Transformations et passages de frontières

Share on FacebookShare on Google+Tweet about this on TwitterShare on LinkedInEmail this to someonePrint this page

SÉMINAIRE VI.6
28 AVRIL 2007

RAPPEL : PROGREDIENCE – REGREDIENCE

J’avais évoqué la dernière fois les deux directions de pensée, la direction régrédiente et la progrédiente. D’abord isolées par Freud dans le rêve, ces notions sont aujourd’hui utilisées pour éclairer les rapports entre pensée hallucinatoire et pensée consciente et logique.
Voilà ce que dit Freud dans La Science des Rêves (p.461) :

« Nous ne pouvons pas décrire la marche du rêve hallucinatoire autrement qu’en disant : l’excitation suit une voie rétrograde. Au lieu de se transmettre vers l’extrémité motrice de l’appareil, elle se transmet vers l’extrémité sensorielle et arrive finalement au système des perceptions. Si nous appelons « progrédiente » la direction dans laquelle se propage le processus psychologique au sortir de l’inconscient dans l’état de veille, nous sommes en droit de dire du rêve qu’il a un caractère régrédient. […] [Cette] régression est certainement une des particularités du rêve ; mais il ne nous faut pas oublier qu’elle n’est pas l’apanage du rêve […] »

En ce moment on appelle plutôt ces deux tendances la progrédience et la régrédience, élargissant le concept au-delà de la sphère du rêve comme nous y invitait Freud.
Cela m’intéresse parce que ça me permet de penser un certain nombre de phénomènes qui se passent en séance entre analysant et analyste, en particulier dans les moments symbiotiques.
Encore un rappel de la dernière fois, une citation d’un texte de Guy Lavallée :

« Définition de la régrédience : la régrédience est centripète et introjective, elle est liée à la position pulsionnelle réceptive passive, elle vise sous la poussée de l’hallucinatoire à l’éveil des processus primaires en accompagnement des processus secondaires. Autrement dit, elle tend à la régression formelle du mot à l’image. Mais elle est aussi liée à la régression temporelle : elle se tourne vers le passé. La régrédience est propice à l’introjection pulsionnelle, elle vise à un apaisant retour au calme après l’acmé de la satisfaction pulsionnelle. Le narcissisme régrédient tend à la plénitude de l’un. »

Vous voyez comment cela peut être utile dans les moments de symbiose : les deux Moi, celui de l’analyste et celui de l’analysant, tendent vers « un ». Or cela est souvent stigmatisé par l’analyse lacanienne comme un laisser-aller à une identification hystérique. Et si c’était l’inverse qu’il fallait faire ? Revoir la question de l’identification hystérique sous l’éclairage d’une régression ?
Je termine la citation :

« Notons aussi que le terme de patient (celui qui souffre) définit une position subjective régrédiente.
[…]
Définition de la progrédience : le moi vigile vise l’objet dans une position pulsionnelle projective active. Les phénomènes d’attention dominent et sont tendus vers l’instant futur, dans un mouvement centrifuge. Le processus secondaire règne en maître sur la pensée, le moi tente de réaliser des projets. Le narcissisme progrédient vise à l’estime de soi, concédée par le surmoi et obtenue par des réalisations effectives. »

Voilà pour le rappel.
Je vais reprendre tout à l’heure la question du Moi et du Surmoi dans cette optique. Je pense que cela peut aider à repenser les incursions du conscient dans l’inconscient, et de la vie nocturne dans la vie diurne.
En fait, je cherche quelle serait la meilleure gymnastique psychique et intellectuelle, le meilleur entraînement, que pourrait faire un analyste pour mieux faire son travail d’analyse. Finalement, c’est ce qui m’intéresse le plus. On appelle l’analyse didactique, en anglais, « training analysis » : « training », c’est bien de l’entraînement. Comment s’entraîner à mieux « capter » sans se défendre avec notre savoir, utile, mais seulement après-coup ?
Parce qu’on ne peut rien saisir de ces mouvements, de cette dynamique, « en séance » (car c’est de l’ici et maintenant qu’il s’agit) si l’analyste n’est pas dans cet état particulier qu’on nomme attention flottante, mais qui est en fait bien plus complexe que cela.
Quelle position psychique avoir pour mieux entendre et mieux agir ? Et d’ailleurs, s’agit-il d’entendre ?
Freud exhortait les analystes à écouter sans juger. Ce n’est pas facile du tout. Chercher un sens ou une interprétation, c’est déjà une sorte de jugement. C’est donc une suspension de jugement, suspension que les analystes muets font durer pendant des années. Mais est-ce pour ne pas juger ? Pas sûr ! Ne pas juger nécessite d’être dans un état particulier, ce n’est pas seulement une posture éthique face au patient. Nul besoin pour cela d’un fond de silence sépulcral ! Il y a là une confusion. L’analyste peut parler, entrer dans des jeux de langage, jouer, faire du squiggle verbal, sans pour autant juger.
Ecouter sans juger est en même temps la meilleure façon de se laisser pénétrer (eh oui) et aussi la meilleure façon de donner sa chance à la symbiose, qui ajoute à l’entendement de ce qui a du mal à se dire et à se penser dans la séparation sujet-objet.
Et cependant, l’analyste doit aussi permettre à l’analysant de juger. Qu’est ce que c’est que juger pour l’analysant ? C’est pouvoir « en » penser quelque chose, ce qui permet de construire une histoire subjectivée. Quand on peut « en » penser quelque chose, c’est déjà une opération de séparation qui commence. « J’en pense » quelque chose, de mon père ou de ma mère, de telle ou telle période de ma vie, ou de l’état du monde. Mais revenons au plus simple. C’est le début de la fin de la plainte. « J’en » pense quelque chose signifie le début de séparation endo-psychique. Ce n’est pas « Ah, on a été méchant avec moi. » Ce constat est sans doute nécessaire, mais ensuite… Le jugement est, par exemple, de voir la folie du parent, de pouvoir se situer un peu en surplomb ou à côté. C’est pourquoi certaines séparations dans la réalité ne sont que des gesticulations sans intérêt véritable. « Je ne vois plus ma mère » par exemple. Et pendant ce temps-là, il ou elle peut parfaitement continuer à porter cette mère à l’intérieur, sans rien pouvoir « en » penser. Une mère collée hallucinatoirement, sans séparation endo-psychique qui l’aurait constituée en objet de pensée par une activité progrédiente. On peut mettre des tonnes de kilomètres entre soi et les objets collants, si on n’en pense rien, si on n’exerce pas la capacité de jugement, le décollage ne se fait pas.

