Manifestations précoces de l’autonomie

Share on FacebookShare on Google+Tweet about this on TwitterShare on LinkedInEmail this to someonePrint this page

SÉMINAIRE VI.4
14 JANVIER 2007

RAPPEL
La dernière fois, j’avais parlé de la façon dont Bion et Winnicott concevaient la naissance de la pensée chez le nourrisson.
Ce qui semblait se dégager de ces deux auteurs, à la fois proches et très différenciés, c’est l’absence de la figure paternelle dans les processus d’individuation, donc dans le processus de séparation. Cette figure « séparatrice » et symboligène qu’est le père symbolique dans la tradition analytique française est en quelque sorte remplacée par la « pensée » propre de l’enfant. Sa capacité de penser sa propre expérience émotionnelle permet de transformer en quelque chose de tolérable des angoisses primitives, et les avatars du lien à l’autre. C’est à un niveau très primitif du petit enfant que Bion et Winnicott situent la naissance de la pensée qui fait partie d’une maturation « normale ». Et cette maturation normale passe par la symbiose « normale » mère-nourrisson. Pour Bion, elle dépend de la fonction alpha, qui transforme les éléments bruts du monde externe, et les angoisses archaïques, en quelque chose de tolérable, donc de « pensable » .
Pour Winnicott, la pensée naît toujours sur un fond de privation. Ce qu’il appelle de façon lapidaire : la pensée comme baby-sitter.
« Si le bébé a un bon système mental, cette action de penser devient un substitut des soins maternels et de l’adaptation. » (La Crainte de l’Effondrement, p.201)
C’est une autre façon de dire la séparation inter et intrapsychique avec le premier objet d’attachement et de dépendance. Mais, comme on l’a vu, si l’on exploite trop précocement ces capacités de penser, il y a risque d’effondrement.
Donc ce qui sépare de la mère est en fin de compte la pensée. Celle-ci ne peut devenir opérante sans son concours, mais dès lors que l’enfant a intériorisé le lien symbiotique à la mère et son appareil à penser les pensées, il entre dans le processus de séparation et d’individuation, sans autre intervention que ses propres capacités de penser. C’est en tout cas une hypothèse possible si on essaie de faire une passerelle entre les deux manières de concevoir l’individualisation.
Le tiers serait alors la pensée elle-même, et l’on pourrait oser l’équivalence entre la fonction de la pensée et la fonction paternelle !
Pour Winnicott, il y a deux types de pensées, la pensée « logique », l’intellect, et l’intuition, ou encore le mode de pensée hallucinatoire.
Si je me suis embarquée sur ce chemin, c’est parce que je me demande avec quel type de pensée on s’appréhende soi-même, et quel type de pensée est opérante dans une analyse.

On peut donc dire que c’est au moyen de la pensée hallucinatoire que le sujet communique avec lui-même ses expériences intimes, de façon non clivée. C’est ce que semble dire Bion quand il se demande comment une interprétation de l’analyste peut « passer » la barrière des défenses. Autrement dit, on communique avec soi-même d’abord sur un mode hallucinatoire, c’est-à-dire avec la pensée-éclair propre à l’intuition, qui n’est rien d’autre que la pensée hallucinatoire non verbale restée active à l’état adulte. Ce ne serait que dans un deuxième temps que cette appréhension de sa propre expérience subjective se mettrait en mots et pourrait prendre un sens pour l’Autre. Car si l’on sent d’abord, encore faut-il « décoder » ce sentir. Ensuite chacun peut « s’expliquer » ce qui lui arrive sur un mode logique, en utilisant les modèles de pensée qui lui sont habituels.
Si je poursuis ce raisonnement, la conséquence de cette hypothèse serait alors que l’interprétation qui « arrive à destination » doit emprunter le même chemin qu’emprunte le sujet pour communiquer avec lui-même.
Si l’on envisage les choses sous cet angle, vous voyez combien est importante la notion d’empathie.

