Survivre à l’enfant et à la guerre

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1978 In “Les Psychanalystes vous parlent de la Mort”,
ouvrage collectif sous la direction d’Octave Mannoni

Un jour, une petite fille perd sa mère. C’est la guerre, elle est chez sa grand-mère. Elle lui demande : « Dis, grand-mère, qu’est-ce que c’est que la mort ? » Sa grand-mère lui dit : « Pense à ta mère et dis-toi, je ne la reverrai jamais plus, jamais plus, jamais plus, jusqu’à ce que ces mots se vident de sens, jusqu’à ce que tu sentes le vide et le vertige en toi, alors tu verras que tu ne peux pas imaginer la mort et tu comprendras un peu ce que c’est. »

La petite fille pensa « jamais plus, jamais plus, jamais plus… », les mots se vidèrent de sens. Elle eut le vertige.

La vieille femme avait répondu de son mieux. Nulle incitation excessive au chagrin, mais une invite au deuil et à penser, à imaginer l’inimaginable, le non-retour définitif d’une image connue.

On peut se demander quel peut être l’effet de la rencontre avec la mort réelle dans l’enfance, et ce que deviennent ces souvenirs d’une époque de la vie que vient si vite recouvrir ce que l’on appelle l’amnésie infantile. Et même, si ces souvenirs persistent, ils sont soumis aux déformations propres à l’imaginaire de l’enfant, à sa façon de voir le monde, à ce qu’il entend des adultes. Car ce qui prédomine alors, c’est non pas la différences des sexes comme on le dit si souvent, mais la différence enfant- adulte.

La petite fille entendit encore souvent parler de mort autour d’elle, car la mort était entrée dans sa vie non seulement par la perte d’un être proche, mais c’était un temps de guerre et tout autour d’elle il en était toujours question. La mort était présente dans toutes les conversations des adultes, seulement celles-ci ne s’adressaient pas à elle. Elle ne comprenait pas toujours ce qui se disait, mais elle savait une chose : les grands avaient peur.

En allant à l’école, elle voyait parfois des hommes pendus à des poteaux. De ces morts on ne lui disait rien, sinon de ne pas les regarder. Elle entendait dire que c’était des résistants, que c’était « pour l’exemple »… Elle ne savait pas quel exemple ; on lui citait parfois quelqu’un comme exemple, mais ce n’était sûrement pas les mêmes. Tout cela finissait pourtant par faire partie de la vie quotidienne, ces cadavres d’étrangers.

Sa grand-mère lui disait parfois : « Ne dis rien de ce que tu entends si on t’interroge. » Comment pouvait-elle dire ce qu’on ne lui avait pas dit à elle ? Les grands ne lui parlaient pas de ces choses-là, elle n’allait pas leur en parler non plus. C’était comme interdit. Elle trouva du coup sa grand-mère un peu bête.

Entre enfants, oui, ils en parlaient de ces étrangers au village, de ces morts auxquels ils donnaient des noms de leur invention, qu’ils intégraient à leurs histoires et à leurs jeux. Entre enfants, ils jouaient à tout ça, quand les grands ne les voyaient pas.
Sa grand-mère dit aussi un jour : « Je me demande comment on va survivre si ça continue encore comme ça. » Elle était persuadée qu’elle saurait survivre, même si sa grand-mère ne le savait pas. Elle avait joué la chose avec les autres enfants. Dans leurs jeux, ils avaient survécu, parce qu’ils étaient ensemble. C’était leur grande idée : il suffirait d’être ensemble.

C’était ce qu’on appelle des contemporains. Des enfants, dont les parents avaient les mêmes peurs, la même guerre.
L’une des activités principales de l’enfant est le jeu. Et les enfants jouent à mourir et à faire mourir autant qu’au docteur ou à papa-maman. Ils jouent à la guerre, ils jouent à être grands… à leur façon. Avec leur jeux ils répètent ce qu’ils voient mais aussi anticipent les événements de la vie selon leur désir. « Quand je serai grande, je te quitterai, j’irai loin, loin… » ou encore « quand je serai grand, je t’emmènerai partout avec moi, tu seras assise derrière… »

Il convient cependant de distinguer la mort d’un proche, d’une mère, d’un père, de celle d’un inconnu.

Alors que la mort d’un familier peut rarement être éludée du discours des survivants autour de l’enfant, celle de l’étranger est habituellement passée sous silence, à moins d’être l’objet d’un commentaire officiel et légal. Comme si, ce qui se passe hors de l’enceinte de la famille ne le regardait pas.

On ne parle pas de politique avec les enfants, on ignore l’existence du dehors de la famille en général. On ne leur dit pas que certains meurent par d’autres ou pour d’autres, et non seulement par la maladie, la vieillesse, ou la guerre, comme simple fatalité.

Que l’on puisse mourir en quelque sorte activement, ou s’engager jusqu’à la mort, relève d’un tabou aussi fort que les paroles concernant le sexe, parce qu’il y est tout autant question, et de manière encore moins dicible, de désir…

…Et de plus, une petite fille, ça ne doit pas jouer à la guerre, comme si à elle, la guerre ne lui faisait rien. C’est en tout cas ce que souhaitent les adultes. La petite fille, qui joue « à la maman » leur fait croire, par anticipation, qu’elle l’est déjà, leur maman, et elle doit être épargnée de ce savoir-là. Elle doit leur épargner, à eux, le spectacle d’une petite maman qui joue à tuer et à être tuée.

