Pensée logique et pensée hallucinatoire

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SÉMINAIRE VI.5
11 FÉVRIER 2007

PROGRÉDIENCE – RÉGRÉDIENCE

RAPPEL
Lors du dernier séminaire, j’avais relié trois situations exemplaires, le Fort-Da, le stade du miroir et l’invention de l’objet transitionnel, en essayant de montrer comment, au-delà de l’usage qu’en avaient fait les auteurs de ces situations-clés, on pouvait les considérer toutes les trois comme des moments d’affranchissement et d’expression de la poussée de liberté inhérente à l’enfant, quel que soit son environnement. Et j’avais proposé de prendre ce type de situations comme exemplaire des capacités de tout humain à pouvoir faire fond, de l’intérieur de lui-même, pour aller vers un avenir non entièrement prédéterminé par son environnement et son passé traumatique. On pourrait les considérer comme la base endo-psychique des possibilités de séparations futures, avec l’hypothèse qu’une expérience laisse des traces.
C’est dans ce type d’observations que je propose de lire les premières manifestations du désir de liberté.
Il y faut des conditions préalables, mais j’insiste sur le fait que ces « moments » ne sont pas issus d’un modèle ni le résultat d’un apprentissage.
Dans toute analyse, il me semble que nous devons être attentifs aux manifestations de ces agencements en quête de liberté, tout en sachant que la symbiose ne s’y oppose pas. Au contraire, une symbiose « normale » prépare à la possibilité du saut dans l’inconnu et au désir de liberté.
Il y a lieu de faire la distinction entre la séparation endo-psychique et la séparation inter-psychique. En d’autres termes, il faut que l’enfant ait eu accès au procès de séparation interne avec ses objets internes pour que la séparation dans la réalité puisse plus tard s’opérer de façon satisfaisante.
Il faut que l’enfant puisse faire l’expérience de sa « solitude » et de son altérité pour pouvoir réaliser ultérieurement une séparation et une vie avec une autonomie suffisante. Ce qui ne veut pas dire que l’on doit être heureux de vivre seul ! C’est encore autre chose.

L’HORIZON COMME OBJET DE DESIR DANS LE PROCESSUS DE SEPARATION
J’ai oublié de vous dire deux ou trois choses à ce propos la dernière fois.
Dans un livre récent de Claude Jeangirard, Soigner les schizophrènes : un devoir d’hospitalité (Erès), je suis tombée sur un passage où il parle de quelque chose de très proche de ce que j’avais appelé « désir de liberté » ou « poussée de liberté ». Il travaille la question de l’espace et de la psychose, plus particulièrement l’accès par l’enfant à la troisième dimension.
A partir de dessins d’enfants, il étudie l’apparition et la persistance d’un espace particulier, la « pré-maison », faite d’un rectangle et d’un triangle. Il souligne l’importance de la notion d’horizon et de la position verticale et dit que

« les schizophrènes ont perdu leur liberté de déplacement sur terre. Non par une altération neurologique de leur motricité, mais par la carence d’une programmation précoce de leur appareil proprioceptif et extéroceptif que l’enfant acquiert normalement dès ses premiers pas, c’est-à-dire dès qu’il se tient vertical. Cette station debout, étayée par le regard qui se fixe sur la béance entre ciel et terre et qu’on appelle l’horizon, engendre une pulsion à s’échapper pour « aller voir au-delà. » » (p.86)

Après avoir souligné la co-naissance des premiers pas et des premiers mots, comme j’avais déjà souligné la dernière fois l’apparition des premières nomination Fort-Da (OOO-AA), il poursuit dans le chapitre « Clinique de la psychose : un trou dans l’espace » :

« C’est à partir de cette pulsion de vie que l’appareil psychique s’organisera pour assurer à la fois la réalité des conditions d’existence de l’homme et l’aventure de la pensée. […] Le langage est fait pour parler aux autres hommes présents ou absents ; c’est tout le problème du schizophrène, qui ne peut parler qu’à une personne à la fois ou bien communiquer avec les autres mais par hallucination. Ce qui lui manque est la voix de ce grand Autre en place de tiers, interlocuteur réel mais figuré. Ce grand Autre est précisément l’objet de la pulsion dromique à poursuivre droit devant soi. »

Claude Jeangirard met aussi du côté de la pulsion ce désir d’aller voir ce qui se passe au-delà, de poursuivre droit devant soi… qui est là chez tout le monde sauf ceux qui n’y sont pas arrivés. Il met ce désir en rapport avec le grand Autre. Façon lacanienne de dire, ce que les Anglo-Saxons évacuent du côté de la pensée issue de la fonction maternelle primaire. L’intégration par l’enfant de la capacité maternelle de symbiose permet la séparation par le fait que le sujet peut se contenir lui-même et donc accéder à la troisième dimension, dimension qui manque, selon Jeangirard, chez les psychotiques. Certes l’horizon manque, tout comme le père chez les Anglo-Saxons.
Je voulais réparer cet oubli, car je trouve intéressant qu’à partir d’une problématique si différente on arrive à cette pulsion, que Claude Jeangirard appelle, avec un certain bonheur, la pulsion « dromique » (qui vient du dromos grec et du dromadaire bien sûr !) qui n’a rien à voir avec l’errance du psychotique, mais beaucoup à voir avec les fugues des adolescents et les disruptions  caractérielles de certains artistes. Il y faut un horizon. Ces considérations sont aussi précieuses pour interroger l’adéquation ou l’inadéquation de la disposition classique de l’analyse où le patient ne voit pas l’analyste et où cette référence spatiale lui est soustraite, au profit d’un horizon halluciné.
Mais je vais revenir aux patients moins perturbés…

