Ah les Belles Leçons

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Nouvelle Revue de Psychanalyse – Gallimard – 1990

…l’horloge sonne
En rang par quatre s’il est quatre heures
par six s’il est six heures
chacun a ses petits fanfantômes
qui s’en vont à l’école..

Michel Leiris

« Damoclès » dans Autres Lancers
Les pratiques de la psychanalyse ont pour étayage de manière plus ou moins explicite une théorie de la cure, et se situent nécessairement par rapport à celle de Freud. Pour lui, le temps de la séance se référait aux conditions de travail, et aussi, sans équivoque, à la question du paiement : « Chacun de mes malades se voit attribuer une heure disponible de ma journée de travail; cette heure lui appartient et est portée à son compte même s’il n’en fait pas usage. Cette condition qui, dans notre bonne société, semble aller de soi quand il s’agit de professeurs de musique ou de langues, peut sembler trop rigoureuse, voire indigne de la profession, quand il s’agit d’un médecin. » Puisque Freud n’avait pas d’analyste qui l’ait précédé, il s’est inspiré des usages en cours dans la bonne société viennoise, clientèle assidue aux leçons particulières.

Si je n’abandonne pas Freud, qu’il me soit au moins permis de quitter Vienne!

Après des débuts, où j’ai répété comme beaucoup de jeunes analystes, les conditions qui ont présidé à ma propre analyse, j’ai commencé à me poser des questions sur « notre bonne société ». La pratique de chaque analyste est, me semble-t-il, soumise à une double influence : d’une part, celle de ses convictions théoriques, elles-mêmes subordonnées le plus souvent à des reliquats de mimétismes, séquences muettes mais féroces de la transmission inconsciente, faite de la reproduction de gestes, d’intonations, de tics et d’habitudes corporelles provenant de son propre analyste, et d’autre part celle, induite par le type de « clientèle » qui lui est adressé, ou qui lui parvient par le transfert qu’il génère au travers de ses différents engagements sociaux et institutionnels.

Le temps et l’argent ne sont pas liés de la même manière pour tous. Avec le temps, et au gré de son expérience personnelle, chaque analyste modifie peu ou prou le modèle qu’a été sa propre analyse (qui peut à l’occasion, quand elle a été reconnue comme néfaste, s’ériger en anti-modèle), à condition de pouvoir négocier, dans le privé, comme dans le public, avec le poids surmoïque qu’exerce l’institution ou le groupe auquel il appartient, qui sont de véritables forces de censure.

Ce qui a été déterminant dans ma manière de faire, en dehors de ma propre expérience d’analysante, c’est le fait de recevoir depuis une quinzaine d’années beaucoup de patients en place de deuxième, troisième ou même cinquième analyste. Ceci permet d’entrevoir les effets de telle ou telle pratique.

Pour chaque analysant j’essaye de voir quel temps m’est nécessaire pour l’entendre et pour que s’établisse un contact; ou encore pour modifier une ritualisation venue d’une ou de plusieurs analyses précédentes. Ceci à l’intérieur d’un éventail, allant d’une demi-heure à une heure et demie, moment où je me fatigue, ou qui est ma limite, ce que je peux dire au patient. Si le temps peut varier d’un analysant à l’autre, chacun dispose pour une longue période d’une durée constante. Quand cela change, c’est le plus souvent dans le cadre d’un remaniement du rythme des séances, du passage de la position allongée à celle assise, ou inversement.