Ainsi d’elle, on ne connaîtra pas les représentations guerrières !
La femme et l’homme, le dehors et le dedans de la famille, l’enfant et l’adulte, les limites des territoires… autant de passages, de frontières, de zones muettes où l’on ne peut se tenir, et que l’on franchit cependant, en rêve, en jouant, ou en risquant quelque chose… mais jamais sans changer subtilement de langue au passage, en y perdant des lambeaux de la langue d’origine, celle qui, sans paroles, était un lieu à deux, territoire premier de vie, où la différence était – se rêvait – négligeable et sans risque. Ainsi sommes-nous tous polyglottes sans le savoir, car à chaque dedans son dehors ou un ailleurs.

Pour l’enfant, l’étranger est une des figures possibles de tous les ailleurs. La figure de l’étranger permet que l’autre se représente sous des traits non encore inventoriés. Le dehors, le nom… pas encore trouvé, juste un vivant, ni père ni mère, adulte sans doute, une identité pour tous les possibles. Et son sexe ? Autre, même sous les dehors du même. Alors pour un bref instant, celui de la rencontre, s’estompe l’éternel retour du même, la pulsion de mort cède le pas aux dangers de la vie. Alors, l’espace d’un rêve, l’enfant peut croire que grandir c’est changer, qu’un jour il découvrira un autre tout à fait autre en lui-même, ni père ni mère, tout en faisant l’inestimable économie de ne pas se croire orphelin pour autant, riche, et libre de tout meurtre enfin.
Encore enfant, j’admirais le forçat intraitable sur qui se referme toujours le bagne ; je visitais les auberges et les garnis qu’il aurait sacrés par son séjour, je voyais avec son idée le ciel bleu et le travail fleuri de la campagne ; je flairais sa fatalité dans les villes. Il avait plus de force qu’un saint, plus de bon sens qu’un voyageur – et lui, lui seul, pour témoin de sa gloire et de sa raison
L’étranger fascine l’enfant, l’attire, lui fait peur. De lui, il ose espérer ce qu’il ne peut demander à aucun familier. Il lui rappelle le dehors qui est toujours à conquérir, car cette conquête est signe de liberté et de vie. Cette liberté que, dès son plus jeune âge, il aura à arracher à l’attrait tout puissant du corps de la mère. S’arracher à Elle est la première tentative de lui survivre. Cela commence tôt. Cela peut porter des noms différents. A cette entreprise il trouvera un complice ou non, pour s’expatrier d’Elle sans succomber à la perte du Deux primordial qu’ils ont été jadis. Elle est le même de lui, dont la séparation commence dès la naissance et ne s’achève parfois jamais.

L’angoisse est le souvenir de l’à-peu-près de toute séparation. L’angoisse provient de l’attente du retour et non de la perte. Aussi le deuil de la mort réellement survenue est différent (pas toujours justement il arrive qu’on ne l’accepte pas) de l’angoisse de séparation. « Bientôt » est ce que la mort interdit et que la religion et l’amour autorisent. Et l’on s’use à imaginer l’inimaginable d’un « jamais plus », image impossible d’un retour quand même imaginé, différé juqu’à l’absurde. « Bientôt »… alors tout recommence… Bientôt se joue avec la mère.

La séparation d’Elle est cette douleur qui est la vie, qui s’imagine, se représente et se rêve

D’Elle à lui, l’espace se comblera peu à peu : d’objets d’Elle, d’objets à lui, « sa bobine », l’autre, les autres, le père, les pères, l’étranger, le concept, le graphe, un rêve de trouvaille…

Mais comment des premiers objets rejoindre les êtres, comment quitter ce territoire sans tenter la mort ? Comment faire l’expérience de la séparation autrement qu’en jeu, tout en traçant le chemin possible d’un retour ?

Hormis les objets, le père pourrait être l’étranger le plus proche. En tant que figure humaine il fait à la fois le lien avec le Deux initial et le rompt. C’est par rapport à eux-deux le premier corps étranger. D’autres que lui peuvent venir s’interposer entre eux-deux, mais n’importe qui ne peut pas à la fois rompre le lien, tout en représentant la trace. Seulement n’est pas père tout homme de la mère, ni tout géniteur ; n’est pas complice possible de l’enfant celui dont le rapport au-dehors est barré par une sorte d’être qu’il appelle fréquemment MA FEMME et qui n’est qu’un redoublement de mère, la sienne et celle de l’enfant. Alors pour ce dernier point de complicité salvatrice contre la toute-puissance de ce corps trop familier et ses soins obligés, alors l’étranger seul peut ouvrir l’enclos maternel vers un monde où toutes les langues ne sont pas maternelles.

Cette mère-là n’a pas été beaucoup évoquée dans l’œuvre de Freud, qui d’emblée a présenté l’enfant non dans sa spécificité d’enfant mais comme garçon ou fille inscrits dans des relations privilégiées selon le sexe, tantôt avec la mère, tantôt avec le père. Pour cela il s’est servi du mythe d’Œdipe. Il a opéré là un saut en assimilant Jocaste à une mère nourricière, ce qu’elle n’a jamais été pour Œdipe. Jocaste est une femme qui occupe dans le mythe un lieu de pouvoir autre que celui de la mère qui soigne. Elle n’a pas élevé Œdipe. Elle est là où se jouent, entremêlés, les désirs sexuels et de pouvoir: .C’est une mère déjà déplacée, non familière, étrangère presque… Le destin Œdipe se joue hors de l’enceinte de la famille de son enfance. Les soins maternels sont reçus par la mère de la petite enfance, celle dont le visage et le corps seront à oublier, à déplacer, à perdre, pour que l’inceste même puisse se jouer dans tout son poids de destin, qui lui, se rencontre sur la route.

