refaire un autre enfant. Un enfant n’est pas à une place symbolique dans la société. C’est « de l’enfant », un enfant vaudrait donc un autre enfant. Jusqu’à ce qu’il vienne à occuper une place dans la société par ce que l’on appelle une deuxième naissance, puis une place symbolique comme époux, épouse, père ou mère. Le chagrin causé par la perte d’un enfant, même quand cette mort est fréquente et qu’elle fait partie du destin commun, relève d’un registre privé et ne nomme pas le parent comme endeuillé de lui.
Cette perte ne nomme pas celui qui l’a subie, ne lui fait pas changer de statut, ni dans la langue ni dans la société. Pour parler de la mort de l’enfant il faut chaque fois dire la mort elle-même, redire la perte. La langue contourne un manque.

Si l’aspect massif de mort d’enfants en bas âge explique en partie l’absence de mot pour désigner les personnes frappées par ce deuil (pas plus qu’il n’existe de mot pour désigner les endeuillés de la fratrie), il ne me semble pas absurde de ne pas considérer cela comme raison suffisante. D’autant plus que les expressions nouvelles à défaut de mots ne manquent pas pour nommer et désigner des situations nouvelles, des entités nouvelles, des choses nouvelles. Il y a bien eu des spoutniks, des bébés-éprouvettes, des mères porteuses, des donneurs de sperme… Il n’y a toujours pas d’orphelins d’enfants. C’est que justement, bien que quantitativement les choses aient changé, y a-t-il à proprement parler des choses nouvelles ? L’infans ne parle toujours pas.
La mort de l’enfant pour le parent n’a pas laissé de traces dans la langue. La langue qui est la mémoire de nos actes.

Lacan disait que l’Enfant n’avait pas la jouissance de son acte. Aussi les énoncés censés rendre compte d’une structure de fantasme sont- ils sur le modèle du « on tue un enfant » ou « on bat un enfant ». Mais ces structures de fantasme viennent toujours d’une réalité. Un enfant petit, l’infans, ne peut ni tuer, ni battre, ni violer, ni enseigner, ni éduquer, ni gouverner. Il peut juste mourir, et ce faisant il met en échec tout acte dont l’adulte est toujours le sujet.
Est-ce une idée incongrue de penser que la mort de l’enfant, si elle s’inscrivait symboliquement par un mot de deuil nommant le parent, ne cesserait d’évoquer dans la langue, et partant de là dans toutes les mémoires, l’impuissance de l’homme face à cette chose, sa chose ?
Il n’est pas dans l’ordre des choses de la nature que meure l’enfant avant celui et celle qui lui ont donné la vie pour leur survivre. Quand l’ordre de la nature s’inverse, il n’y a pas de nom. Et pourtant l’ordre de la nature semble aujourd’hui largement entamé… Mais pas ça.
Il n’est sans doute pas bon pour la survivance que la langue véhicule la mémoire de cela, bien qu’elle soit par ailleurs mémoire de tous les possibles, de toutes les monstruosités dont sont capables les humains. Un impossible gît au fond de la mort de l’enfant pour le parent.

Dans « Unterwegs zur Sprache » (Acheminement vers la parole), Martin Heidegger, commentant le poème « Le mot » de Stefan Georg qui se termine par ce vers : « Aucune chose ne soit, là où le mot faillit » dit ceci : « Aucune chose n’est, là où manque le mot ». « Chose est ici compris au sens traditionnel et global, par lequel on entend quelque chose en général, c’est-à-dire n’importe quoi pourvu que cela soit d’une manière ou d’une autre. En ce sens même Dieu est une chose. Seulement là où est trouvé le mot pour la chose, seulement là cette chose est une chose »… « Aucune chose n’est, là où le mot, c’est-à-dire le nom, fait défaut. »

