Le Sperme du Diable

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Nouvelle Revue de Psychanalyse n° 29 – 1984

L’inimitié qui règle nos rapports
Ne nous retiendra point d’aimer

Saint-John Perse, Amers
La lettre d’amour : Pathos

Elle rêvait de mers, de l’Océan, de vagues géantes, l’Atlantique, l’Adriatique, la Méditerranée, la mer Indienne, Noire, Rouge, Blanche, Morte, toutes les mers de la terre.

Devant ces déluges, je perdais mon latin. Dans la langue de ses rêves, sa langue maternelle, mère ne rimait point avec mer et la lune était au masculin. Je me désarrimais des grammaires. L’élément liquide, quelle que soit la langue, s’interprète, paraît-il, au féminin. Nous fîmes donc les exercices s’y rapportant… et elle continuait à rêver à l’Océan, à la Méditerranée, à l’Atlantique, aux vagues géantes. Toutes ces flottes sublimes et calamiteuses, troublantes, l’assaillaient nuit après nuit.

« Quand je suis devant la mer, je ressens un
trouble profond… après je m’habitue et je prends
le plaisir plus anodin de me baigner, d’en profiter…
mais mon trouble, c’est plus, c’est autre chose…
comme les signes annonciateurs de l’amour. »

Deux états discontinus devant une chose : le trouble teinté d’angoisse, comme les signes annonciateurs de l’amour; puis le plaisir plus anodin d’en profiter : domestication de la chose.

Mais encore, qu’en faire ? Et si, au lieu de débusquer le contenu latent, le sein, la mère, le sperme, au lieu de traquer le signifiant, le désir inconscient, au lieu d’encourager les associations si, au lieu de tout cela, je me laissais emporter par la seule beauté de ses rêves? Car ils avaient ceci en commun : tous étaient beaux. Et si je n’écoutais que la beauté ? Démériterais-je de la psychanalyse? Et elle, deviendra-t-elle une mal-analysée? Comme on dit… Horrible comparaison en vérité. Mais que faire devant mes propres associations? Les pensées parasites indiquent parfois le chemin le plus sûr. Alors je me laissais porter par la beauté de ses rêves. Ils étaient beaux pour séduire. Et, peu à peu, elle m’amena là où, sans doute, je devais me rendre.

Un jour, je me trouvais devant la force nue d’une présence. Le trouble. Intrication des pulsions, toutes représentations mises au clou. Rencontre du réel, trou noir de l’analyse, séquence muette dont il y a lieu de dire quelques mots, fussent-ils rares, pour entamer un nécessaire retour vers les mots, les représentations, la pensée. Plus présente que ça, tu meurs. Travail de domestication indiqué.
Au bord de l’autre, dont la rencontre est émergence pulsionnelle, ça pousse (es drängt), ça force, ça se fraye un passage difficile vers le langage, les images, les pensées; ça foule-refoule (drängt-verdrängt) d’un même mouvement la chose à communiquer pour ne pas sombrer dans l’implosion des référents les plus quotidiens.

Communiquer, coûte que coûte, ce drôle d’état que crée une rencontre, état de pulsions intriquées, que des gens normaux appellent souvent amour, que moi, à l’heure présente je ne peux que désigner de son mot à elle : le trouble. D’autres disent pour désigner cela – mais sait-on vraiment ce que les autres disent? – d’autres disent : la Chose sexuelle.

Voilà pourquoi, Papa-Maman, voilà pourquoi ni le Père ni la Mère ne m’étaient d’aucun secours pour entendre le message des vagues; car, quoi qu’on en dise, ils sont distribués selon le sexe, l’une la Femme, l’autre l’Homme, et peu importe que par ailleurs on glose à l’infini sur qui portait le pantalon. Les grandes vagues, les bords de mer, la beauté des choses suscitent ce sentiment étrange, ce trouble qui fait battre le cœur plus vite, et, lorsque cela prend figure humaine, peut s’accompagner d’excitation sexuelle, mais où l’excitation sexuelle seule ne suffit pas à faire dire : « Cette présence-là et pas une autre. »

La Chose sexuelle n’a pas de sexe. La Chose sexuelle est entre les corps. Organe flottant, comme l’attention du même nom. Elle n’est ni de l’un ni de l’autre, mais l’attrait, l’attraction de l’un pour l’autre. Attraction qui se solde répétitivement par la séparation des corps. Fût-ce le temps d’un après-amour. Elle est donc métaphore tout à la fois de l’attirance et de la séparation. La Chose sexuelle est l’entre-deux, des êtres en état de rencontre. Après, il convient de nommer quelque peu ces états et ces choses, leurs qualités de fusion, de confusion, de recouvrement, d’enclavement, leurs possibilités de distinction, leur séparabilité, leurs anatomies. Il faut nommer, puisque nous ne sommes pas des amibes. Et que nous avons tendance à vivre par deux, par trois, et à tendre vers des rassemblements  plus vastes, des communautés, sinon la masse. Sous quelle égide planter sa tente?

Dans cette entreprise difficile, la femme – pour les psychanalystes – est censée pouvoir dire quelque chose de cette impossible permanence de la confusion, de la rencontre sexuelle, de la jouissance toujours promise à une fin, dont la femme – au dire des psychanalystes – se plaindrait plus volontiers que l’homme. « Que veut la femme ? »… ont-ils coutume de dire. Elle, qui n’a pas dit grand-chose sur les autres rassemblements, qui n’a pas fait loi de son désir sur l’art et la manière de défiler en masse. Malaise de la Civilisation… Unbehagen… quelle est ta langue maternelle? Mais tant qu’il s’agit de n’être en scène que deux, mère-enfant, femme- homme, alors les psychanalystes, Freud en tête, ont gardé l’étrange illusion (permanence de la puissance maternelle ?) que ses plaintes et ses souffrances contiennent le fin mot de la fin des amours.

