Sortilège de la Scène Traumatique

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Bloc-Notes – 1993

Tout événement dramatique n’est pas nécessairement traumatique. Le trauma psychique possède ses caractéristiques propres qui ne sont pas assimilables aux traces laissées par les malheurs ordinaires de la vie. Un même événement peut faire trauma pour un sujet et n’être qu’un souvenir pénible pour un autre qui aura eu les moyens de le surmonter et de l’élaborer psychiquement.

Drame et tragédie, la double traversée

Quitte à simplifier mon propos, je dirais que le trauma introduit le sujet dans une dimension propre à la tragédie, les autres malheurs relèvent de l’espace du drame. Le meurtre et l’inceste appartiennent d’emblée à la tragédie. Le mensonge, les tromperies, les douleurs toujours singulières, la série des insatisfactions que la vie inflige, tissent les drames quotidiens. Dans les cures, on a le plus souvent d’emblée accès au drame. Le tragique peut néanmoins alourdir un drame singulier sans qu’il y ait eu réalisation effective ni d’inceste, ni de meurtre, lorsque des actes ou des paroles font déchoir un sujet d’une place qui devrait être la sienne de plein droit. Ainsi quelqu’un peut déchoir de sa place d’Enfant, de Père, de Mère ou de membre d’une communauté. Le sens collectif donné pas les fondements mythiques des tragédies s’abat alors sur l’événement singulier du drame privé. Permettre le passage d’un espace à l’autre est le propre du travail du psychanalyste.

C’est pourquoi lorsque l’on aborde le statut du trauma, on est pratiquement toujours amené à refaire l’histoire de la psychanalyse, son rapport à l’histoire et la façon dont chaque analyste s’y situe.

Je pense que cet abord, même s’il est un peu schématique, permettra de dépasser l’opposition classique entre «réalité» et «fantasme», sans nier l’importance de l’un et de l’autre.

Il n’y a pas d’expérience humaine qui ne passe par l’exigence de la figurabilité. Ce qui y échappe est difficile à penser.

«Figurez-vous ce qui m’est arrivé…» Parfois je me le figure, d’autres fois, il faut des années pour que de l’un à l’autre cela se figure et fasse sens «Stellen Sie sich vor.» C’est la «Vorstellung» dont parlait Freud. En français, cela s’appelle la représentation. L’expérience traumatique est ce qui ne se figure pas, même si elle laisse des traces mnésiques ineffaçables. A cela, il y a toutes sortes de raisons: il peut s’agir d’une expérience précoce où l’enfant n’a pas les moyens de se représenter l’événement sans que celle-ci fasse partie de la suite de ses apprentissages, ou d’expériences plus tardives qui, de par leur imprévisibilité ou leur violence, n’ont pu trouver le moyen d’être pensées. La trace mnésique est cependant là, qui harcèle le sujet, sans pour autant avoir accès à des représentations utilisables par lui pour autrui. Cette mémoire isolée, marque d’une fulgurance, vient le plus souvent du dehors. Elle peut à l’occasion prendre comme relais une pseudo-figuration qui fait penser au fantasme, comme une fabrication onirique qui ne fait pas sens commun, dont l’image fixe, absurde et néfaste la scelle à tout jamais au sentiment d’une expérience vécue. Dans tous les cas, il y a la noire solitude qui accompagne tout trauma; elle isole en partie ou totalement le sujet des autres, même lorsqu’il s’agit d’expériences vécues collectivement. Je distinguerai néanmoins le trauma singulier, qui se situe dans la sphère du privé, des traumas collectifs, comme la guerre a pu en engendrer, par exemple. Chaque fois, tout un chacun est atteint au singulier, mais le traitement n’est pas le même. Si pour les premiers, le cadre «privé» de la séance et la relation à l’analyste peuvent être suffisants à l’élaboration du trauma psychique, dans d’autres cas, comme les traumas engendrés par des atrocités subies qui viennent du collectif et du social, la psychanalyse seule ne suffit pas à restaurer le sens du dommage subi. Sa reconnaissance nécessite le recours au même lieu symbolique, voire réel, d’où le dommage est issu. Il y faut le raccordement à l’espace public pour que le sujet puisse sortir de son trauma personnel. La «scène» traumatique reçoit son sens après-coup par «un autre», ou «les autres», qui seront les représentants des protagonistes premiers.

Je me bornerai, dans le cadre de cet article, à une seule facette des expériences traumatiques: celles qui ont été vécues dans l’espace de la vie dite «privée», même si tout événement, qu’il soit collectif ou strictement personnel, atteint tout individu au plus singulier de sa douleur. On peut dire aussi que chaque mise à mal traumatique implique une ré-inscription dans une dimension qui dépasse le cadre privé, voire intime de sa survenue, par le fait même de la nécessité de sa reconnaissance qui ne peut être reçue que par l’autre.