Cela a l’air d’aller complètement à l’encontre de ce que raconte Lacan. Je ne le pense pas, simplement c’est une zone qu’il n’explore pas. Lacan pose le langage comme premier et ne tient pas compte du non-verbal. Il introduit le Père symbolique comme garant du sens, là où Bion et Winnicott mettent la mère comme transformatrice des angoisses primitives en protopensée, puis la pensée comme instance séparatrice en tant que capacité propre de l’enfant. Ce qu’il faut ajouter, c’est que cela ne se passe pas au même moment. Bion et Winnicott s’occupent de la naissance de la pensée, qui est bien antérieure au Stade du Miroir, moment où Lacan aborde l’enfant et la formation du Moi.
Donc pour revenir à ma conclusion de la dernière fois, pour qu’il y ait un début du processus de séparation avec la mère, l’enfant peut compter sur ses propres capacités de penser, à la condition évidemment qu’il y ait eu cette première étape qui est l’intériorisation du lien symbiotique et la capacité transformatrice des angoisses primitives de la mère.
C’es de cela dont la phrase de Bion rendait si bien compte :
« Pour pouvoir se séparer il faut intérioriser la non-séparation, c’est-à-dire le lien ».
A partir de là se dessinent différents devenirs. Tous présupposent la symbiose « normale », qui culmine vers le 5eme mois selon les auteurs (que Winnicott appelle la préoccupation maternelle primaire et Margaret Mahler l’organisateur  symbiotique). C’est un état de fusion hallucinatoire à l’intérieur de la frontière commune entre le Moi et l’objet symbiotique, et selon certains auteurs, c’est vers cet état que régresse et que se fixe le Moi dans les psychoses symbiotiques. Tout cela mérite discussion, mais je l’indique d’ores et déjà pour pouvoir poser ultérieurement la question de la régression dans le transfert, et surtout des « moments » de symbiose dans le transfert de structures non psychotiques.
J’avance  cette idée parce que j’ai envie de tout dire en même temps et que c’est du côté de l’analyste, dans le contre-transfert, que la régression peut-être la plus sensible, mais en même temps passer inaperçue en tant que phénomène appartenant de plein droit au processus analytique en cours. Et ce d’autant plus que l’analyste qui vit ce moment n’a pas « appris » à le repérer et l’impute à autre chose : parasitage, chute d’attention, irritation, réactions négatives etc. Ce moment inaugure parfois une crise dans la relation analyste-analysant, parce que l’analyste ne sait pas ou n’ose pas utiliser ce qui surgit chez lui et est induit par le patient dans leur communication symbiotique. Heureusement, souvent ça se passe bien parce que l’analyste, s’il ne campe pas trop sur des positions de défense, peut « agir » ou dire quelque choses qui permet que le processus aille dans la bonne direction. Je reviendrai tout à l’heure sur l’exemple clinique.

LE PROCESSUS DE SEPARATION COMME COMPETENCE DE L’ESPECE
De toute façon, grandir c’est aller dans le sens de la séparation.
Je ne pense pas que, dans une analyse, on « reproduit » la croissance ou la maturation ou que l’on « répare » complètement ce qui a été raté dans la petite enfance. Ce qui est possible, c’est de développer d’autres voies restées en friche qui doublent les voies délaissées de l’enfance mais qui utilisent les mêmes compétences. Ainsi, je pense que tout au long de la vie, nous avons deux moyens d’interagir les uns sur les autres : le moyen verbal et le moyen non-verbal. Or la plus grande partie des théories analytiques se base exclusivement sur l’échange verbal.
D’où le malentendu qui peut surgir de mon abord : je pense que, in fine, la parole est essentielle, mais qu’il y faut des conditions. Ces conditions exigent la prise en compte du surgissement du sens par des voies non évidentes. Je pense surtout que le fait de parler, l’usage de la parole, a des fonctions très variables. Ainsi, le fait de raconter n’est pas toujours à mettre du côté de la simple parole, cela peut servir comme contenant, comme répétition, comme espace transitionnel ou comme berceuse à l’intérieur d’une relation symbiotique. Je tiens à dire que la relation symbiotique dans le transfert ne signifie pas qu’on a affaire à un bébé ! Certes, il y a parfois régression au niveau des conduites, allant jusqu’à une dépendance absolue.