PENSEE LOGIQUE (VERBALE) ET PENSEE HALLUCINATOIRE
Quel rapport entretient-on avec sa propre vie intérieure ? Ce rapport n’est pas le même pour tous. En fait les deux types de pensée, pensée logique et pensée hallucinatoire, coexistent.
De quelle manière nos pensées nous habitent-elles ? Et de quelle façon les pensées des autres nous parviennent-elles ? Pour l’essentiel par la parole, mais cela ne dit rien de son cheminement.
Tout le monde ne se pense pas de la même façon. Certains se pensent en parlant, d’autres ne se parlent pas du tout. Ils voient. Ou ils sentent et se parlent ensuite. Et de quelle façon la pensée des autres les affecte-t-elle, ou leur parvient-elle ? C’est toute la question concernant la voie par laquelle la pensée de l’analyste parvient à l’analysant et vice-versa, et plus particulièrement dans les moments de transfert symbiotique.
J’avais évoqué, à propos de Monsieur L, l’importance pour lui de se sentir « deviné », ce qui est le cas pour beaucoup d’analysants. C’est ça qui donne l’impression d’être compris, de n’avoir pas à tout expliquer. Mais il y a aussi l’importance de pouvoir se sentir opaque, non transparent. D’où la question : est-ce que la pensée hallucinatoire est synonyme d’un appareil psychique ouvert ? Non, ce n’est pas totalement superposable. Que veut dire « appareil psychique ouvert » ? Je dirais que c’est la non-obturation complète de l’activité psychique par le langage articulé, c’est-à-dire le discours. Normalement, les mots sont les mots, avec leurs qualités de polysémie, de métaphore et de glissements, bref avec les lois du langage, mais le monde des images et de l’hallucinatoire subsiste sous et dans les mots. Les mots ne sont pas les choses, sauf dans certaines formes de psychose, et certains états aigus d’angoisse. Normalement le discours s’étaye sur une clôture obligée, mais il n’y a jamais clôture complète. C’est précisément la condition pour que ça circule, pour qu’il y ait une possibilité de contact entre les processus conscients et inconscients. La complète fermeture est synonyme de clivage ou de « langue de bois », que certains parlent sans être soumis à un régime politique totalitaire. Je vais développer cela.

Est-ce que la proximité des artistes les plus novateurs et les plus géniaux avec la « folie » n’est pas imputable à cette ouverture de l’appareil psychique, nécessaire à la pensée hallucinatoire et donc à la création, mais en même temps dangereuse par le manque de clôture protectrice que représente la pensée consciente et verbale à laquelle on peut associer la prévalence du principe de réalité ?
Nous sommes là à une croisée de chemins où il faudra donner quelques précisions quant aux termes utilisés pour éviter des confusions.

D’une manière très grossière, on peut aborder le déploiement de la pensée selon deux axes : un axe spatial et un axe temporel.

AXE SPACIAL : DEDANS/DEHORS
Ça vient de l’espèce, d’un « dedans » – on naît avec des compétences – ou bien ça vient de l’environnement, la mère, le père, le groupe, le collectif, le monde et ce qui le structure, le politique. In fine on peut dire : l’inconscient est politique. Dans toutes les cultures, les humains ont inventé un monde intérieur différent de la réalité extérieure. Est-ce une compétence de l’espèce humaine de se supposer une âme ? La réalité psychique, ou la vie intérieure, se constitue avec l’environnement, mais pas seulement. Il y a les compétences. Dans une représentation graphique, ça donne la bande de Moëbius, ou les figures d’Escher. Mon hypothèse est que la capacité de séparation repose, comme je l’ai dit, sur une compétence d’où s’origine un désir de liberté qui est appel à un objet « externe », l’horizon, le lointain et l’Etranger.

