Fata Morgana

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Espaces – 1984

Il y a comme ça toutes sortes de mots. Des mots de la langue: illusion, amour, espoir, errance, désillusion, jeu, hasard … Des mots pour parler: certains, plus que d’autres font rêver. Un jour, quelqu’un, un psychanalyste en attrape un, un mot, et écrit dessus, autour, dessous, et ainsi le cale dans un discours, l’écorne d’un savoir supposé, le mutile de ses autres valences, le déguise en concept, l’emprisonne.

Membre de l' »Association pour la Liberté des Mots de la Langue » (LML), je m’avance à pas feutrés vers le mot « illusion ». Chiche que je le libère des pattes de Freud.

Je me sentirai plus légère, et m’en irai parler, parler, et pourquoi pas, de psychanalyse? Elle-même, lui-même, tenu en laisse par nous tous, geôliers de luxe, geôliers des mots.

Illusion vient enchaîné à: névrose obsessionnelle, religion, science, civilisation, Kultur, Freud, Vienne, Avenir. Plusieurs stratégies sont possibles. Certains repartent systématiquement de Freud ou de Vienne. On peut aussi procéder autrement. Mais un mot a besoin d’autres mots pour être pensé. Et du jeu de la syntaxe.

Une première sortie a déjà eu lieu: Winnicott a redonné à ce mot d’autres compagnons: l’aire de jeu, l’illusion comme nécessaire à la création, l’illusion comme espace de jeu pour que soit possible la séance de psychanalyse. A l’illusion-temps, il a ajout
l’illusion-espace.

Illusion-temps: avenir, négation de la perte, mirage des retrou- vailles de l’objet. Illusion-espace: hallucination en dérapage contrôlé, écart supportable pour que l’attente ne soit pas pure angoisse, mais création de présences ludiques, compagnons provisoires et imaginaires de l’absente, espace psychique où l’on ne souffre pas trop de solitude. La perte n’est pas à halluciner de manière pathologique; juste du jeu, juste pour un temps suffisamment long pour que l’on sache que l’on est soi, distinct par moments de l’autre, etc. Juste se sentir rêver, halluciner doucement la créature que l’on est présentement. Illusion providentielle. Brèche dans l’espace entre l’autre et soi. Brèche dans le corps compact de l’Autre, dans le discours continu. Cela peut être tout simplement un silence, qui n’est pas de mort, un blanc qui supporte un dessein personnel.

Blanche page pour écrire. M’écrire. T’écrire. Entre les deux: la page. Il arrive que la page blanche, reste blanche, impossible d’y tracer des mots. Page qui fait souffrir. Point n’est besoin d’être écrivain pour cela. Chacun dans sa vie a été devant cette page vide. Impossible de passer de la rêverie intime a la pensée communicable, compréhensible par l’autre. Cela s’appelle le sentiment de solitude. L’espace transitionnel est défaillant. L’illusion manque.

Passer du singulier au pluriel possible, nécessite l’illusion. Ecrire, m’écrire, t’écrire, s’écrire. Croire que le message parviendra à son destinataire, c’est l’illusion du passage du m’écrire au t’écrire par s’écrire. Il faut que le message puisse faire la boucle du retour. Il faut que moi aussi je comprenne ce que je te dis. Là se rejoignent l’illusion-temps et l’illusion-espace.

A l’illusion-espace proposé par Winnicott, on peut ajouter une illusion-temps différente de celle dont parle Freud, non réductible à une erreur, à un refus de payer le prix de la civilisation, à la négation de la castration, à la croyance religieuse pernicieuse pour l’esprit scientifique. A quoi les pessimistes modernes ajouteront la science comme illusion, là où Freud mettait la religion: pourvoyeuse de lendemains sans manques, prometteuse toujours du même objet perdu enfin retrouvé: intact, non marqué de la perte. Il y a une autre illusion- temps: aussi nécessaire que l’illusion-espace de Winnicott. Pour en parler il est d’abord nécessaire de dire que ce n’est pas un objet. Ce n’est pas un objet, ou un contenu placé en perspective d’avenir. Mais la manière de trouer le temps lui-même.