La mère qui a toute-puissance sur le corps est à perdre à partir d’un deuil qui pose la question de la mort du sujet lui-même. Or dans l’œuvre de Freud la séparation avec la mère n’est pas envisagée sous cet angle, mais surtout à partir d’une problématique de perte d’objets partiels et, pour la fille, d’un attachement sexuel privilégié pour le père. La mort dans la vie du sujet est essentiellement traitée à partir de la mort du père. Mais sur cette question peut-on séparer si aisément théorie et avancée personnelle d’une analyse ?
Croyance provisoire du petit enfant au tout pouvoir de la mère, magie qui fait « grandir ». L’enfant jouet aura un jour des jouets sur lesquels découdre cette croyance.

Et plus loin le même texte :

Si la mère a ainsi pouvoir de donner vie et accès à la jouissance, c’est qu’elle peut les reprendre : pouvoir jalousé par les mâles, qui de l’enclos maternel font la matrice pour l’enclos du « camp », lieu du « soin » obligé et du corps livré…

Et ce n’est pas hasard si la question de la mort et de la psychanalyse m’est venue à partir d’une histoire de petite fille et d’une grand-mère… « Dis, grand-mère, qu’est-ce que c’est que la mort ? » Question posée à celle qui a survécu à son enfant, sa descendance, chose insolite, unheimliche Mutter. Celle qui, sans le vouloir, a transgressé une loi, et qui, de ce fait, saurait peut-être dire l’inimaginable pour l’enfant à une enfant.

L’autre versant du « Père pourquoi m’as-tu abandonné ? » ne serait-il pas « Enfant, pourquoi m’as-tu abandonné ? » Question qui même à travers le rêve n’a pas été véritablement abordée dans l’œuvre de Freud, tant il avait eu soin d’éviter cette Unheimlichkeit qui lui viendrait de la mère. Et toute sa vie il a craint qu’elle ne lui survive.

Cet inimaginable ne l’est pas tant pour Elle (à supposer qu’elle ne soit plus l’enfant non séparé d’Elle) que pour lui, l’enfant, qui de sa place ne peut la concevoir, Elle, en manque définitif de lui.

La mort ne s’imagine et ne se met en scène que du lieu d’un autre, mais cet autre ne peut être Elle, tant que le sujet lui-même est pris dans le territoire du Deux originaire ; ce qui ne l’empêche pas de devenir grand et même psychanalyste… Et l’on peut très bien élaborer le thème de la mort du père tout en restant non séparé d’Elle.

Lorsque les psychanalystes écrivent, leurs écrits sont censés appartenir, par je ne sais quel miracle, à la pure théorie, voire au pur symbolique… pour peu qu’ils jouent suffisamment à distance du corps à perdre.

Je rembobine :

Un rêve de trouvaille, le graphe, le concept, l’étranger, les pères, le père, les autres, l’autre, « sa bobine », objets à lui, objets d’Elle. Stop.

Elle tout entière : non. Objets partiels, sein : oui.

Winnicott semble avoir joué un peu plus loin, et c’est bien ce que certains lui reprochent en le critiquant d’être resté (paradoxe) dans l’aire mal vue de l’imaginaire. Danger de l’imaginaire lorsque l’on veut fabriquer du symbole psychanalytique au nom d’un père. C’est là et pas plus loin que la bobine doit s’arrêter. La psychanalyse n’est pas, comme chacun sait, une histoire racontée par des enfants… Comme la guerre, c’est une affaire de grands.
Jouer, conduit d établir des relations de groupe ; le jeu peut être une forme de communication en psychothérapie et en dernier lieu, je dirai que la psychanalyse s’est développée comme une forme très spécialisée du jeu, mise au service de la communication avec soi-même et avec les autres.
Ce qui est naturel, c’est de jouer, et le phénomène très sophistiqué du vingtième siècle, c’est la psychanalyse.
Les enfants jouent à mourir, les enfants jouent à la guerre, à papa-maman, au docteur. Pour certains de leurs jeux, il existe en psychanalyse un espace « symbolique » où cela peut se répéter et faire sens pour l’analyste et SATHÉORIE (comme MAFEMME). D’autres n’y trouvent pas accueil. SATHÉORIE ne l’avait pas prévu. La mort hors murs, la guerre, le deuil de l’étranger n’y ont pas leur place. Ce dehors meurtrier qui pourtant s’entend encore maintenant si l’analyste n’est pas pris dans la répétition mortelle d’une théorie balisée, où pour un temps, son temps, sa première guerre, Freud avait établi les limites entre le normal et le pathologique de deuils qu’il n’a pas eu à faire. Toute une génération d’analysants qui ont été enfants pendant la guerre ont joué à « ça », et ont vécu sans prise directe sur le monde des grands leurs peurs et la mort menaçant le dedans. Et nous analystes, jouons, re-jouons parfois sans le savoir avec eux tout cela, en silence, « sachant qu’il n’existe aucun lieu où porter sa plainte ».

Mais avant nous, Freud avait un jour, pendant une autre guerre, observé un petit enfant qui jouait… C’était, faut-il le souligner, évidemment un petit garçon.

En 1920, date qui représente un tournant dans la théorie psychanalytique ainsi que dans la pratique de sa transmission Freud publie l’Au-delà du principe de plaisir, où il élabore la notion de compulsion de répétition, prenant appui sur un jeu d’enfant qui « joue » la séparation avec sa mère.

Dans cet article, il s’interroge sur l’étrange répétition, dans les rêves et dans la vie des névrosés, d’événements désagréables et plus particulièrement traumatiques. Il aborde cette étude par les traumatismes de guerre, qu’il abandonne cependant rapidement sans les approfondir pour prendre un exemple très différent.