Que penser alors de ce nom qui manque pour désigner le parent qui a perdu un enfant ? Le nom orphelin, veuf, veuve, désigne quelqu’un en position passive face à ce qui lui est arrivé. La perte d’un être est marquée par le gain d’un nom qui dit le lien au mort. Parricide, matricide, infanticide, fratricide indiquent la mort dont le porteur du nom est l’agent, où l’enfant peut être sujet d’un acte ; sur le plan de la syntaxe en tous cas. Dans la réalité, on sait bien qu’il s’agit de fait d’enfants « grands ». L’absence d’un mot équivalent à celui d’orphelin du côté du parent ne permet pas à celui-ci d’occuper une position passive de vivant face à la mort de son enfant. Je pense justement qu’il n’y a pas de position passive de vivant face à un tel événement. C’est cela la chose qui manque. Toute mort d’enfant est meurtre d’enfant, cela seulement peut se dire. Et toute mort d’enfant est pour les parents invalidation de l’acte, détresse, impuissance et désordre du monde. Ils peuvent, s’ils ont les mots… et ceux-là ne manquent pas, se plaindre, crier, accuser, oublier, faire d’autres enfants, mais aucun nom signifiant leur deuil et le droit à celui-ci ne viendra les innocenter à leurs propres yeux, ni aux yeux des autres.
Blanchot dit dans « Ecriture du Désastre » : « Si tu écoutes l’« époque », tu apprendras qu’elle te dit à voix basse, non pas de parler en son nom, mais de te taire en son nom.»
C’est sur ce fond de silence que l’époque nous enjoint, que je propose d’entendre ce que les analystes ont avancé comme fantasme concernant l’enfant.

Et d’abord ceci : la sempiternelle opposition réalité/fantasme est un camouflage pour ne pas entendre ni voir ce que recèle cette opposition ; l’entre-deux, l’entre fantasme et réalité : la hantise.

C’est que cela nous renvoie à un présent perpétuel : ce fameux temps atemporel de l’inconscient. Et si l’inconscient, tout comme la langue, n’était que des formes particulières de la mémoire ? « On bat un enfant », « On tue un enfant », ne sont que la présence, la réalisation actuelle mais silencieuse de ce qui se fait, de ce qui s’est fait. Le fantasme se construirait alors à partir de faits réels de l’époque ; faits qui sont tus collectivement et que chaque sujet réalise pour son compte, plus ou moins à vif, par sa propre hantise.
La barre qui séparerait réalité et fantasme pourrait n’être rien d’autre que le silence, ou le silence d’une histoire… ou l’apparente déconnection entre le privé et le social. Cela peut encore se dire autrement : le fantasme « originaire » ne peut être la création d’un sujet particulier, il prend sa forme, sa représentation iconographique dans les faits actuels ou passés. Ce qui m’amènerait à dire qu’il n’y a pas de mémoire une, mais plurielle en chacun : collection d’inscriptions entremêlées de l’histoire personnelle, du dit ou non-dit de la généalogie, tout ceci soutenu par l’histoire elle-même qui fournirait à distance et de manière fragmentaire, télépathique ou médiatique (donc consciente et inconsciente) des représentations-buts à de l’« affect » non lié par un événementiel immédiat.

Pour illustrer mon propos, je me servirai de quelques citations. Pour commencer Philippe Ariès :
« En premier lieu j’attirerai l’attention sur un phénomène très important et qui commence à être mieux connu : la persistance jusqu’à la fin du XVII’ siècle de l’infanticide toléré. II ne s’agissait pas d’une pratique admise comme l’exposition à Rome. L’infanticide était un crime sévèrement puni. Il était cependant pratiqué en secret, peut-être assez couramment, camouflé sous la forme d’accident : les enfants mouraient étouffés naturellement dans le lit des parents où ils couchaient. On ne faisait rien pour les garder ni pour les sauver. » Et un peu plus loin, Ariès spécifie : « Le fait d’aider la nature à faire disparaître des sujets aussi peu doués d’un être suffisant, n’était pas avoué, mais n’était pas non plus considéré comme honte. Il faisait partie des choses moralement neutres condamnées par les éthiques de l’Église, de l’État, mais pratiquées en secret, dans une demi-conscience, à la limite de la volonté, de l’oubli, de la maladresse. »

Le sentiment de l’enfance naît selon Ariès seulement au 17e siècle, avec une importance accordée à la spécificité de l’Enfant. « On bat un enfant », « On tue un enfant », « l’Enfant-Mort » pouvaient-ils avoir le même statut dans le psychisme avant cette période ?