Voici, en bref, sur quelles cônsidérations je me fonde pour cela :
1) Le temps, donc la durée, ne peut se manipuler sans entraîner une manipulation de l’espace… Espace et temps ne sont pas dissociables dans l’expérience humaine… Chaque dimension intervient de manière privilégiée : celle de l’espace domine là où les aspects pulsionnels et corporels se manifestent, tels que l’agressivité, ou les atteintes narcissiques primaires; celle du temps concerne ce que l’on peut schématiquement appeler le rapport à l’objet, la perte, les modalités de l’attente et donc de l’angoisse. Temps et espace étant liés, modifier l’un entraîne des modifications de l’autre, à des niveaux que l’on ne peut pas toujours apprécier. Tout ce qui touche au rapport à l’autre comme semblable, bien avant que ne se constitue l’autre comme différent, est lié à l’entourage spatial, humain le plus souvent, mais non humain aussi.
2) Il me semble qu’il convient de faire savoir que l’analyste a choisi de travailler dans un cadre avec des règles qui délimitent son ingérence et son pouvoir, et de ne pas confondre les règles d’un fonctionnement avec le symbolique. Faute de quoi le glissement s’opère et l’analyste se prend pour le représentant de la loi. Celle-ci est aux fondements de toute société humaine et ne dépend pas du psychanalyste, même si sa tâche consiste à la rendre efficiente pour ceux qui en auraient un usage perverti, de par leur structure ou leur histoire. Mais ceci dépend du travail psychique et de la parole et non d’une intervention muette sur le temps de l’analysant.
3) La variation de la durée de séance sous la seule maîtrise du psychanalyste est un agir sans parole, qui peut être ressenti comme un pur arbitraire, livrant l’analysant aux impulsions du psychanalyste sans aucune régulation des expressions inconscientes de son transfert. Une durée constante de la séance constitue une barrière, fragile, certes, mais c’est mieux que rien, aux interprétations ou projections de part et d’autre.
Il est intéressant de voir comment cela ne va plus du tout de soi dans les moments de régression ou de bouffées délirantes. Or celui qui s’approprie le temps de façon qui peut paraître arbitraire à l’analysant, s’approprie du même coup son espace. Certaines variations malvenues sur la durée équivalent à une agression de l’espace propre de l’analysant, voire de son image du corps.
4) Si une modification du cadre et de la durée d’une séance se révèlent utiles, je préfère les expliciter. Quitte à me tromper, je pense qu’il est moins dommageable de le faire au travers d’un discours dit, qui peut être repris, qu’au travers d’une manipulation de la durée qui est un agir.

Après cet exercice de leçon auquel je viens de me livrer à mon tour, et que j’aurais pu prolonger encore, ayant profité de, – et parfois contesté -, celles de Freud, de Lacan, de Ferenczi, de Searles, de Balint, de Winnicott, de mes analystes, et de mes contemporains, je me dois cependant d’y ajouter celles que les analysants me donnent, et parfois m’infligent. Elles ne vont pas toujours dans le même sens et sont plus importantes que mes capacités d’argumentation. Pour s’opposer à ce que pense son analyste et l’en déloger, il faut jouir d’une robuste santé, ce qui est le cas heureusement, pour beaucoup d’entre eux, qui, en dépit d’une très grande souffrance, résistent à la résistance du psychanalyste, à ses peurs, et à ses agrippages transférentiels. Si celui-ci n’est pas trop rigide, ni trop fragile, il peut entendre ce que le patient lui dit et changer; sinon ce dernier s’épuisera à des soins intensifs prodigués à l’enfant-analyste, à moins qu’il ne possède assez de force, et pas trop de culpabilité, pour le quitter.