Ce que j’appellerai la «scène», qu’elle soit de la réalité ou du fantasme, ouvre la voie à la figurabilité nécessaire.

C’est pourquoi il me semble utile de revisiter la «scène traumatique», car son destin dans la psychanalyse est à cet égard exemplaire.

Scènes en abîme
La psychanalyse est née des récits d’une scène et de ses effets. De la scène d’enfance, dite scène de séduction, issue de la réalité de ses patientes hystériques, Freud a transposé la scène dans la symbolique qu’il pensait universelle d’une tragédie en se servant du mythe d’OEdipe. Ce passage d’une scène à une autre est ce qui a véritablement fondé la théorie de la psychanalyse. Mais ce passage ne s’est pas fait n’importe quand. Une autre «scène» est venue faire pont entre les récits des hystériques et le mythe d’Œdipe, c’est le souvenir d’une «scène» de l’enfance de Freud lui-même.

Ecrivant à son ami Fliess, Freud raconte ce souvenir d’une scène où il voit, lors d’un voyage en train, la «nudité» de sa mère (Lettre du 3.10.97). J’ignore encore tout des scènes sur lesquelles se fonde toute cette histoire. C’est à partir de ce moment qu’il met fin à sa «neurotica», qu’il promeut l’Œdipe et que la psychanalyse entre dans une autre ère. (Lettre du 15.10.97.) Il y a donc trois scènes en présence: la première est celle de la séduction de L’enfant par le père, entendue de la bouche de ses patientes, la deuxième est le souvenir de lui- même enfant et de son désir pour sa mère, la troisième se situe à un autre niveau, celui du mythe qui met en scène la tragédie d’Œdipe, l’inceste avec la mère et le meurtre du père. Passage du drame à la tragédie, dont le pivot est la vie même de l’auteur.

La psychanalyse vient au jour par la découverte d’une série de scènes en abîme, allant du drame personnel des transgressions des enfances viennoises, passant par les scènes de la vie de Freud pour aboutir aux scènes mythiques racontant des histoires d’incestes et de meurtres. Le mythe d’Œdipe est le prototype de la tragédie, les histoires racontées par les patientes de Freud relèvent du drame personnel. Il y a eu les tenants du drame (la réalité de la séduction) contre les tenants de la tragédie (les fantasmes issus de la structure oedipienne). Que Freud ait eu besoin de nier la réalité des scènes entendues de la part des patientes hystériques pour créer ce nouvel espace de la pensée, celui du fantasme, n’oblige pas toute sa descendance à lui emboîter le pas, et à répéter aveuglément ce mouvement de disjonction entre une réalité historique et le fantasme comme figuration du lieu psychique de l’émergence du désir. Dans tout drame vécu dans la réalité, il y a mise en scène d’une dualité, que ce soit: père-enfant, mère-enfant, femme-homme, ou prisonniers-tortionnaires. Les souvenirs, les traces, les images qui le représentent, sont blessures toujours reçues par un autre, un semblable.

Souvenirs intimes, récents ou lointains, conscients ou reconstruits à partir de bribes, leur récit, à condition de faire sens pour un autre, l’analyste en l’occurrence, peut alors prendre place dans la dimension trinitaire du tragique. Ceci ne signifie nullement une réduction de tout événement traumatique à des histoires oedipiennes ou sexuelles, cela signifie la possibilité d’un lien restauré entre une expérience singulière et les fondements mythiques qui ordonnent les communautés humaines, et qui dépassent le rapport duel. Ce temps ultime d’une analyse signifie le retour à la communauté des semblables de l’individu, que l’expérience traumatique a rendu étranger à son propre temps et à celui des autres. Ici, il convient de distinguer les lamentations sur le destin qu’on entend de la part des patients qui ne peuvent imaginer être acteurs de leur propre existence autrement que sous l’emprise d’un passé éternellement présent, de ce que j’évoquais comme nécessaire inscription de toute existence dans l’ordre du tragique. Celui-ci est le résultat des mythes fondateurs des sociétés humaines, que les tragédies mettent en scène et qui se distinguent des scènes du drame individuel par leur caractère symbolique et dédramatisé, rendant compte des limitations, des interdits et des lois qui régissent l’ensemble des humains d’une société donnée. Accepter le lot commun n’est pas assimilable à la croyance en une implacable malédiction.