Je continue avec un autre exemple, une citation extraite du livre « Martin l’Archange ». Il s’agit d’une étude sur des documents relatant l’étrange histoire d’un laboureur, Thomas Ignace Martin, qui a une vision de l’Archange le 15 janvier 1816 lui donnant un message à transmettre au roi Louis XVIII, mission que le laboureur remplit. Je ne m’attarderai pas davantage sur ce livre, mais je voudrais seulement citer un bref. passage : commentaire de J. Nassif sur le pourquoi et le comment de la réussite de cet obscur laboureur qui obtint la permission de voir le Roi et qui lui transmit le message concernant l’« Enfant » :
« Ariès nous l’a appris, il s’agit, dans l’ordre du discours, d’une invention récente (l’Enfant) ; il ne me paraît cependant pas excessif de remarquer que cette découverte a dû être assez vivement accélérée par la présence à la prison du Temple d’un « enfant-martyr » ; c’est à ma connaissance, le premier sur le sort duquel une société entière a pu s’apitoyer. Je m’intéresse moins ici à l’énigme historique du corps disparu ou substitué de Louis XVII qu’au fait qu’un enfant ait été battu (6), tant qu’il était en vie, et que des torrents de larmes aient été versés sur la souffrance qu’on infligerait gratuitement à un innocent. ».
Il n’est peut-être pas indifférent de constater que c’est par l’apparition d’un Ange que Martin est sollicité d’aller voir le Roi, si l’on se souvient que l’ange a souvent été la représentation de l’enfant, et celui- ci à son tour, celui de l’âme. Je cite encore Ariès : « Il est curieux de constater que l’âme cessera d’être figurée par un enfant au xvw siècle quand l’enfant sera désormais représenté pour lui-même, quand les portraits d’enfants vivants et morts deviendront plus fréquents. » . Voici donc l’entre-deux, entre réalité et fantasme : l’histoire secrète représentée par une « chose » au sens où l’entendait Heidegger. L’Ange, tout comme Dieu, est une chose puisqu’il y a le nom pour désigner la chose. Et reste encore absent le nom pour désigner l’autre chose, l’adulte en manque, en deuil de l’enfant mort.

Dans la littérature analytique récente apparaissent ainsi des noms de choses, de ces choses si peu réalistes comme le fantôme et l’ange. Je renvoie ici aux ouvrages de Maria Torok et de Nicolas Abraham, ainsi qu’à l’ouvrage plus récent de Didier Dumas : « L’Ange et le Fantôme » dont je cite un très bref passage :
« Si donc, dans l’inconscient individuel c’est à Eros qu’échoit le verbe dans sa fonction de liaison, dans l’inconscient généalogique, c’est le Fantôme qui effectue par le silence sinon des liaisons, du moins une mise en commun des inconscients. Inversement, là où, dans l’inconscient individuel, c’est Thanatos qui effectue sans dire mot un travail de déliaison, dans l’inconscient généalogique, c’est l’Ange qui dissocie les inconscients en se donnant à charge de faire ressurgir le Verbe. »
Étrange phénomène en vérité que l’apparition à notre « époque » de ces métaphores archaïques dans une communauté qui ne se prétend pas particulièrement croyante… à une époque où naissent les bébés-éprouvettes, où se profile un pensable jusqu’ici inouï d’enfants à peine nés de mère et de père… où le biologique semble se dissocier, vivre sa vie… Époque à peine sortie des meurtres industrialisés.

Comment faire pour penser cela ensemble ? A cette même époque, l’enfant dans nos sociétés industrialisées, « avancées », a acquis une importance extraordinaire car on se reproduit peu. Ce qui n’empêche pas que ce même enfant rare est maltraité, battu, tué, en chair et en os, et que cela devient une préoccupation ouverte. Des colloques se réunissent, des institutions se créent, des expressions nouvelles apparaissent, telles que « familles léthales », « enfants battus » (ce qui est différent de l’enfant battu), et que l’on isole cliniquement le « syndrome de l’enfant battu » (H. Kempa, 1962). En 1976 se crée la Société Internationale pour la prévention des mauvais traitements et négligences envers les enfants (I.S.P.C.A.N.) qui organise tous les deux ans un congrès mondial. En France, il existe depuis 1979 une « Association Française d’Information et de Recherche sur l’Enfance Maltraitée » (A.F.I.R.E.M.). On recense, on s’émeut. On a compté un chiffre annuel en France d’enfants maltraités allant jusqu’à 40 000 cas ; les statistiques officielles fournissent environ 50 infanticides par an, ce qui est bien une sous-évaluation puisqu’il ne s’agit là que de cas officiellement déclarés.