Ce que je pense devoir faire et ce que je fais ne coïncident pas toujours. Lorsque l’on réfléchit et que l’on écrit, c’est dans le calme, mais les séances ne sont pas toujours de tout repos, car il faut ajouter, pour être honnête, le fait que l’analyste est aussi quelqu’un qui se laisse affecter. Autrement, à quoi bon accorder une place au transfert. Quel que soit le bien-fondé d’un cadre spatio-temporel constant, il peut à certains moments paraître bien dérisoire par rapport à l’insupportable qui vient s’y rejouer. Il y a la violence, la contagion des états, l’envahissement psychique, la culpabilité, la passion négative et positive, le rejet, la peur, la colère et, enfin, l’ennui. Alors on bouge, qu’on le veuille ou non, parce que l’autre n’est vraiment plus le patient idéal, face auquel les règles ou les idéaux de l’analyste tiennent le coup; le temps de la séance devient trop long, ou trop court, enfin étroit quel qu’il soit, et on fait ce que l’on peut. Toute généralisation qu’implique nécessairement une position théorique, et qu’un usage habile de la rhétorique rend toujours convaincante, laisse volontiers de côté les cas atypiques, ‘insoumis au cadre, provoquant la brisure de l’image « professionnelle ». Les décréter inanalysables est souvent un geste de repli de pur confort. On peut vivre alors des séquences parfois dramatiques, soit de rupture irrattrapable, soit au contraire des moments féconds, de trouvailles, des moments de génie à deux. Car jamais un psychanalyste .ne peut être génial tout seul, il lui faut le génie de l’autre, l’analysant, et inversement. Voilà la limite de la leçon, où pour certains tout commence, là où celle-ci s’achève. Cela ne s’enseigne pas, ne s’apprend pas, et n’est en aucun cas à prescrire, car cela est impossible, voire dangereux.

S’il est difficile de toujours faire ce que l’on dit, au moins peut-on essayer de dire ce que l’on fait! Pourquoi est-on dans ces cas immédiatement soupçonné – et vilainement – de promouvoir une clinique sans théorie ? La perte, même momentanée de celle-ci semble pour certains plus dangereuse encore que le clivage entre d’une part les pratiques clandestines, et de l’autre une théorie qui tient debout.

Ainsi je me suis laissé déloger de mes propres leçons pour introduire des variations dans la durée des séances, certaines fois à mon corps défendant, d’autres fois, heureusement, de manière réfléchie. Lorsque c’était le cas, la variation allait presque toujours dans le sens d’un prolongement.

Ceci tient au fait que j’ai reçu des patients ayant disposé dans leurs analyses précédentes de trop peu de temps, de contact, de paroles, ce qui, venant redoubler des situations traumatiques de l’enfance, peut prendre des dimensions somatiques graves. Il y a alors urgence à dédramatiser le moment de la séparation, à ne plus répéter ce qu’on leur a déjà fait, laissant par exemple la possibilité à l’analysant de mettre fin lui-même à une séance, sans que ceci soit une rupture. Je note au passage que le très célèbre obsessionnel qui est censé guérir si on le prive de ses ressassements en le mettant à la porte au bout de cinq minutes, est tout autant désarçonné, si, de manière inattendue, on le garde largement au-delà de ce qu’il pensait être son dû! Ce qui a tout de même l’avantage de produire, en prime de la désorganisation et de la surprise qui va grandissant, des manifestations dans le « ici et maintenant ». S’il y a avantage pour le patient, il y a bien sûr désavantage pécuniaire pour l’analyste! Mais il faut savoir ce que l’on veut.

Certains analysants sont tellement marqués par les « habitudes » d’un analyste, que ce soit celle des séances courtes ou longues, où le dogme de l’analyste est toujours en cause, qu’il m’apparaît souvent indispensable de déjouer cette emprise de l’autre. S’il m’arrive de raccourcir une séance, de manière voulue, ce qui est exceptionnel, c’est lorsque je suis sûre de ne pas être dans la répétition d’un moment persécutif intense dans le transfert.

Je ne sais pas pourquoi pour certains analysants j’ai besoin de séances plus longues que pour d’autres. Mais souvent je le sais après-coup. Car il n’y a pas que le « besoin » du patient qui exige une éventuelle modulation du temps. Après tout, l’analyste, s’il reste sourd, doit se soigner aussi! Ainsi certains patients me seraient restés totalement incompréhensibles dans leur singularité si je n’avais pas modifié leur temps de séance, de même que d’autres modalités, telles que la fréquence ou la posture. Je les aurais réduits, m’agrippant à la seule règle comme à un règlement, à leur seule structure, qui est une abstraction, ou à des éléments langagiers privés d’un contexte suffisant pour donner sens à tel ou tel élément. Leurs affects, leurs représentations, leur monde fantasmatique, tout comme leur mode de pensée, seraient restés hors de ma capacité d’entendement.