Le trauma est toujours tragique, car il fait toujours déchoir le sujet concerné de sa place symbolique, mais pour le «soigner», il faut repasser par la reconnaissance du drame singulier. C’est toute la différence entre ce qui soigne un membre d’une société individualiste et un membre d’une société où l’individu n’est pas séparable de ce qui advient à la communauté. La tragédie grecque était une catharsis collective. Un homme malade d’un village africain est soigné au cours de cérémonies collectives. Les occidentaux malades doivent toujours repasser par la scène privée de leur blessure, mais ne peuvent se passer de l’espace communautaire qui n’est pas présent dans la séance, mais qui existe au travers du sens que lui donne la tragédie. Et parfois, comme je l’indiquais plus haut, il y faut en plus, l’espace public du collectif pour rendre figurable à une communauté d’humains ce qu’une autre communauté, ou celle-là même, a commis comme meurtres de corps et d’âmes.

Il est faux de prétendre que Freud ait nié l’importance de la réalité des scènes. Sa négation n’en vise qu’une: celle de la séduction sexuelle de l’enfant par le parent chez ses patientes hystériques. Dans la névrose obsessionnelle de l’Homme aux Loups, il s’acharne littéralement à retrouver la scène originelle du coït parental et dit au lecteur: «… J’assure le lecteur que je ne suis pas moins critique que lui envers l’admission d’une telle observation de la part d’un enfant et je le prie de se joindre à moi pour croire provisoirement à la réalité de la scène.» (Les Cinq Psychanalyses, p. 351) … En attendant de la lui démontrer définitivement !

De même, il ne doute pas un instant de la réalité de la vision du pénis du cheval qui a engendré la phobie du petit Hans. Sans parler de la névrose traumatique de guerre sur laquelle il est revenu à maintes reprises. Il doute de l’acte sexuel dont l’enfant, fille, plus tard femme hystérique, est l’objet. Il la transforme en scène de fantasme dans lequel l’hystérique est un sujet désirant, méconnaissant son désir. Freud refuse l’idée du père séducteur dans la réalité et de l’enfant comme protagoniste d’une scène sexuelle effective. On sait aujourd’hui à quel point il lui était difficile d’accréditer publiquement cette version pour des raisons de son histoire personnelle (il lui fallait protéger son propre père), sans compter qu’il ne pouvait se permettre de devenir l’accusateur public de la bonne société viennoise dont il soignait les filles.

La différence entre une scène fantasmée et une scène où un enfant a été objet d’un sévice commis par un parent se manifestera fortement dans la manière dont le psychanalyste sera provoqué dans le transfert. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y ait de trauma que lorsqu’il y a séduction, viol, mort, ou maltraitance réels. Des mots, des choses entendues ou vues, peuvent l’être tout autant.

Après que la question du trauma ait été tenue à l’écart, pour permettre notamment le travail sur le fantasme, et que la réalité traumatique ait été versée systématiquement au compte des fantasmes de l’hystérique, on assiste actuellement à un retour de flamme en faveur de la réalité du trauma où on risque tout autant de dérapages qu’avec la négation de sa réalité. Plus particulièrement, il existe une tendance à constituer la position de victime comme garante d’énonciation de la vérité. Il convient à ce sujet de souligner l’importance de l’influence qu’exercent l’idéologie et les certitudes théoriques du psychanalyste, ainsi que ses propres traumas non élaborés sur les productions verbales et oniriques des analysants. Quoi que l’on veuille et que l’on dise, la neutralité du psychanalyste n’existe pas.

Entrée en scène de l’analyste
Freud a sauvé la dignité des pères viennois en sacrifiant l’enfant. Ferenczi a donné place au drame de la souffrance de l’enfant en insistant sur la nécessité de la reconnaissance de ses expériences traumatiques. Lacan a introduit la différence entre réel et réalité, ce qui permet de repenser la question du trauma dans son lien à l’activité imaginaire et à la symbolisation. Malheureusement, cet apport reste stérile pour tous ceux qui, croyant en cela être fidèles à Lacan, ont cru bon de mettre au banc de l’inutile la mise en circuit de l’imaginaire. Si le psychanalyste reste parqué dans la seule dimension de la tragédie, cantonnant ses interventions au seul registre du symbolique, il ne pourra que rarement accéder au drame vécu de l’enfant, et plus particulièrement à son expérience traumatique. Le retour à la scène, historiquement repérable, nécessite souvent sa propre mise imaginaire qui est le préliminaire indispensable pour relier l’enfant à l’adulte. Il pourra éventuellement l’entendre, mais entendre seulement ne suffit pas à restaurer la continuité minimale entre les différents moments psychiques vécus spatialement et temporellement.

