Le guetteur de l’Aube

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Nouvelle Revue – 1986

Il y a tout un art pour ne pas attendre, pour ne pas être en manque; un savoir-faire, parfois développé très tôt, du contentement, une manière d’être normal proche de la perversion : un « ça me suffit » aux confins des décharges, susceptible d’éviter l’attente et de trouver vite un objet suffisamment mauvais qui vaut bien l’objet suffisamment bon pour boucher les orifices du guet. Comme le dit Guido Ceronetti : « Un nécrophile modéré peut fort bien se contenter du lit d’une femme très frigide. » Ne jamais souffrir de l’attente peut être l’idéal d’une sagesse conquise, la patience enfin trouvée, mais aussi, une nécrophilie satisfaite.
Tout autre est la position de l’insomniaque. C’est un spécialiste de l’attente, et son objet ne peut lui être donné par personne. Il en est le seul créateur, et endormi, absent à lui-même, il devient l’œuvre. L’objet au présent n’existe pas pour le sujet lui-même. « J’ai dormi » : l’objet de l’attente est venu, l’a surpris, mais il ne peut en jouir au présent. Il ne peut pas dire « je dors » sauf pour se plaindre de son état d’éveil. Certains rêves seulement procurent cette certitude, quand on se dit à l’intérieur du rêve lui-même : « Ce n’est qu’un rêve. » Ceci est vrai pour tout dormeur, mais seul l’insomniaque constitue le sommeil en objet; de désir, de manque, et après-coup de satisfaction ou d’insatisfaction.

A tout objet, il faut ajouter l’œuvre spécifique du temps de l’attente, car celle- ci, à force, finit par créer une vacance supplémentaire, un en-creux d’aucun objet, mais de l’attente elle-même, au-delà du manque, au-delà de l’objet, quand elle ne le crée pas de toutes pièces. L’attente de l’insomniaque constitue le sommeil en objet, qui, chez le bon dormeur, reste hors histoire. Manquant au rendez-vous, se faisant espérer, il rejoint les objets incertains de l’amour. « Dans le transfert on attend toujours», écrit Barthes et l’insomniaque entre dans un rapport .de dépendance et de transfert avec lui-même comme un autre.

Attendre le sommeil peut être une métaphore de toutes les attentes où l’on nattend la fin de l’attente elle-même, cet état de soi. Chez l’insomniaque elle est aiguë, consciente, récurrente et paradoxale, car attendre, c’est guetter, et guetter, c’est être en éveil forcé, angoissé, où les gens sont dirigés vers l’objet attendu qui, ici, ne peut venir que du guetteur lui-même. Vaine injonction que de dire à l’insomniaque de ne pas attendre, puisque l’attente seule fait de lui un insomniaque et non l’absence du sommeil.

L’attente se présente comme neutre d’affect, le mot en lui-même ne connote aucune souffrance ni aucun bonheur particuliers, et pourtant, il suffit qu’elle dure assez, pour devenir un malheur à part entière. L’objet s’efface au détriment de la douleur. Mère, amant, train, lettre, sommeil, n’importe quel événement interne ou externe viennent alors à la même place, là où est censé revenir le premier objet d’attente qui a fait trauma et a laissé son empreinte incomblable, territoire aimanté qui attire toute chose qui s’approche de son enceinte et éveille l’espoir du retour. L’attente n’est qu’une modalité de l’angoisse en prise aux affres du temps et de la perte. Car si l’angoisse pure se dit « sans objet », celui-ci en est la cause, et elle ne cesse qu’avec la reconnaissance de son retour, lorsque d’incertain, il devient certain.

La satisfaction et l’insatisfaction se distribuent seulement dans l’après-coup, et bien que l’objet « revenu » ne soit jamais l’objet attendu, l’appréciation de l’écart plus souvent inconsciente – est ce qui détermine la tonalité affective des retrouvailles.

Une femme, pour me signifier la violence de son amour pour son nouvel amant me disait : « Il me manque même quand il est là. » Il y a des histoires d’amour qui commencent là où d’autres finissent. La « réalité » de l’objet présent, retrouvé, s’il est attendu, dépend en grande partie de la capacité d’un sujet de transférer sur lui l’hallucination de l’objet absent.

Mais, pour le sommeil, quelle est la réalité de l’objet présent ? Puisque sa présence n’est assurée qu’après coup. En toute logique l’insomniaque ne devrait attendre que le réveil.