Je commence donc par la première problématique, celle de l’espace.
Pour quelle raison est-ce que j’insiste tant sur la différence entre ce qui vient du dedans et ce qui vient du dehors ? Parce qu’il n’y a pas de « dedans » pur ni de « dehors » pur. Mais aussi – question actuelle bien que triviale – parce que nous vivons un moment de victimologie et qu’à écouter certains, il n’y aurait de salut que dans les réparations et les demandes de « reconnaissance » des dommages subis dans la réalité. Sous-entendu la réalité externe. Cette vision laisse de côté la vie psychique même et le fait que chaque individu doit également compter sur un processus intérieur pour élaborer les dommages subis et faire fond sur ce qui vient de ses propres forces ! C’est-à-dire de ses propres pensées. Il me semble que nous sommes passés d’un extrême à l’autre, du « tout culpabilité et responsabilité du sujet », où tout ce qui lui arrivait venait de sa structure, au « tout faute de l’autre et de l’environnement », où le sujet serait toujours victime, toujours en quête d’une réparation.
La vieille discussion entre l’inné et l’acquis a fait long feu et n’est pas intéressante pour nous. Nous savons que l’enfant qui vient au monde n’est pas « terminé » sur le plan de son système nerveux. Par exemple des jumeaux, dès la première heure de la vie extra-utérine, ont déjà deux cerveaux différent parce que tout de suite soumis à des stimulations légèrement différentes, du fait de leur position. C’est dire que les stimulations de l’environnement impriment le cerveau. C’est ce que nous appelons les facteurs épigénétiques. Mais il ne faut pas confondre facteurs épigénétiques et traumas demandant réparation !
Il y a autre chose encore : la plupart des théories analytiques, dont celle de Freud, supposent un appareil psychique « terminé » chez l’enfant. Or c’est cela qui est mis en doute par d’autres théories, notamment par des analystes comme Bion. Par ailleurs nous savons aujourd’hui que l’intrication de l’épigénétique avec le génétique est très précoce et très complexe. Les neurosciences montrent qu’en plus de cette prématurité de l’enfant humain, le cerveau de l’adulte aussi est en perpétuelle transformation du fait de sa plasticité.
Ce que les neurosciences nous ont appris de plus important, c’est la très grande plasticité du cerveau qui perdure tout au long de la vie, même si, avec le grand âge, elle tend à diminuer. L’idée de la plasticité du cerveau est même devenue une tarte à la crème, dont il faut à son tour se méfier.
D’où l’on pourrait déduire, ce qui n’était pas évident il y a encore peu de temps, que l’activité mentale et les capacités mentales sont en constante évolution. Cependant, il n’y a pas de solution de continuité.
L’activité psychique et l’activité du cerveau ne se superposent pas d’une façon univoque. C’est bien là que s’insère la nécessité de garder une topologie analytique, ainsi que la notion d’espace psychique différent de l’activité cérébrale.

Ainsi, il faut entendre la question de savoir ce qui vient du dedans et ce qui vient du dehors à plusieurs niveaux : celui de l’espèce, puis le niveau individuel, en tant qu’expérience vécue singulière.
Ce qui vient du « dedans » de façon générale, c’est la compétence, comme la compétence du langage, la compétence à résoudre des problèmes concrets et abstraits, etc.
Je disais donc qu’un mode de « survie » très précoce, qui est un désir de séparation, était inhérent à l’espèce, qu’on l’appelle désir de liberté ou pulsion dromique, et que cela faisait partie des capacités de survie. On pense toujours que la survie c’est moins que la vie ! C’est faux, il y a d’abord la survie, ensuite se posent les questions de la vie, des modalités de vie. La survie est première et si on la rate, il n’y a pas de vie du tout !
Je suppose donc qu’il y a, dans le petit d’homme déjà, des facultés inhérentes qui s’expriment par des expériences observables très précoces observables. Et que nos grands prédécesseurs n’ont pas pu passer à côté de telles expériences fondatrices, telles le Fort-Da, le Stade du Miroir et l’Objet Transitionnel. Ce qui importe c’est l’interprétation qui leur est donnée, car chacun a utilisé sa trouvaille pour asseoir sa théorie et ce faisant, asseoir un bout de son idéologie. Il y a l’observable et l’effet de l’observateur. Toutes les « expériences » relatées sont donc des expériences du « dedans-dehors ».
L’humain avance donc par rapport à ses propres compétences et par rapport aux autres. Mais son espace psychique se constitue dans une temporalité. L’appareil psychique selon Freud, Le Ça, le Moi et le Surmoi, constitue en soi déjà une indication sur l’intrication de l’espace-temps dans notre vie intérieure. L’analyse entière consiste à « construire » ou à désenclaver le passé du présent, et à rendre un futur représentable, sinon désirable. La figure de l’horizon prend ici tout son sens. C’est à la fois un espace et une figuration temporelle de l’avenir, d’un objet de désir, vers quoi l’on regarde.

AXE TEMPOREL
Dans l’analyse, nous avons deux voies pour aborder la réalité psychique : la voie progrédiente et la voie régrédiente.
Freud l’avait déjà très bien pointé, sans le développer particulièrement, et certains analystes, tels André Green, y reviennent, après un détour par Bion.
Dans La Science des Rêves, Freud fait la différence entre les processus progédients et les processus régredients.
Je pense que cela vaut la peine de vous les rappeler puisque nous ne cessons de parler de régression et de répétition. Sinon quel intérêt y aurait-il à parler de la petite enfance et des processus de pensée chez le bébé ? Si j’en parle, c’est parce que cela devrait nous instruire sur ce que nous risquons de rencontrer dans notre pratique avec les adultes. La régression ne se rencontre pas telle qu’elle. Quand il y a régression, nous n’avons jamais un bébé sur le divan ! Mais dans le rêve et dans les processus hallucinatoires et fantasmatiques, nous rencontrons des modalités de fonctionnements archaïques. Or c’est l’archaïque qui est universel. On ne dénigre pas un artiste en disant qu’il a accès à l’hallucinatoire davantage que l’homme moyen.
Voilà ce que dit Freud dans La Science des Rêves, p.461 :