L’habitude étant pour l’analyste une des formes majeures de sa propre résistance à la psychanalyse, toute la difficulté consiste précisément à ne pas tomber dans l’excès de rigidité sans pour autant s’arroger un droit hors règles, sous prétexte d’interprétation. S’il est nécessaire d’avoir une idée de ce qu’est un cadre pour une psychanalyse, dans lequel intervient la notion de la durée des séances, celui-ci peut devenir un carcan, un empêchement à la rencontre et au déploiement du temps subjectif des protagonistes. À quoi peut servir une règle quand elle empêche plus qu’elle ne favorise l’avènement de la subjectivité ? Parler, jouer, rire, tempère comme l’a si bien montré Winnicott, l’aspect austère de l’entreprise sans en ôter le sérieux. La référence au mythe d’Œdipe n’empêche pas de rire, et le tragique n’est pas obligatoire.

Je pense que la psychanalyse ne s’occupe pas uniquement des processus primaires, ou des manifestations de l’inconscient. Le travail de « déliaison » peut s’avérer destructeur s’il ne s’accompagne pas d’une prise en compte des modifications qu’il engendre dans les processus secondaires, notamment par l’ancrage de nouvelles liaisons, dont une des manifestations est la capacité de penser, notamment de se penser sans analyse, comme de pouvoir passer à une élaboration solitaire des manifestations symptomatiques. Ceci nécessite du temps passé ensemble ». S’il n’est pas souhaitable de se confondre avec son patient, il n’y a pas lieu non plus de rester des étrangers, qui parlent des années durant une langue, dont l’un et l’autre ne sauraient que les mots mais dont ils n’entendraient ni la musique ni la valeur affective. Une séance a aussi sa prosodie. Et l’analyste ses préférences… car il n’est jamais assez bien analysé! Pour rien au monde je n’aurais interrompu une phrase de Proust… eût-elle été l’expression majeure de son symptôme. Et son asthme ? – me direz-vous – Eh bien, j’essaierais de décoller sa mère par d’autres voies!

Si on peut toujours écouter, entendre n’est pas garanti. Mais ce que je sais aujourd’hui, c’est qu’il me faut pour certains plus de temps que pour d’autres, pour écouter, parler, mais aussi voir, penser, sentir et y penser. L’autre, l’analysant, est toujours d’abord un étranger, mais il y a des étrangers plus étrangers que d’autres! L’époque que nous vivons l’illustre déjà trop bien. La moindre des éthiques est de prendre le temps nécessaire. Ce temps-là est parfois un temps volé à l’institution : aux jouissances autorisées par le travail, la famille, le mariage, l’État, la Sécurité sociale, et last but not least, par la leçon de psychanalyse.

Que la durée soit courte, longue, fixe ou variable, à un moment ou un autre; il est souhaitable qu’elle puisse être reprise par deux subjectivités en présence, l’une et l’autre douées de parole, ce qui suppose un psychanalyste qui parle, pour que l’analysant ose s’entendre dire à quelqu’un de vivant, en somme un semblable, qu’il est l’heure pour lui de partir. De même, il y a deux prix : celui que l’on reçoit, et qui peut paraître bas par rapport à ce qui se demande ailleurs, mais qui peut être très cher pour celui qui paye. Car la variabilité du prix, elle, est-elle discutée ? Voilà pourquoi, à mon avis, une séance de psychanalyse n’est pas une leçon particulière que se paye « notre bonne société ». La tendance naturelle des institutions psychanalytiques est d’en faire une leçon quand même. Enseignement oblige.

RADMILA ZYGOURIS