Espaces – 1988
Quand j’écoute attentivement, il m’arrive parfois d’entendre l’inconsolable. C’est ainsi du moins que j’appelle cette voix qui s’étouffe en deçà des histoires, tristes, horribles ou obscènes, loin de toute anecdote, étrangère aux mots, familière aux rêves. Elle émane des lieux que toute histoire semble avoir déserté. Triste constat, à partir d’une pratique qui se veut avant tout instrumentée par le langage. Et pourtant, l’inconsolable continue à quêter le bienfait des mots.
Il en est ainsi des histoires de honte, certaines à peine dicibles, d’autres, racontées, parfois répétées jusqu’à la nausée, elles s’ancrent en ce lieu de l’inconsolable dont l’accès demande à celui qui écoute des gages de franchissement qu’il n’est pas toujours en mesure de donner.
« J’ai honte d’elle. J’ai honte de lui. J’ai honte pour toi ». L’objet varie, le sentiment reste le même. Drôle de sentiment qui ne se conjugue pas comme les autres. Ni amour, ni haine, mais jamais sans amour ni haine, la honte rend inefficace et l’esprit et le corps. Petit désastre viscéral qui résiste à l’oubli et appelle un agir qui n’a pas eu lieu car le plus souvent elle est liée à quelques situations d’impuissance. C’est pourquoi elle est, quelle qu’en ait été la cause et quel qu’en soit l’objet, même si on a eu honte pour un autre, ce qui est souvent le cas, en dernière instance, honte de soi. J’ai honte.
L’on peut invoquer les blessures narcissiques, les problèmes liés à l’idéal du Moi et toutes sortes de considérations fort savantes et pas nécessairement fausses. Mais elles laissent de côté ce fait patent, que la honte crie vengeance et que l’absence de celle-ci fait qu’elle ne peut pas tomber dans l’oubli. Je dis justement vengeance et non « réparation », terme plus suave, souvent utilisé en analyse qui charrie sa dose d’hypocrisie quand il tente d’effacer la violence liée à ce sentiment. Certaines sociétés, dites archaïques sont mieux loties que la nôtre, où il existe pour des situations d’offenses subies des rituels de réparation qui sont des sorties honorables pour les uns et les autres. Ici, la honte se ravale, mais ne se répare pas du fait de l’absence de rituel qui prend en charge la violence. Toute situation qui engendre la honte est une situation de violence, réelle ou symbolique, violence faite au psychisme et, de par l’impossibilité d’une réponse efficace, au corps lui-même. Il y a un coût psychique important lorsqu’une violence subie ne reçoit pas de « traitement » immédiat, lorsque l’acte de la riposte est empêché. Or il l’a été à tous les coups dès lors que perdure la honte.
Les blessures psychiques ne guérissent pas toutes seules. Il y a des conditions à leur traitement et à l’oubli, qu’une manière par trop « classique » d’envisager l’analyse ne permet pas. Les bons sentiments, l’écoute bienveillante où l’on se mettrait à l’abri de la violence ne suffisent pas. Et le fait qu’il s’agit de blessures psychiques n’autorise pas l’illusion que le cabinet de l’analyse puisse suffire à évacuer la honte par le seul fait du dire, si dans le social rien ne peut en prolonger la conséquence vitale par un acte. Car la honte est toujours sociale, même quand le scénario où elle a été vécue relevait du plus intime.
La honte fait perdre la face. Et pour tout un chacun, la face c’est aussi son nom.
Dans cette histoire par exemple aucune insulte n’est prononcée, aucune humiliation prévue : les élèves le désignent du regard. Les regards se croisent mais s’évitent. Il entend quelqu’un dire : »il est orphelin ». La honte l’envahit. Ii n’est pas triste. Peut-être qu’il les hait. II ne sait pas bien. La solitude l’enveloppe. Pourtant ils sont très gentils avec lui. Il se dit : »la prochaine fois je m’inventerai des parents ».