Or, on ne troue le temps qu’en produisant une « illusion », pour marquer un point de l’avenir, une représentation, une image, une utopie, un projet. C’est cette représentation que l’on appelle selon les moments « illusion ». Mais ici illusion désigne l’objet. Il peut être discutable, vrai ou faux, illusion ou vérité du moment. Il est simplement une utilité sur le plan psychique. Ce qui est nécessaire, indispensable, ce n’est pas tel ou telle croyance, telle ou telle position intellectuelle face à un objet projeté dans l’avenir, mais la capacité de pouvoir projeter l’avenir. C’est de pouvoir croire au temps lui-même qui est la nécessaire illusion-temps, sans laquelle l’enfant ne peut se développer, et sans laquelle il n’est pas possible de se penser soi-même.

Je reviens à l’enfant: lorsqu’il joue, il crée. Il est dans un espace créé par lui, mais cette aire de jeu n’est acceptable qu’à la condition qu’il sache par une expérience préalable que ce temps est limité. (Winnicott en parle dans l’article « La Capacité D’Etre Seul »). A la condition qu’il sache que sa solitude va prendre fin, donc que le temps lui-même est créé par lui, tout comme l’espace. Donc qu’il y a un au-delà de ce moment présent. Cela veut dire qu’il sache que de cette aire il peut sortir.

Sur un plan plus général, cela veut dire que l’enfant pour grandir a besoin de savoir qu’il est enfant, donc différent de l’adulte, et s’il joue à être adulte c’est qu’il a intégré la notion de son propre changement en cours. « Quand je serai grand… » Il y a quelque chose qui marque l’horizon. Pour l’adulte il en est de même: des idées, des représentations qui s’interposent entre le moment présent et la fin de la vie, la mort. Ce sont les multiples visages de l’Autre: illusions toujours. Illusions plus ou moins dangereuses, et pourtant indispensables devant l’irreprésentable pour chacun de sa propre mort.

Le déprimé est bien celui qui n’a pas d’illusions autre que l’idée de la mort comme seul indice d’ un horizon temporel et spatial. Le jeu avec le temps est une hallucination à dérapage contrôlé, contrôlé plus ou moins. En quoi est-ce plus illusoire de s’imaginer adulte, devenant femme ou homme, père ou mère.. que pompier, flic, président de la République, Madame Soleil, le Pape, un prophète… une star? Parce qu’il y aurait plus ou moins de réalité? Voire… Il y en a bien qui deviennent pompiers, flics, Présidents, Papes, stars et j’en passe. Il ne suffit pas de parler en termes de réalité. Il peut être dangereusement réducteur de penser en termes de réalité en analyse. Peut-on raisonnablement dire que celui qui est devenu Pape est forcément plus fou que celui qui est devenu un pape ordinaire? Que les prophètes n’étaient qu’une bande de fêlés?

Le décollage semble s’imposer à partir de l’introduction du Symbolique. Cela est évident. Je préfère néanmoins l’aborder par celui du Réel

Fata Morgana: mirage dans le désert. Illusion… on le dit. Mais ce n’est pas une pure projection, ce n’est pas une création psychique singulière. Tous, au même moment, au même lieu peuvent la voir. Elle n’a pas de réalité, en ceci que l’oasis vue ne se trouve pas à l’endroit vu. Mais l’oasis existe bel et bien, et l’illusion optique est un réel spatialement décollé de la réalité. Voici donc une illusion qui contient un réel. Mais comment savoir? Comment ne pas se prendre pour fou quand on est un voyageur du désert? Cela aide de ne pas être seul: d’avoir vu à plusieurs, au même moment, au même lieu, puis devant l’évidence du mirage, de s’en dire quelque chose… Continuer la marche et savoir que l’oasis existe quand même. Plus loin. Ailleurs. Le mirage, Fata Morgana, Fée, a marqué pour un moment l’existence à l’horizon de l’objet du désir, et au-delà du constat de sa non-réalité, elle garde le privilège d’avoir indiqué l’existence d’un horizon non vide, et au-delà encore, d’indiquer le réel de la lumière par l’une de ses manifestations. Psychanalyse, discours de la psychanalyse, ma Fata Morgana à moi. Mon espoir, c’est que l’analyse est au moins aussi connectée au réel que la Fata.