DEVENIR AUTONOME
Une fois qu’on a repéré l’aspect symbiotique qui n’est pas toujours là, ou pas toujours nécessaire, se pose la question des modes de séparation, c’est-à-dire du devenir autonome. Et la question de l’autonomie se pose à chaque moment de la vie.
Qu’est-ce que le désir, si ce n’est un mouvement qui suppose d’abord un état de séparation accompli ?
On peut le dire aussi autrement : se séparer, c’est aller dans le sens de l’individuation. C’est être capable de se déprendre de la personne d’attachement. C’est se libérer de la dépendance. Ou encore, dans une langue moins infantile, moins familialiste, c’est se désaliéner de l’autre. Mais Lacan, puisque c’est Lacan qui cause ainsi… ne désarme pas : si l’enfant se « désaliène » du corps et du désir de la mère, le premier Autre, c’est pour s’aliéner dans la forme de sa propre image, et les rets de l’imaginaire. C’est bien difficile de passer d’une langue à une autre parce que le plan, la découpe de l’observable, n’est pas le même.
CAPACITE D’ETRE SEUL ET SOLITUDE
En fait, la capacité de séparation pose des questions multiples, la première étant, pour l’enfant, celle de la capacité d’être seul. Elle est fondamentale et fondatrice. Etre seul sans pourtant être coupé du monde. Je vous renvoie à l’admirable article de Winnicott : « La capacité d’être seul ». Avec toujours la même critique que je lui fais : comment font les enfants pour qui le problème ne se pose pas par rapport à la mère, mais par rapport à une tribu, un orphelinat, un groupe d’enfants, les enfants de la rue, etc ?
La capacité d’être seul, en tant qu’adulte, se pose aujourd’hui de façon plus aiguë qu’au temps de Freud, ou même de Winnicott ou de Lacan. Il ne s’agit plus de la capacité d’être seul en compagnie d’un autre, mais de la nécessité de supporter la solitude, à laquelle beaucoup ne sont pas préparés, dans une société où les gens sont de plus en plus seuls, voire isolés. La capacité d’être seul n’est pas superposable à la capacité à supporter la solitude, mais elle en est une des conditions. Ce problème se posait moins à une époque où la vie au sein de la famille tout au long de la vie était la norme, comme elle l’est d’ailleurs encore aujourd’hui dans beaucoup de régions du monde, où les pathologies de la solitude ne sont pas aussi fréquentes. Ils en ont d’autres, merci pour eux… Je ne veux pas « réduire » les pathologies de la dépendance, des addictions et la souffrance de la solitude, aux seules causes de la vie sociale, mais on ne peut pas éviter de se poser la question de l’influence des modes de vie « obligés » sur les souffrances que nous rencontrons tous les jours. Entre les solitudes, les abandons et la jouissance de la liberté, les frontières ne sont pas étanches et elles sont pour le moins sinusoïdales ! Or l’enfant ne se sépare pas d’un seul coup de la mère, il ne devient pas autonome par la seule croissance. Il y a tout un processus de séparation, que l’on peut aussi appeler de « libération », de ses entraves de prématuré.Ce processus passe par des moments particuliers, qui sont des expériences subjectives donc internes avec un espace-temps qui vient de l’autre, c’est-à-dire externe. Il y a donc d’un côté l’espace du subjectif, qui culmine dans l’hallucinatoire, et de l’autre les variations de la relation à l’objet, qui culmine dans la reconnaissance du réel de l’objet ou de l’autre comme altérité. Mais ce qui est pour l’analyste le plus important, c’est l’espace de l’entre-deux, ce que Winnicott appelle « l’espace transitionnel », ou plus tard l’espace de l’expérience. Nous n’avançons dans la vie et ne pouvons « profiter » de l’analyse que si nous pouvons intégrer les fruits de l’expérience subjective avec des objets qui résistent.
UNE NARRATION POSSIBLE DE CETTE HISTOIRE
On peut dire qu’il y a chez tout humain un potentiel propre à l’espèce qui pousse l’enfant à devenir autonome, à chercher une liberté qui ne résulte pas exclusivement d’un processus « éducatif » et qui ne nécessite pas l’intervention d’un tiers spécifiquement préposé à la séparation. Il y faut certes des conditions minimales, mais il y a cet autre facteur très fort qui, lui, reste indépendant des contingences familiales et éducatives.
On a donc vu le rôle de la pensée comme fonction séparatrice dès les premiers mois de la vie, à partir des auteurs anglo-saxons.
Les conditions de la naissance de la pensée nécessitent évidemment l’intervention d’une « mère » suffisamment bonne (ou son équivalent), c’est-à-dire contenante au sens bionien du terme. On peut dire suffisamment « pensante ». J’insiste sur le fait que ce sont des conditions qui ne sont pas éducatives. Ce sont des conditions de soins maternels primaires et non castrantes.
En deuxième lieu, je veux évoquer d’autres modes de libération spontanée de l’enfant, que j’ai appelé la série jubilatoire, en opposition à la série des castrations.
Pour étayer cette idée qui va à l’encontre du sacro-saint appel au père séparateur – père qui aura à prendre sa place, tout à fait importante, à un âge plus tardif -, je vais me référer à un travail que j’avais fait il y a quelques années, que j’avais appelé « l’Enfant de la Jubilation ». Je m’excuse auprès de ceux qui l’ont déjà lu, mais il me semble important de le remettre dans ce contexte plus général. J’en utiliserai une partie au moins.
L’ENFANT DE LA JUBILATION OU LA SERIE JUBILATOIRE