Par cette nomination qui le distingue des autres il est déchu de leur communauté. Personne n’a voulu cela. Mais d’avoir reçu à la place de son nom propre un autre nom qui est venu en usurper la place a provoqué la honte et un sentiment d’humiliation parce qu’il n’a rien pu faire pour que cette nomination qui le séparait des autres ne soit une chute vers le bas. « Orphelin » est alors devenu aussi insultant que voleur ou menteur, ou encore en d’autres circonstances, « arabe », « nègre », « juif », « tzigane » ou tout nom qui désigne la différence et vient occuper la place du nom propre. Peu importe alors que ce nom soit explicitement péjoratif ou qu’il désigne une simple réalité sans désir apparent d’insulte. Toute nomination qui sépare ainsi assigne à résidence celui qui la reçoit. Dans le cas présent il s’agissait d’une assignation à résidence où le malheur était inscrit en lettres d’or. En d’autres ‘termes, cela signifie « tu n’as pas le droit d’être autre chose qu’un orphelin », et peu importe si cela venait des bons sentiments et si personne n’avait vraiment pensé cela. A quoi s’ajoutait l’absence réelle de la protection des parents et le dévoilement public d’un malheur privé. La honte est un malheur et le malheur privé rendu public sépare des autres.
Blanchot dit : « le malheureux tombe au dessous de toute classe. Il n’est ni pathétique ni pitoyable, il est ridicule, il inspire dégoût, mépris, et il est pour les autres l’horreur qu’il est pour lui-même ».
Il y a toujours un peu de mélo dans les histoires d’orphelin, mais toutes les hontes d’enfant sont un peu mélo, car toutes les rendent orphelins à l’instant de leur déchéance. Les adultes vivent souvent à la même enseigne, seulement ils ne le savent pas.
L’impuissance de l’enfant est simplement plus patente, plus réelle aussi, car il n’a pas le recours à une autre communauté ni à la sublimation, ni à une éventuelle subversion de l’insulte à laquelle peuvent parfois recourir les adultes lorsqu’un nom vient les dénommer de leur nom propre. Ceux-là peuvent au moins dire : « Black is beautiful ». L’enfant n’a pas ce recours. Sauf, adolescent, à constituer les dites « bandes » qui font tant peur à nos sociétés « civiles », et qui sont pourtant le seul recours à l’honneur pour ces orphelins de fait sinon de droit. Quand un adulte ne trouve pas le chemin vers d’autres qui sont insultés comme lui, c’est qu’il est resté dans l’isolement premier de sa honte d’enfant.
Mais alors comment ce sentiment vient-il au monde?
En amont de la honte il y a l’angoisse. Affect de base si l’on peut dire, car il instaure tout rapport à l’objet, du premier objet du besoin, à l’objet d’amour lorsque celui-ci risque d’être perdu ou endommagé. Ce rapport plus ou moins angoissé, mais jamais dépourvu d’angoisse, portera son ombre sur les liens que l’on pourra ultérieurement avoir avec les autres objets d’amour et plus particulièrement celui que l’on est pour soi-même.
On peut se demander alors à quel moment se différencie la honte de cette peur première de la perte de l’autre, de l’angoisse de séparation et des angoisses primordiales?
Le nourrisson ne connaît pas la honte. Il semble peu probable que celle-ci puisse être ressentie avant l’âge de la perception du jugement moral de l’autre. Si la fonction de jugement s’exerce déjà à l’âge tendre entre le « bon » et le « mauvais », bien avant l’acquisition du langage, entre ce qui est bon ou mauvais à manger par exemple, le jugement entre bien et mal ne peut intervenir qu’avec la capacité de percevoir l’autre, ou soi- même, comme soumis aux qualificatifs langagiers.