Mais imaginons la suite de l’histoire… Un voyageur du désert vraiment allumé: un qui hallucine. Il marche, seul, et il a une hallucination: il voit son double, il se voit. Là, pas de réalité non phis… Mais dans l’hallucination il y a aussi du réel. « Ce qui n’a pas été symbolisé revient dans le réel », dit Fata Morgana. Mais lui il ne le sait pas. Il voudrait savoir si c’est vrai ou pas. Il rencontre d’autres voyageurs, il leur demande s’ils le voient, là en face de lui. Ils ne le voient pas. Il se dit fou. Mais il a l’impression que sa réalité est autre. Puis ils marchent ensemble, et ils ont tous la vision du mirage: Fata Morgana. Ils voient tous ensemble la même chose. A la différence que lui, il se voit en plus en surimprimé dans le mirage: il est dans l’oasis. Légère variation de la Fata Morgana. Réel singulier surajouté. Il ne peut pas croire à la différence entre son hallucination et le mirage. Dérapage incontrôlable. Seul, avec son hallucination, il aurait peut-être encore pu faire le contrôle, mais la Fata lui a donné son reste: le mirage collectif au lieu de lui permettre de faire la différence entre réel et réalité l’a isolé encore d’avantage des autres et de sa propre capacité de discrimination.

C’est ainsi que la psychanalyse peut être traumatique pour certains.

Mais imaginons une suite heureuse à l’histoire: les voyageurs arrivent enfin tous à l’oasis-réalité. Là, tous se racontent encore leur illusion commune. Lui, il rencontre quelqu’un qui n’a pas fait ce voyage-là. Quelqu’un qui sait que Fata Morgana existe, mais qui n’était pas du même voyage. Et qui n’a pas dit non plus qu’il ne voyait pas le double de l’allumé. Qui simplement fait un autre voyage avec lui. Celui, tout singulier de son histoire, de son enfance, de sa mère qui rêve, qui rêve au Lieu de regarder son enfant. Quelqu’un qui le regarde et dont le regard fait miroir et parole, et présence au singulier. L’analyse peut ne pas se terminer par la surimpression d’une hallucination sur un mirage commun. Mais il serait tout de même souhaitable qu’a la fin, celui qui n’a pas vu Fata Morgana au moment même du délire de l’allumé puisse lui dire que ça existe, Fata Morgana. Qu’une fois, lui aussi, il l’avait rencontré, que l’oasis vu par tous comme mirage, n’était pas l’environnement halluciné du double. Que Fata n’était pas dans le regard aveugle de sa mère, que Fata est un autre réel, que ce n’est pas lui qui l’a halluciné. Fin d’une analyse didactique. Il pourra reprendre le voyage du désert avec les autres, avoir le plaisir et le rire devant les Fatas Morganas de demain.

Ceci est un point délicat. Qu’il faille pouvoir aider quelqu’un à reconnaître son hallucination de l’illusion collective où il y aurait quelque réel (religion, psychanalyse, science), est une chose devenue de plus en plus urgente et cliniquement observable à l’œil nu.

Fata Morgana devenue l’analyse elle-même (la cure) confondue à une théorie totalisante qui expliquerait tout, même le manque, puisqu’elle le nomme. Confusion regrettable entre pouvoir nommer et avoir prise sur un processus psychique. Confusion entre un discours qui aide à penser et à ordonner les affaires humaines devant le monde, et la cure en tant que processus, cheminement singulier d’un voyageur qui n’est pas un livre à lire, déjà écrit, et qui ne résiste pas avec une « Résistance » mais sa peau, son enfance, ses amours, ses habitudes vitales, ses carapaces de survie, des choses vues et rêvées; trame de cicatrices.