Sinon comment expliquer l’intérêt que les psychanalystes, humains soit, le plus souvent hommes de surcroît et se voulant scientifiques, portent à la femme? A ce qu’elle dit ou ne peut dire, à ce que son corps raconte d’archaïques malheurs de l’espèce et du sexe, à ce que son corps toujours somatise d’un impensable savoir. Ainsi ont-ils chevillée au corps la certitude que la femme-patiente saura faire avancer leur question, là où il suffirait peut-être d’écouter les poètes…

Pourquoi alors commettre cette imprudence extrême et ajouter à la Chose provoquant le trouble, le terme de « sexuel »? Est-ce uniquement parce que les humains sont sexués et de naissance immatures? Et qu’une vie entière ne suffit pas pour certains à démêler le tien du mien : désamours partiels qui ne peuvent se dire qu’au travers des mots d’amour ? Mots toujours imparfaits à restituer la part de chair de toute rencontre où se joue la Chose sexuelle.

… Et le Verbe s’est fait chair. Broutilles. En psychanalyse la chair doit se faire verbe… le livre signé. Je crois que le comité de rédaction de la Nouvelle Revue de Psychanalyse est devenu fou… Comité entièrement d’essence mâle. Constance, tiens bon la rampe! Il faudra tôt ou tard sortir de nos tiroirs quelques concepts… La libido, la différence sexuelle, ta répétition, la pulsion de mort, feront l’affaire.

Sinon, comment en parler, si l’on n’est pas poète, et tenter d’écrire l’au-delà de la lettre d’amour ? Chaque fois que des psychanalystes s’y sont essayés, cela a donné lieu à des formulations extravagantes. Freud disait que la libido était d’essence mâle. Lacan affirmait que le rapport sexuel n’existait pas. Cela leur a valu des montagnes d’incompréhension, haines non comprises. Et n’a rien résolu à la question de la Chose sexuelle, sauf la peine qu’ils se sont donnée à trouver quelques nouvelles combinaisons de mots. C’est ça, écrire.

Constance – je l’appellerai ainsi – rêvait encore de mers. L’idylle se rompait : les eaux placides, les vagues transparentes devenaient vagues noires la menaçant d’engloutissement, d’anéantissement. Mère archaïque? La jouissance contemplative se transformait en désir violent et malfaisant. Passage discret de l’amour à la mort. Bref rappel de leur lien. Et puis, elle-même, cette mer, masse géante de vie, représentait aussi les deux états extrêmes décrits chez les hystériques : l’extase et la transe. Jouissance contemplative et désirs convulsés, retours d’un destinataire inconnu.

Deux manières classiques d’être hors de soi, en proie au trouble non assignable à un autre séparé de soi, non assignable à. un appel sexuel localisable. Intrication pulsionnelle, intrications psychiques. Délices d’être hors de soi, tout à l’autre immense et sûr; ravages de l’expatriation de l’état premier. Mais Constance n’était pas qu’un bébé. Elle parlait bel et bien de ses états présents, corps de femme adulte, désirs, émois de femme adulte de mon époque, non réductibles à une répétition réussie d’un temps ancien. Quelle place donner à cet écart créant un espace neuf où naît l’Éros provenant de l’imperfection de la Chose répétée d’une fois à l’autre ? Écart entre la satisfaction recherchée et la satisfaction obtenue, entre une sexualité infantile et un érotisme adulte. Érotisme d’adulte qui, lui aussi, est datable.

S’il suffisait de faire l’amour pour venir à bout de la Chose sexuelle, jamais sorcière n’aurait vu le jour, jamais hystérique n’aurait tant fasciné Freud. Je l’appellerai Constant. Tout au long de sa vie d’analyste il avait insisté sur le primat de la Chose sexuelle. Injonction? Idée fixe? Demande? Prière d’insérer ? Non : Constant. Constant trouble face à l’autre. Et d’abord face à l’hystérique. Constant trouble de l’hystérique.

Constant s’interroge :
« Si j’arrivais seulement à savoir pourquoi, dans leurs confessions les sorcières ne manquent jamais de déclarer que le sperme du diable est froid. »

Il interroge son ami, Teurer Wilhelm… qui n’en peut mais… sauf à lui dire de temps en temps : « Fume un peu moins… Ne sois pas si nerveux… »

La pulsion de mort est déjà là, intriquée au sexuel. Il faudra encore vingt ans pour pouvoir la désintriquer et la nommer pour son compte. Le sperme du diable est froid comme la mort, ce qui devait être vie est là désigné comme cadavre dans le ventre d’une femme. Le sperme du diable ne fera pas de bébés diables. Même l’acte sexuel comporte son versant de négation de vie. Le sperme froid est la présence matérielle du diabolique dans l’acte sexuel. Ich bin der Geist des stets verneint… Discontinuité du sexuel comme pulsion de vie. Contiguïté de mort et de vivant dans une même séquence.