Or, cette perception est, il me semble, contemporaine à la fois de la reconnaissance et de l’usage spécifiques des noms propres, et de la capacité de mentir. Deux facultés éminemment liées au langage, éminemment humaines. Pour rudimentaire que puisse être au début de la vie le savoir sur la vérité, celui-ci est lié à la nomination, non seulement des objets, mais des personnes; avec la stabilité du lien que cela suppose entre le nom et l’objet. Les enfants très petits peuvent déjà mentir, comme ils peuvent jouer à faire « comme si ». Mais cela suppose un rapport au langage où ils peuvent sciemment dire un mot à la place d’un autre, un nom à la place d’un autre.
Un enfant de deux ans à peine, ayant fait pipi par terre alors qu’il sait être propre, regarde sa mère en riant et montrant la flaque dit : « c’est de l’eau ». Premier mensonge, première création langagière par rapport à la réalité. Je n’insisterai pas sur l’aspect ludique pas plus que je ne chercherai à savoir si la mère a profité de l’occasion pour lui « faire honte ». J’indique par là seulement la relative précocité du mensonge corrélative de la possibilité de remplacer sciemment un mot par un autre. Ceci n’est pas un simple jeu sur les mots, mais tentative de subversion du jugement de l’autre. L’enfant qui dit à l’adulte : « ce que tu vois n’est pas du pipi mais de l’eau », lui dit en réalité : « ne te fies pas à ton jugement, je sais mieux que toi ». L’enfant faisant cela tente d’inverser l’injonction à l’obéissance, il tente d’amener l’autre à penser ce qu’il veut. Il sait qu’il risque d’être grondé, et, en mentant il essaye de substituer du faux à du vrai. Il est entré dans le monde des valeurs, du bien et du mal aux yeux de l’autre, et il le lui signifie.
Ceci est très différent du premier jugement en « bon » et « mauvais », lorsque l’enfant repousse le sein ou le biberon par exemple. Le bon et le mauvais, même s’ils sont les précurseurs du bien et du mal ne sont pas du même registre. La faculté de mentir est une capacité de se soustraire à la punition, et, par delà cet avatar de la vie de l’enfant, au jugement négatif de l’autre sur soi. C’est une lutte contre le lâchage par la mère, contre le danger d’une séparation insupportable, la mise à nu de l’inconsolable. Mais cette perception du jugement est corrélative de sa propre capacité de juger l’autre.
Là se jouent les déchirements intimes, quand ce qui est le bon, ou l’objet aimé, est en même temps mal jugé. Cela peut aussi s’appeler naissance de l’ambivalence. En l’occurrence, il ne s’agit pas seulement de la coexistence de l’amour et de la haine, mais d’une intrication de deux niveaux hétérogènes de relation à l’autre. Lorsqu’une mère « aimée- haïe » que l’enfant veut surtout aimer, car c’est ce qui est « bon » pour lui, s’avère être mauvaise aux yeux d’un tiers, alors se jouent les déchirements intimes. Les exemples sont variables à l’infini, mais l’intrication du « bon » et du « mal », du « mauvais » et du « bien » entraîne la nécessité impérieuse pour l’enfant de sortir du seul registre amour-haine, pour préserver son attachement fondamental par le pouvoir des mots. Il devient important d’argumenter, de discuter et de mentir sur les attributions de valeur, de pervertir les jugements, afin de décoller de la zone de l’affect et de dominer par le langage et la rationalité, même très rudimentaires, les attaques sur ce qui est vital.
La dénégation, tout comme le mensonge conscient sont là pour préserver et mettre à l’abri la part secrète de soi qui veut continuer à aimer et surtout à être aimé en toute impunité, et ceci, quels que soient les jugements en cours.
La honte naît dans ces eaux. La capacité de la ressentir me paraît devoir s’inscrire dans la logique temporelle de ces différenciations. Point de honte sans la notion de bien et de mal, du vrai et du faux, du secret, du besoin d’une mise au secret pour préserver ses objets d’amour. La honte est issue de l’angoisse, mais elle est une apparition plus tardive dans le psychisme de l’enfant, car liée au jugement et à l’exercice déjà complexe du langage. D’où son aspect essentiellement social. L’angoisse se joue à deux; elle fait déjà partie de la dyade mère-nourrisson, mais pour qu’il y ait honte il faut un tiers consciemment perçu comme tel par l’enfant.