Devant l’épaisseur du phénomène, la confusion massive entre le livre et la chair, le discours constitué et la parole naissante, devant l’angoissante protection des livres saints par une masse de pèlerins, un certain nombre d’analystes, dont le nombre va croissant, ce qui, tout de même laisse quelque espoir, ont pris le chemin vers des lieux où, ce que j’avais appelé métaphoriquement, mais pas seulement, l’accueil est devenu l’urgence même. Ce que nous connaissons de l’analyse instituée ne peut dans certains cas se pratiquer ou se jouer qu’à minima. Ce minima qui fera lien reste à mettre à jour. Cela ne peut se faire vite, ni à la hâte, poussé par les diktats d’hier. Personne ne nous a enseigné cela, et ce n’est écrit nulle part. Le point délicat consiste à ne pas devenir trop croyants à notre tour, sous des airs de mécréance. Comble du mauvais goût, de l’erreur, la mécréance instituée en une croyance. Fata Morgana déniée. Car cela tend aussi à enchaîner et à interdire d’autres voyages, aidés en cela par la reconnaissance de l’allumé, délié des pèlerins en extase. Dès lors qu’il y a mirage, et comment l’éviter, sauf à admettre qu’il existe encore et encore, comme nécessité transitoire, il y a l’absence de l’ombre, absence d’ignorances avouables: tout un chacun peut à un moment ou un autre se voir lui-même dans le mirage. Et l’ombre absente, un silence que l’on n’entend plus: les doubles ne se parlent pas.

La croyance est à tous les tournants, tous les ravissements, toutes les découvertes, même celle de « l’accueil »… de par le soulagement que donne l’intelligence devant l’opacité d’une souffrance et l’étendue du désert. Fata Morgana existe dès que l’on voit. Comment savoir cela et pratiquer néanmoins? Mais il est bon de le savoir qu’il en existe à chaque voyage, à chaque halte, et qu’il y a du réel en jeu, chaque fois. Alors seulement l’allumé de l’histoire pourra reprendre le voyage et à son tour décoller de l’emprise de ses propres fantômes, ne pas les prendre pour vérité définitive, ni pour la fin de son errance, et partager le plaisir et le rire avec d’autres devant les Fatas Morganas inespérées. Car c’est bien la question: pouvoir encore rire avec d’autres demain…

C’est à son rire que je reconnais un vrai voyageur. Je ne peux pas croire ce que me raconte un homme sérieux. « L’esprit de sérieux »… quelqu’un n’en avait-il pas déjà parlé? Un fou, un allumé encore..

« Il faut que moi aussi je comprenne ce que je te dis. » Il m’a fallu cette histoire pour écrire, m’écrire, t’écrire, s’écrire. La page n’est plus blanche. Ce que j’ai écrit n’est peut-être pas vrai, mais il est vrai que j’écris. J’ai inventé une histoire: imaginaire. J’ai utilisé la langue: symbolique. Il y a des traces sur des pages blanches: sont-elles réelles? Et le temps que j’ai mis à les tracer?

Mais où est donc passée l’illusion? J’ai rêvé suffisamment com- pact, je me suis donné du mal avec la syntaxe pour croire un peu que je pense: hallucination en dérapage contrôlé, illusion-espace, j’ai bien joué. J’ai cru écrire un article de psychanalyse: Fata Morgana l’horizon, illusion-temps.

S’écrire n’est pas si simple. T’écrire aurait été plus facile: Les visages de l’Autre ne sont pas interchangeables à tout instant, mais il suffit de s’en choisir un, et t’écrire va de soi. Mais s’écrire, c’est aller jusqu’à l’absurde singulier. Le tout c’est de pouvoir revenir. Faire la boucle, s’imaginer que l’on a été compris. S’écrire pour m’écrire.