On évoque chaque fois le facteur social le plus évident : c’est dans les familles les plus « deshéritées » que la fréquence de sévices exercés sur l’enfant est la plus élevée. Mais en même temps on note que les enfants les plus battus sont les prématurés. Là, subitement, on change de registre, et c’est le tour de la réalité psychique. La blessure narcissique vient alors expliquer ce que la miser seule n’explique pas. Quelque chose excède le social seul, quelque chose excède le fantasme seul. Ce reste qui pousse à tuer l’infans, malgré l’époque, malgré les nouveaux mots, malgré le statut accordé à l’enfant, malgré la rareté de la chose, malgré le scandale qu’est aujourd’hui la mort de l’enfant.
Ce reste qui inhibe les psychanalystes qui travaillent dans les institutions où ils sont témoins des sévices réels, à intervenir, à séparer effectivement l’enfant des parents meurtriers. Souvent les analystes sont là et attendent que l’enfant dise, qu’il demande, qu’il parle. Lui qui est silence d’abord, même quand apparemment il parle, sans compter ceux qui effectivement ne parlent pas. Un nouvel enfermement s’est mis en place : l’enfermement de l’enfant dans sa famille et plus particulièrement l’enfermement dans la dyade mère-enfant. L’infans excède le pensable de l’Enfant. Le silence du vivant excède toute parole, toute pensée. Car si l’on pense uniquement en termes de vivant, alors où est la limite entre l’animal et l’humain ? L’inanimé ? Qui osera dire la jouissance folle, Ifaire taire la voix humaine sans mots, à tuer la vie nue ? A combler par la mort nue la zone muette de celui ou celle qui tue, qui bat l’être qui ne parle pas, qui ne lui parle pas, ne lui dit pas son propre silence ? Et ce d’autant plus que les « deshérités » sont aussi souvent deshérités de mots… pour se penser eux-mêmes.
L’infans défaille à sa tâche : celle de nous dire le silence de notre enfance enfouie. Il nous renvoie, par brèches ouvertes dans le temps, à l’horreur d’une animalité, au silence de la vie nue que viendrait clore la mort nue.

Quel crédit accorder aux mots sur l’enfant qui ne parle pas quand l’enfant ne viendra jamais légitimer par son propre dire ce que l’on pense de lui ?