L’angoisse naît de la peur de perdre l’objet d’amour ou de son attente dévastatrice, la honte est une déchéance sociale, même si le « social » est réduit à sa plus simple expression : un regard qui juge. Ce regard peut être celui de la mère elle-même dès les premiers temps d’une apparente idylle, mais il ne lui appartient pas en propre, ce regard qui juge est déjà l’instance à laquelle elle s’est soumise, et que l’enfant perçoit comme étranger à leur territoire originel et spécifique. Première exclusion, première expropriation et première défaite du bon pour soi au profit du bien pour l’autre. Là se fraient déjà les voies de la violence tout comme les déchirures des futurs effondrements.
Il se conçoit que l’accès à ces lieux, à ces moments jamais racontables est un franchissement particulier qui demande à l’autre, l’analyste en l’occurrence, de bien singulières aptitudes, qu’aucune faculté, ni aucun discours appris ne délivrent. Ce qui n’empêche pas la nécessité d’essayer d’y voir clair. De l’avoir éprouvé soi-même ne rend pas nécessairement plus clairvoyant, mais de ne l’avoir jamais connu pose de bien singulières questions… Et en particulier celle-ci : faut-il pour autant rêver d’un monde d’où ce sentiment serait absent? Et si, à l’instar de l’angoisse qui est signal individuel, la honte était pour le social un signal de la même nature? Quand j’ai honte pour l’autre je sais en tout cas qu’une violence est en train de se commettre.
Dans la situation de honte il y a donc d’un côté violence subie, de l’autre impuissance à réagir. Reste la question du comment elle s’arrime au corps. Comment un jugement, prononcé, senti ou imaginé, peut-il provoquer, non seulement un affect que je situe comme dérivé de l’angoisse, mais encore tant d’années plus tard à la moindre évocation, ce désastre viscéral, de la rougeur au front, à la moiteur de la peau, et pour beaucoup, cette envie de disparaître de la surface de la terre? Et si l’on s’accorde communément à dire que la honte ne s’oublie pas, ou très difficilement, c’est qu’elle est inscrite, non seulement comme une représentation, un souvenir pénible, mais comme l’expérience traumatique dans le corps lui-même. Si du côté de l’affect par rapport à l’objet elle dérive de l’angoisse, il y a un aspect pulsionnel qui lui donne son assise corporelle. Car toutes les angoisses ne perdurent pas ainsi. Il me semble que la pulsion sollicitée dans les expériences de honte est l’agressivité dans son versant le plus destructeur. Cependant, ni l’angoisse, ni l’agressivité ne sont l’apanage exclusif des humains. L’animal aussi a des manifestations d’angoisse et d’agressivité. L’une et l’autre, en tant qu’affect brut et pulsion seule se passent des valeurs langagières. Elles peuvent être directement reliées à des situations de danger et aux réponses plus ou moins efficaces que celles-ci autorisent : elles sont de l’ordre de l’attaque ou de la fuite. Le conflit entre ces deux réponses provoque chez l’animal des conduites que l’on qualifie par anthropomorphisme de « névrotiques ». Il tombe malade. L’humain aussi tombe, sinon malade, du moins choit-il du haut vers le bas, car son espace symbolique de vie s’en trouve ainsi orienté par les valeurs que le langage instaure. La pulsion d’agressivité met en jeu l’intégrité du corps propre, et, partant de là son image. Lorsque l’objet d’amour est attaqué par un tiers, mis à mal ou soumis à l’insulte, le sujet est lui-même attaqué et doit trouver une issue à ce qui spontanément se déclenche chez lui au niveau le plus primitif de la pulsion agressive. Celle-ci ne peut toutefois s’exprimer dans les situations qui donnent naissance à la honte, car il y est en position d’impuissance. Au lieu de se porter sur « l’ennemi », elle doit trouver une autre issue. Cette issue pour la pulsion est le corps propre. Il y a donc une double atteinte du sujet : dans son objet d’amour dont il n’est jamais que partiellement séparé, et dans sa capacité de riposte, il subit alors la violence de sa poussée pulsionnelle contre lui-même; son corps, sa face, son nom. Et l’on peut constater que lorsque la décharge agressive a pu avoir lieu et s’est adressée à la bonne adresse symbolique, alors la honte n’est pas nécessairement au rendez-vous. Sinon, l’humain est malade, comme l’animal, mais à sa façon; il somatise, comme l’on dit; notamment par le rouge de son visage, réaction viscérale réprimée de rage, mais localisée si particulièrement à l’endroit de sa face. Il donne à voir ce qu’il voudrait cacher.