Libération des Mots de la Langue. LML. Elle aiMe Elle. Est-ce bête, mon petit jeu! Mais ne faut-il pas aller jusqu’au plus stupide singulier, désarrimer le mot, l’arrimer à sa petite histoire en passant par le moment spécifique d’un énoncé, ou d’un mot intraduisible dans une autre langue, hommage rendu à celle dans laquelle on écrit, pour avoir le droit de dire « je pense »? Mais quel gâchis, quel risque pour la scientificité du propos! … On a certes exagéré – les lacaniens -, côté jeu de mots. Ils étaient de commande, ce n’était plus du jeu, plus le « playing » mais un « game » bien ordonné.

Mais quand on joue vraiment… Et j’ai voulu jouer. . Respect du thème… Alors on joue jusqu’à perdre les autres de vue, jusqu’à perdre l’Autre. A la lisière de cette perte (jouée?) se constitue l’horizon de soi, espace singulier. Le retour vers le traduisible est la couture entre le mirage et l’hallucination: couture dans le réel de la langue. Point obligé du retour du message vers l’émetteur. Aller au-delà c’est le soliloque schizoïde, rester en-deçà, c’est le discours académique, qui peut osciller entre le lieu commun et la langue de bois en passant par quelques trouvailles qui s’avancent cachées à l’insu de l’auteur. Pas plus qu’il n’y a la garantie du vrai, il n’y a la garantie du faux. Dès lors que nous utilisons les mots de la Langue le vacillement est perpétuel. LML. Ce petit jeu est un illustration, maladroite certes, mais peut-être suffisante pour m’expliquer sans trop m’appesantir sur l’illusion; et le point de rencontre, de juxtaposition, entre un singulier (toujours source de plaisir ou d’angoisse) et un collectif, aussi fictif fût-il au travers des mots. Mais le plaisir que cela procure n’est pas forcément signe de vérité. Seulement signe que le jeu a été possible. En l’occurrence avec les mots, mais d’autres jeux existent, d’autres matériaux. Dans le jeu de mots ce n’est pas forcément le mot « joué » qui importe, mais le jeu mémé, le fait que quelqu’un peut aller jusque-là. D’où les confusions. Et beaucoup d’escroquerie dans ce qu’on appelle l’écoute du signifiant. L’ère de la Grande Bêtise. Confusion de Fata Morgana et de l’hallucination. Certains voient dans l’usage de formules, de graphes, de dessins, une garantie contre l’illusion, oubliant que ce ne sont là que parades imaginaires contre l’imaginaire inévitable – et heureux – dans tout usage de la langue. Lorsque ce jeu est visible (et il l’était dans l’écriture de Jacques Lacan), cela indique que l’auteur est allé jusqu’à ce point où ses mots se sont désarrimés. L’ère de la Grande Bêtise a commencé lorsque d’autres y ont vu un tout. Avec l’usage de la langue on arrive à cette chose étrange qui consiste à rendre visible le double halluciné dans le mirage collectif. Et, lorsque l’énonciateur occupe une certaine place, à se faire identifier par d’autres à son illusion personnelle. Les mots de Lacan, de Freud, ont ainsi été emprisonnés.

C’est tout le problème du passage de la représentation de choses à la représentation de mots, puis de l’usage de ces mêmes mots, il n’y en a pas d’autres, pour écrire. Ecrire la théorie, écrire la psychanalyse.

Ecrire, s’écrire. Voir, se voir, s’y voir.

Dernier retour à ma petite fiction. Imaginons une fin malheureuse du voyage de l’allumé dans le désert. Imaginons que ce soit un allumé de prestige. Rencontrant au moment où il voit son double dans Fata Morgana les autres voyageurs, qui en effet voient le mirage, car il a une existence visible. Il leur indique, mais l’indiquant, il leur intime l’ordre, de s’y voir, à l’endroit où il hallucine son double. Si la croyance en sa parole est suffisante ils s’y verront. Servitude volontaire au lieu du jeu. Pas de réel pour eux. Juste une affaire de suggestion. Cela n’est pas difficile lorsque le voyage est épuisant et grand le désir d’être enfin arrivé dans l’oasis rêvée. Au bout du voyage,- -ni l’allumé, ni les autres n’iront voir quelqu’un pour découdre les deux visions. Pour entendre que chacun peut faire un autre voyage, du côté des yeux de sa mère, du côté de ce qu’elle n’a pas VU.