Certes, le petit d’homme vient au monde dans la langue, la langue de l’Autre ; mais personne n’a inscrite dans sa mémoire sa propre parole puisqu’elle était absente. C’est une carence fabuleuse. Comment assimiler ces états aussi dissemblables que sont la mémoire de ce que l’on entend et la mémoire de ce que l’on dit ? Il y a tout de même une différence entre parler, et ne pas savoir parler. C’est trop expéditif que de dire que le langage existe de toutes façons, que dès la naissance on est des parle-êtres. Le délire post parfum : délire d’avoir à être l’interprétant de cris sans paroles, panique pour certaines mères. Exigence affolante d’humaniser du jour au lendemain par un savoir sur le cri, la détresse, un corps en état de dépendance absolue. Cela peut être excessif. Cela excède le possible de certaines. N’est pas interprète de l’humain qui veut. La mère du nourrisson doit interpréter ; si elle n’y arrive pas, alors l’envie de faire taire…
Aussi je me demande souvent ce que signifient ces « reviviscences » de la petite enfance qui ont lieu chez certains analystes et jamais chez d’autres. Cela a toujours lieu chez ceux qui ont élaboré une théorie sur la petite enfance, qui prêtent leurs mots, qui peuvent prêter leurs mots à cela. A partir de quoi le font-ils ? A partir de quelles convictions, de quelle mémoire ? De quelles certitudes, alors que jamais le sujet de cette parole ne pourra venir la légitimer ?
Il n’y a pas de corpus du dit de l’infans. Il y a un corpus de ce que l’on a fait dire à l’Enfant. C’est donc à chaque fois un savoir supposé. Et des preuves dues à l’observation (comme dans la psychologie animale). Disjonction radicale dans le système des signes. Sauf à accepter deux parias de la théorie psychanalytique : l’empathie et la télépathie. Sauf à donner un statut à une manière spéciale que l’on peut avoir de communiquer avec soi-même : pour se « penser », pour « se sentir », il faut avoir au préalable accès à son propre double avec lequel on aurait un rapport empathique. Il y a là de quoi se faire jeter de toutes les institutions psychanalytiques bien pensantes… Et si l’empathie, et si la télépathie étaient une capacité inhérente et méconnue du psychisme humain ? Et que la mémoire qu’est la langue avait des milliers d’années de retard sur cela ? Comme le langage avait des milliers d’années de retard sur l’apparition d’instruments humains ? Le langage est une mémoire lente de l’espèce humaine. On ne peut pas fonder tout notre savoir seulement à partir de là. Et pourtant il n’y a pas de sentiment qui ne soit entaille du symbolique (du langage) sur le pulsionnel de l’affect. Le rapport à l’infans contient ce qui excède le sentiment, qui lui, est toujours une valeur, donc du langage.
Le rapport à l’enfant se pense dans chaque société à partir de valeurs (symboliques), mais les actes, les impulsions qui tuent l’infans, qui l’emprisonnent dans les impensés, les parias du social, relèvent peut- être de ce qui, à tout humain, quelle que soit la société, fait le plus peur, c’est son rapport indicible à lui-même.

Cet indicible c’est l’animal humain, le vivant nu. L’endroit où la société humaine peut être brisée par le non-humain. Il y a une frontière pour chaque groupe humain entre l’humain et le non-humain. A cette frontière se tient l’infans. Singe, chat, bébé, poupée, ancêtre, ange, fantôme, nourrisson savant… MOI : « Il ressemble à ma mère, à mon père » ; l’étranger : « il va falloir l’adopter un jour… » « Pourquoi il ne veut pas dormir, pourquoi il ne veut pas manger ? Pourquoi il crie ? Parfois quelqu’un sait. Sait tout. Effroi respectueux. Comment ? Il se souvient ? Il sait ? Il savait parler déjà ? Ses mots ? Il nommait déjà ? Il est l’ange ? Il est fantôme ? Il est l’enfant mort ? Il connaît le nom de la chose… Il SAIT. A cet endroit naît ma méfiance du savoir usurpé, à cet endroit je ne peux que citer, me tenir coite, mais irrespectueuse : non, nous n’avons pas gardé les cochons ensemble ; ce n’étaient pas les mêmes cochons. C’est un savoir incertain : on veut me faire croire mon enfance… au nom de la sienne présumée ? »

Zone de silence. Silence propre à chacun. Silence d’époque aussi. Superposé. Silence de celui qui ne nomme pas. De celui qui porte tous les noms d’époque.
Aujourd’hui on constate que de tous les deuils, le deuil de l’enfant est le plus difficile, le plus long à faire. Est-ce une nouveauté ? Sans doute à en croire les historiens. Sans compter que l’enfant n’est pas réductible à l’enfant petit, mais que le propre de l’humain est de rester l’enfant de ses parents à vie. Ce qui n’est pas le cas des animaux. La mort réelle de l’enfant vient redoubler le fantasme de l’enfant mort : de « on tue un enfant »: Il n’y a de mort d’enfant que de meurtre. Redoublement du silence sur soi par celui de l’Autre. Un pas-desouvenir sur lequel s’appose un pas-de-nom. Qu’est-ce alors que ce deuil ? Zone à jamais muette qui ne cesse de happer toute parole qui passe concernant l’enfant, contournant le nom manquant, le mot qui défaille. A ce silence de la langue, comment être le survivant ? L’infans mort est alors le trou noir de la représentation des mots. Représentation de chose sans mots.