Constance devient exigeante : elle veut que l’analyse lui donne la pérennité du trouble face à l’homme qu’elle dit aimer. Car, si dans ses rêves elle connaît les délices et les affres du trouble, dans sa vie diurne il n’en est rien. Elle a un mari – qu’elle dit aimer – et des enfants. Son mari l’aime, la désire avec modération mais dans la continuité et l’honore à des intervalles réguliers et raisonnables. Elle a d’honnêtes orgasmes et aime bien faire l’amour avec lui. Ils s’entendent bien et se connaissent depuis vingt ans. Un couple presque enviable. Elle ne se plaint de rien le concernant, sauf de l’absence de trouble à son approche, en sa présence. Elle sait qu’elle demande la lune. Elle la demande quand même. Cela n’avait pas été le motif de sa demande d’analyse. Pendant de longues années elle avait souffert de « somatisations » graves. Tout cela était maintenant du passé. Elle était désespérément normale et cette dernière exigence donnait à son analyse des airs de luxe. Mais elle ne l’entendait pas ainsi. Elle demandait avec véhémence cette chose en plus, sans laquelle la vie n’avait aucune brillance. Elle avait aussi douté de son amour pour son mari, alors elle a eu ce qu’on appelle des aventures. Celles-ci se terminaient chaque fois par la disparition du trouble… Les émois d’approche, l’attente passionnée de l’amant ne duraient pas. Après? Après elle préférait encore son mari, avec qui elle s’entendait bien et jouissait sûrement. Histoire banale. Elle a cependant le mérite de poser de manière simple, hors toute pathologie lourde (en cette période de son analyse), hors même tout problème de frigidité à proprement parler, la question du manque : le manque d’un manque.

Constant avait été plus raisonnable. Elle en parlait parfois, et l’enviait. Lui aussi avait eu un mariage stable, des enfants, des vacances prévisibles. Comment avait-il fait ? Il y a bien sûr eu Wilhelm et quelques autres, et là non plus, cela n’avait pas duré. Mais il avait eu la psychanalyse et… « Tout au long de sa vie d’analyste il avait insisté sur le primat de la chose sexuelle. »
« Je ne vais tout de même pas devenir psychanalyste, uniquement pour entendre les autres parler de cela, écouter des rêves d’amour, de sexe et d’enfance… ça serait vraiment le comble de ma misère…

J’avais envie d’envoyer Constance à Constant : qu’il s’en débrouille… Mais ce n’était pas possible; ils n’étaient pas de la même époque. Les dames de son temps à lui rêvaient autrement leur nostalgie du trouble. Je me trouvais bel et bien entre les deux, chaînon dans le temps et le discours.

J’ai également eu envie de l’envoyer à Lacan… Je l’appellerai Aimé. Aimé avait l’avantage d’être plus moderne. Je le lisais souvent et avec un grand plaisir, bien que je ne sois pas toujours d’accord avec ses manières de faire. Il écrivait comme si, à lui aussi, ces choses-là étaient familières. Les écrits d’Aimé sont parfois aussi beaux que les rêves de Constance… et aussi séduisants. « Ce n’est pas ça. Voilà le cri par où se distingue la jouissance obtenue, de celle attendue. »

Il parlait comme Constance. Pourquoi ne pas la lui envoyer ? ils étaient contemporains. Mais elle le connaissait trop et le savait par ailleurs impatient à son endroit. Il aurait, disait-elle, interrompu ses rêves. En l’écoutant dire cela, je me demandais si Constant n’avait pas aussi – à sa façon – interrompu les rêves de ses patientes, par impatience aussi. Elle prétendait qu’avec moi au moins elle irait jusqu’au bout. Parce que j’en savais moins. Elle comptait sur mon ignorance. Je devais être bête jusqu’à devenir l’ombre, la trace de la chose elle-même. Ni elle, ni l’autre, ni la mer, mais seulement un bord : limite mouvante, rivage pour échouer, à son rythme.

Un jour, enfin, elle fit un rêve sec.

Pas d’eau, pas de mer ni de vagues… Juste un grand corps anonyme devant elle, effrayant, silencieux, un peu hostile peut-être, qu’elle ne pouvait pas s’empêcher de regarder. Il était fascinant, et fabuleusement réel. Le trouble chez elle…

Elle sut immédiatement que c’était cela que tant de mers avaient caché à ses sens. « Cette présence-là et pas une autre. » Elle s’interrogeait mollement sur son sexe. Masculin sûrement. L’homme venait de surcroît.

Elle sut aussi que le trouble – tant réclamé – était lié à la peur. « Une sorte d’effroi. » Angst. Angstneurose ? Névrose d’effroi. Ce corps d’homme, disait-elle, était comme entaché d’un autre élément, jamais vu, d’un élément inhumain. Ou mort? Il était tellement réel, sa présence si puissante, qu’aucun mâle de ses connaissances ne pouvait s’y mesurer. Mais ce n’était point de virilité qu’il était puissant, mais de la seule force de sa présence. Peut-on rêver le réel du Phallus? Je préfère laisser à Constant ou à Aimé ce type de considérations. Et à d’autres, les objets enfin retrouvés ou perdus. Et les géographies des espaces psychiques à délimiter. Et l’archaïque enfin. Et les mots incorporés et les fantômes enkystés.

Cet élément « inhumain », qu’était-ce donc? Du non-familier en tout cas et quelque peu diabolique aussi. Effrayant et attirant à la fois. Présent et soustrait à toute description satisfaisante. Sollicitant le désir tout en rappelant la mort. Effroi – trouble -, pas une histoire d’amour.

De sainte Thérèse d’Avila extatique aux sorcières possédées par le diable, en passant par les formes mineures de l’hystérie, l’objet dont elles jouissent, désignable, ou échappant à toute nomination habituelle, est en tout cas rarement représenté par l’honnête mari des familles. L’autre domestiqué. L’élément étrange, inhumain, du rêve « sec » signe la présence de quelque chose d’irréductible au monde familier, au monde des identifications possibles. Et pourtant elle le rêve, le représente. Ce qu’elle représente ainsi est une discontinuité, une brèche de sa propre pensée. C’est alors que revient chez moi la question de Constant : pourquoi les sorcières disaient-elles que « le sperme du diable est froid »?