L’on sait par ailleurs que l’objet d’attente, si celle-ci fait par trop souffrir, suscite la haine et des fantasmes de destruction. « Mais comment assassiner ce qui gît en moi comme possible ? Comment détruire mon œuvre non advenue, ce sommeil qui tarde et que je ne peux halluciner par aucune pré-figuration ? Je reste en rade d’un meurtre imaginaire, de gestes inaccomplis. Je reste, avec sur les bras, un désir de tuer. Ne pouvant me représenter cette chose que j’attends et qui ne vient pas, ce sommeil qui n’a pas d’image, et qui, par l’attente qu’il provoque, usurpe une place d’objet, le désir de meurtre et de destruction de cet autre, dont l’absence me fait souffrir, se retourne contre moi : je veux mourir. »

Telle peut être la descente aux enfers de celui qui attend de lui-même l’objet immatériel de sa satisfaction. La présence est le plus souvent confondue avec l’image de quelqu’un. Mais lorsqu’elle vient à manquer au travers d’un état de soi, l’autre n’est pas représentable.

Le sommeil, ou tout changement d’état psychique qui se constitue et se nomme par l’attente n’est plus seulement une fonction ou un affect mais peut venir à la place d’un autre non représenté.

À sa place, à la longue surgit l’aube. Celle-ci au moins est certaine, elle vient tous les jours. Il arrive qu’alors cesse l’attente et avec elle l’angoisse. Restent la fatigue et l’insatisfaction, ce qui est autre chose. Mais alors, quand le sommeil se dérobe, pourquoi ne pas attendre à sa place l’aube ? Substituer l’objet certain à l’objet incertain. La succession des jours et des nuits, n’est-ce pas ce que l’univers nous donne de plus sûr ? Certains le font, on les appelle les noctambules. L’aube arrive de toute façon pour clore la nuit, fût-elle blanche. Abandonner ses chimères au profit de l’aube, ce réel soustrait aux charmes angoissants du hasard. Voilà le profil improbable mais pensable d’une conduite de pure raison qui ignorerait la mère et ses inquiétudes, ses allées et venues imprévisibles. Car il faut que l’enfant dorme, ceci est le vœu de la mère et la condition de sa paix. Mais alors, peut-on se dire, qui attend qui ? Je ne m’attarderai pas sur les attentes du nourrisson et ce que cela lui fait lorsque l’absence excède ses capacités (Winnicott rend les redites inutiles). Juste ce bref rappel des premières attentes, lorsque la nourriture, c’était elle, et le sommeil aussi. Le dehors et le dedans confondus, elle et lui en osmose et télépathie, ce sommeil qui ne vient pas, est-ce la mère hypnose ? À moins d’avoir eu, dès les débuts, à se contenter de peu, et ne connaître qu’un monde de grisaille, ou à s’accrocher tout de suite à la nuit elle-même, ou à l’aube comme autres sûrs au rendez-vous. « Ça me suffit » : la misère acceptée ou l’univers tout de suite. Nécrophile modéré ou poète précoce.

Mais pour l’insomniaque pas d’autre issue que cette passion négative : attendre le sommeil et se faire attendre dans un même mouvement, dans le désespoir, à défaut d’avoir pu se séparer à temps. La séparation est préalable au retour, surtout lorsque la chose attendue vient de soi. Le sommeil est toujours un retour, à la même place, comme l’aube, cet horizon du temps quand on ne dort pas. Car l’insomniaque n’attend pas n’importe quand. Il a ses heures; pas question de se laisser surprendre, ça serait déjà la fin de la passion. Et lorsque cela arrive par pure fatigue, ces moments de sommeil ne doivent pas être comptabilisés. Il veut convoquer le sommeil, il le veut à ses ordres, il doit revenir à l’endroit attendu. Cette attente passionnée projette le sujet dans un univers vide. Les rêveries qu’il peut faire en attendant le sommeil ne sont pas un équivalent satisfaisant de la représentation de l’objet d’attente.

C’est la raison pour laquelle il ne suffit pas de parler seulement de la problématique du temps dans l’attente, bien que celle-ci soit centrale. Le temps ne se saisit que rarement à l’état pur, car c’est dans l’espace que l’objet fait signe et donne d’abord consistance au corps. Son attente et l’absence qu’elle ravive peuvent atteindre le Moi jusqu’au morcellement. C’est pourquoi l’insomniaque, ou toute personne que l’attente torture peuvent être parfois consolées par des pratiques du corps, des caresses de préférence, et à défaut, dans un monde aseptisé de solitude : la relaxation. Attirer l’attention sur son corps pour le déprendre du guet d’un autre. D’où le surgissement de la haine et des pulsions destructrices dans la solitude contre lesquels le sujet lutte en polarisant ses sens sur les signes du dehors.