C’est pourquoi, parlant de honte il ne suffit pas d’évoquer l’affect, que ce soit l’angoisse ou son autre dérivé, la culpabilité, sans indiquer la pulsion agressive, qui est le versant corporel, qui pousse à agir, et qui, resté en souffrance, fait souffrir le corps lui-même. Car si la représentation peut être refoulée, si l’affect peut se déplacer et changer d’objet, la pulsion reste intacte et revient comme le réel du corps.
D’où aussi la difficulté de l’oubli, et le danger de l’illusion quand on s’imagine pouvoir soigner la honte cuisante par de bonnes paroles si rien de pulsionnel n’y trouve son compte.
Deux issues se présentent alors : la première est la vengeance du type talion, c’est l’acte de cruauté qui peut satisfaire la poussée pulsionnelle, et cela déplaît; la deuxième, plus conforme aux souhaits des analystes, et de la société en général, est la sublimation.
Il se trouve en effet que les pulsions, chez l’humain, se prêtent à cette transformation si particulière, tout comme la naphtaline : elles peuvent disparaître dans leur matérialité brute au profit d’une existence éthérée, sublime, dont le lieu serait l’esprit.
Longtemps je me suis demandé si cela était vrai… Même si beaucoup d’hommes passent le plus clair de leur temps à en trucider d’autres, dans leur corps et leur esprit, force est de constater que certains sont capables, même après des blessures reçues, de faire autrement.
La question de la sublimation demanderait des développements plus subtils que je ne peux le faire ici. Je la reprends donc comme hypothèse telle que Freud l’avait introduite. Avec cependant cette réserve le concernant à propos de la honte. Pour ‘Cui, toute honte trouverait son origine dans la honte sexuelle du petit enfant face à l’adulte. Il me semble que ce qu’il appelait honte était souvent la pudeur de l’enfant lorsqu’il découvre ses émois sexuels et son désir de les tenir à l’abri de toute attaque. Si elle se transforme en honte, et il semblerait que cela ait été le cas pour Freud enfant, c’est qu’on lui a fait honte à cet endroit » de sa personne et que celle-ci est restée liée pour lui à toutes ses expériences ultérieures. Mais il s’agit là d’un trauma personnel, très largement conditionné par l’époque et l’éducation en vigueur, (ce qui arrive bien sûr encore fréquemment) et non d’une constante de la psyché humaine. Ce qui au contraire apparaît avec plus de constance et qui n’est pas soumis aux aléas de l’éducation ni du dressage, c’est la nécessité pour tout sujet d’appartenir au groupe des humains, et partant de là, au milieu social dans lequel il vit. Que le désir d’appartenance au groupe de ses semblables relève de manière globale de la pulsion de vie, de l’Eros, n’est pas contestable. Vu sous cet angle j’accepte le primat sexuel, en tant que vecteur de ce qui porte vers la vie, et aussi en tant que pulsion liée à toutes les autres dans le très jeune âge, mais non si on le réduit à des histoires de honte concernant la taille du pénis, ou même l’effroi que provoquerait l’idée de son absence chez la fille. Ce sont là des histoires particulières de honte, comme peuvent être particulières toutes les histoires. Je ne peux ramener à cette problématique toutes les hontes ultérieures, sans en éprouver moi-même de la honte devant ces réductions abusives.