L’idée générale était la suivante : l’enfant a une tâche essentielle, c’est de grandir et de se développer selon les lois de son espèce. Pour cela, le petit d’homme a besoin d’adultes tutélaires, qu’il imite, et qui lui enseignent un certain nombre de choses indispensables à la fois pour la survie et à son adaptation à la société dans laquelle il vit. Ainsi, l’enfant naît avec l’aptitude au langage, mais il faut qu’il grandisse dans un bain de langage pour apprendre à parler. Il apprend à se tenir debout, à marcher, etc.
Mais un certain nombre d’expériences inaugurales des processus d’autonomisation et de séparation  ne sont imputables ni à l’imitation ni à l’apprentissage. Ce qui pose la vieille question de ce qui vient du dedans ou du dehors, ou encore des processus intrapsychiques et inter-psychiques.Question du rapport entre le dedans et le dehors
Je l’énonce tout de suite : ce sont des moments étayés sur la poussée de liberté propre à l’espèce humaine. Donc ce serait en quelque sorte ce qui vient du dedans ! Il ne faut pas sous-estimer la notion de vie intérieure : c’est la question de la psyché même !
C’est un très vieux débat. Et Freud s’est souvent posé la question de ce qui séparait le « Innenleben » du « Aussenleben », la vie intérieure de la vie extérieure. Lacan reprend cela assez rapidement dans le Stade du Miroir, pour proposer l’idée que c’est « l’imago » qui serait la frontière ou le passage entre le monde intérieur et le monde extérieur. Je le cite :
« La fonction du stade du miroir s’avère pour nous dès lors comme un cas particulier de la fonction de l’imago, qui est d’établir une relation de l’organisme à sa réalité – ou, comme on dit, de l’Innenwelt à l’Umwelt. »
Cette notion d’« Imago » semble être étrangement tombée en désuétude. Mais on peut se demander si l’imago n’est pas une autre façon d’approcher la fonction alpha de Bion, d’où la mère serait absente dans la réalité en tant que partenaire actuel et actif, puisque l’imago serait un composé subjectif entre la proprioception d’un organisme et la perception-projection d’un soi dans une image contenante. Lacan dit orthopédique !Je reviens donc à ma proposition, qui consiste à dire qu’il y a beaucoup plus de facteurs internes œuvrant à la séparation que l’on ne veut l’admettre.
En d’autres termes, je pense que les processus de séparation ne sont pas uniquement imputables à l’intervention de tiers ou à des exigences venues de l’extérieur, mais qu’il y a déjà très tôt chez l’enfant des poussées internes qui vont dans le sens d’une séparation.
Pour étayer ceci, je m’étais servi d’une notion utilisée par Freud que j’ai trouvée dans Malaise de la Civilisation. Je la cite :
« Quand une communauté humaine sent s’agiter en elle une poussée de liberté, cela peut répondre à un mouvement de révolte contre une injustice patente, devenir ainsi favorable à un nouveau progrès culturel et demeurer compatible avec lui. Mais cela peut être aussi l’effet de la persistance d’un reste de l’individualisme indompté et former alors la base de tendances hostiles à la civilisation. La poussée de liberté se dirige de ce fait contre certaines formes ou certaines exigences culturelles, ou bien même contre la civilisation. » (p.45, PUF)Je pense « avec Freud » qu’il y a dans chacun de nous, et ceci dès l’âge le plus tendre, une « poussée de liberté », qui peut être plus ou moins forte selon les individus, et que c’est cette poussée de liberté qui participe activement à la séparation de l’enfant de son entourage, et plus particulièrement de la mère.
Certes, la socialisation du petit d’homme se fait par l’apprentissage, voire par l’introjection, des contraintes imposées. Il est littéralement programmé pour intérioriser une série de frustrations et de pertes qui sont la condition même de son développement. Mais si ces frustrations sont nécessaires, elles n’en sont pas moins taillées dans la même étoffe que toute exigence de soumission, même la plus injuste si l’on s’en tient à la performance visible. C’est bien pourquoi le petit enfant ne fait pas la différence entre des exigences absurdes, comme par exemple des injonctions folles d’un environnement pathologique et abusif, et celles, indispensables à sa socialisation, qui l’introduisent dans un cycle de plus grande autonomie.
Sans invoquer les fameux « stades » du développement, sujets à discussion, il existe des étapes, des phases dans le parcours du devenir humain et adulte, chacune étant marquée par une séparation de l’étape précédente. Ce n’est pas tant le « stade » qui importe ici, mais les séparations inter et intrapsychiques qui sont la dynamique du développement. Pour passer d’une étape à la suivante, il y a rupture de système. Chaque rupture de système comporte un passage par l’angoisse qui se résout en principe par un gain d’autonomie.
Cette réflexion ouvre en elle-même l’accès à tout un pan de « symptômes » : pensez aux personnes qui ne peuvent pas passer d’une situation à une autre. Quitter un lieu, se mettre à une tâche qui, une fois entamée, ne leur procure aucun désagrément. La difficulté consiste à « s’y mettre », c’est-à-dire à se séparer de la situation précédente. Il y a aussi ceux qui arrivent systématiquement en retard : parce qu’ils partent en retard ! Ils ne peuvent pas s’arracher à la situation dans laquelle ils sont. Tout cela peut se voir sous l’angle de la difficulté de rupture d’un système pour entrer dans un autre système, ou une autre situation, donc d’une difficulté de s’arracher.