Je propose maintenant qu’on abandonne ce sombre et sinistre thème de névrose traumatique et que l’on étudie le mode de travail psychique à partir d’une des activités normales les plus précoces. Je veux dire les jeux des enfants.

L’enfant qu’il observe et dont il relate le jeu est son petit-fils, enfant de sa fille Sophie. Le jeu consistait à faire disparaître, puis réapparaître une bobine, signifiant de la mère absente, puis présente. L’enfant par ce jeu se rendrait maître, selon Freud, de l’angoisse et de la rancune que lui procurent les absences de sa mère, en faisant lui-même l’acte de la faire partir et revenir à sa guise, c’est-à-dire en devenant actif par rapport à la situation, au lieu de la subir passivement. Notons au passage que l’opposition actif/passif est ce qui caractérise, toujours selon Freud, en dernière instance les positions masculin/féminin… Par ailleurs l’on peut également se demander d’où Freud tire sa certitude que la bobine représente la mère dans ce jeu et non l’enfant lui-même…

En voyant jouer l’enfant Freud comprend qu’il tente de maîtriser l’angoisse de séparation, voire l’angoisse de mort qu’il ressent lorsque sa mère (ou lui ?) le (la ?) quitte.

Or, comment comprend-on un petit enfant ? En s’identifiant à lui. L’identification à l’enfant suppose chez l’adulte la levée de l’amnésie infantile concernant le trait observé, sinon interprété. L’enfant en lui revit, face au spectacle de l’autre enfant que subitement il comprend. Cela peut dans certains cas n’être qu’une projection, mais dans un cas comme dans l’autre, la théorisation vient ensuite, pour les autres adultes… changement de langue.

Par ce jeu, Freud comprend que l’enfant fait à l’autre ce qu’on lui a fait et prend ainsi sa vengeance. Mais l’aspect répétitif de son geste ne se laisse pas expliquer uniquement par le principe de plaisir à maîtriser une situation désagréable, car enfin dans ce jeu, le désagréable revient tout autant de fois que l’agrément de la maîtrise. Là, prend racine la notion de compulsion de répétition, qui, à son tour ne s’expliquerait selon Freud que par un au-delà de ce principe de plaisir ; à savoir la pulsion de mort. Celle-ci tendrait à faire revenir toute chose à son état antérieur, état de moindre tension. Cet éternel retour du même est ce qui caractérise la répétition, et elle serait selon Freud déjà présente dans le jeu « normal » du petit enfant.

Freud a eu l’occasion, avec ses propres enfants, d’observer ce type de jeu « normal », mais c’est seulement à un moment précis de son travail analytique qu’il comprend et « théorise » ce qu’il observe en en saisissant le sens. Ne pourrait-on pas dire que quelque chose chez Freud change dans ses rapports avec la mère et la mort pour qu’il puisse ainsi comprendre le jeu de son petit-fils ?

Au moment où il écrit cette observation, les années de guerre ne sont pas loin. L’enfant qu’il décrit a un an et demi, et comme l’indique une note en bas de page, il a cinq ans et neuf mois lorsqu’il publie l’Au-delà du principe de plaisir. On peut déduire de cela qu’il avait fait son observation entre 1916 et 1917, c’est-à-dire pendant la guerre, et à une période où n’étant pas personnellement menacé par la guerre, il est cependant préoccupé par ce qu’il croit être sa mort prochaine. En effet, son ami Fliess lui avait prédit, selon des calculs issus de sa théorie des périodes que Freud prenait très au sérieux, que sa mort pouvait survenir en février 1918. Ses deux fils étaient d’autre part sur le front, et il craignait pour leur vie. La proximité de l’échéance pour lui, la mort possible de ses fils, l’étude des traumatismes de guerre à peine abandonnée… mort d’hommes, de fils.
Mais plus que tout la longévité de sa mère l’inquiète. Elle ne se décide pas à mourir malgré son grand âge.

Freud écrit à Jones :

Ma mère va avoir quatre-vingt-trois ans et n’est plus très solide. Je me dis quelquefois que je me sentirai un peu plus libre quand elle mourra, car je suis terrifié à l’idée qu’on devra un jour lui annoncer ma mort.

Jones ajoute :

Longtemps persuadé qu’il mourra en février 1918, il en parlait d’un ton résigné.

Freud n’est pas mort en 1918, sa mère non plus. Elle mourra en fait seulement en 1930. Il ne perdit aucun fils à la guerre, mais il « découvre » la pulsion de mort et il « comprend » l’angoisse de séparation d’un petit garçon. Puis, sur le point d’achever son article sur la pulsion de mort, il apprend la mort de sa fille Sophie, mère de l’enfant observé. Ecrivant à Ferenczi il dit :

Je me suis préparé, pendant des années à- perdre mes fils, et maintenant c’est ma fille qui est morte ; comme je suis profondément incroyant, je n’ai personne à accuser et je sais qu’il n’existe aucun lieu où porter ma plainte?

Bon nombre d’analystes lui ont reproché les thèses développées dans l’Au-delà du principe de plaisir, prétendant qu’il ne l’avait écrit que sous l’impulsion de son deuil pour sa fille. Freud s’en est à plusieurs reprises défendu, en disant qu’au moment de la mort de Sophie, ce texte avait déjà été écrit. Pourquoi ne pas le croire. Mais on peut néanmoins se demander pourquoi il avait éprouvé le besoin d’ajouter après la fin de son travail cette note :

L’enfant a perdu sa mère alors qu’il était âgé de cinq ans et neuf mois. Cette fois, la mère était réellement partie au loin (000). L’enfant ne manifestait pas le moindre chagrin. Entre-temps d’ailleurs, un autre enfant était né qui l’avait rendu excessivement jaloux .