« Nous ne pouvons pas décrire la marche du rêve hallucinatoire autrement qu’en disant : l’excitation suit une voie rétrograde. Au lieu de se transmettre vers l’extrémité motrice de l’appareil, elle se transmet vers l’extrémité sensorielle et arrive finalement au système des perceptions. Si nous appelons « progrédiente » la direction dans laquelle se propage le processus psychologique au sortir de l’inconscient dans l’état de veille, nous sommes en droit de dire du rêve qu’il a un caractère régrédient. […] [Cette] régression est certainement une des particularités du rêve ; mais il ne nous faut pas oublier qu’elle n’est pas l’apanage du rêve. »

Je vous invite à lire la suite, elle reste une merveille d’intelligence.
Vous voyez bien l’intérêt que cela garde pour comprendre les modalités des pensées et de la régression en analyse ! Régression dans le transfert et, chose nouvelle pour Freud, dans le contre-transfert ! André Green a très bien repris cette problématique.
En ce moment, on appelle plutôt ces deux tendances la progrédience et régrédience, élargissant le concept au-delà de la sphère du rêve comme nous y invitait Freud.
Je vous lis un petit résumé d’une conférence de Guy Lavallée, auteur du livre L’enveloppe visuelle du moi, perception et hallucinatoire.
Je reprends des fragments à partir d’une conférence en ligne à laquelle vous pouvez vous reporter sur le site de la SPP :

« Régrédience, progrédience et hallucinatoire de transfert
Définition de la progrédience : le moi vigile vise l’objet dans une position pulsionnelle projective active. Les phénomènes d’attention dominent et sont tendus vers l’instant futur, dans un mouvement centrifuge. Le processus secondaire règne en maître sur la pensée, le moi tente de réaliser des projets. Le narcissisme progrédient vise à l’estime de soi, concédée par le surmoi et obtenue par des réalisations effectives.
Notons aussi que le terme d’analysant définit une position subjective progrédiente.
Définition de la régrédience : la régrédience est centripète et introjective, elle est liée à la position pulsionnelle réceptive passive, elle vise sous la poussée de l’hallucinatoire à l’éveil des processus primaires en accompagnement des processus secondaires. Autrement dit, elle tend à la régression formelle du mot à l’image. Mais elle est aussi liée à la régression temporelle : elle se tourne vers le passé. La régrédience est propice à l’introjection pulsionnelle, elle vise à un apaisant retour au calme après l’acmée de la satisfaction pulsionnelle. Le narcissisme régrédient tend à la plénitude de l’un.
[J’ajoute ici que la régrédience règne dans le transfert symbiotique et j’y reviendrai tout à l’heure.]
Notons aussi que le terme de patient (celui qui souffre) définit une position subjective régrédiente.
Se laisser aller au sommeil est une activité régrédiente maximum, quotidienne, qui marque notre entrée dans le monde hallucinatoire de la nuit, et chaque matin au réveil nous devons renaître, reconstruire notre moi, repartir dans les activités progrédientes de notre vie quotidienne. Nous savons tous qu’il est parfois bien difficile le soir de s’abandonner passivement dans les bras du dieu Morphée, et puis, qui n’a jamais eu un matin, au réveil, la peur de ne plus pouvoir affronter la vie ? La régrédience et la position pulsionnelle réceptive-passive ont donc partie liée et l’une et l’autre sont à la fois nécessaire et lourde de danger pour le moi. Tout de suite une remarque : l’activité régrédiente n’est pas seulement le fait du patient, écouter un patient implique bel et bien, pour une part, une activité réceptive-passive qui fait intervenir la régrédience : c’est une des grandes difficultés de l’écoute psychanalytique. […] C’est ainsi que j’ai montré qu’au sein de la perception visuelle, activité progrédiente s’il en est, il existait une activité de fond inconsciente de caractère hallucinatoire qui relève de la régrédience. »

Tout ça est très intéressant et pose toutes sortes de questions. Je ne peux globalement qu’être d’accord, à ceci près que je demande où donc est passée la création. N’y aurait-il du « nouveau » que dans l’accommodation des restes ?

A la suite, Guy Lavallée va raconter une très belle histoire d’Henry Matisse qui montre à l’œuvre ces deux activités.