L’enfant humain naît toujours prématuré, dépendant et incapable de survivre seul. Mais cette dépendance peut être totalement liée, voire confondue, avec la soumission. Ce mot ne prend son sens péjoratif qu’à partir du moment où l’étape suivante a été manquée, où le système suivant a été raté, autrement il y a lieu de parler en terme de dépendance « normale ». Chaque situation comporte son versant de dépendance normale. Je m’excuse de l’emploi du terme de normal, je ne supporte pas que certains mots me soient interdits au prétexte qu’ils évoquent un usage idéologique !

La série des séparations est traditionnellement appelée la série des castrations : orale, anale et symbolique. Mais on peut aussi penser en termes de sevrages.
La castration vient de l’exigence de l’Autre. Le sevrage est à la fois externe et interne. On sait bien qu’il ne suffit pas que l’allaitement au sein cesse pour qu’il y ait eu sevrage.
L’angoisse en est le pivot, affect-clé pour l’analyste : elle est à la fois inévitable dans ces ruptures de systèmes, passages d’une étape à l’autre de la maturation, et elle peut prendre par ailleurs valeur de signe lors des manifestations pathologiques.
Très tôt on peut repérer chez le tout petit des manifestations d’angoisse, dès lors qu’il est livré à ses besoins non satisfaits.
On s’accorde à dire que l’angoisse est première. Mais cela ne me suffit pas.
La joie est aussi précoce que l’angoisse, elle est donc antérieure aux affects socialisés (honte et culpabilité). On oublie de s’étonner que la joie soit rarement évoquée dans les ouvrages de psychanalyse. C’est un constat que j’ai fait un jour et qui depuis ne me quitte pas. Que faisons-nous de la joie ? De la joie primaire. Suffit-il de parler de la satisfaction des besoins ? Je pense que ce n’est pas la même chose.
On observe à l’œil nu la joie exprimée par l’enfant quand il retrouve un objet d’amour – ce qui n’est bien sûr pas de l’ordre de la satisfaction d’un besoin -, mais il y a aussi la joie que procure à l’enfant sa puissance et l’usage de son autonomie.
L’enfant se soumet par dépendance inhérente à son état, puis pour obtenir l’amour de l’adulte. L’exigence de soumission et la demande d’amour vont donc de pair.
C’est dans le moule creusé par la dépendance aux besoins que viendront se loger les aptitudes à la soumission.
Si je veux introduire la question de l’affect « joie », je dois me demander à partir de quelles expériences précoces la joie prend son statut et peut s’ancrer comme expérience fondatrice, comme mémoire vive de Soi.
Y a-t-il un besoin d’autonomie, ou un besoin de liberté, antérieur à toute éducation, à toute exigence de l’Autre ? Je pense que oui.
Je fais donc un lien entre sentiment de liberté et joie. Tout comme on peut faire un lien entre, d’une part la joie qui provient d’un sentiment d’être aimé, et d’autre part l’angoisse et la tristesse qui proviennent du sentiment d’abandon.

Ce qui est frappant dans la théorie de la psychanalyse, c’est la place exorbitante accordée à ce qu’on appelle « la série des castrations », des frustrations et des renoncements, au détriment d’autres processus constitutifs dans l’évolution du petit d’homme.
Il est moins évident dans ce contexte de comprendre sur quelles expériences précoces s’étayent le désir et les capacités de l’homme à se révolter d’une façon non pathologique, à vivre hors la soumission que l’on dit « volontaire », ainsi que son aptitude à être joyeux en dépit d’une réalité qui ne l’y encourage pas souvent. Il y a des personnes plus douées pour la joie, et même des peuples plus joyeux que d’autres. Alors comment expliquer cela ?
Les satisfactions libidinales et narcissiques, les plaisirs d’organes et les sublimations réussies sont certes là pour nous éclairer sur les possibilités de bonheur, mais il m’a semblé que l’on devait ajouter à cette quête le désir de liberté. Freud fait appel à un « individualisme indompté », idée qu’il ne développe pas. J’aurais tendance à le relier à la « violence fondamentale de l’humain » dont parle Bergeret dans le livre de Wieworka sur la violence (p.300) :
« La peur essentielle des hommes est précisément la violence fondamentale qu’il s’agit de masquer par des mythes »
Formule que l’on peut traduire par « la violence fondamentale de l’homme ne peut s’évacuer autrement que par l’invention de récits qui ne parlent pas de lui mais auxquels il croit. » Les récits auxquels on croit sont des récits que l’on croit vrais, ce sont des récits « vraisemblables » dans un contexte donné.
Cette violence fondamentale n’est pas tout à fait la même chose que ce qu’on appelle l’agressivité, la poussée de liberté non plus. Il y a une joie sauvage dans l’exercice de la liberté qui dans ce cas, on s’en doute, n’est pas forcément démocratique.