La «réalité» est une construction, comme tout souvenir. Le trauma est toujours une irruption du réel; c’est une effraction venue d’éléments d’une scène chez un sujet impréparé à la penser. Nul mieux que Ferenczi n’a su décrire cet état de «commotion psychique», laissant le sujet dans la sidération, provoquant anesthésie et clivage. Comment alors entrer dans le monde du figurable, et par là du pensable si l’imaginaire d’un autre ne vient donner corps au récit?

Le trauma se constitue dans l’après-coup par la répétition. C’est pourquoi un trauma peut en cacher un autre. C’est le dernier en date qui donnera le plus souvent la «bonne forme» aux traumas plus anciens appartenant aux temps plus archaïques, soit de l’individu, soit d’un ancêtre. Dans ce dernier cas, il n’est pas rare d’entendre évoquer la figure du destin. Alors la subjectivité entière est pensée comme soumise à tout jamais au seul registre de la tragédie, la possibilité d’un drame est d’emblée rejetée dans la glaciation d’une symbolique impersonnelle.

Le trauma sidère et arrête le temps de par le clivage qu’il instaure. On entend souvent des histoires où une personne a été néanmoins capable d’avoir des gestes de survie tout à fait adaptés au moment même de la survenue de l’événement, mais dont elle restera par la suite séparée, comme s’il s’était agi d’un autre. La vie semble continuer, tant bien que mal. Rien ne ressemble autant à la vie que la survie… et pourtant… Il n’y aura plus de passé, de présent ni d’avenir. Le temps subjectif ne s’écoule plus. Cette notion d’après-coup permet de départager ce qui d’une expérience potentiellement traumatique constituera un trauma psychique ou non. Dans un cas il y aura élaboration psychique, même s’il y a formation de symptômes, avec poursuite du temps subjectif et inscription dans le passé de l’événement, dans l’autre cas, celui du trauma, le temps du sujet sera arrêté. Il poursuivra sa vie dans une durée atemporelle, captif d’une scène qu’il méconnaît, isolé dans sa solitude, même s’il peut la raconter.

Il y a des traumas précoces inaccessibles au souvenir, hors tout récit. Le corps et les rêves en seront la voie d’accès. La mise à contribution de la possibilité de l’analyste d’être affecté par ce qu’il entend, suppose ou sent, lui permettra de proposer à partir de son imaginaire ainsi sollicité, un récit plausible, à partir duquel un sens pourra s’insérer et constituer la trame d’une histoire et la sortie de l’emprise de la scène vécue mais inassimilable. Dans d’autres cas, la scène est consciente, racontée, mais l’analysant y revient sans pouvoir aller ailleurs, comme attiré par je ne sais quel pouvoir fascinant, bien que douloureux. Elle ne peut choir dans le passé.

Il y a aussi ce que l’on appelle les traumas transgénérationnels qui se transmettent d’inconscient parental à inconscient de l’enfant. Qu’il y ait récit possible ou non, tous ont ceci en commun: pour que l’analysant puisse en sortir, détraumatisé, il faut que le psychanalyste entre dans la scène. C’est à son insu que cela se produira le plus souvent. De le repérer, de lui donner sens et parole, est dans ce cas à proprement parler le travail sur le transfert. Il y sera amené par le patient, qu’il le veuille ou non… Il y occupera une place qui n’est pas toujours celle qu’il croit occuper classiquement. Ferenczi disait que l’analyste répétait toujours le crime. Je crois que c’est vrai. Encore faut-il le repérer, car tout se joue souvent en sourdine, et on aura tendance à mettre ce type de phénomènes sur le dos d’une quelconque résistance, voire d’une réaction thérapeutique négative. L’analyste peut ainsi être amené à penser, sentir ou dire, ce qui de la place de l’enfant n’a pas pu être pensé, senti ou dit au moment de la sidération. Cela peut alors donner lieu à un type particulier de rapports que j’appelle le «transfert inversé».

Lacan dans le Séminaire sur les Ecrits Techniques dit: «Ferenczi a vu magistralement l’importance de cette question – qu’est-ce qui dans une analyse d’adulte fait participer l’enfant à l’intérieur de l’adulte? La réponse est tout à fait claire – ce qui est verbalisé d’une façon irruptive.» J’ajouterai quant à moi ceci: que «la verbalisation irruptive» n’a pas nécessairement lieu par la bouche du patient, mais qu’elle survient aussi bien par celle de l’analyste, s’il consent à l’ouvrir. Ce qui arrive le plus souvent, lors du retour des éléments de la scène traumatique dans le ici et maintenant de la séance. Qu’il l’ouvre ou non, l’essentiel étant de pouvoir l’intégrer dans le déroulement de la cure, de lui donner sens, de sortir lui-même du piège de la répétition, et de ne pas refouler sa propre entrée en scène comme un parasitage inutile, ou un manque de neutralité.