« […] Et voilà ce qu’il raconte : il est en train de dessiner une nature morte de fleur de lys qu’il a disposée sous ses yeux, soudain un ami sonne à sa porte, Matisse lui crie « Reviens plus tard !», il craint en effet que la venue de son ami rompe le tour de magie qui est en train de se produire. Au sein même de son activité progrédiente – dessiner des lys – il sent que quelque chose d’autre est en train d’advenir, il raconte : «Et quand c’est fini je m’aperçois que ce ne sont pas des lys que j’ai faits mais des clématites qui étaient dans la haie de mon jardin à Issy et que je portais en moi depuis des mois sans le savoir » […] C’est ainsi que, comme le disait une analysante, « un petit coup de vernis » libidinal est passé sur le monde qui cesse de nous apparaître terne et sans saveur. Ce petit coup de vernis, je l’ai théorisé en terme de charge pulsionnelle hallucinatoire, de quantum d’hallucinatoire. C’est-à-dire qu’à l’intérieur même de l’activité progrédiente de la perception du monde, ou encore de l’activité d’endoperception de nos affects ou de nos pensées, une certaine quantité minimale de continuité pulsionnelle hallucinatoire dedans-dehors, perception-représentation, permet à la régrédience de continuer son travail de liaison libidinale sans altérer l’épreuve de réalité.
Alors, il y a des humains qui forcent sur le vernis, les configurations hystériques par exemple, et certains même, comme les configurations psychotiques, à certains moments ne voient plus le monde, ils ne voient plus que le reflet de la lumière sur le vernis, mais il y en a beaucoup d’autres qui sont des sujets bien adaptés socialement, mais qui ne disposent pas du tout de quantum d’hallucinatoire pour donner de la « vivance » à leur présence à soi et au monde et qui en souffrent […] »

Là encore, le même commentaire : où est le nouveau ? Et même pour Matisse, d’où viennent les formes nouvelles ? L’hallucinatoire ne se résume pas à la régrédience, il y a aussi « invention » progrédiente et inconsciente !
L’hallucinatoire est ce qui va jouer dans le transfert à certains moments privilégiés.
Un analysant lamda, racontant qu’il a vu sur le chemin en venant chez l’analyste des lys, va se souvenir par association des clématites de son jardin.

« Le moment où l’image des clématites surgirait en lui serait un moment à fort quantum hallucinatoire, soudain, avec une sorte d’hyper réalité, en liaison avec des élément sensoriels, le passé recouvre le présent en une quasi-hallucination […] Ce quantum d’hallucinatoire de la pensée exprimée en mots est important parce qu’il permet le retour du refoulé mais aussi du forclos et parce qu’il vient là opérer instantanément un bouleversement économique propice à des remaniements internes. La perlaboration au long cours fera le reste. La théorie pulsionnelle de l’hallucinatoire est donc une théorie énergétique, c’est une théorie du « sensible psychanalytique » qui tourne le dos à toute sensiblerie.
Mais ceci suppose que l’analyste se soit ajusté à son patient. En analyse, sur fond d’asymétrie princeps, d’altérité radicale, c’est le moment de « conjonction tranférentielle » (J.L. Donnet) optimale. Je précise qu’il ne s’agit pas de « collusion » ou de « complaisance séductrice » de la part de l’analyste, pas plus que de « magie » ! C’est l’intersection soudaine, permise par le flux des réseaux associatifs partagés, des deux courants de pensées et d’affects, parallèles et différenciés – celui de l’analyste et celui de l’analysant – qui crée cette précieuse et féconde « indistinction » hallucinatoire. Par exemple, l’analyste dit quelque chose et le patient répond : « j’y pensais à l’instant !». C’est donc aussi simple et aussi compliqué que cela. »

Lavallée bizarrement ne développe pas ce dernier fragment. Or c’est ici que nous sommes dans le cas de figure où l’un ou l’autre a un appareil psychique ouvert. Le moment de la symbiose dans le transfert. Le moment où l’analyste « devine » ! C’est le moment qui fait le plus peur !
Je vous ai lu un grand fragment, mais j’ai été très heureuse de voir que dans d’autres chapelles, que je ne fréquente pas beaucoup, on travaille sur des questions si proches.
Je vais maintenant revenir à l’histoire de Monsieur L, en rouvrant une fenêtre justement là où le texte de Guy Lavallée s’arrête.
Et on pourrait maintenant l’entendre de manière un peu plus « dépliée ».

RETOUR AUX FENETRES ET A MONSIEUR L
Dans le cas de Monsieur L, plusieurs séquences ont montré que notre relation pouvait se dérouler sur le plan de la relation symbiotique. Au moment même, je ne l’avais pas repérée comme telle. Mais quand je dis symbiotique, c’est au niveau de la pensée que je me situe, ou si vous préférez au niveau d’un échange régrédient.

1) Rappelez-vous de ce moment, en début de l’analyse, où je me suis dit, en regardant Monsieur L et en constatant que c’était un bel homme, que je ne le trouvais pas du tout sexy malgré son beau visage et sa belle allure. Au moment même où je venais de me faire cette remarque, je l’ai entendu me dire : « Il faut que je vous dise quelque chose : je suis frigide. Je n’ai aucun problème de puissance, mais je n’ai eu d’orgasme qu’avec une seule femme et il y a longtemps, c’était presque ma première liaison. » Etonnement de ma part évidemment !
On aurait pu penser à de la « transmission de pensée » ou de la télépathie.
Mais qu’est-ce que la télépathie sinon un moment symbiotique ?
La symbiose, ce n’est pas que le patient soit à l’état de « bébé », c’est qu’on fonctionne dans la relation transférentielle sur ce mode hallucinatoire où une pensée passe instantanément de l’un à l’autre et semble logée en même temps chez l’un et chez l’autre. On peut dire aussi qu’une même préoccupation, ou une même idée, habite deux appareils psychiques, dont au moins un est ouvert à la captation par l’autre, où domine le processus régrédient. L’un rêve l’autre.
Lors de cette séance avec Monsieur L, ce n’est pas parce qu’il s’agissait de sexualité d’adulte que je n’étais pas dans un processus de pensée qui caractérise l’espace-temps des premiers mois de la vie, comme une mère « devine » ce dont l’enfant a besoin et dit ce qu’il ne peut encore concevoir, mais qui exprime ce qu’il sent. La symbiose « normale » est un mode de relation qui est spécifique d’un âge, mais qui peut se reproduire dans l’analyse sans que pour autant le patient soit « régressé » dans la totalité de ses conduites patentes.
Ce mode se caractérise par le fait de passer, par contamination globale et non pas par la communication articulée, en unités discrètes. C’est une contamination de l’activité psychique qui passe de l’un à l’autre et que l’on peut également observer chez les amoureux dans les premiers temps de l’énamoration ; après ils apprennent à se fermer l’un à l’autre, et c’est mieux ainsi, sinon on se trouve dans la « folie à deux ».