LA NARRATION ET LA VERITE
J’avais terminé la dernière fois par ceci :
Le plausible est à la vérité du narrateur (analysant), ce que le figurable est à la pensée du rêveur. Le plausible fait appel à la progrédience, le figurable à la régrédience.
Je poursuis donc aujourd’hui par un questionnement concernant le traitement de la narration. Je sais que je ne peux que tourner autour. Il n’y a pas de « réponse » à un phénomène aussi complexe qu’une narration. Et je ferai mienne cette remarque de Blanchot, d’ailleurs souvent reprise par Bion : « La réponse est le malheur de la question. » Alors traçons le territoire par des questions…
Pourquoi cette insistance sur la narration ? Peut-elle être vue autrement que comme une information ou une demande adressée à l’analyste ? Est-elle un pont sensible et intelligible entre les protagonistes de la situation analytique, et peut-elle avoir une valeur d’activité progrédiente sans rapport strict avec la véracité des « choses » racontées ? C’est dans ses intervalles que le silence permet de sentir et que le corps montre ce qui ne peut se dire.
Le travail de l’analyste, quelle que soit la pathologie, consiste à faire en sorte que la fabrique d’histoires fonctionne au plus près du vécu passé et présent, et que le sens fabriqué soit vraisemblable. On ne peut et on ne doit pas aller au-delà. Mais toutes les versions ne sont pas bonnes à prendre, et c’est là que le bât blesse.
Voilà pourquoi beaucoup de théories, sinon toutes, peuvent avoir de « bons » résultats et satisfaire les patients. Pour un temps. Leur cohérence doit satisfaire l’écoute de l’analyste et ses capacités d’entendement. Rien ne nous dit avec quoi untel a « fabriqué » son récit intime. Le plus souvent, c’est avec la participation plus ou moins explicite de son analyste, mais il arrive que cela se fasse tout à fait indépendamment du thérapeute. D’où aussi la nécessité de « tenir » assez longtemps sans comprendre. Cela évite au patient de fabriquer trop tôt un sens pour l’analyste, et seulement pour lui. On sait que l’observateur modifie par sa seule présence le champ observé. Comment croire que l’analyste puisse être neutre ?
L’orientation du récit, la visée d’une narration, ce qu’on appelle la progrédience, si nous savons écouter, nous révèle à nous-même notre théorie implicite que l’analysant a captée sans que nous l’ayons explicitée. Même s’il s’agit de faits historiquement avérés, leur organisation narrative dépend de l’écoute. A plus forte raison lorsque, ce qui est le plus souvent le cas, la mémoire est activée par l’affect qui cherche une adresse. La mémoire livre ses fragments que « l’ambiance » de la séance va orienter dans leur configuration en souvenirs toujours construits en vue d’un sens. Tout analysant cherche un sens à ce qui lui arrive, et ce sens « doit » en principe convenir à son analyste qui n’est jamais que le porte-parole de son époque. En cela, la référence à la métapsychologie peut (elle ne l’est pas forcément, mais elle peut) être une parade contre une trop forte empreinte  idéologique  de l’époque sur l’analyste. Quand je dis époque, j’entends à la fois la pensée dominante – actuellement une certaine victimologie – et l’idéologie analytique propre à l’analyste. Cette dernière est rarement complètement hors temps, hors époque. Et c’est elle qui impute les causalités, le sens des causalités. Par exemple : « Il est mauvais en maths parce que son père n’est jamais là. » Idéologie du nom du Père. Ou : « Il est mauvais en maths parce que sa mère était déprimée quand il est né ». Idéologie de la mère déprimée du nourrisson.
Mais le sens s’use comme les mots. Le sens que les analystes « fournissaient » aux patients tend à s’user.
Et comme je le disais, le sens n’est pas la vérité.
Le sens emprunte la forme d’une narration plausible, donc crédible par le sujet et par au moins quelques autres. Chaque époque privilégie un type de sens qui va surgir à partir d’un matériau singulier.
Et quel est le but du « sens » trouvé ? Permettre une vie meilleure. Et cette vie meilleure nécessite aussi une reconnaissance par l’autre, une adaptation aux idéaux et une augmentation de la puissance d’agir. Il est rare que cette puissance d’agir ne soit  liée à quelques idées dominantes, et à ce que pense l’époque. Pour utiliser la formule spinozienne : « augmenter la puissance d’agir et diminuer la puissance de pâtir ». Je ne vise donc pas la recherche de la causalité toujours suspecte, mais un noyau actuel sur lequel il convient de porter l’attention, là où ça souffre et ce qui demande une transformation.
Je dis noyau actuel, cela peut sembler contradictoire avec l’attention portée à la régression, seulement voilà : la régression n’est pas un retour en arrière, en arrière toute ! Non. C’est la survivance dans l’actuel d’éléments archaïques ou, comme le disait Bion, « non digérés ».