Et n’entendront pas non plus, que Fata Morgana, une autre, les attend au prochain voyage; si voyager est encore leur affaire. Il arrive que beaucoup s’installent. Dans Freud à vie. Dans Lacan à vie. Entre les fantômes de Freud et les signifiants de Lacan (à Lacan) les petits concepts ont la vie dure.

Mais il ne suffit pas que je le dise pour que je puisse le faire facilement. Dans Fata Morgana il y a bien un réel, et dans mon double aussi. Pas le même. Pas tout de suite le même.

Je m’arrête là. Toute fiction a ses limites et ses embûches. Au moins, l’on sait qu’il s’agit d’une histoire inventée. Pour jouer à plusieurs un petit moment.

Et puis, il va aussi falloir un jour dire adieu à Vienne. A son Avenir. L’horizon a changé.

Entre Illusion et Avenir il y avait pour Freud à ce moment la Religion. Ne s’est-il pas trompé d’ennemi? Ou encore, l’ennemi, est-il toujours le même? Quand on combat un ennemi, s’il est vaincu, on a souvent tendance à se mettre à la même place. A occuper sa place. N’est-ce pas ce qui a failli arriver à la psychanalyse? D’où peut-être l’intérêt à éviter les affrontements. Le duel. Quel était le troisième terme? La Kultur. La Science, la Kultur et la Science. Et maintenant la psychanalyse…

Curieusement dans ce débat, dans ce duel, il n’est pas question de politique. Ni d’Etat. Au nom de la civilisation on peut combattre une certaine science. Mais aujourd’hui, la psychanalyse peut-elle gagner sans devenir idéologie d’Etat? Sans avoir au moins quelques ministres à sa table?

Pour combattre la religion, Freud voulait la psychanalyse comme science. Pour gagner, elle a gagné. Puis la science s’est échappée. Plus loin. Faut-il reprendre le duel? Juste pour gagner? Ou s’en faire l’alliée? Jusqu’où ce duel… Quand on y met toute son énergie, toute son intelligence, quand on se déguise tous en soldats, on peut tou- jours gagner les batailles. Mais à quel prix? Combattant la Religion, dans un combat-duel, la psychanalyse en a pris la place. S’affrontant à la Science, elle en a pris les oripeaux. Traitant de leurre la Politi- que, elle louche de plus en plus vers les instances de l’Etat. A chaque combat elle peut gagner, mais à chaque combat elle redevient Fata Morgana non reconnue. N’y a-t-il que la possibilité de collaborer ou d’être en guerre? Discours contre discours, pouvoir contre pou- voir, ou avec l’aide de l’Etat, le prestige.

C’est tout de même une étrange logique… qui est à chercher dans l’inconfort, inhérent à toute position éphémère qui ne veut pas s’avouer comme telle.

L’illusion-espace et l’illusion-temps pour le singulier au travers d’un indicible pluriel, se rejoignent en des points indiscernables au présent. A ceci s’ajoute que nous vivons dans une société elle-même vivante, productrice d’images avides de nos ancrages singuliers.

C’est pourquoi je me sens mal à l’aise pour entrer dans les grands combats. Je ne veux plus de duels, même pas hurler contre la science. Arrêter l’affrontement. Et puis s’écrire encore. Tant pis si ça fait trop de papiers…
Qui me dira encore une fois mon double dans la Fata sans nom, vers laquelle je m’avance? Je trouverai bien sur le chemin quelques personnes qui rient…

Paris, le 20 Février 1986