La pulsion de mort contient du diabolique, nous dit Constant. La répétition n’est pas d’évidence diabolique. Par où cela peut-il se conjuguer ? La copulation avec le diable est une mise en scène efficace de quelque chose qui travaille Constant. Ou le trouble? Sinon, pourquoi s’y serait-il arrêté ? Ce qui le travaille au moment où il interroge son ami, il ne peut l’énoncer autrement. Bien plus tard, lorsqu’il aura élaboré et tiré de son psychisme ses propres représentations concernant le lien ou l’absence de lien, la dichotomie, entre le sexuel, pulsions de vie, et la compulsion de répétition : lorsqu’il aura nommé la pulsion de mort, il cessera d’user d’histoires de copulation entre sorcières et diables et n’aura plus besoin de soutenir son questionnement d’illustrations archaïques.

Et pourtant le diable reviendra, même après la nomination de la pulsion de mort. Cette fois-ci sans la femme. En 1923 Freud écrit «  Un cas de possession démoniaque au XVII siècle ». Plus de copulation, mais le diable doit aider un peintre à vaincre son impuissance créatrice. Freud désigne le diable comme figure du père mort. Que continue-t-il à ne pouvoir désigner autrement qu’en termes illustrés, en métaphore diabolique? Certains diront qu’il ne peut accuser son propre père. Sans doute, mais il me semble un peu court de s’arrêter là. Le diable, de copulateur infâme avec les sorcières et les possédées, passe à l’état de procureur de la capacité de création artistique pour un homme. C’est cet aspect des choses qui m’intéresse davantage. Le diable en place de puissance : sexuelle, puis créatrice. Or, côté jardin, il aurait suffi d’attribuer cette place à la figure du Père; côté cour, il semblerait que le diable avait quelque chose d’autre à transmettre que la figure familiale et sublime du Père n’autorisait pas.

En d’autres termes : le diable permet de penser quelque chose que l’idée du Père censure. Alors il ne s’agit peut-être pas du tout de la problématique du Père, même haï, même déchu, mais de l’aspect « non-père » de l’homme. Du Père représentant le pulsionnel non domestiqué – non familier. Unheimliches Unbehagen. En effet comment parler de l’homme sans l’acculer à la place toujours symbolique du Père, ou, ce qui revient au même, du Fils? N’est-il que cela?

Dans les écrits psychanalytiques la femme a eu, quoi qu’on en dise, plus de chance, parce que, justement, la théorie a surtout été faite par les hommes, et, pour elle, ils ont osé penser ce qui pour eux était l’inconcevable : le sexuel non pris dans les rets des structures symboliques de la famille. D’où la sorcière, d’où même l’hystérique.

Je reviens à la sorcière : elle est, elle représente la femme par excellence dans un certain imaginaire : femme déchue, femme du mal, femme non familiale, femme vaginale et non matricielle. La sorcière n’est pas une mère, tout au plus une marâtre. Elle n’est pas non plus assimilable à une putain, purement et simplement : elle vise plus haut, elle a une parole publique, elle dit et médit, la sorcière est une putain métaphysique.
L’hystérique, sorcière au petit pied, emmerdeuse notoire, moderne toujours, même dans ses archaïsmes, dit, médit et prédit ce que la science et l’art prélèvent sur le sexe; elle trace la voie de la recherche vers les objets sophistiqués de demain.  Bébés-éprouvettes : c’est elle qui les a d’abord rêvés. Aimé, bien qu’impatient en diable pour écouter les rêves, avait pressenti cela, l’avait écrit, mais cela n’était pas formalisable, alors ses élèves ont laissé choir. Cancres.

Constant avait soulevé le voile de la sexualité infantile, et ce fut un scandale. Le mythe d’Œdipe garde toute son efficacité de représentation pour tout ce qui relève de la sexualité infantile, mais devient un carcan qui inhibe la pensée dès lors qu’il s’agit d’approcher le scandaleux de l’érotisme adulte. L’économie PèreMère-Enfant ne suffit pas à rendre compte de la richesse des solutions érotiques et amoureuses, une fois dépassée l’indispensable initiation qui de l’Enfant fait une Mère ou un Père potentiels. Mais après ? Ne peut-on jouir que de ces places-là? Et qu’en dire sans tomber dans la sempiternelle menace de la perversion : mot qui à tous les coups désigne l’endroit où l’analyste qui le prononce a peur. Il y a pourtant d’autres manières de parler des choses sexuelles, même les plus étranges. Et les pervers mêmes ne sont plus ce qu’ils étaient…

Ainsi donc Constance demandait ce que Constant n’avait pas vraiment prévu : la lune. Elle voulait la lune, c’est-à-dire un surplus inutile de jouissance. Inutile dans la stratégie familiale, de son couple, de ses amours passagères. Peut-on être malade de cela ? Victime même ?