ETRE ACTIF
Pour commencer, je crois qu’il est important de rendre l’analysant psychiquement actif. Augmenter sa puissance d’agir car penser, c’est être actif. On peut donc dire que penser soigne.
Il faut absolument différencier la pensée du ressassement !
Or cette fabrique du récit, souvent relié au pathos, met le sujet en position active. Il y a une différence entre « raconter » et dire. Raconter peut être une activité très passive, dire implique une position subjective différente. Par exemple : « Qu’est-ce que vous en dites, de ce rêve ? Qu’est-ce que vous « en » pensez ? » L’analyste doit être passif, un temps en tout cas, pour écouter sans juger, sans rien « en » penser du patient ; mais le patient, lui, il vaut mieux qu’il puisse « en » penser quelque chose, de ce qui lui arrive.
Ce qui est important se joue là. Je dirai, le meilleur et le pire. Car adressé à l’analyste, tout récit peut être suspecté d’être fait sur mesure, inconsciemment adapté aux possibilités d’écoute ou au désir du thérapeute.

INFILTRATIONS OU CONTAMINATIONS
La question que je me pose souvent est celle-ci : comment atteindre les fondements inconscients du patient ? Il ne faut pas sous-estimer le fait que l’échange verbal entre analyste et analysant se fait tout de même sur le versant de la pensée consciente, au moyen du langage articulé et logique. Le « plausible » est logique ! Chaque analyste est particulièrement attentif aux manifestations de l’inconscient, mais on ne peut méconnaître le fait que nous faisons un usage massif du raisonnement et du recours au mode d’échange verbal logique. Alors, comment « ça » passe les frontières du conscient à l’inconscient, de quels outils de pensée disposons-nous pour donner un maximum de chances à nos échanges d’être autre chose qu’un bavardage psychologisant ?
Justement une des voies – je dis bien une des voies – est le retour dans le ici et maintenant des éléments non digérés, que ce soit chez l’analyste ou chez le patient.
Je vous cite quelques extraits d’une discussion de Bion (Quatre discussions avec Bion) où il récuse la régression comme un retour à la prime enfance.

« Vous souvenez-vous de l’époque où vous preniez le sein ? Non, vous l’avez oubliée, ou vous vous en êtes débarrassé… Seulement il arrive que, même oubliées, ces choses persistent dans le psychisme de la personne, ; sous forme d’archaïsmes, elles continuent d’opérer, elles continuent à se faire sentir. Et nous ne nous en rendons pas compte, même si parfois les autres s’en aperçoivent. Or, tant qu’elles opèrent, ces choses-là affectent le travail de l’individu. C’est pourquoi l’analyste est censé avoir été analysé le plus complètement possible […] »

Est-ce qu’il dit quelque chose de nouveau par rapport à ce que nous savons ? Je pense que oui. Il dit, sans le dire, que l’analyste n’a pas besoin de prendre l’analysant pour un bébé, même si celui-ci a des réactions qui appartiennent à une autre époque. Il agit des archaïsmes mais il reste adulte. Nul besoin, pour Bion, d’accréditer des mises en scènes de la régression.
En tout cas il ne semble pas être du côté de la réparation.
Plus loin, il explicite :

« Concédons une certaine vérité à l’idée que l’événement est oublié et opère de manière archaïque : comment l’individu s’en débrouille-t-il ? Tout ce que je peux faire, c’est attirer l’attention consciente des patients vers un point de vue qu’ils prendront, selon toute vraisemblance, pour une de ces choses racontées par les psychanalystes. S’il n’y avait que cela on s’en tiendrait là. Il nous faut admettre que ces idées s’infiltrent : l’individu est capable de communiquer avec lui-même. »