Cette spécification vient prendre place à la suite d’un passage où il n’est pas question de l’absence de la mère, mais de celle du père :

… Le même enfant, dont j’ai observé le premier jeu, alors qu’il était âgé de dix-huit mois, avait l’habitude, à l’âge de deux ans et demi, de jeter par terre un jouet dont il était mécontent, en disant « va-t-en à la guerre ». On lui avait raconté, alors, que le père était absent, parce qu’il était à la guerre ; il ne manifestait d’ailleurs pas le moindre désir de voir le père, mais montrait, par des indices dont la signification était évidente, qu’il n’entendait pas être troublé dans la possession unique de la mère.

La note sur la mort réelle de la mère n’ajoute apparemment rien à l’argumentation en cours. Cependant elle introduit une brèche dans le texte, à la fois parce qu’on ne peut éviter de se poser la question sur l’interprétation de Freud quant à l’indifférence de l’enfant devant cette mort en l’imputant si rapidement à l’existence d’un frère cadet – le clinicien averti qu’il savait être ne semble là prêter attention qu’aux signes manifestes – et parce qu’une étrange réalisation du désir semble avoir eu lieu pour l’enfant. Il voulait la faire partir, la voilà partie pour toujours… de quoi rester non indifférent, mais littéralement sidéré…
On peut supposer que Freud, comme tout analyste, ne pouvait interpréter au-delà de signes manifestes qu’à partir de sa propre position par rapport au contenu latent en question. De même qu’il a eu l’occasion de voir chez ses propres enfants et bien d’autres encore le jeu du Fort-Da (jeu de la bobine) et qu’il n’a pu le comprendre qu’à partir d’un certain moment seulement chez son petit-fils, de même peut-on penser qu’il n’a pu observer autre chose que des signes manifestes de son indifférence parce que sa propre avancée analytique ne lui permettait pas d’y voir autre chose. Notons à ce propos que l’absence « jouée » de la mère et celle « jouée » du père ne reçoivent pas la même explication de la part de Freud. Lorsqu’il s’agit du père, Freud a recours à une théorie déjà-là, il se réfère à une explication oedipienne de la situation, c’est-à-dire qu’il n’invente rien de nouveau dans ce contexte. Lorsqu’il s’agit de l’absence de la mère, Freud, tout en décrivant la position active de l’enfant, devient actif lui-même dans son travail d’élaboration théorique, puisqu’il fait lui-même un pas de plus, il invente quelque chose de nouveau par rapport à ce qu’il avait écrit auparavant. On peut dire en quelque sorte que Freud est, par rapport à son travail en cours, dans un état similaire à l’enfant qu’il observe.

Alors même qu’il écrit sur la répétition, on peut se demander ce qui de Freud se répète lorsqu’il « théorise » la conduite de l’enfant qu’il décrit. Cela ne signifie nullement qu’il répète simplement un événement qui se serait produit dans son propre passé. Considérer les choses ainsi serait alors un retour à la problématique du traumatisme… et Freud avait bien exprimé le vœu dans ce même texte de ne plus la prendre comme référence, mais de se tourner du côté du jeu « naturel » de l’enfant. La répétition est à entendre ici comme un carrefour de pulsions, comme un rêve où différents éléments coexistent, se surdéterminent, se contredisent. Ça se joue et se rejoue… comme dans le jeu naturel de l’enfant qui reproduit un « déjà-là », refaisant à l’autre ce qu’on lui a fait en permutant les rôles, mais crée du même coup du nouveau par le fait que son jeu exprime son désir et anticipe par là sa possible réalisation.
En français le terme répétition peut s’entendre dans deux sens différents : il désigne à la fois la reproduction d’un fait passé et la préparation d’un événement à venir, comme par exemple la répétition au théâtre prépare la représentation à venir.

Il n’en est pas de même en allemand. Wiederholung signifie bien la reproduction du passé tandis que la répétition au sens théâtral du terme se dit Probe (essai). Freud passe cependant de la Wiederholung à la Probe si l’on prend au sérieux ce qu’il dit à propos de la pulsion de mort à l’œuvre dans la vie. Si la pulsion de mort exprime une tendance de l’organique au retour à un état antérieur, état de moindre tension, à l’inanimé finalement, l’état idéal est bien la mort. Mais alors cet état est à préparer, à répéter, car pour tout sujet la mort est toujours à venir, même si d’une certaine manière il en vient de l’inanimé, ce rien de lui, Elle, avant eux-deux. La répétition répète l’avant, et préfigure l’après, jusqu’à la dernière représentation.

La mort à venir du sujet ne se prépare-t-elle (ne se répète-t-elle) pas imaginairement à partir de la mort réelle (ou rêvée) de la mère, cette partie de lui-même dont il ne cesse de se séparer parfois la vie durant. La-mort-du-père (expression de SATHÉORIE) est comme une métaphore de la finitude de la vie même du sujet d’où peut être cependant exclue (oubliée) la partie corporelle.

Ayant souhaité la mort de sa mère afin qu’elle n’ait pas à apprendre sa mort à lui, Freud comprend son petit-fils lorsqu’il joue à faire disparaître là sienne (ou à se faire disparaître devant Elle ?) et ne voit nul chagrin chez lui lorsqu’elle vient à mourir pour de bon.