2) L’autre moment de symbiose dans l’analyse de Monsieur L a été celui où je lui ai tendu un miroir pour qu’il se regarde afin qu’il voie la tête qu’il faisait. A vrai dire, je ne sais absolument pas d’où m’est venue cette idée. Elle s’est imposée à moi en un instant. D’ailleurs, quand je vous ai raconté cette histoire, ça n’a donné lieu à aucune remarque de la part de l’assistance au moment de la discussion. Personne de vous ne m’a demandé pourquoi je suis allée chercher un miroir. Comme s’il était normal de faire ce genre de choses !
C’était un acte complètement imbécile à première vue. Evidemment, entre le moment où je lui ai tendu le miroir pour qu’il voie la tête qu’il faisait – une tête d’enterrement – et le moment où il s’est effectivement regardé, ce n’est pas du tout la même tête qu’il a vue. Entre la perception que j’ai eue de son visage et le mouvement étrange qui m’a fait saisir un miroir pour le lui tendre, il s’est passé un tas de pensées inconscientes chez moi dont je ne saurais rendre compte. Mais il n’y a aucun rapport de cause à effet entre ce que j’ai cru voir et mon geste. Ce n’était qu’un déclencheur pour que j’agisse quelque chose avec un miroir.
J’ignorais à ce moment complètement le fait qu’il ne pouvait pas se regarder dans un miroir. J’ignorais aussi toute l’histoire de ses grimaces dans la glace quand il était petit et l’irritation de son père à ce sujet, ainsi que son hallucination du grand-père sous le parquet. En fait, un gros paquet s’est ouvert  à l’occasion de mon passage à l’acte. La tête que je lui « reprochais » en quelque sorte n’a été qu’un prétexte conscient pour quelque chose qui passait inconsciemment. C’est ce que j’appelle la pensée-éclair, que je n’avais pas eu le temps de développer en pensée logique, puisque ça avait été un mouvement très rapide et non élaboré de ma part. Je me suis subitement levée de mon fauteuil pour aller prendre un miroir que je lui ai tendu, et c’est là où il m’a dit, comme si je devais le savoir : « Mais je ne me regarde jamais dans un miroir. » La symbiose, c’est ça ! C’est ça aussi. Il y en a d’autres sortes. La symbiose se joue au niveau de la pensée. On la confond souvent avec l’empathie. L’empathie en est la condition préalable. L’empathie se joue sur le plan de l’affect, c’est un sentir. La symbiose présuppose l’empathie, mais elle se joue sur le plan de la pensée.
Donc quand je dis que dans l’analyse il y a un besoin de symbiose, je ne dis pas par là que l’analyste doit se mettre à pouponner ! Il s’agit de processus psychiques ! A la place de la communication verbale, ou en même temps qu’elle, se produit une sorte de « contamination » hallucinatoire par une pensée ou une image, qui passe de l’un à l’autre.
Je veux dire par là que quand quelque choses passe de l’un à l’autre, l’analyste « réalise » (comme on réalise un vœu) un besoin de l’autre, à quelque niveau que ce soit, par une parole ou un acte qui déclenche la « réponse ». Comme dans l’observation d’Esther Bick, quand la mère qui baigne le bébé qui hurle lui dit : « Mais je ne vais pas te noyer, rassure-toi. » Et que l’enfant cesse de pleurer. Elle a donné un contenant de pensée et une pensée articulée à un ressenti de l’enfant. Il avait une terreur qui correspondait à cette pensée, sans avoir la pensée lui-même parce qu’il n’en avait pas les moyens. La mère avait transformé son angoisse en quelque chose qui avait un sens et pouvait se dire, ou plutôt à quoi elle pouvait répondre. Ce mode de transformation, on l’a de soi à soi et dans l’analyse, il faut que l’analyste puisse également y avoir recours. Je suis  sûre que ce sont là des capacités qui peuvent se perfectionner quand on leur donne une place à part entière, comme à des pensées articulées. Nous avons un tas de potentialités de communication que nous ne cultivons pas et qui sont en friche. Depuis que je suis devenue plus attentive à ce type de phénomènes, je les rencontre du coup beaucoup plus souvent.
Ce n’est pas du tout une simple réponse à une demande.
C’est un complément de pensée par symbiose qui donne naissance à une parole rendant la situation pensable. C’est cela, faire du symbole.