Donc ce que Bion pose là, c’est l’influence du conscient sur l’inconscient. Il y a un passage de frontières chez le patient entre le dit de l’analyste, ce qu’il entend consciemment, et la sollicitation des couches affectives conscientes et inconscientes qui produiront un changement.
Il en tire la conclusion que ça circule à l’intérieur du patient : le patient communique avec lui-même et ça communique par l’affect.
Concernant les sentiments qu’un patient peut éprouver pour son analyste, il dit :

« Si ce patient a ce sentiment, comment s’est-il infiltré dans la conscience au point de pouvoir être formulé ? »

Tout cela vient comme en écho à ce que disait Antonio Damasio à propos de l’affect . Mais Bion disait cela en 1978 !
Là ou Bion parle d’infiltration, j’avais parlé de « contamination d’affect » en opposition à la communication langagière, avec la double articulation.

Bion se posait cette question il y a déjà longtemps : comment ça communique entre les deux systèmes, conscient et inconscient ? Comment la parole de l’analyste peut-elle entrer en contact avec les zones inconscientes du patient ? Il se réfère peu la métapsychologie freudienne. Pour Freud, le grand échangeur est justement le Moi où il y a une part d’inconscient et une part de conscient. Ces questions sont toujours d’actualité, quelles que soient les manières dont on les pose. On ne s’étonne pas assez de ces passages de frontières et des effets surprenants de nos paroles et de nos réflexions sur l’autre, quand ce ne sont pas les pensées et paroles du sujet lui-même, c’est-à-dire des effets des structures conscientes sur l’inconscient.
Tout cela peut se résumer ainsi : le but de toute analyse est d’obtenir une transformation.
On sait bien qu’on ne peut pas viser exclusivement la cessation du symptôme, mais de toute façon je préfère user du terme de « transformation ». On touche là à la question de l’influence. Car on ne peut nier le fait qu’il y a toujours une part d’influence, même les analystes n’aiment pas du tout cette idée !
Une interprétation qui a de l’effet, c’est une interprétation qui influence, qui infléchit le cours des choses. Cette influence ne peut se réduire à la caricature du désir d’assujettissement de la part de l’analyste. Les analystes ont tellement peur qu’on les traite de manipulateurs qu’ils finissent par éluder l’essentiel. Que ce soit un insight de la part de l’analysant qui opère un remaniement, ou une parole de l’analyste qui produit un effet et un changement, il s’agit a minima d’influences par le conscient de l’un sur l’inconscient de l’autre. Cela laisse ouverte la possibilité d’influences d’inconscient à inconscient…
J’emprunte le terme de « transformation » au travail de Bion, largement repris par Antonino Ferro, analyste italien dont je vous ai déjà parlé.
Dans La psychanalyse comme œuvre ouverte, A. Ferro dit ceci :

« J’affirme que le lieu de la transformation est l’hic et nunc de la situation analytique, et plus précisément, que toute transformation a son point de départ dans la psyché de l’analyste. »

A quoi on peut ajouter un versant pessimiste sous la plume de Lacan :

« La résistance dans l’analyse est la résistance de l’analyste. »

Il dit la même chose dans le cas où il ne se passerait rien ! C’est un point de départ, mais Lacan s’est arrêté au bord du traitement du contre-transfert, en insistant sur le fait que ce sont les analystes femmes qui ont dit les seules choses intéressantes concernant le contre-transfert.
Je pense que les moments de symbiose représentent une voie d’accès propice aux transformations par le fait que dans les moments symbiotiques, les voies régrédientes et progrédientes sont entremêlées. Une libre circulation s’établit entre les psychés des protagonistes pour un très bref moment.
A ce moment, il y a de l’« Un ». L’Un éphémère de la symbiose. Ne confondons pas cet événement psychique avec la fusion ou la confusion sentimentale. Ici, l’un des deux au moins laisse franchir ses frontières du conscient et ses barrières du Moi. Je rappelle, quitte à insister lourdement, que la symbiose concerne la pensée, et qu’il ne s’agit pas de la confondre avec la compassion ou l’empathie.

FRONTIERES : USAGE RAISONNE DE LA DEUXIEME TOPIQUE FREUDIENNE
Dans ces questions concernant le passage de frontières entre conscient et inconscient, je constate une chose dont on ne tient peut-être pas assez compte : ces frontières sont mouvantes. Car la question est tout de même de savoir par où passe l’effet d’une parole ? Il faut bien qu’il y ait un impact sur les formations inconscientes pour qu’une intervention de l’analyste ou un insight du patient ait un effet. L’efficacité peut-elle se concevoir sans que les processus inconscients soient touchés ? Je ne le pense pas.