Le sentiment de liberté et son actualisation font partie, pour certains plus que pour d’autres, d’un sentiment de bonheur. Plutôt que de m’enfermer dans les discussions sans fin sur l’aliénation, l’inexistence de la liberté en soi, ou la liberté comme pur leurre, je voudrais simplement explorer certains moments psychiques où domine l’affect de la jubilation que procure un gain de liberté.

SERIE JUBILATOIRE DE LA SEPARATION
La série jubilatoire n’apparaît pas d’emblée en tant que série, parce qu’elle ne figure pas chez un même auteur. Dans la théorie analytique, elle apparaît en discontinu et elle ne devient lisible qu’après le repérage d’une transversale reliant a minima trois auteurs, nommément Freud, Winnicott et Lacan.
Elle n’est ni éducative, ni angoissante, contrairement à la série des castrations, des frustrations ou des renoncements. Elle existe dans la théorie analytique mais elle n’a pas été isolée en tant que série parce que chaque moment a été observé par un analyste différent, chacun ayant bâti tout un pan de sa théorie à partir d’un moment d’affranchissement jubilatoire observé chez l’enfant.
Voilà encore un moment où on pourra faire des passages d’un auteur à l’autre et pratiquer mon sport favori : le polyglottisme.
Il est étonnant que trois grands analystes, trois cliniciens, trouvent des idées clés de leur théorie, non pas en écoutant les patients en cure, mais en observant en direct des petits enfants.
On peut trouver la chose saumâtre quand on pense à cet interdit, qui a plané pendant des générations d’analystes, de faire usage de ce qu’on pouvait « observer » en direct dans une séance, et de n’utiliser comme « matériel » que ce que le patient énonce verbalement ! Certes il faut du tact dans l’utilisation de ce qui est montré et pas dit, mais quand même, il y avait, et il y a encore, un terrorisme du côté de l’exclusivité du « verbe » !
Ces trois moments sont des observations faites hors tout dispositif issu du cadre de la psychanalyse qui, par ses contraintes, impose le déjà-là, le déjà-pensé, et empêche souvent, de ce fait, le surgissement d’idées nouvelles. La pensée, dès lors qu’elle doit se développer à l’intérieur d’un système, devient captive. Non seulement chaque théorie limite la recherche par sa cohérence propre, mais le respect du dispositif même de l’analyse infléchit la pensée de l’analyste et de l’analysant. Cela peut laisser songeur…
C’est ainsi que, loin des contraintes du cadre analytique, ont surgi chez trois « grands » de l’analyse, des idées nouvelles pour la psychanalyse. Cela permet de redonner une place à l’importance de l’expérience vécue hors cadre comme lieu de naissance des idées théoriques. Cela peut paraître banal, mais il ne faut pas sous-estimer le carcan qui pèse sur le jeunes analystes « en apprentissage » dans des institutions de « formation » et de formatage dogmatique.Je citerai trois de ces moments qui sont charnière dans le devenir de l’enfant et dans la théorie analytique. Il en existe sans doute d’autres.
Tout le monde les connaît, ce sont des éléments constitutifs de notre mythologie.