Je vais illustrer ces propos pas deux exemples cliniques, sachant, et le lecteur le sait sans doute aussi, du moins je l’espère, qu’on peut faire dire ce qu’on veut à des fragments cliniques. Et pourtant, comment parler de la scène, si dans ce texte même je n’en fais point figurer? Tout fragment «clinique» dans un texte répète et déplace la mise en abîme des scènes fondatrices de la psychanalyse. Il y a toujours, que ce soit explicitement dit ou non, la scène de l’analysant, celle du psychanalyste et celle du mythe.

Transfert inversé

Une patiente me raconte après de nombreuses séances de silence gêné, ce pourquoi elle est venue en analyse, sans avoir pu le dire: ce sont ses relations incestueuses avec son père. Elle évoquera à mesure qu’elle prendra confiance, des scène répétitives vécues avec son père dans une cave, où, petite, il l’obligeait à des pratiques sexuelles diverses, dont elle n’avait encore jamais parlé à personne. Cela avait duré plusieurs années, jusqu’à sa puberté, sans qu’apparemment personne du reste de la famille ne s’en doute. Elle se sent soulagée d’avoir pu le raconter. Mais au fur et à mesure des séances, et durant plusieurs années, elle répétera ce récit, revenant sur les lieux, évoquant des détails sans jamais pouvoir parler de son père autrement qu’à partir de ces scènes. Chaque fois qu’elle replonge dans ce récit, elle est prise d’une excitation diffuse, comme on dit un drôle d’état, dont elle ne peut rien dire. Tout événement qui lui arrivait était rapporté à ces souvenirs de la cave, comme si cet endroit était le seul lieu pour accueillir toutes ses expériences ultérieures, le seul lieu d’où elle pouvait penser sa vie. J’écoutais, j’intervenais, je nommais, mais rien ne changeait cet état de choses. Elle y revenait comme fascinée. Un jour je n’en pus plus. Je me suis sentie prise au piège de ce récit répétitif qui ne débouchait sur rien d’autre. Et presque malgré moi, «la verbalisation irruptive» a eu lieu. Je lui dis brusquement: «J’en ai assez de cette cave, je n’en peux plus.» Silence, puis d’une voix calme elle m’a interprété: «C’est exactement ce que je n’ai pas pu dire à mon père. Vous avez dit ce que je ne pouvais pas, c’est moi qui viens de parler.» Il avait fallu des années de répétition pour que j’en sois vraiment affectée, que je n’en puisse plus. Il a fallu que je formule à partir d’un affect ressenti dans le «ici et maintenant», infligé par elle, le désir d’en finir avec cette expérience, cette scène, qui est devenue à partir de là analysable et pensable autrement que pas son évocation répétitive. La patiente était enfin défascinée. Ensuite, il y eut émergence de fantasmes concernant ce père et ses amants, violeurs sur un mode mineur. Il y eut du chagrin de la perte du père de sa petite enfance, le père d’avant le trauma, et l’accès à d’autres éléments de son histoire, qui était barré par l’emprise de cette scène. Le mot même d’inceste prononcé bien des fois auparavant, qui restait comme un chapeau qui ne trouve pas la tête qu’il doit couvrir, a pris consistance à partir du moment où ce souvenir a chu dans le passé. La suite de cette analyse n’a pas pour autant été facile, mais elle avait pris un autre tour. Bien que cette patiente ait eu une structure hystérique, jamais je n’ai pu mettre en doute la réalité des faits rapportés. Qu’il y eu fantasmes en plus, ou reconstruction arrangée, désirs sa part pour ce père aussi, est évident, mais tout cela n’as pu prendre place qu’après la sortie de la scène du sortilège.

Construction d’une fiction vraie

Il arrive fréquemment que le souvenir du trauma ne soit pas présent. Il peut être déduit de l’histoire d’un patient mais la question de la sortie de la répétition n’est pas pour autant résolue.

Une jeune femme vient demander une analyse, ou plutôt de l’aide, parce qu’elle torture son enfant. Cela lui est intolérable, mais c’est plus fort qu’elle, lorsque ces crises de violence la saisissent. Ce qu’elle raconte est épouvantable. Elle est une tortionnaire et elle se fait horreur. Sur le moment personne, ni rien ne peut l’arrêter. C’est miracle si l’enfant vit encore. L’enfant lui avait été momentanément retiré, elle n’avait pas supporté la séparation, ni la déchéance de son rôle de mère, et avait fait plusieurs tentatives de suicide. C’était une jeune femme intelligente, très fine, d’un milieu plutôt intellectuel.