Le Moi, encore….
On peut aborder ces questions de différentes façons. Freud et Lacan (d’une certaine période) s’interrogeaient sur le « refoulé » qu’il s’agissait de ramener à la conscience du sujet. Sans oublier le fameux refoulé originaire, assez mystérieux. En général, le refoulé était de nature œdipienne. Plus que de le rendre conscient, il fallait le libérer et le remettre en circulation. Cela s’appelait la dé-liaison. il est vrai qu’aujourd’hui cela semble moins occuper le devant de la scène, et l’axe de nos interventions s’est déplacé. Or, pour revenir à la question de la circulation et du passage de frontières entre conscient et inconscient, je voudrais revenir à la topique freudienne.
Ce qui me sert encore assez souvent (je vous en ai rebattu les oreilles il y a trois ou quatre ans), c’est la trilogie freudienne du Ça-Moi-Surmoi. Je trouve que ces notions n’ont pas vieilli et qu’elles permettent encore un décryptage utile.
Le Moi étant l’instance psychique chargée des « transformations », il faut au moins s’entendre sur les bases sur lesquelles il fonctionne. Et avec quelles notions nous le pensons.
Le Moi est l’agent frontalier, ou le passeur prudent, entre les exigences pulsionnelles et les exigences de la morale, de l’idéologie d’une époque, des interdits parentaux ou même de leur folie déguisée en autorité. On vit avec les capacités du Moi à faire face à la réalité du monde, aux difficultés de vivre avec les autres, à s’adapter au monde et en même temps à le transformer tout en supportant les blessures narcissiques que lui inflige la vie. La dépression étant une des manifestations les plus courantes de l’époque, il n’est pas inutile de prêter attention à la façon dont un individu habite sa carcasse psychique.
Il y a plusieurs façons d’envisager le Moi, vous le savez, et vous savez à quel point sa conception a été une pomme de discorde.
Comme j’ai décrété que la guerre était finie… je vais me servir d’un auteur extraterritorial. Chacun cherche sa Suisse…
Il s’appelle Hans Löwald. Jeune médecin juif autrichien, il émigre avant la guerre aux Etats-Unis où il devient analyste dans l’émigration. Il écrit en anglais et c’est assez récemment que ses travaux ont été traduits en allemand, mais pas encore en français. C’est fort dommage car le Monsieur est absolument remarquable (Psycho-Analyse : Aufsätze aus den Jahren, 1951-1979).
Ses conceptions permettent notamment de tenir compte à la fois du Moi lacanien et du Moi classiquement freudien, car il en a une vision plus complexe.
Selon lui, le Moi se constitue de deux façons : par délimitation et par identification.
La délimitation sépare le Moi du Non-Moi, par dissemblance, c’est la conception freudienne classique. L’identification constitue le Moi par ressemblance avec les humains proches, en premier lieu la mère, mais aussi des non-humains de l’environnement ce qui, du coup, n’exclut pas l’identification à sa propre image. Toute une série va constituer les différentes couches du Moi.
Cette double construction me paraît importante à retenir. Cela permet de comprendre un peu mieux les multiples modes de passages des frontières par la pensée, ou la possibilité de dire ou d’agir ce que l’autre est en train de penser sans le savoir. Car les enveloppes du Moi sont multiples.
Je propose cette hypothèse : dans les phénomènes de symbiose, les frontières moïques peuvent s’effacer en l’espace de quelques secondes. Sans la délimitation (autrement dit, la clôture psychique), l’identification se fait sur un mode pathique. Le Moi devient « poreux » : j’agis là où l’autre ne peut dire. Et là où il ne peut dire, il y a une poussé vers la motricité. J’accède inconsciemment à cette pensée inconsciente de l’autre, ou à sa poussée motrice, qui vient à la place du dire.
Freud, se demandant quelle pouvait être la voie de sortie de l’emprise de la Pulsion de Mort, disait que c’était l’intrication à la Pulsion de Vie par la voie de la motricité.
Par ailleurs le même Löwald dit ceci :

« L’organisation psychique est en dernière instance une organisation de défense. »

Je poursuis en disant que la « réponse symbiotique » de l’analyste se fait à partir d’un retour à un état de non-défense du Moi, ou de moindre défense. Non-défense moïque par rapport à quoi ? D’abord par rapport aux angoisses. Et, dans une relation transférentielle, par rapport a un vide sémantique, ou trou de pensée, dans l’autre, en l’occurrence le patient. Je ne pense pas qu’il faille aussitôt penser à la forclusion. C’est moins grave, en tout cas l’analyste dans cet état de non-défense moïque participe à la régrédience de son patient. A cette occasion, on peut se demander si certains passages à l’acte des patients ne sont pas à leur tour des mises en évidence des trous de pensée chez leur analyste, qui les auront happés ?