L’élément « inhumain », mort, de l’homme du rêve sec me mit sur une piste. Elle m’avait amené, là où sans doute je devais me rendre : à entendre au travers de sa bouche la plainte de la frigidité du mâle, l’impuissance à jouir du Père procréateur, du Pater familias, de l’honnête mari des familles, qu’en dépit de ses « aventures » elle revenait interroger, tracasser, molester, alors qu’il n’avait qu’une passion : se tuer au travail. L’homme sec, l’homme de son rêve, fabuleusement réel, que la mer, les mers, les flots, les vagues avaient caché à ses sens, était un homme de surcroît : présence pure, sexuée pourtant, car provocateur de trouble, mais surtout, surtout irréductible au monde familier : elle ne me laissa glisser sur aucune pente savonneuse : ni Père, ni Mère, ni elle-même. Que je laisse donc Constant et sa Science pour un instant : l’homme non-père, hors famille, l’homme inutile enfin. L’homme de désir Pour elle, Constance, et pour lui, son nouveau compagnon de rêve, cette remarque de Bataille :

« La victime est un surplus pris dans la masse de la richesse utile. Elle ne peut en être tirée que pour être consumée sans profit, à jamais détruite en conséquence. Elle est, dès qu’elle est choisie, la part maudite promise à la consumation violente. Mais la malédiction l’arrache à l’ordre des choses : elle rend reconnaissable sa figure, qui rayonne dès lors l’intimité, l’angoisse, la profondeur des êtres vivants.

Rien n’est plus frappant que les soins dont on l’entoure. »

Constance n’avait plus besoin de la figure du diable pour rêver l’homme non-père.

Elle entourait de grands soins cette image si neuve et si troublante, comme certains hommes entourent de soins l’idée même de la femme. Précisément l’idée, qui ne s’incarne ni dans leur mère ni dans une sœur, ni dans une épouse, mais parfois une passante, si elle reste à distance suffisamment, si elle peut quelque temps rester assez neuve pour ne pas sombrer dans le cortège de souvenirs familiers, trop familiers. Pour maintenir hors de l’eau la pulsion de mort intriquée à la vie, visage nouveau, ratage enfin de la répétition manifeste.

Pour ces raisons sans doute, Constance mettait une telle violence à ne pas vouloir « familiariser » par aucun trait, aucun souvenir, aucun retour vers le passé sa créature de rêve. Elle rendait pensable la notion même d’avenir.

Résistances ? Ayant fait délibérément le choix d’entendre la beauté de ces rêves, pourquoi résisterais-je tant à entendre ce qu’ils pouvaient transmettre d’un désir de nouveau ? Elle essayait d’user des mots sans grandiloquence pour exprimer sa quête de la lune. Aussi ne parlait-elle que très rarement d’amour ou de passion. Elle disait aimer son mari, avoir eu quelques passions, toutes passagères, puisqu’elles avaient reçu bon accueil, ce qui lui avait permis de les vivre à terme : sans le drame des interdits ou des situations impossibles qui éternisent parfois les passions au-delà de leur véritable durée de vie.

Elle ne se voulait ni Isolde ni Juliette, mais Constance, simplement. Le trouble était l’ombilic de l’amour qui le relie au corps du sexe. Ni extase ni transe, mais la perception d’un désordre à l’intérieur des choses déjà ordonnées. Pourquoi un corps a-t-il un sexe, et un sexe n’aurait-il pas de corps ?

Si l’on délaisse pour un instant le nécessaire et utilitaire couple Père-Mère, reproductif et producteur de valeurs sociales, si l’on s’en écarte quelque peu, l’on ne peut qu’admettre que la Chose sexuelle n’entre pas dans l’ordre des choses. Qu’elle n’est utile ni à la reproduction (la pulsion sexuelle partielle y suffirait) ni à la maintenance, ni à la restauration de la place du Père. Elle est la part maudite du rapport entre les sexes, quelles que soient les anatomies en présence. Les enfants perçoivent le « trouble » tout autant que les adultes, mais ne sont pas encombrés de corps reproducteurs, ni de rôles de producteurs. Quand ils assimilent l’entendu d’un coït parental à une scène de violence d’où surgit l’effroi, ne disent-ils pas quelque vérité ?
Ainsi donc, la part maudite, part mal dite, diabolique, part inutile, prélevée sur la richesse utile. Unbehagen, devant le luxe de cette partie de l’analyse de Constance. Effroi-Unbehagen : mariage impossible.

Constance représente le désir d’un – disons – homme. Être de songe, présence si dense, faite des restes inutiles et magnifiques de présences réelles enfouies sans mots, sans représentations légitimées, qui n’ont trouvé aucune place dans les répétitions « négociées » de sa vie quotidienne. Montages de restes – part maudite (qu’elle entoure de soins) silencieuse, d’une série d’excitations n’ayant pu s’inscrire, ni comme objets perdus, ni comme désirs énonçables par l’autre, ne fût-ce qu’au travers de quelques mots.

Ce reste d’homme, reste de luxe, devenu nécessité, muette présence, est perçu par elle comme le plus désirable des objets, et le plus neuf aussi. De fait, il était neuf, puisque représenté par personne. Comment peut-elle le rêver quand même ? En réalité, ce qu’elle représente, ce qu’elle rêve, l’image, ce n’est jamais que du représentable : un corps d’homme au sexe discret. Pas de quoi fouetter un chat. Mais ce qu’elle en dit : son impression, son trouble, son sentiment, ne figurent pas dans l’image rapportée. Ce ne sont que réponses neuves de son être à une image en elle-même anodine. Mystère du rêve. Quel est le contour, quelles sont les limites du rêve ? Où s’arrête l’image, où commence l’interprétation du rêveur? Cet homme de rêve semble simplement dire que de son corps, de sa présence provient un silence particulier. Silence intriqué du désirable et du désir. Elle, rêveuse, lui prête le désir d’un amour mal dit. Intervalle du silence où elle crée du neuf. Aucun signe visible pour l’autre n’est là pour légitimer ce qu’elle dit. Elle est la première à le dire. Donc elle ne dit pas, elle interprète. Elle le représente muet, elle le parle. Tout ce qu’elle demande, me demande, c’est de ne pas le réduire à du déjà- là. Il n’y a donc pas une totalité de rêve qui est représentée, elle représente un homme qu’elle fait être à sa guise. Curieusement, elle ne parle pas d’amour. Elle tente l’impossible, en court-circuitant les mots-catégories pour accéder au plus singulier d’une rencontre avec un homme en souffrance. Figure à fabriquer d’un homme avec ses mots, fait de restes non symbolisés, ni symbolisables par le savoir admis, homme tout neuf, non encore représenté pour ses parents, ascendants, idéaux légitimes. Homme non répertorié comme Père possible.