J’ai éprouvé d’emblée, et à ma grande surprise, pour ce mère d’horreur une affection vive et constante. Sans doute avais-je déjà perçu l’enfant perdu. Très vite, elle m’a qu’elle avait perdu sa mère à l’âge de deux ans. Elle avait élevée par des tantes célibataires avec beaucoup de douceur et d’attention. Son père s’était remarié, elle le voyait mais leurs rapports étaient distants. Elle n’avait aucun souvenir de sa mère. Les tantes lui en avaient souvent parlé comme d’une femme douce. Elle-même avait été un enfant sans problèmes majeurs. Très tôt, elle avait eu envie d’avoir des enfants. Mariée, s’entendant bien avec son mari, elle avait été comblée, quand elle avait su qu’elle attendait une fille. Elle avait préparé le trousseau avec amour et se chantait pendant sa grossesse: «Ma fille tu marcheras sur des pétales de roses.» Il n’en fut rien. Dès la naissance, le bébé avait dû subir une intervention chirurgicale, sans gravité, mais indispensable. Ensuite, il avait eu une série de maladies. Elle n’avait jamais imaginé cela. Jamais imaginé qu’un bébé puisse montrer des signes de malheur. Cette mère si aimante dans son intention se mua en tortionnaire et se mit à battre sa fille dès qu’elle l’entendait pleurer. La petite pleura de plus en plus, et reçut en conséquence de plus en plus de coups. Elle frappait pour ne pas entendre les cris. Pour qu’elle se taise. Elle voulait un enfant heureux. Elle avait lutté, mais en vain. Jusqu’à ce que son mari s’en rende compte, jusqu’à ce qu’on mette l’enfant à l’abri de sa folie. Tout s’était écroulé ensuite. Elle se disait que cela avait quelque chose à voir avec la perte de sa propre mère. Mais c’était sans effet. Sa capacité à contenir la détresse de sa fille était nulle. En analyse, on avait vu qu’elle ne pouvait soutenir sa place de mère, parce qu’en réalité sa fille incarnait littéralement son rapport à la mère réelle morte. Le malheur de l’enfant, ses maladies, faisant surgir chez la patiente l’angoisse folle de la perte. Dès que l’enfant pleurait, la mort réelle était au rendez-vous, et aucun souvenir ne venait faire barrage ni différence, pour imaginer, s’imaginer, l’imaginer. Aucune pensée efficace pour penser la différence entre sa mère, elle-même, sa fille. La violence seule faisait bord entre la vie et la mort, au risque de donner la mort. Tout cela elle le disait, elle l’analysait, mais sa violence restait intacte dès qu’elle entendait pleurer l’enfant.

Un jour, je commis l’irréparable. Un jour, je l’ai oubliée. Une de ses séances était tout à fait à la fin de ma journée de travail. Je ne sais pourquoi, ce jour-là, en raccompagnant le patient dont la séance précédait la sienne, je crus que j’avais fini et ne retournai pas la chercher dans la salle d’attente. Une heure plus tard, par hasard en passant devant la porte de celle-ci, je m’aperçus, consternée, de mon oubli. Elle était là attendant immobile, recroquevillée, misérable, blême. Je n’oublierai jamais cette vision de détresse. J’avais, à mon insu, répété le crime. Je m’excusai, mais rien ne put changer son sentiment d’abandon. «Rien ne sera plus comme avant.» Malgré cela, elle continua à venir, je ne savais plus que lui dire, jusqu’à ce qu’un jour elle trouvât elle-même l’issue. M’accusant une fois de plus de l’abandon, elle remarqua que c’est sans doute ainsi qu’elle avait dû se sentir, après la mort de sa mère. Cela je l’avais déjà évoqué, mais en vain. Mais elle poursuivit: «Si seulement je pouvais vraiment retrouver ce moment.» Je lui proposai alors de l’imaginer ensemble à partir de ce qu’elle avait éprouvé récemment. Peu à peu, avec mes mots, les siens, naquit une scène de fiction, de fiction quant à la représentation, mais non quant au contexte affectif. Sa détresse était entrée dans son analyse et se jouait avec moi. Très vite, elle put envisager de reprendre sa fille, l’idée de sa détresse ne la mettait plus dans le même état d’affolement. Elle put la reprendre sans que ses pleurs la rendent violente. Je dirais que son rapport à sa fille s’est dé-traumatisé, par la dramatisation de sa relation transférentielle. Mon acte manqué avait été le déclencheur de la possibilité d’une représentation d’une scène traumatique scandant le temps en un avant et un après, transférable. Cette mère d’horreur portait en elle l’enfant de la mère morte, sans accès au deuil, par défaut de figuration d’elle-même et de sa mère au moment de la perte. Elle s’est servie de mon acte manqué malheureux, mais sans doute induit, pour figurer la perte de sa mère à un âge dont elle ne pouvait garder des souvenirs disponibles. Des rêves ont surgi comme pour continuer cette évocation jusqu’à son épuisement. La fiction transférentielle a fait lien entre les différents moments psychiques de l’enfant et de l’adulte.