ENTRE

Lorsque j’avais parlé de l’espace de « l’entre », espace de l’espèce humaine où l’on communique de manière non verbale mais qui ne se laisse pas réduire à une animalité autre que la nôtre, c’est à ces phénomènes que je me référais.
La prise en charge de la régrédience de l’un par l’autre ne peut que se passer dans un ici et maintenant. C’est un processus qui se passe entre deux corps en présence. La présence réelle est ici indispensable. Foin des portables ou des e-mails… Rien ne peut être compris si on ne tient pas compte de la présence réelle des corps, tout autant que de deux Moi corporels dont l’un des deux a perdu ses contours défensifs, bien que ce soit à un autre niveau. C’est donc un processus qui fait pont de l’un et l’autre, il est inconscient, mais devient patent par son effet.
Or c’est au niveau du Moi que se passe la régression et la symbiose, ainsi que la séparation endopsychique, rendant la séparation externe opérante. C’est également dans le Moi que se font les bifurcations des voies progrédientes et régrédientes.
Il y a également toute une dynamique entre le Ça, le Moi et le Surmoi, car les catégories de cette trilogie ne sont pas stables. Les frontières entre les délimitations du Moi par rapport au Ça et au Surmoi sont mouvantes. C’est une conflictualité aux frontières mouvantes. Il n’y a pas d’étanchéité entre les parois des instances psychiques, c’est une dynamique et un maillage. Selon les moments, le Moi prend en charge ou non certaines activités, une certaine énergie, par exemple dans les moments hypomaniaques (sans aller jusqu’à la manie franche) qui sont fréquents. Le Moi s’épanouit, se distend, le surmoi devient plus discret, moins exigent, le Ça s’écoule avec une libido qui s’ébroue… surtout si c’est le printemps. Comme on l’a vu, dans la voie régrédiente, le Moi est tourné vers le passé, la vie onirique, la pensée hallucinatoire, le rêve. L’analyste va entrer dans cet univers quand il entre en symbiose. Mais il va « en » sortir par ses propres voies progrédientes et formuler quelque chose qu’il aura entrevu dans son passage par l’autre.

Freud ne parlait pas du Sujet, le Moi lui suffisait. Il en est de même de Löwald, qui par ailleurs utilise aussi le terme de Soi.
A certains moments de l’analyse, l’équilibre entre le Moi et ses partenaires, le Ça et le Surmoi, se modifie. Pour Lacan, cela se raconte autrement : c’est le sujet barré par le manque que creuse en lui la perte de l’objet (a) qui deviendra objet… du désir. Et tout de suite on se retrouve dans la formule du fantasme : $<>a, indiquant l’aliénation du sujet par son objet de désir, qui est à la fois sa partie manquante et en même temps altérité aliénante. J’ai du mal à reformuler en termes lacaniens, bien que je les aie beaucoup fréquentés, cette problématique des processus régrédients et progrédients et la réponse symbiotique de l’analyste. Il y a de réelles discontinuités dans les passages d’une langue à une autre, d’une théorie à une autre. Chacune est une fenêtre sur le monde, avec son cadre bien délimité.

PASSAGE DE LA STRUCTURE AU PROCESSUS
Toute la métapsychologie de Freud et de Lacan est basée sur le postulat de la séparation du sujet et de l’objet. Toute la lignée ferenczienne, l’école anglaise de même que Löwald, se distinguent par le fait qu’ils traitent des patients chez lesquels cette séparation n’a eu lieu que de manière très insatisfaisante et non stabilisée, ou qu’elle n’a pas eu lieu. Cela était dû dans un premier temps à leur « clientèle » où dominaient des border-lines et des psychonévroses narcissiques. Löwald insiste sur le fait qu’à partir du moment où l’analyste est devenu sensible à ce problème, il le rencontrera également dans les névroses de transfert où, bien des fois, il y a indistinction entre le Moi et l’objet.

Quand je reprends les deux modalités de rapport du sujet à l’objet sous la forme de besoin de symbiose et de désir de séparation, comment peut-on re-articuler, après ce détour, les passages de frontières et l’accès au noyau dur ?
Une des manières de l’aborder est de le situer davantage au niveau des processus de pensée, plutôt que dans un rapport à l’objet, puisque l’objet en tant que séparé est évanescent.

SEPARATION ENDO-PSYCHIQUE
Les Anglais introduisent l’activité de pensée comme une processualité et prennent en compte l’aspect quantitatif de l’affect qui la propulse.
Cela permet de traiter la « réponse » symbiotique de l’analyste autrement que comme un avatar de son hystérie transférentielle dont il faudrait qu’il se débarrasse, et permet de voir comment la symbiose est reliée au processus de séparation endo-psychique. La Séparation endo-psychique est la condition préalable à toute véritable relation d’objet. Il y a de l’autre à partir du moment où cet autre a été « pensé », et où le sujet qui s’en déprend « en » pense quelque chose. C’est-à-dire le juge.
Par ailleurs cette manière d’envisager le rapport sujet-objet nous permet de mieux comprendre analytiquement les découvertes récentes des neurosciences, sans pour autant abandonner la spécificité du point de vue psychanalytique. Les neurosciences mettent à jour l’importance de l’activité cognitive (de la pensée) inconsciente. Ils parlent moins des contenus de l’inconscient (contenus du type œdipiens) que de l’activité de pensée. Ils formulent donc leur problématique en termes de processus. L’inconscient est désubstancialisé au profit d’une dynamique. Il ne s’agit pas de « l’entité inconscient », mais de l’activité de pensée inconsciente. Je dois dire que cela me satisfait davantage et c’est plus utile dans la clinique. Voilà la raison de mon intérêt pour Bion. Je n’oublie pas Winnicott qui mériterait d’être dépoussiéré de la couche de « bons sentiments » dont on l’a trop affublé ce qui simplifie sa pensée. Il n’est pas le gentil pédiatre qui a si bien compris les petits enfants et leur maman déprimée… C’est un analyste qui se bat, comme Lacan du reste, avec cette notion, si étrange et si spécifique à l’analyse, qu’est l’objet… de la pensée ou du désir, objet qui appartient à la réalité psychique. On oublie trop souvent que la fameuse mère de Winnicott est plus hallucinée que réelle, plus un objet créé qu’un objet de la réalité ordinaire. Tous les analystes se cognent contre cette insistance de l’humain à fabriquer une autre réalité, décalée par rapport à la réalité du monde qui les abrite. De toute façon n’oublions pas que chaque vision, chaque théorie, n’est qu’une « sonde » dans l’univers mental de l’homme comme le disait Bion, de toute façon bien plus complexe que tout ce que l’on peut en dire.