FORT-DA, STADE DU MIROIR ET OBJET TRANSITIONNEL
A l’instar des rêves, ce sont des événements psychiques.
Alors que les rêves se déroulent entièrement dans l’espace subjectif, ces moments se déroulent dans le monde d’un espace mixte partagé entre le subjectif et l’objectif, par la présence des autres et l’état éveillé du sujet. En tant qu’événements psychiques de la vie diurne, ils font partie des expériences fondatrices du destin psychique d’un individu.
Vous les connaissez tous, je les rappelle très brièvement :1) Le moment du Fort Da
Freud, regardant son petit-fils jouer avec une bobine et répéter inlassablement « Fort » (parti) et « Da » (ici), en déduit l’existence d’une compulsion de répétition qui donnera lieu à la notion de la Pulsion de Mort. Tout autant qu’à une mise en scène de la répétition du plaisir-déplaisir, de la séparation et de la retrouvaille avec la bobine censée représenter la mère, on assiste à une invention de l’enfant, un acte de liberté face à une situation déplaisante. Cette création de l’enfant se fait sans l’aide d’autrui pour maîtriser sa dépendance par rapport à la séparation. Cette expérience est inaugurale de la maîtrise d’une situation et de la déprise de sa dépendance. L’enfant va reproduire compulsivement ce moment jubilatoire. Car il ne pleure pas tandis qu’il jette la bobine, il jubile.2) Le moment du stade du miroir, observé par Lacan.
Quand l’enfant se reconnaît dans le miroir, il rit à sa propre image. C’est la saisie d’une forme unifiante qui lui permettra une plus grande autonomie. Mais de quoi jubile l’enfant, si ce n’est de son affranchissement, de son détachement de l’autre, de l’autonomie de sa forme et de la nouveauté de son expérience ? Lacan perçoit l’affect de joie, qu’il appelle « assomption jubilatoire », sans se préoccuper plus particulièrement de l’affect comme tel que cette expérience fondatrice provoque, et dont on peut supposer qu’elle laisse des traces dans la mémoire vive de ses affects.3) La découverte de l’objet transitionnel et de l’espace transitionnel par l’enfant : la première possession
Lors de certains moments difficiles telle qu’une séparation ou une hospitalisation précoce, lorsqu’on donne à l’enfant un objet appartenant à sa mère, il supporte mieux la séparation et se montre moins anxieux… Mais il s’agit là d’un simple rappel de la mère et non d’un vrai objet transitionnel découvert par l’enfant lui-même.
L’objet transitionnel à proprement parler est une création de l’enfant : il le trouve seul. Le moment de l’appropriation est spontané si l’entourage n’est pas trop contaminé par la culture psychanalytique et laisse l’enfant se débrouiller dans sa quête. Alors on assiste au plaisir d’une découverte, comme on peut assister chaque soir à sa satisfaction retrouvée. L’objet transitionnel est ainsi trouvé/crée avec un bonheur évident.
Il en est ainsi de toute aire de jeu en général : l’enfant trouve des objets ou des territoires, et crée ce qu’il a trouvé.

J’appelle ces trois moments « La série jubilatoire » en opposition à « la série des castrations » imposées par l’entourage et la culture. Chacun de ces moments initie une séparation et rend l’enfant plus autonome, sans qu’il ait eu à copier ou à imiter qui que ce soit. Il est chaque fois l’inventeur de la situation et l’acteur, par rapport à un monde où il « découvre » l’objet non-moi dont il est séparé mais pas sevré.
La série jubilatoire s’étaye sur les aptitudes propres à l’enfant, qu’il ne reçoit de personne dans sa poussée de liberté, à condition évidemment qu’il y soit parvenu grâce à un entourage suffisamment bon et que soient satisfaits ses besoins vitaux. Que la découverte et l’affranchissement de la situation qui la précède soient spontanés, et non une réponse à une attente de l’adulte, ne signifie pas qu’il puisse se passer de la présence de ses personnes d’attachement. Mais ce préalable n’en diminue pas leur importance.

Qu’est-ce qui relie ces trois moments ?
D’abord le gain d’autonomie qu’ils représentent par rapport à l’objet. Mais aussi la séparation de l’objet comme non-moi et l’émergence de l’espace de séparation entre le subjectif et le monde de l’autre.
Et, last but not least, chacune de ces expériences formatrices est à la lisière où l’enfant tente de nommer l’objet : Fort-Da (OO-AA). Dans le stade du miroir, il vocalise des phonèmes, genre « éé » pour « bébé », ou une syllabe de son nom. Et il est rare que l’objet transitionnel, le doudou, ne reçoive un nom. C’est donc bien l’émergence de la limite qui sépare extérieur et intérieur, le monde halluciné et le monde de la réalité externe.

DANS LE TRANSFERT
Dans l’analyse, on retrouve souvent l’attachement et la dépendance du patient à l’égard de l’analyste. Cette dépendance manifeste a reçu des explications différentes. Pour Lacan, il va de soi que le sujet se soumet au Sujet Supposé Savoir sur son inconscient. Il va jusqu’à dire que cela suscite l’amour. Pour d’autres, cette dépendance est le retour de l’infantile, retour nécessaire pour revivre, entre autres, des situations mal résolues de l’Œdipe, ou des situations plus régressives encore.
La dépendance dans le transfert n’est pas en soi une entrave à la poussée de liberté ; elle peut le devenir si l’analyste abuse du pouvoir que lui confère cette dépendance, en principe passagère.
Elle peut au contraire représenter un territoire de confiance à partir duquel les affranchissements deviendront possibles, si la relation à l’analyste reste fiable et si l’analyste n’abuse pas de l’analysant pour l’exploiter, affectivement et financièrement ! De toute façon cela ne va pas de soi, certaines conditions sont indispensables, et en premier lieu celle qui consiste à ne pas confondre le lien vivant entre deux personnes – lien absolument pas symétrique – et l’exigence dogmatique de la soumission à un dispositif inerte, souvent mortifère, qui exige des conduites répétitives.