Cet énonciateur (ou énonceur ?) de l’enfant mort n’est en somme que la trace de ce que Blanchot encore appellerait peut-être le « désespoir nomade ». C’est un énonceur toujours en état de virtualité. Brèche ouverte vers l’innommable du processus primaire — « enfant merveilleux » — dont parle Leclaire, trop bonne forme- encore, trop belle expression pour cette chair d’amour et de haine, a-sentiments : l’enfant à etouffer par maladresse, oubli en semi-conscience. Représentation limite de soi-même comme chose sans nom : ce qui est l’extrême limite de l’humain. La plus ténue différence avec l’animal (ou plus simplement le vivant nu) se négocie dans l’entre-deux où naît le nom ; dont i’absence provoque l’affolement. Se sentir animal est ce qui affole le plus l’humain. Et si l’on parle d’une souffrance animale, « cette mère qui hurlait comme une bête »… n’est-ce pas là où chaque fois le nom défaille à faire lien avec d’autres, et à permettre à la pensée de cheminer vers la pensée, avec l’illusoire sérénité qu’octroie alors, en dépit de la douleur, le bon usage du langage ordinaire ? Pour donner sens à l’animal hurlant sans mots, l’infans dépossédé de lui-même, il n’y aurait plus que le recours à l’extraordinaire, l’humain d’en-haut, ange et fantôme, pour faire pièce à la bête.

Étrangement, on risque l’inhumain à chaque naissance ; chaque fois se rejoue l’effacement possible de la clôture qui nous distingue de l’autre monde, celui de la nature. L’enfant qui ne peut ni dire ni nommer sollicite en l’adulte toute l’animalité, toute la nature en friche, ignorée, déniée, refoulée et par là même dénaturée. Ce n’est pas l’infans qui serait plus animal, mais il le sollicite par son incapacité à nommer qui devient patente lorsque l’Enfant se meurt.

Le nouvel enfermement mère-enfant, appuyé par les institutions, toujours bien-pensantes, appuyé parfois par l’idéologie psychanalytique, n’est pas fait pour apaiser la hantise de la mort de l’enfant, ni pour faire évoluer vers le dicible d’un sentiment le pulsionnel brut qui règne en maître dans cette dyade quand elle devient infernale. Tout au plus verra-t-on face à l’enfant sans parole, ou à l’enfant parlé (fût-il parlé par la dernière-née des théories psychanalytiques…), donc silencieux, une mère muette, ou parlée elle-même par ce même transistor. Mère moderne, qui n’a plus la possibilité d’abandonner l’enfant en douce, de l’étouffer par mégarde, sans trop de honte ; où il lui est enjoint de lui donner le sein, absolument, d’accoucher sans douleur et dans la joie, de voir son sourire précoce, enfin d’en être heureuse, absolument, en état de non-séparation absolue, où il y a tout au plus un père, ce qui, de toute évidence est insuffisant pour éviter l’enfermement ; ce qui, de toute évidence est nié par une société entière qui fait comme si le père, ça pouvait suffire, quand on ne peut plus jeter l’enfant, alors que le père est là, comme ça, comme elle, parce qu’il voulait un enfant, lui-même enfant curieux de savoir comment c’est un enfant, l’infans qu’il fut. Alors, quand la nécessité s’impose de faire hurler la bête, l’affolement revient, et c’est le même, quels que soient l’époque, la famille, le statut social. L’état de la langue est le même, l’indicible est resté l’indicible, le silence de l’infans inchangé.

La hantise, discours sans paroles, grande geste incomprise, provoque l’effraction de la réalité dans ce que nous nommons imprudemment le fantasme. Et c’est le monde à l’envers. Jouissance sauvage
et criminelle de faire taire ce qui ne parle pas, qui ne livre aucun secret et demande à être perpétuellement déchiffré. Chose muette, hurlante, coffre-fort de nos ignorances inavouées. Hantise encore de son propre silence, de l’oubli de soi, du mystère de sa propre chair. Hantise de la première mort, dont la réalisation par corps-réel-procréé, ne nomme personne.

Un seul nom qui manque, là où existe la. chose, et l’humain tend vers son effondrement.