En quels termes en parler, de quel vocabulaire, de quelle science tirer les « Noms du Père » de l’Homme non-Père ?

De la science du rire.

« Ce qui ne va pas » pour Constance n’était pas réductible à une pathologie… Ainsi entama-t-elle sa sortie du Pathos.L’après-Pathos : le scandale
Comment ne plus s’en plaindre et désigner pourtant l’endroit où ça reste en souffrance ? « Ce n’est pas moi, c’est lui… » Stratégie classique de la défense. Mais si cette défense avait déjà eu lieu ? S’il s’agissait maintenant d’opérer un retournement? Faire dire à Constance ses somatisations du savoir de l’autre qui ne peut pas se dire.

Constant est resté remarquablement médecin pour certains maux des hommes.
Il n’envisageait leur souffrance que sous l’angle de la pathologie de la puissance sexuelle : impuissance, éjaculation précoce, abstinence forcée, masturbation honteuse et de substitution. Femme frigide en face. En filigrane : la peur de la femme, aussitôt occultée par la figure de la Mère qu’elle représentait. Un peu plus loin dans le paysage, le Père, sévère toujours. Ce n’était pas faux évidemment, ça ne l’est toujours pas, mais insuffisant pour laisser la place à l’inutile et inévitable poussée Drang – Trieb – poussée de mort, dans toute érotique adulte. Intrication des pulsions où l’image du sperme froid du diable marque l’endroit du concept. Enfant-cadavre de l’amour mal dit, de l’amour hors généalogie familiale : sperme froid dans le ventre de la sorcière. Cette non-mère. Lieu-dit de la conception du Nouveau. Lieu-dit du scandale d’un amour non reproducteur, énonçable en ces temps par la bouche d’une femme soustraite à toute sublimation convenable, ayant pourtant parole publique.

Imagine-t-on une descendance de chair rose à Tristan et Isolde ? « À Roméo et Juliette ? Leur descendance est le sceau même de la mort dans l’amour. Trace rendue possible seulement par la mort réelle de ces couples. Amours de l’amour d’une mort sexuée, partagée. Leur descendance, chagrin des familles, place vide de la jouissance incastrable de la pulsion de mort dans la rencontre amoureuse. Que tout un chacun pourtant, même Papa et Maman ont peut-être éprouvée un jour, mais qui a fini autrement. Par la reproduction, toujours, puisque « je » suis là à le penser, et la série des répétitions « négociées » appelées douces habitudes. Que le reste redevienne reste, l’inutile retourne à l’inutile. La société se chargera et de l’inutile et des restes :Unbehagen.

« Mon père se tue au travail… ma mère se plaint de tout et de rien… » : mauvais partage… « Ma mère va mieux depuis qu’elle travaille… » : plus de partage. La société les assistera : assistés.

La brièveté de la rencontre ne tolère pas la durée de la vie, ni les cycles de reproduction, ni l’homme qui se tue au travail. L’intrication de la pulsion de mort, froid réel, au sexuel, est présente par intermittences, par fulgurances. « Plus présente que ça tu meurs… » « Domestication indiquée. »

Où est donc le scandale de l’érotique adulte que Constant ne peut formuler autrement que par des interprétations oedipiennes ou par le mystère supposé à certaines plaintes de femmes ? Insatisfaction, refoulement, conversion chez l’hystérique. Au mâle, l’impuissance, mais point de frigidité. Et s’il s’agissait quand même de cela ? Le sperme froid. Froid de l’homme puissant ? Discontinuité de la pulsion de vie, alternances supportées par les deux sexes…

Posséder une femme, posséder toutes les femmes, les féconder, situe d’emblée l’homme dans la problématique du Père. Père primitif, Père de la loi, Père fécondateur, père de famille. Le scandale n’est-il pas dans une possible disjonction entre puissance et jouissance ? Sans aussitôt connoter cela de féminin. Or ce scandale ne devrait rien à celui de la sexualité infantile, il ne lui est pas superposable.

Lorsqu’on parle de la jouissance masculine en dehors de ses manifestations concrètes de virilité, la voie semble trop souvent tracée vers la perversion ou le masochisme, le féminin de l’homme et autres versions bien connues. La marge est étroite pour raconter une autre histoire.

La femme, ne possédant pas d’équivalent matérialisé de la puissance, est en meilleure posture pour dire la discontinuité de la jouissance sexuelle, la sienne, mais très probablement aussi celle de l’homme.
L’homme puissant, mais frigide, met en échec l’idée du Père comme maître de la jouissance. De cette jouissance qui n’est pas d’Éros seulement mais qui contient la part muette de mort qui rend altérable et discontinue la circulation de la Chose sexuelle.