SEGMENT SEMANTIQUE ET OBJET DE PENSEE
Quand j’ai évoqué les trois exemples des premières expériences d’autonomisation de l’enfant, le Fort-Da, le Stade du Miroir et la découverte de l’objet transitionnel, il s’agissait de relations avec un « objet » à la fois séparé physiquement et non-séparé psychiquement. La bobine, objet concret externe, est en même temps représentant de la mère et de l’enfant, encore reliés et partiellement indistincts. L’image dans le miroir est également d’abord découvert comme externe, un autre, et vécu de l’interieur ; l’image se forme dedans mais l’enfant vient « habiter » son image. Il en est séparé comme d’un objet externe et non-séparé parce que c’est lui. L’objet transitionnel est à la fois trouvé à l’extérieur comme séparé, et créé comme partie de l’enfant et de la mère. Voilà trois objets hybrides, concrets, et issus d’un processus de pensée. L’objet de pensée est un au-delà de l’objet perçu. L’enfant fait plus et autre chose que de percevoir. Il « en » pense quelque chose, à partir de la séparation endo-psychique, il le nomme et éprouve un sentiment de joie et de puissance, d’en être le maître. Il assujettit l’objet-leurre. La présence réelle tend à s’effacer au profit d’une autre présence, celle de la représentation et de la pensée.
On peut alors se rappeler une fois de plus la phrase de Blanchot :

« Toute nomination enlève de la présence. »

Entre l’objet perçu passivement et l’objet pensé séparé, il y a la même différence qu’entre la mémoire passive, qui a enregistré quelque chose, et un souvenir construit.