Pour immatériel, voire évanescent que soit l’objet choisi, s’il prend son statut du seul fait de l’attente, il reste entaché de l’histoire qui a marqué les premières manifestations de l’autre, à la fois comme différent de soi et comme condition de son propre sentiment d’existence. Car derrière toute attente, que ce soit du sommeil, mais aussi de l’éveil, n’y a-t-il pas celle de la manifestation d’un réel, qui, de l’horizon vide fait image, donnant vie à notre regard, ou du silence de la solitude fait bruit, donc signe de quelqu’un. Quelque chose doit occuper l’espace pour nous donner corps. Les symptômes suscités par des déprivations sensorielles sont là pour nous rappeler à quel point le vide est intolérable à l’humain.

Le paradoxe de l’attente du sommeil est justement qu’il faut cesser d’attendre que le monde fasse signe pour le faire venir. Laisser inoccupée la place de l’objet, ou de l’autre, de la lumière ou du bruit, pour s’y loger soi-même. D’où la nécessité d’avoir derrière soi l’essentiel des séparations.

Pour cela, ne faut-il pas au moins s’aimer un peu ? Juste assez pour que la solitude nécessaire au sommeil ne devienne sentiment d’abandon, et guet des signes qui ne viennent pas. Beaucoup ne peuvent jamais dormir seuls. Ceci est banal. Mais que penser de ceux qui prétendent aimer d’amour tendre leurs compagnons de lit auprès desquels ils restent pourtant sans dormir ? L’espace dans cette attente reste vide, incomblable par l’hallucination qui préfigurerait quelque venue.

Rien d’étonnant alors si, dans les états dépressifs, l’insomnie est fréquente : le sentiment d’abandon y est de règle, qu’il soit actuel ou au passé, et l’amour de soi bien malheureux. Et le conseil, inutile, que l’on donne aux insomniaques, de ne pas se crisper dans l’attente, est bien sévère, car on leur dit en fait : « N’attendez personne. »

« Longtemps je me suis couché de bonne heure. » Insomniaque génial, Proust décrit avec minutie ses manies d’endormissement, ses réveils et le drame du coucher lorsqu’il était enfant. Mais surtout, tout au long de l’œuvre, il décrit ses attentes; de sa mère, de sa grand-mère, d’Albertine. Toutes ces attentes sont sous-tendues par une autre, plus fondamentale mais plus discrète, celle du moment d’écrire : il attend l’inspiration, pour lui, la bien nommée. Car si Proust attend des êtres aimés avec passion, s’il attend le sommeil qui ne vient pas, il attend aussi sans le savoir, mais en le sachant après coup, ce moment particulier où le passé enfin reconnu cesse d’envahir le présent, et où peut enfin naître le projet, sa « vraie vie ». L’horizon n’a plus besoin d’être peuplé par des figures familières pour lutter contre l’angoisse, l’avenir prend place par la possibilité d’un acte.

On pourrait lire, proposition hérétique aux yeux de certains peut-être, toute une partie de oeuvre comme un long rêve dont l’auteur émerge brusquement au dernier volume, par hasard, malgré l’attente. Ce n’est pas l’inspiration qui lui vient, celle qu’il attendait devant la page blanche, mais un moment de sa vie, lorsqu’il bute sur un pavé inégal et qu’il reconnaît un moment de son passé. Puis, reviennent comme les souvenirs d’un rêve au fur et à mesure que l’on se réveille, d’autres moments, débarrassés des scories de l’imaginaire avec un sentiment aigu de leur vérité. Il aura vécu en attendant ce qu’il trouvera par hasard, ce moment d’éveil à soi où il saura enfin de quelle matière sera faite son oeuvre.

« La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c’est la littérature… », qui ne trouve pourtant son moment logique que grâce à ce qui s’est constitué dans l’attente d’être reconnu. Parlant de ceux qui n’ont pas eu cette grâce il dit : « … Mais ils ne la voient pas, parce qu’ils ne cherchent pas à l’éclaircir. Et ainsi leur passé est encombré d’innombrables clichés qui restent inutiles parce que l’intelligence ne les a pas développés. »