Constant y avait pourtant songé : latéralement. Ce n’est certes pas un hasard si cette question lui vient sous la plume, non pas dans ses écrits traitant de la sexualité, mais lorsqu’il aborde le Malaise dans la Civilisation. Il y distingue les oeuvres d’Éros, unifiantes, de celles de Thanatos, destructrices, qu’il range essentiellement du côté du sadisme. Il ne pose pas véritablement la question de la jouissance de la pulsion de mort dans son versant silencieux, non agressif.

Dans cette parenthèse pourtant : « … (La soif de destruction, tournée au-dedans, se dérobe, il est vrai, en majeure partie lorsqu’elle n’est pas teintée d’érotisme). » L’alliance avec l’Eros est donc nécessaire. Et encore : On pourrait formuler notre conception présente à peu près en ces termes : une part de libido participe à toute manifestation instinctive (je traduirais pulsionnelle), mais en celle-ci tout n’est pas libido. »

Or cette part de non-libido est présente dans les manifestations les plus unifiantes, telles que l’amour lui-même, voire le désir sexuel du mâle, désir teinté d’érotisme s’il en fut, « plein » de libido pure. Cela même peut-il si aisément se sublimer dans les exigences surmoïques, prix à payer à la Civilisation elle-même? Cette Civilisation à l’élaboration de laquelle la femme, non productrice, a eu une part fort discrète.

Sauf à somatiser, avec quelque avance, un savoir impensable et imprononçable par ses mâles contemporains. Somatiser sans sublimer, somatiser et rester coupée des objets idéalisables. Somatiser ses propres désirs refoulés, et par surcroît de manière telle qu’ils disent le silence d’en face, sollicitant l’intérêt des hommes de science. Le mâle dont le phallus est en bon état de marche, qui se tue au travail et satisfait sa femme, de quoi se plaindrait-il? Justement : de sa femme, de son travail et de la civilisation. Mais de son sexe? Qu’en dire, dès lors qu’il est censé être satisfaisant pour elle dès lors qu’il peut, d’une femme faire une mère?

Alors vient sur le devant de la scène cette question lancinante « Was will das Weib? » (Que veut la femme ?) Intérêt de Constant, intérêt de Aimé, intérêt que j’ai peine à croire inspiré par l’altruisme ou quelque désir de guérir… guérir de quoi ? S’ils savaient ce que veut la femme, sauraient-ils du même coup leur propre souffrance qui ne peut prendre voix que par la bouche des femmes ? Hystériques de préférence. Au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit : la Vierge restera muette elle aussi sur cette question, sur l’impuissance à jouir du Père, privé de sa part d’homme : ni fils ni père. Elle restera vierge sur le savoir de la frigidité du Père. Et, sur son silence, viendra s’édifier une nouvelle Civilisation, origine de la science. La science ? La science… jusqu’à la rigolade ultime : retour inversé du message : voici enfin les bébés-éprouvettes. La Vierge Marie, Patron de l’insémination artificielle… Révolte de la femme juive : « Ils veulent un fils. » Ils n’auront que du Fils… À moins que, plus diabolique que les plus diaboliques sorcières, gnostique femme du silence, tu n’aies été en avance non de quelques années, mais de deux millénaires ? Immaculée Conception. Mais, ne peut-on pas penser autrement que par concepts venus du froid ?

Les Chinois par exemple. Leur science, ancienne mais fort savante, ne s’écrivait pas avec des concepts. Et maintenant, comment font-ils? Leurs métaphores sexuelles ne sont pas les mêmes : la répétition et la reproduction, la puissance sexuelle du mâle, sa jouissance et sa fertilité étaient pensables, pouvaient être agies séparément. Le taoïsme recommande à l’homme de faire jouir la femme et de jouir lui-même sans éjaculer. La sacro-sainte « détumescence » n’était pas signifiante d’une jouissance qui aurait eu lieu : elle signifiait simplement qu’une fécondation pouvait s’ensuivre. « L’Empereur » symbole de l’ordre de l’Univers et le plus Yang des hommes devait apprendre (et il apprenait auprès des femmes) l’art de faire l’amour pour avoir le plus d’énergie de vie. Aussi devait-il faire jouir, sans éjaculer, un grand nombre de filles – filles de l’Ouest, du Sud, de l’Est, du Nord – car c’est l’orgasme de la femme qui lui donnait le maximum de Yang, le maximum de vitalité mâle. Puis, en une fois, il devait pénétrer et féconder l’Impératrice, la femme du Centre, située symboliquement à la même place que lui, elle qui est « Une » et représente la mère. Je ne m’étendrai pas davantage sur ces textes, tout le monde peut les lire. Aimé les a lus. Il n’en donne qu’un aperçu succinct et un peu grossier :

« Dans le taoïsme par exemple – vous ne savez pas ce que c’est, très peu le savent, mais moi, je l’ai pratiqué, j’ai pratiqué les textes bien sûr – l’exemple en est frappant dans la pratique même du sexe. Il faut retenir son foutre pour être bien. »

J’évoque cela pour dire qu’à la disjonction chez l’homme entre la jouissance et l’éjaculation correspond la disjonction chez la femme entre donner à l’homme l’énergie de son orgasme et donner un enfant à l’Ordre du monde.

Dans le discours sur l’Amour en Occident tout est confondu. Il faut au moins des histoires de diables et de sorcières pour penser tant soit peu les disjonctions de la libido, et par conséquent celles de la pensée elle-même. Aimé a fort ingénieusement introduit la différence entre le Père symbolique, le père réel et le père imaginaire. Cela est utile pour exprimer certaines différences, mais ne peut-on jamais parler de l’homme et de sa libido qu’en faisant l’impasse sur l’homme non-père ? Comment dire alors sa jouissance et ses avatars, en quels termes, au travers de quelles images représenter la part de non-libido de ses manifestations pulsionnelles? Seule la femme maudite, sorcière ou hystérique, peut dire la part de non-vie intriquée dans le sexuel. L’autre, femme « saine », étant tout aussi incarcérée que l’homme dans son rôle de reproductrice et de garante d’une confusion entre la venue du sperme et la jouissance masculine, puisque sa parole – de femme – est entendue comme parole de mère. Femme matricielle, à l’utérus sain, et productif. L’inutile, la part maudite ne peut se concevoir que comme signifiant de femme folle, malade ou déchue.