Dix ans plus tard, la mère de Freud meurt à son tour. Il avait « joué » dans sa théorie ce qu’il ressentira le moment venu. Dans une lettre à Jones, il écrit à ce propos :
Je ne dissimulerai pas le fait que en raison de circonstances spéciales, ma réaction devant l’événement a été curieuse. Assurément on ne peut pas savoir de quelle façon une telle expérience peut affecter les couches profondes, mais en surface, je ne puis détecter que deux choses ; d’abord une plus grande liberté personnelle du fait que j’étais toujours terrifié à la pensée qu’elle puisse apprendre ma mort ; ensuite la satisfaction qu’elle ait enfin trouvé la délivrance à laquelle elle avait droit après une si longue vie. Assurément, pas de chagrin comparable à celui que connaît mon frère, de dix ans mon cadet. Je n’ai pas été à l’enterrement comme à Francfort, Anna m’a représenté. Elle est pour moi une valeur inestimable.

A Ferenczi, il écrira à peu près les mêmes termes, ajoutant : Pas de douleur, pas de regret…

Comme chez son petit-fils, lorsque Freud l’avait pris comme exemple, on retrouve dix ans plus tard chez lui, les mêmes éléments en présence : d’abord un « jeu » avec l’idée de la disparition de la mère, puis, indifférence devant la mort réelle ; celle-ci étant immédiatement suivie par l’évocation d’un frère plus jeune. Le « sentiment d’une plus grande liberté intérieure » avait été répété par l’enfant à la bobine, par l’enfant Freud lui-même, enfin spectateur.

La différence entre l’enfant et l’adulte-Freud, semble être le fait que le dernier pense explicitement à sa mort et à ce qu’elle pourrait représenter pour sa mère, alors qu’il ne crédite pas l’enfant d’une telle pensée. Il y aurait donc là, face à la disparition de l’un pour l’autre, deux positions subjectives : l’une, celle de l’adulte, Freud, qui pense sa mort pour l’autre, et celle de l’enfant qui ne saurait que penser, jouer, la mort de l’autre. Cela étant tempéré par le fait « analytique » qu’au fond « personne ne croit à sa propre mort, ou, ce qui revient au même, dans son inconscient chacun est persuadé de sa propre immortalité. »

L’enfant serait par conséquent, nécessairement dans la position « active » en faisant imaginairement disparaître l’autre, tandis que l’adulte pourrait, en s’imaginant lui-même mort pour l’autre, être à cette place « passive ». Or ce jeu se brouille dès lors qu’imaginer, jouer avec l’idée, c’est déjà être actif, puisque metteur en scène de l’image, le sujet (adulte) par son jeu alors se dédouble : il est à la fois celui qui disparaît et celui qui se fait disparaître. Jeu limite, car le dédoublement, en l’occurrence, est retour d’un ayant déjà eu lieu, quand le Deux originaire ne pouvait se concevoir que d’un lieu tiers, et était donc pour l’un du deux encore de l’impensable.

Si j’insiste sur ce qui apparaît dans ce texte de Freud comme une différence enfant/adulte implicite c’est parce que Freud a été précisément celui qui, tout en introduisant la différence radicale entre les processus conscients et les processus inconscients, a, en même temps, et de ce fait même, effacé ce qui jusqu’alors tenait lieu de différence entre l’enfant et l’adulte. Il a montré le premier, à partir d’analyses d’adultes, que l’enfant avait, comme l’adulte, bien que sous des modalités différentes, des désirs sexuels et de mort pour l’autre. Après Freud, l’enfant a cessé de faire figure d’« innocent » quant à l’existence de désirs et de fantasmes jusqu’alors réservés au monde corrompu des adultes. Or, devant un enfant en chair et en os, l’enfant à la bobine, Freud réinstalle la différence adulte/enfant en la déplaçant sur une autre problématique, celle de la capacité à penser l’autre, la mère, en deuil de soi-enfant. Penser sa propre mort – et la jouer ? – serait alors une affaire de grands… Comme est une affaire de grands, et de préférence mâles, d’aller à la guerre ; ceux qui y vont, qui la font, étant patentés adultes par l’État ou une quelconque autorité, d’essence mâle, elle aussi, bien sûr. La guerre est en l’occurrence une métaphore idéale pour toute scène où se représente la mort violente, la mort donnée à l’autre ou reçue par l’autre, étranger tout court le plus souvent, étranger à la famille notamment, cette réserve où l’on cultive l’espèce appelée Enfant. La guerre fratricide ou la révolution étant précisément le comble de l’horreur puisqu’elle abolit les frontières traditionnelles et apaisantes de la bonne guerre entre le « nous » patriotique et l’étranger et oblige la fabrication de nouvelles oppositions plus fragiles puisque susceptibles de traverser, de diviser la famille, créant la nécessité de repérer l’étranger en son sein même.

Toute autre forme de mort violente – meurtre ou suicide – relevant purement et simplement de la pathologie, donc de la médecine, et le retour à la rengaine connue est effectué : on peut dire à l’enfant qu’on meurt par la maladie, la vieillesse ou la guerre comme simple fatalité… causes excluant à tous les coups la nécessité de parler d’un désir quelconque des protagonistes.

Personne ne croit à sa propre mort… écrit cependant Freud tout en y pensant. L’enfant et la guerre tirent de sa naïveté l’homme incrédule quant à sa propre mort.

L’enfant :

Seuls les enfants ne connaissent pas cette discrétion : ils s’adressent sans ménagements des menaces impliquant des chances de mort et trouvent encore le moyen d’escompter la mort d’une personne aimée, en lui disant, comme s’il s’agissait de la chose la plus naturelle du monde : « Chère maman, qua tu seras morte, je ferai ceci ou cela.