Quel lien pourrait-il y avoir, sinon social, entre des « hontes » diverses telles que, je les cite en vrac : d’être d’une autre origine, d’une autre couleur, d’être orphelin, d’avoir un accent, la honte d’être pauvre, chômeur, laid, impuissant, malade, fils d’un père déchu, fille d’une mère mal fagotée etc… bref, d’être « autre », vu d’en haut par les autres. Quel lien, sinon de risquer d’être nommé comme différent par l’instance qui en a le pouvoir, et « les autres » l’ont souvent. Cette nomination réduit l’être à n’être plus que cela, entraînant la perte du nom propre à cet instant, la perte de l’identité au profit d’un qualificatif, même si celui-ci désigne une réalité non honteuse pour soi. Toute nomination risque de faire chuter hors la communauté celui qui en est l’objet. Que cela relève parfois de l’imaginaire n’enlève rien à la blessure, qui elle, n’est pas imaginaire quand elle touche à la fois le réel du corps et le symbolisme du nom propre.
D’avoir un jour reçu un nom est ce qui structure l’humain dans son rapport à la fois aux autres et à la reconnaissance qu’il a de lui-même. Mais d’avoir reçu un nom le coupe à tout jamais de l’autre. Cette coupure que le social le plus élémentaire impose au petit d’homme ne se fait pas sans douleur. C’est la première perte symbolique, la première séparation irréversible, inscrite par et dans la langue. à l’endroit de ce nom, sous ce nom même gît le lieu de l’inconsolable. » Mon nom me sépare de toi, mais aussi grâce à lui tu peux m’appeler ». Si à cet endroit vient l’offense, alors tout peut s’écrouler… « J’ai honte ». La honte de soi, est sous chaque honte qui empêche de répondre à l’appel premier qu’est le nom propre. Cet appel signifie la séparation mais il en est en même temps la consolation. L’inconsolable est l’absence de tout appel. Il ne s’agit pas de ce moi qui serait haïssable, mais de tout l’être vivant que le nom propre convoque à la communauté d’autrui. Nom qui est à la fois signe de la séparation et lieu d’une convocation nécessaire. Tout autre appellation qui s’y substitue sans ménagement, sans preuve d’amour ou de reconnaissance, en réduisant la singularité au profit d’un appel qui fait liste fragilise, à minima, au pire elle tue.
D’où sans doute l’inquiétante impression devant ceux qui ne connaissent pas la honte, et de ce fait l’infligent plus volontiers aux. autres. En toute innocence, ou en toute cruauté… comme une vengeance qui ne dirait pas son nom.
Dans quel monde d’oubli profond vivent-ils, de quelle perpétuelle bonne conscience ont-ils trouvé l’armure pour n’avoir jamais éprouvé ce désarroi du corps et de l’esprit? A moins que leurs premières expériences ne leur aient laissé une blessure si profonde qu’eux-mêmes ne peuvent se permettre le luxe des retrouvailles. Le simple fait d’y penser serait alors pour eux un risque de chute.
Mais il y a aussi les « bonnes » listes, les bonnes occupations : « Monsieur le président », « Monsieur le ministre », « Docteur », « Maître ». A vrai dire elles visent le même lieu que l’insulte, elles sont simulacres de l’appel. mais elles appellent d’en bas, situant l’appelé en haut. Le lieu de l’inconsolable s’en trouve magnifié, rien de plus.
Aussi, quelques adultes, restés nourrissons savants éprouvent-ils parfois un peu de honte de s’entendre ainsi nommer…