« Was will das Weib ? » Question bateau, question très belle aussi, mais qui, pour être belle, n’est pas pour autant pertinente. Elle est au corpus analytique ce qu’étaient les rêves de mer à l’analyse de Constance : une esthétique, greffée là où le savoir vacille pour de bon, manière d’amener l’autre là où, sans doute, il doit se rendre, – au bord mouvant des mers, à l’émergence d’un homme non-père.

Que veut la femme ? Constance s’est mise à rire, à rire d’elle-même : n’est-ce pas drolatique de vouloir vivre, et vivre vieille, tout en demandant de mourir tous les jours d’amour ? Et tout cela avec un bon mari? Ni extase ni transe. Rendre au moins le trouble aimable : « fais-moi rire… » Pour vivre tous les jours, vie quotidienne, vie domestique, elle ne pourra affronter seule la part de non-libido d’un homme muet. L’élément inhumain de ce grand corps désirable restera un rêve, une peur non traversée à deux. Entrevue. Et pourtant, comme une somnambule, elle évoque le temps d’avant l’analyse, où son corps était malade d’étranges souffrances. Il lui semblait qu’elle faisait alors parler quelque peu ce grand corps désirable. Elle s’en souvient à peine… tout a tellement changé depuis qu’elle l’a vu, vu, de ses yeux. vrais de rêveuse avec cet élément inhumain dont elle sait maintenant le prix qu’il faut payer pour lui prêter sa voix. Prix de son corps malade. Tout au plus essaiera- t-elle de faire en sorte que son mari ne se tue pas au travail : « Fume un peu moins… »

Elle est partie. Guérie aux yeux de tous. Elle seule savait que ce qu’elle avait le plus ardemment désiré, l’analyse, l’analyste, moi, nous n’avons pas su…

Au-delà de la lettre d’amour
Peut-on à la fois prétendre d’une part que « l’homme vient de surcroît », et d’autre part que cette figure de rêve est une représentation, l’approche la plus poussée du réel d’un homme non-père ? N’est-ce pas une contradiction?

Oui, c’est une contradiction. Il y a là manifestement une faille et, qu’en faire, sinon l’utiliser ? À l’endroit de la faille, de la discontinuité d’un tenant-lieu de raisonnement, en lieu et place de la contradiction peuvent venir se loger quelques remarques et des questions pour conclure.

Un discours sans contradictions ne peut rendre compte que d’événements du passé, lecture homogène après-coup. La référence à une théorie peut ainsi gommer ce qui apparaît dans le présent comme discontinuité ou contradiction en instaurant par avance l’après-coup de la lecture. On n’y échappe que très difficilement. Or toute lecture ainsi pratiquée par rapport à un sujet désirant rend l’événement présent de fait caduc. Le « nouveau » ne peut prendre place que dans une rupture de système. S’agissant d’une suite d’énoncés, cela apparaît comme contradiction, ou élément non intégrable par rapport au système de références utilisé.

Est-il impertinent de poser la question de la modernité en psychanalyse? Et, partant de là, et non l’inverse, de la modernité en amour ? L’accouplement et la reproduction (dernière valeur sûre en train de se fracturer) sont considérés, de par leur assise biologique et physiologique, comme immuables et, malgré les techniques modernes, on peut sans doute continuer un certain temps à les prendre pour telles; les expressions de l’amour, de l’attraction et des répulsions des corps n’étant pas réductibles au corps anatomique seul, la forme de la lettre d’amour se pose, qu’elle soit explicitement présente ou non. La libido et la manière de négocier les pulsions sont dans un rapport direct avec la lettre d’amour ainsi que la manière singulière dont chacun s’y réfère, consciemment ou inconsciemment.

La libido et la manière de négocier les pulsions sont engagées autant, sinon plus, dans les productions d’œuvres d’art. Or toute forme d’art connaît des crises, des cassures, des modifications et la quête du nouveau. Depuis le XIXème siècle vient se poser de surcroît la question de la modernité dans les rapports au nouveau. La libido et les négociations « civilisées » des pulsions dans les actes d’amour du corps et des paroles, ainsi que dans les rêves, impliquent-elles des formes et des contenus stables? De même les concepts, les mots de la psychanalyse qui rendent pensables et communicables pour les psychanalystes les expressions fixes ou mouvantes de la libido doivent-ils avoir l’immobilité de l’anatomie? La part de non-libido – pulsion de mort – intriquée à ces expressions est-elle, du fait d’être « muette », inéchangeable?

Le concept est-il à utiliser en dernière instance comme un sperme congelé? Fixité due à la présence du mort ? Les symptômes des hystériques ont notoirement changé depuis les présentations de Charcot, depuis Freud lui-même. S’est-on vraiment posé la question de la raison de cette modification? Le corps-symptôme-rêve de l’hystérique est-il toujours l’apanage des femmes? Et sera-t-il encore et toujours le porte-parole d’un scandale inintégrable pour chaque époque de la Chose sexuelle en état de modification? Je m’arrête là et bute sur ce que je sais déjà : répétition du pathos.