Espace figé – Temps arrêté

Ces deux histoires apparemment très différentes, m’amènent à poser la question de la nécessité de revisiter la scène du trauma, soit par l’invocation répétée, jusqu’à ce qu’une sortie à partir d’un lieu présentifié devienne possible, soit à partir d’une construction qui intègre l’affect vécu au présent à une scène pouvant se penser au passé.

La notion subjective du temps est intimement liée à celle de l’espace. Le temps n’a pas de représentation propre; il y faut toujours un recours à la représentation spatiale. Que ce soit les rythmes du corps, la succession du jour et de la nuit, les perceptions de l’environnement, ce sont les ancrages dans l’espace qui donnent la notion du temps. Les souvenirs d’une chronologie de la vie sont scandés par les éléments significatifs, inscriptions d’événements, qui donnent le savoir intime, mais objectivable, d’un avant et d’un après.

Lorsqu’une scène emprisonne quelqu’un dans ses rêts, qu’elle soit réalisée ou fantasmée après-coup, à partir d’éléments incertains, il s’agit toujours d’une capture imaginaire spatiale. Le temps est alors tout autant immobilisé dans les repères spatiaux qui en sont ses représentants pour le sujet. Bien sûr que la vie continue. Et la continuité du sentiment d’identité pour le sujet lui-même est davantage garantie par ses expériences nocturnes que diurnes, qu’il se souvienne de ses rêves et cauchemars ou non. C’est dans l’activité du rêve que se fait la continuité psychique de tout un chacun, et plus encore lorsque la vie psychique contient en son sein un fragment non accessible à la différenciation de temps (passé, présent, futur) que scandent les processus secondaires de la conscience éveillée. Il est habituel de constater dans les rêves la permanence des restes diurnes. Mais il existe dans la vie éveillée des «restes nocturnes» sans que les sujets en prennent conscience. Je pense que ce sont ces rémanences, ces restes nocturnes qui se manifestent plus particulièrement dans le transfert quand fait irruption «l’autre scène», quand analysant ou analyste éprouvent, disent ou pensent à leur insu de manière «irruptive» le moment traumatique. Quand ils sont happés par le passé qui est resté au présent. Restes nocturnes de la mémoire inconsciente.

Le réel du trauma ne peut s’accrocher à une symbolisation en direct, s’il n’y a pas une mise à contribution d’un imaginaire partagé. Or le propre du trauma est la mise en congélation de l’imaginaire, rendant impossible le sens, et par là le passage à une signification langagière, ceci malgré le fait qu’un sujet parle, et en parle. Un trauma peut être raconté, supposé, évoqué, sa signification peut être connue, le sens en reste absent tant que subsiste le clivage entre le ressenti pulsionnel, les émotions et les mots. Clivage qui n’empêche ni d’utiliser les mots, ni d’être en proie aux explosions pulsionnelles, ni d’offrir à l’autre le spectacle d’un dévidement de l’affect… Ni même de gloser savamment sur le trauma… Chaque sphère fonctionne de manière trop disjointe des autres. Ces trois manifestations, des pulsions, des affects et des mots de l’individu, si elles participent à signifier une souffrance, ne le constituent pas pour autant en sujet de son histoire, et ne lui permettent pas de vivre sa vie avec un passé, un présent et un avenir, tant qu’elles restent clivées entre elles et par conséquent aussi de son imaginaire en activité. Le récit n’acquiert de sens que si un autre, le destinataire, en est affecté. L’analyste, s’il reste externe, s’il n’endosse pas, à son insu, puis de manière consciente (ceci est son travail), l’un des pôles, l’un des éléments signifiants de la scène traumatique ne pourra pas permettre à l’analysant de l’abandonner au passé. Car pour quitter une scène traumatique, on ne peut être seul. Il y faut un autre appareil psychique, un semblable, afin de conjoindre les pulsions, les affects, et les mots, par son entremise et sa mise. Il va de soi qu’il ne s’agit là d’aucune position de sensiblerie de la part de l’analyste, ni l’exigence de pleurer de concert avec son patient.