Alors comment m’en est venue l’idée de tendre un miroir ?
Je ne peux que faire de conjectures… Par la voie de la pensée hallucinatoire. Je le dis après-coup. Mais une pensée-éclair ne peut venir de façon aussi adéquate que si l’on est dans un lien symbiotique avec le patient. Ce que je peux dire en revanche, c’est qu’il y avait un fort courant de sympathie et d’empathie, de cela j’étais consciente. Mais il y a eu un changement de niveau quand je suis passée à l’acte car à première vue, il n’y avait dans mon geste aucune sympathie particulière ! Heureusement le plus souvent, comme cela a d’ailleurs été le cas pour moi, cela se fait à l’insu de l’un et de l’autre. Et ce que je fais maintenant, c’est une tentative pour comprendre.
On peut imaginer que j’avais senti, à partir d’une relation symbiotique, qu’il avait besoin de décrocher de mon visage et que j’ai agi un besoin de séparation que j’avais d’abord éprouvé moi. Il y a eu une transformation de la voie régrédiente en acte progrédient inconscient.

LA FIGURABILITE
C’est ici que nous pouvons voir comment symbiose et séparation sont liées.
Pourquoi séparation ? Parce que tant que je ne faisais que porter Monsieur L, il n’avait pas d’accès à ses propres pensées pour relier le passé et le présent. Il se sentait bien quand il venait me voir, comme quand il était dans la proximité de ses autres thérapeutes, mais il ne se pensait pas, il n’était pas actif ! Se regardant dans la glace, il devenait plus actif car par la vision qu’il pouvait avoir de lui-même – son regard ne dépendait plus de mon regard -, il était pour un moment séparé et seul, en ma présence. Son regard progrédient le séparait de ma vision.
Se regarder dans le miroir (et ceci malgré sa phobie) rendait figurables pour lui-même ses émotions, d’un dedans elles passaient dans un dehors visible par lui-même. On peut à ce propos évoquer le rôle du figurable des pensées du rêve. La figurabilité est un mode de pensée plus proche de l’inconscient, un mode non verbal de communication de soi à soi.
Ceci est très différent du passage direct par la parole.
Car il parlait, il n’avait aucun problème pour parler, il ne faisait que ça, mais ça tournait en rond car il ne faisait que « raconter » et se plaindre. Or ça ne suffit pas pour qu’il y ait un changement. La fameuse parole n’entre pas en scène et n’est pas efficace. Il racontait pour faire comme si, pour satisfaire l’analyste et être accepté. Il racontait sans prise sur ses modalités régrédientes, confiées à l’Autre. Il ne lui restait que l’angoisse sans représentation.
Il a pu sans doute « se connecter » à lui-même, à ses affects et à son expérience passée, à partir de mon acte qui était finalement « séparateur » mais provenant d’un fond commun de régrédience. Refaire in situ une « expérience » subjective, se regarder, puis à partir de là retrouver une « histoire plausible ». L’histoire de l’enfant fou.
On peut mettre cela en rapport avec ce que Freud entendait par le besoin de figurabilité dans le rêve. Les affects et les « idées » doivent repasser par des images pour reprendre sens dans le rêve. Puis ces images se mettent en séquences qui ont un sens (même si c’est un sens étrange) par le fait de former un récit, un récit plausible, c’est-à-dire acceptable par nos processus secondaires.
Où l’on voit notre problématique de la symbiose et de la séparation  étroitement liée à la progédience et à la régrédience.

FABRIQUER DU SENS : INVENTER UNE HISTOIRE PLAUSIBLE C’EST INVENTER LA SYNTAXE
LE CREDIBLE OU LE PLAUSIBLE DEPEND DE LA SYNTAXE
La nécessité de trouver des histoires « plausibles » obéit donc aux mêmes principes. Ce sont des principes du fonctionnement de notre cerveau et de nos psychés humaines, dont le but est de fabriquer du sens.

Le patient doit redevenir l’enfant actif pour s’en sortir. Fabriquer du sens, c’est être actif, et satisfait le désir de séparation. On voit aussi comme il est illusoire de vouloir couper une voie de l’autre, de privilégier le « penser positif » sans aucun substrat régrédient. Ce serait comme si l’on voulait regarder sans voir. Car la vision est passive, elle accueille le monde, alors que le regard est actif et explorateur. L’un ne va pas sans l’autre dans la vie ordinaire.
Le langage a toutes sortes de fonctions l’une d’elles, et non des moindres, étant de nous entraîner là où consciemment nous ne voulons pas toujours aller. On ne sait pas toujours à l’avance ce qu’on va dire une fois qu’on a commencé à dire. La parole entraîne. Quand on dit langage, ce n’est pas seulement les « mots ». Le langage c’est la syntaxe, qui donne le sens. Attention, la syntaxe ce n’est pas la grammaire non plus ! La syntaxe c’est le verbe.
« Maman aime bébé » : il n’y a presque pas de grammaire, mais il y a une syntaxe, elle est dans le verbe aimer.
Alors on peut toujours se demander si ce sont les mots mêmes qui nous poussent parfois à dire l’inattendu, ou si le cheminement souterrain du sens subitement s’empare des mots dans notre bouche et les fait dévier. Il me semble que ce qu’il s’agit de prendre en compte, c’est l’état psychique dominant d’un moment. Que l’on parle, que l’on imagine ou que l’on hallucine, la question est de savoir à partir de quel état régrédient ou progrédient va produire l’acte de penser.