La guerre : –

Il est évident que, cette attitude conventionnelle à l’égard de la mort est incompatible avec la guerre. II n’est plus possible de nier la mort ; on est obligé d’y croire.

L’enfant et la guerre sont donc pour l’homme adulte les deux rappels de sa mort.

L’inconscient ne connaît pas le temps, il est atemporel, mais il connaît les dates, et c’est dans l’enfance que se forment les pensées datées, par la peur, les vertiges, le vide et la parole des adultes.

Die Wiederholung ist die Probe der letzten Vorstellung. Ici on ne traduit pas. Changement de langue visible, non subtil. Ça peut être aussi un vide, une frontière, une zone muette… ou, une irritation pour le lecteur.

« Jamais plus », « jamais plus », « jamais plus », vertiges d’un jeu d’enfant qui s’essaye déjà à sa propre mort. Sur l’invite d’une vieille femme. Avoir approché une seule fois dans sa vie une mort, et déjà on est un survivant. L’inconscient ne connaît pas le temps, il est au présent, l’avant et l’après s’y rejoignent en un savoir étrange.

Fort-Da, Fort-Da, Fort-Da, un petit garçon le met en scène pour qu’enfin un vieillard en prenne de la graine.

Vertige, quand les mots répétés se vident de sens… Petite-fille et grand-mère ; petit-fils et grand-père, de quels étranges couples naît un savoir…

« Fais le vide en toi-même », est la consigne de tous les mystiques, les seuls à s’être sérieusement occupés de leur mort.
Et quelques poètes :

… Comme ça te paraîtra drôle, quand je n’y serai plus, ce par quoi tu as passé. Quand tu n’auras plus mes bras sous ton cou, ni mon cœur pour t’y reposer ni cette bouche sur tes yeux. Parce qu’il faudra que je m’en aille, très loin un jour. Puis il faut que j’en aide d’autres : c’est mon devoir. Quoique ce ne soit guère ragoûtant…, chère âme… Tout de suite je me pressentais, lui parti, en proie au vertige, précipitée dans l’ombre la plus affreuse la mort. Je lui faisais promettre qu’il ne me lâcherait pas. Il l’a fait vingt fois, cette promesse d’amant. C’est aussi frivole que moi lui disant : « Je te comprends. »

Vertige… Vide… et en contrepartie ce plein et pourtant dérisoire : « Je te comprends. » Et pourtant il arrive que l’on comprenne, mais pas n’importe quand.
En novembre 1912, Freud a en présence de Jung, son disciple et rival aimé, une espèce de crise d’angoisse avec vertiges et malaise. Il en parle à plusieurs reprises dans des lettres à Ferenczi qui lui demande d’analyser ce symptôme.

Dans une lettre du 9 décembre 1912 il lui dit avoir analysé les causes de son accès de vertige (Schwindelanfall), et il ajoute :

Tous ces accès indiquent l’importance d’avoir été témoin de la mort à- un âge précoce. (Dans mon cas, un frère mort très jeune alors que j’avais d peine plus d’un an.) L’atmosphère de la guerre domine notre vie quotidienne…

Il s’agit là de la mort de son jeune frère Julius, souvent interprétée comme étant à l’origine de l’intérêt de Freud pour le « double », le Doppelgânger, origine du sentiment d’inquiétante étrangeté. Freud est donc très tôt dans sa vie déjà un survivant, voyant une mère, sa mère, en deuil d’un enfant petit. Le deuil d’un enfant, c’est précisément ce que Freud ne voulait plus lui infliger par sa propre mort.

Qu’avait-il pu ressentir devant la disparition de ce frère si proche de lui en âge, à un âge où justement règne la toute-puissance de la mère ? Croyance provisoire du petit enfant au tout-pouvoir de la mère, magie qui fait « grandir ,… Que de fois Freud n’a-t-il pas soutenu que la relation mère-fils était la plus exempte de haine et d’ambivalence… Pouvait-il avoir seulement rêvé qu’elle puisse tuer son garçon ? En tout cas, la pensée insupportable pour Freud d’imaginer sa mère en manque de son fils, n’aurait pas été pour elle une première fois, mais une répétition. Vertige de Freud devant l’idée de la mort d’un autre proche, presque lui- même… Un frère, ce personnage évoqué pour dire que devant la mort réelle de la mère (celle de l’enfant à la bobine, et la sienne) lui, l’enfant, ne souffre pas, parce qu’il y a l’autre, ce cadet aîné, qui lui, est déjà mort.

La vie de Freud, son œuvre, sa correspondance, ce que nous savons de ses attachements et de sa propre mort, cela s’interprète maintenant comme appartenant à des titres divers à son savoir, conscient ou inconscient, comme un ensemble dont chacun démêle, selon sa trajectoire, les fils. C’est ce tout, qui est l’héritage de Freud, son véritable testament. Il n’est plus guère plausible de maintenir séparés et comme appartenant à des registres totalement disjoints d’un côté sa théorie explicite, celle qui est consignée dans ses écrits officiels, et de l’autre les expériences de sa vie, ses amours et ses deuils, ainsi que ses préférences pour certains disciples et ses ruptures avec d’autres. Tenir compte de l’enseignement de Freud, c’est précisément ne pas s’en tenir à ce que furent ses propres clivages entre l’officiel de sa théorie et le privé de son évolution personnelle. Si la théorie analytique ne renvoyait qu’à la pratique des « cas » et vice versa, sans aucun détour possible dans la vie même de son auteur, alors ce serait à proprement parler introduire dans sa transmission la répétition, et la reproduction telle quelle des refoulements, clivages et méconnaissances historiques d’un autre, la reprise anhistorique à notre compte de ce que fut pour lui la différence enfant/adulte, privé/public, ou encore vie/ travail.