Peut-on mieux décrire ces moments féconds d’une analyse (mais qui se trouvent aussi sans elle) où une reviviscence fait chuter le discours et ses redondances, où la trouvaille arrête la compulsion à raconter toujours la même histoire, que l’on connaît par coeur, mais qui laisse le corps inerte et l’esprit ensommeillé. Voici la rencontre et la fin de l’attente : Je n’avais pas été chercher les deux pavés inégaux de la cour où j’avais buté. Mais justement la façon fortuite, inévitable, dont la sensation avait été rencontrée, contrôlait la vérité du passé qu’elle ressuscitait, des images qu’elle déclenchait, puisque nous sentons son effort pour remonter vers la lumière, que nous sentons la joie du réel retrouvé. »

Cette remontée vers la lumière est l’éveil, la présence enfin trouvée, la fin de l’attente. Être éveillé n’est pas l’absence simple du sommeil. C’est un état psychique particulier. Certains passent leur vie dans la somnolence sans le savoir. Point n’est besoin de l’état hypnoïde de l’hystérique, mais il aide à comprendre. L’attente poussée à son extrême, malgré la vigilance qu’elle requiert face aux signes que l’on guette, est une manière d’être absent au monde et à soi dans le monde, le Moi, tout entier sous le charme, hypnotisé par l’absent. Celui qui attend n’est pas là. Être éveillé est donc un préalable et au sommeil et à la création, et à tout exercice de pouvoir sur soi. Il faut être éveillé, et le mieux possible pour pouvoir dire : « j’ai dormi », et que ce soit vraiment au passé, même si cela ne dure qu’un jour, sinon, on attend encore. On ne dort bien que si l’éveil est de qualité. Ceci peut avoir valeur de métaphore, mais c’est vrai aussi au sens le plus pragmatique de l’observation.

Des travaux spécifiquement axés sur l’étude de l’insomnie soulignent l’importance de la qualité de l’éveil dans le traitement de l’insomnie. « Les insomniaques chroniques, écrit Lucile Garma, sentent que leur sommeil est perturbé par l’éveil et que leur éveil est perturbé par la somnolence. Ils se plaignent de l’absence d’un contraste bien marqué entre les deux états. C’est ce qui m’a conduit à traiter l’articulation entre sommeil et éveil afin de renforcer la qualité de l’un et de l’autre »

La reconnaissance de l’objet, indispensable pour que cesse l’attente, ne peut avoir lieu que si celui-ci a une suffisamment bonne forme, donc si l’écart entre les deux états psychiques est nettement perceptible.

L’analyse qui pour beaucoup est aussi une longue attente a pour objet vague ou précis, mais toujours désirable même si l’on n’en prononce pas le nom, la guérison. Quand ce n’est de symptômes précis, d’angoisses aiguës ou d’inhibitions graves, en tout cas de l’attente que le bien-être vienne de l’autre. Mais nul autre que l’analysant lui-même ne peut reconnaître sa propre « guérison ». L’analyste l’amène jusqu’à ce bord où il peut nommer. Le diagnostic apporté par le médecin, quel qu’en soit l’effet réassurant, est en cette matière inefficace à lui procurer « la joie du réel retrouvé ». Cesser d’attendre, de cette attente fondamentale qui gît au coeur de toute souffrance névrotique, dépend de ces moments où le temps de l’autre ne domine plus en maître absolu et où l’espace et ses objets actuels font office d’éveil. Comme le dit encore Proust : « …dans le présent où l’ébranlement effectif de mes sens par le bruit, le contact du linge, etc., avait ajouté aux rêves de l’imagination ce dont ils sont habituellement dépourvus, l’idée existence, et grâce à ce subterfuge, avait permis à mon être d’obtenir, d’isoler, d’immobiliser – la durée d’un éclair – ce qu’il n’appréhende jamais : un peu de temps à l’état pur …

Ce temps enfin non aliéné par l’attente auquel on accède par les sens, c’est- à-dire la saisie d’un espace propre.

L’analyste, s’il accompagne pendant un temps le patient dans sa somnolence, pour entrer dans un rêve qui n’est pas le sien, est aussi et avant tout un éveilleur.

« Ici et maintenant. » Car on peut buter mille fois contre des pavés inégaux, si l’on n’est pas présent, aucun réel ne sera au rendez-vous. L’étrange dans cette affaire est qu’il faut parfois avoir longtemps attendu pour buter par hasard sur l’objet rude qui plie la vie en deux : avant et après, et puis jouir du moment lui- même, déhiscence de l’histoire, sa majesté le. présent.

« Ici et maintenant », c’est vite dit. Qu’il est dur d’être là en même temps que l’autre. Que d’esquives vers le passé : « pour mieux te comprendre mon enfant ». Ou pour mieux m’enfuir, et guetteur impénitent, attendre encore des histoires et des histoires, alors que les pavés sont là.