LES TRANSFORMATIONS
Voilà comment je pourrais formules les choses de la façon la plus brève : ce qui m’intéresse ce sont les « transformations » que permet l’analyse.
Ça se fait à deux. Idéalement, une transformation produit du sens. Ce qui est le plus important pour l’humain, c’est de trouver un sens à ce qui lui arrive ou à ce qui lui est arrivé. Ce qui est arrivé est toujours arrivé par un verbe (ou un adverbe, c’est pareil). Il n’y a pas de sens sans syntaxe. La syntaxe est le verbe, le verbe raconte l’action.
L’homme est un fabricant de sens.
L’essentiel du travail de l’analyste est un travail de « transformation ».
Or cela nous fait rejoindre la question du dedans et du dehors. Si l’homme a besoin de sens pour vivre, c’est que notre cerveau est littéralement programmé pour trouver du sens, c’est-à-dire faire fonctionner toutes les zones qui vont de la perception à la représentation jusqu’au langage.
Or seul le langage donne un sens qui peut être stabilisé et transmis, parce que des éléments épars, non digérés, prennent sens s’ils deviennent « racontables ». Cette activité de pensée, qui doit se prolonger en activité de parole, est une véritable fabrique de « narrations ».
Ce qui m’intéresse dans les différentes théories analytiques, c’est de comprendre comment arrive le sens. Par quelle voie l’analyse permet à l’analysant de fabriquer du sens qui lui permet de se raconter sa propre vie, de l’accepter, d’y inclure son passé et de se projeter dans un avenir, de comprendre par cette même voie ce qui arrive à autrui, d’avoir des relations avec ses semblables en les reconnaissant comme tels, tout en prenant une place dans la cité. Vaste programme !

POUR CONCLURE PROVISOIREMENT
Et voilà en quoi consiste le travail de l’analyste.
Les passages de la voie progédiente à la voie régrédiente, dans leurs allers-retours qui décloisonnent les fixations morbides, passent par l’affect. La voie, c’est l’affect, qui se transforme en parole dans les jeux de syntaxe. Qui dit syntaxe dit « verbe », et qui dit verbe dit action. C’est la passerelle entre la soma et la psychisation jamais aboutie de nos émotions primitives et actuelles.
Le travail de l’analyste, quelle que soit la pathologie, c’est de faire en sorte que la fabrique d’histoires fonctionne au plus près du vécu passé et présent et que le sens fabriqué soit vraisemblable. Cela veut dire que l’histoire « vécue »/trouvée/ inventée ait un sens, véhiculé par une narration subjectivement et affectivement investie .
Voilà pourquoi beaucoup, sinon toutes les théories, peuvent avoir de « bons » résultats et satisfaire les patients. Rien ne nous dit avec quoi untel a « fabriqué » son récit intime. Le plus souvent, c’est avec la participation plus ou moins explicite de son analyste, mais il arrive que cela se fasse tout à fait indépendamment du thérapeute. Comment joue la « conviction » de l’analyste dans les constructions ? Cela reste à élucider…
La pensée inconsciente est tout le temps à l’œuvre, même dans la construction de récits actuels qui guident les décisions que nous prenons tous les jours. L’orientation du récit, la visée d’une narration, la progrédience, si nous savons écouter, nous révèle à nous-mêmes notre théorie implicite, que l’analysant a captée sans que nous l’ayons explicitée. Même s’il s’agit de faits historiquement avérés, leur narration dépend de l’écoute. A plus forte raison lorsque, ce qui est le plus souvent le cas, la mémoire est activée par l’affect.
Mais le sens s’use comme les mots. Le sens que les analystes « fournissaient » aux patients s’est usé.
La subjectivation se fait par la pensée singulière, qui consiste à laisser surgir le sens qui précède les certitudes. Le sens surgit de la pensée immanente, puis cherche la voie de l’Autre. Il lui faut un horizon.
Or le sens n’est pas la vérité.
Le sens emprunte la forme d’une narration plausible, donc crédible par le sujet et par au moins un autre.
Quand on peut relier la pensée hallucinatoire à la pensée logique discursive, ou quand on peut relier le mode du pathos au mode de l’intellect, alors le sens vient habiter et lester les mots de la langue. Dire et raconter se rejoignent enfin. Et le signifiant ? Le signifiant est le plus souvent un mot saturé de syntaxe…
Je vous raconte une utopie, car dans la réalité on ne peut que tendre vers… Mais on ne peut pas ne pas tendre vers cet horizon, qui est pour l’analyste ce que la guérison est pour le médecin.

Alors pour terminer aujourd’hui, je vous propose cet adage :

Le plausible est à la vérité du narrateur (analysant), ce que le figurable est à la pensée du rêveur.