Pour en revenir à l’enfance, la problématique de la perte, des frustrations et des castrations comme passages obligés de la maturation, est au centre de la réflexion des analystes. Un gain d’autonomie en est espéré. Cette autonomie va dans le sens de l’attente des adultes, dans le sens de la « civilisation ». Le sentiment de liberté, sans même parler de jubilation, n’est pas une conséquence naturelle de cette perte. Or, comme vous l’avez vu la dernière fois, même des gens comme Bion considèrent l’aptitude au renoncement et à la frustration comme fondamentale pour accéder à la séparation et à l’autonomie, donc à la pensée. C’est incontestable, mais s’il n’y avait pas un gain, et un gain immédiat, sinon simultané, à l’acceptation de la frustration, je ne vois pas comment un tout petit se résoudrait à abandonner un plaisir pour « rien » ou pour l’idée abstraite d’un gain d’autonomie ! Certes, il n’a pas le choix, mais il n’en ressort pas traumatisé ! Je pense qu’il y a, lors des séparations, à côté et simultanément à l’angoisse et au déplaisir de la frustration, un sentiment de jubilation dans l’acte même de jeter l’autre, dans la puissance d’être celui ou celle qui s’en va. Quand le sujet est « actif » dans une séparation, il y a toujours – à côté d’autres affects mêlés – un moment jubilatoire.
Bien d’autres activités suscitent des manifestations de plaisir chez l’enfant : l’acquisition de la station debout, les premiers pas, la profération des premiers mots, et même l’énergie qu’il déploie pour arracher la cuillère à l’adulte, afin de la porter à la bouche sans l’aide de personne. Toutes ces activités relèvent de l’imitation et des apprentissages : l’enfant répond à l’encouragement et à l’attente des adultes, même quand il est très entreprenant et vit spontanément la satisfaction de sa performance.

Les moments de la série jubilatoire appartiennent à un autre registre, ils sont issus d’un moment psychique spécifique, ce sont des expériences de dé-somatisation et d’activité subjective et subjectivante. Ils proviennent de l’intérieur et obéissent à une poussé subjective pour s’approprier le monde extérieur qui les contient.
On peut faire l’hypothèse que la série jubilatoire constitue le premier socle sur lequel viendront s’étayer les tentatives ultérieures d’affranchissement de l’adulte, tout autant que les révoltes qui n’ont pas systématiquement la haine comme seul moteur. On confond souvent la haine et l’agressivité. L’une et l’autre sont à leur tour confondues avec cette la violence fondamentale et native de l’homme. Cette dernière devrait être traitée comme fondatrice de bien d’autres activités humaines que la seule destructivité. On peut par ailleurs se demander si toute séparation ne nécessite pas un moment de dés-empathie, ou de dé-symbiose ?
Et dans un tout autre contexte, George Mosse disait que la guerre était une « dés-empathie » où l’autre, l’ennemi, perdait son identité d’humain et de semblable. Sans aller si loin, la séparation entre les humains – de l’enfant qui quitte sa famille à l’analysant qui quitte l’analyste – nécessite aussi une dés-empathie momentanée qui reste sans commune mesure avec celle qui déshumanise l’autre, l’ennemi.

Revenons à nos personnages conceptuels : ne pourrait-on pas dire que l’enfant du Fort-Da « pense » et remplace sa mère absente par une bobine, qui devient sa chose et non seulement le libère de l’attente angoissante, mais lui fait aussi sentir le plaisir de sa maîtrise ? Maîtrise qui est une opération mentale. Ou encore que l’enfant du miroir jouit de son autonomie à partir de la figuration de lui-même enfin dépris des bras qui le tiennent ? Et bien sûr l’enfant de l’objet transitionnel s’endort sans la mère, avec un objet qui certes l’évoque, mais qui lui donne une sécurité indépendante de la mère réelle.

Si on raconte ces moments en termes de pensée, il s’agirait de cette forme de pensée immanente, rapide et intuitive, qui capte en un instant un changement de système où le sujet est à la fois acteur et spectateur.
Le fait est que ces trois récits sont souvent repris par les analystes, davantage même que les concepts auxquels ils ont donné naissance. Chacun d’eux est une véritable success-story. Ils plaisent. Ils nous parlent de nous. Ils sont comme trois mini mythes qui nous parlent de notre quête de liberté et d’affranchissement. Ils représentent des chemins de la liberté entamés très tôt dans l’enfance.
La clé de leur succès serait-elle qu’ils nous parlent des racines de notre désir de liberté ?
Ce sont des moments jubilatoires que l’on ne cessera de vouloir revivre, en tant qu’expérience subjective d’une création de soi, tout au long de la vie.