Il s’agit, ce qui ne va pas de soi, du déblocage de son activité psychique face à l’analysant. Cela peut se jouer au long cours, mais aussi l’instant d’un flash, qui sera ouverture, déchirure, voire forçage de l’enclos mortellement fascinant du trauma qui constitue bien souvent la seule aire familière du patient, sa famille du dedans, du sidéré-séduit de l’expérience de déflagration. L’expérience traumatique, quel que soit l’âge, est toujours une expérience forte. C’est pourquoi elle a tendance à occuper une place de scène originaire. Même affreuse, elle est inconsciemment préférable (car consciemment le sujet souhaite le plus souvent en être débarrassé), à un ailleurs inconnu et désertique, à moins qu’un autre, porteur de désir, ne se tienne au seuil de la scène pour en indiquer une sortie vivable.

L’expérience traumatique est forte comme la douleur, qui ne fait plus sentir aucune partie du corps, hormis celle endolorie. Et pourtant le trauma anesthésie. Certes, il anesthésie tout, sauf l’ombilic de l’effraction, la blessure par le réel; là le sujet se sent encore vivre un peu, familier de lui-même, en cette stase de la vie, temps arrêté, sensations, idées, sentiments, suspendus à la seconde de la déflagration. Ni avant, ni après, le traumatisé s’épuise à donner vie à un musée de cire. Il vivra dans l’attente inconsciente du retour du trauma, son unique séjour, pour s’y retrouver un peu et s’y perdre à nouveau si personne ne s’y trouve pour lui montrer un ailleurs.

Il est important de pouvoir déloger le trauma de la fonction usurpée de scène originelle qu’il a toujours tendance à prendre au travers de ses différentes manifestations répétitives. Le trauma, expérience psychique forte, fonctionne alors comme fondateur et moteur des agencements existentiels d’une personne.

Le rêve traumatique est à mi-chemin entre la tentative d’intégration psychique, toujours ratée, et le passage à l’acte. Son récit en analyse, aussi répétitif que le rêve lui-même, requiert de la même façon l’entrée en scène du psychanalyste. Alors peut se constituer un autre récit, le temps arrêté se noue au temps de l’autre, et les pensées peuvent se libérer progressivement de l’emprise fascinante de la douleur.

L’entrée en scène de la présence réelle de l’analyste, assumée comme telle, a comme intérêt thérapeutique d’éviter que le récit ne se reboucle sur lui-même; ce qui se produit presque toujours avec des interprétations paradigmatiques.

Si la réalité d’un trauma, même si elle est reconnue, ne reçoit pas d’autre traitement que celui d’une interprétation qui vient coiffer par la signification un événement, la sortie est peu probable. Si, au contraire, le traitement est d’ordre syntagmatique, qui consiste à donner un sens singulier, et non d’emblée une signification générale à la scène, alors celle-ci, qu’elle soit réalisée ou fantasmée, s’ouvre à d’autres sens par la nécessité d’une nouvelle syntaxe qui relie la discontinuité des temps à la continuité d’un récit construit dans l’inter-subjectivité. C’est cela le travail de construction et d’élaboration psychique, qui n’est pas re-écriture solitaire par l’analysant de son histoire, mais travail à deux. Le trauma non élaboré ne peut s’inscrire dans le passé, et l’interprétation paradigmatique n’introduit pas à la différence des temps subjectifs. C’est pourquoi il est important de ré-inventer la scène, à deux, qu’elle soit la même, prise dans l’étoffe de la réalité connue, ou encore qu’elle soit toute autre, re-écrite de toutes pièces à partir de lambeaux d’histoire ou de rêveries étranges. L’essentiel est qu’il y ait à partir de ce séjour commun une rencontre vraie entre analyste et analysant, malgré la fiction, rencontre qu’ils n’aimeront en cet instant là, ni l’un ni l’autre. Car le réel n’est pas aimable. Quand on lui donne sa chance, à l’ombre de son retour, alors il devient moteur d’une activité imaginaire et symbolisante, si un autre en accuse réception. Dé-traumatiser, ce n’est pas dédramatiser, bien au contraire, c’est permettre qu’un drame singulier soit reconnu pour s’inscrire dans la logique des tragédies que structurent nos mythes fondateurs. Où l’on est logiquement à plus de deux… c’est-à-dire au moins à trois pour y faire cité, et non seulement famille, comme on a trop souvent tendance à le dire. Mais si je parle en termes de tragédie, ce n’est pas parce que nécessairement on y pleure.

Il paraît que même le rire y trouverait sa source.