Or ce qui se passe entre soi et soi dans ces trois exemples de l’enfant de la jubilation peut se retrouver dans la relation analyste-patient.
Dans la symbiose, on a affaire à une pensée partagée, une pensée d’un Moi qui a perdu ses limites. Le Moi opère hors limites, en passager clandestin. Cliniquement, c’est l’art de la divination.
Dans l’histoire de Monsieur L dont je vous parle depuis le début de l’année, quand je lui ai tendu le miroir j’ignorais consciemment le fait qu’il ne pouvait pas se regarder dans une glace ce qui est, sur le plan analytique, un symptôme majeur ! Et à partir de là, nous avons découvert « l’enfant fou » : il a récupéré un souvenir qui n’a jamais été refoulé, mais dont il n’avait pas d’usage. La réponse symbiotique n’est donc pas passée par une empathie affective, je n’avais pas particulièrement ressenti sa peine ni sa détresse, cependant j’avais vu son visage. J’avais dû voir quelque chose puisque tout est parti de là. J’avais dû capter le moment où ma perception inconsciente, ne pouvant aboutir à une pensée claire et verbalisable, me poussait vers un passage à l’acte (plus qu’un acte) qui était symboliquement la partie manquante dans l’énonciation du patient. « Ce que l’on ne peut pas dire, on le montre. » Il ne pouvait pas le dire et c’est mon corps qui a agi, ou qui l’a montré. En fait, c’est un processus que l’on peut observer chez les personnes qui s’occupent d’enfants autistes.
C’est une scénographie à deux qui parle pour un, sauf qu’il est très rare qu’en analyse on se l’autorise… C’est une réponse symbiotique. Que veut dire « agir » la symbiose ? Cela veut dire mettre en scène un événement ou un segment sémantique par la voie régrédiente, qui va des mots à l’image. C’est rendre visible, en quelque sorte « matérialiser » un objet de pensée, et par là séparer le sujet qui y était aliéné. C’était une scénarisation, ou une chorégraphie, qui vient là où manquait l’objet de pensée. Ce qui manque dans le symbolique vient dans le réel, en quelque sorte. A ceci près que le réel, pour être utile, doit pouvoir s’imaginariser d’abord. L’analyste prête sa psyché ou même son corps à cette imaginarisation que j’appelle la scénographie.
Si j’avais été davantage du côté de Pankoff, est-ce que cela aurait donné lieu à un modelage qui aurait pu nous mener au même récit du passé ? Je ne saurai le dire. Je pense que ce qui est important ici, c’est que c’est le « fait » inconscient qui s’est manifesté chez moi. C’est pourquoi j’appelle cela une « réponse » symbiotique de l’analyste.
J’insiste sur la question de la localisation du processus inconscient, car le patient, lui, était parfaitement conscient à la fois de l’événement de son passé d’enfant fou, et du fait qu’il ne pouvait pas se regarder dans la glace ! Mais il ne le reliait à rien. Il avait l’image-mémoire mais pas la pensée-souvenir. C’était conscient mais insignifiant, à tel point qu’il n’en avait jamais parlé. C’était donc un fragment qui restait « retranché », mais non refoulé. C’est ce que raconte très bien Françoise Davoine pour les psychotiques. Monsieur L n’était pas psychotique bien que mélancolique. Mon geste, ou plutôt mon agir, intégrait sa difficulté à se regarder (ou à se voir ?) dans son histoire infantile et le reliait à son état dépressif. En somme, mon geste était le verbe qui manquait pour que cela puisse se penser et devenir un vrai énoncé. Je crois que ces moments sont plus fréquents qu’on ne le pense. Sur le plan de la métapsychologie, on peut dire que cela appartient à la pensée hallucinatoire. La compétence à se connecter à des fragments de mémoire non digérés est spécifique du moment qui précède la séparation du Moi et du non-Moi, donc d’un Moi primitif.
Il ne s’agit donc pas de refoulement, mais d’un processus de pensée inconsciente de l’analyste portant sur un segment sémantique qui a lieu dans l’espace de l’« entre » les deux. Tout le dialogue qui a suivi le regard que Monsieur L a porté sur le miroir, jusqu’à ce que nous concluions par :
– Ça ne se voit pas.
– Qu’est-ce qui ne se voit pas ?
– Que je suis fou. »
Le segment sémantique qui faisait pont entre nous (c’est autre chose qu’un échange verbal simple) ouvrait la possibilité d’associer et de raconter, ce qui n’est pas refoulé, mais mis de côté. Monsieur L n’avait jamais raconté auparavant son histoire, comme « enfant fou » en Allemagne, avec ses grimaces et sa peur du grand-père halluciné sous le parquet. En fait, cela peut correspondre à ce que Bion appelle « des éléments non digérés » même si les événements ne se situent pas à un âge préverbal.
Or si l’on veut retourner à la problématique du rapport à l’objet de pensée, un segment sémantique est un objet de pensée qui existe hors la pensée. Il vient hanter l’espace de « l’entre ».
Voilà une séparation endo-psychique qui se fait directement grâce à la symbiose.
L’aboutissement serait donc l’intégration de la séquence sémantique manquante singulière, dans un récit plausible où l’analysant jouirait d’une parole non aliénée pour se subjectiver dans la fabrique de sa narration.

Pour conclure, je dois rappeler que la constitution d’un récit, ayant idéalement intégré les segments manquants, est une manière de consolider les défenses à un autre niveau. Car il faut se souvenir de ce que soutiennent Bion et Ferro en disant que « la narration est une réponse à la peur ».
Dans le meilleur des cas, on aura alors trouvé une parade un peu plus élaborée et moins infiltrée d’archaïsmes pour lutter encore et toujours contre la peur.

QUELQUES MOTS ENCORE POUR FINIR
Le nom vient à la place de la présence réelle. Il est un leurre. On nomme pour que l’autre puisse s’absenter. La narration est un lien entre vérité et mensonge, en somme une activité de consolation pour supporter l’évanescence de la présence réelle, évanescence qui doit être acceptée faute de devenir fou, fou d’angoisse ou fou tout court.
Dans cette danse, dans ces scénographies plus ou moins conscientes, plus ou moins intégrées, la parole sert le mensonge autant que la vérité. Elle est essentiellement mensongère parce qu’elle sert le leurre et prétend pallier l’absence. C’est une consolation. On s’y fait, on y prend même goût. Elle sert la vérité parce qu’elle distingue l’un de l’autre, elle marque les différences et sert la conscience dans ses explorations audacieuses.
Nous entrons en humanité par la fonction leurrante du langage, parce qu’on ne peut tout simplement pas vivre en pleurant tout le temps et qu’aucune présence, aussi aimante soit-elle, ne peut être permanente. Toute séparation est d’abord mutilante, même quand elle est la condition de la vie, et la condition de la poursuite de la vie. Reste la voix, toujours unique, qui ne peut mentir car même l’enfant très petit fait la différence entre la voix de l’un et la voix de l’autre. On peut usurper une parole, un nom, jamais une voix. La voix relie, la parole sépare. Toute parole, portée par une voix qui affecte, est comme la trace du corps de la mère en train de nous quitter.

C’est pourquoi la psychanalyse, tant qu’elle s’exercera avec les présences réelles et des voix singulières, gardera toute sa vitalité.