De ce cheminement, il a tracé lui-même la voie, puisqu’il a puisé dans ses rêves et dans sa vie les sources et le matériel de ses constructions théoriques. Il ne pouvait néanmoins écrire et se lire comme un autre. Ainsi est-il aujourd’hui offert à la dévoration collective, lecture imaginaire, à laquelle seul son corps vivant pouvait faire obstacle. Et pourtant, s’il en est ainsi, ce n’est pas sans sa complicité. Avait-il pu prévoir le dépeçage quotidien dont il allait être l’objet par la survivance non seulement de son oeuvre écrite, mais également par la transmission orale de ses paroles, actes et silences ? Freud savait que son œuvre, sa découverte l’immortaliseraient, mais il ne pouvait savoir à l’avance de quelle manière ça allait lui survivre, car comment déterminer, pour un analyste, les limites de sa transmission lorsque celle-ci est, par nature, d’ordre oral. Qu’est-ce que serait en effet un champ freudien qui serait réductible à de l’écrit… enclos maîtrisable dans un fantasme scientiste. Un pur ensemble d’écrits renvoyant à d’autres écrits… Le corps, le destin du corps et de ses pulsions, sont-ils à exclure d’une oeuvre qui tire son origine, non d’autres écrits seulement, mais de l’histoire de son auteur lui-même, de son enfance, de ses rêves et fantasmes.

Freud a laissé derrière lui une oeuvre écrite et… des psychanalystes, qui à leur tour ont écrit et ont vécu d’étranges aventures d’amour et de transfert. Quand on écrit, c’est par chapitres séparés. Nécessité de l’écriture. Chaque texte a ses failles, ses ouvertures et brèches vers le dehors, l’ailleurs de chaque texte particulier. D’un chapitre à l’autre, quand ce n’est à l’intérieur même d’un texte (note sur la mort de sa fille), les liens ne sont pas toujours apparents, les liens sont tissés dans les événements de la vie et l’indicible du moment. L’écrit ainsi arraché au rêve, au corps, tend toujours vers la démonstration, la cohérence, car l’ordre du langage fait barrière entre le mot du corps, de l’esprit et le mot écrit enchaîné par la syntaxe à d’autres mots d’un inventaire apparemment patent. Mais, reconduite avec croyance en l’inventaire explicitement proposé, SATHEORIE ne peut que se répéter de façon mortelle.

Les bouches sont restés longtemps cousues. Respect de la personne peut-être, mais aussi temps du deuil. Depuis quelques années ses patients, ses élèves écrivent, non seulement ce qu’ils ont fait depuis toujours, sur l’analyse en général, mais sur leur propre analyse et leurs rencontres avec Freud. Nous savons d’autre part que de longues années de sa vie ont été marquées par la maladie, et qu’il a souffert et lutté contre la lente progression d’un cancer du palais, l’empêchant vers la fin de parler.

Parmi ceux qui ont connu Freud et ont fini par écrire, il y a Max Schur, qui fut son médecin et son ami. Dans son livre la Mort dans la vie de Freud, paru après la mort de l’auteur, figure la description des derniers moments de la vie de Freud. En voici quelques extraits :

La maladie suivait inexorablement son cours. La peau de la joue se gangrena jusqu’à former un trou qui laissait le cancer à nu. Le résultat fut que la douleur diminua – ou, plus exactement, toute la zone devint un peu plus accessible aux applications d’orthoforme – mais l’odeur empira. Il fallut entourer le lit de Freud d’une moustiquaire pour le protéger des mouches attirées par cette odeur…

Freud assiste à sa propre décomposition et ne fait rien pour se supprimer alors qu’il n’avait plus aucun espoir. Schur poursuit :

Pendant ce temps la guerre avait éclaté…

Freud lisait les journaux et se rendait bien compte de l’importance des événements. Mais il était déjà « loin ». L’indifférence qu’il avait témoignée lors de la crise de Munich s’accentua encore. Un jour que nous avions entendu à la radio parler de la vieille idée selon laquelle » cette guerre serait la dernière et que je lui demandais s’il y croyait, il me répondit simplement ces mots : « Ma dernière guerre. »

Quand survinrent les premières alertes aériennes, nous transportâmes le lit de Freud dans la partie « sûre » de la maison. Il suivit avec un certain intérêt les mesures qui furent prises pour mettre ses objets d’art et ses manuscrits l’abri…

La maladie et la souffrance isolent, coupent du persiste encore un certain intérêt pour ses « objets » et manuscrits, son dehors immédiat.

D’elle à lui l’espace se comblera peu à d’Elle, objets à lui, « sa bobine », l’autre, père, les pères, l’étranger…

Et encore Schur :

La phase ultime commença lorsque lire lui devint difficile. Freud ne lisait pas au hasard, il choisissait soigneusement ses livres dans sa bibliothèque. Le dernier livre qu’il lut fut la Peau de chagrin, de Balzac. Lorsqu’il eut fini, il me fit cette remarque sur un ton détaché : « c’était juste le livre qu’il me fallait ; ilparle de rétrécissement de la mort par inanition » (..).

N’ayant pas encore lu à l’époque la Peau de chagrin ni les lettres de Freud, je ne savais pas quel sens profond avait cette phrase ni pourquoi il me l’avait dite.

Le thème de la peau qui rétrécit fait écho à sa lettre de 1896 où il avait écrit à propos de son père mourant : « (..) se rétrécit régulièrement jusqu’à (…) une date fatale. » L’inconscient est immortel, a dit Freud. Il conserve tous les souvenirs. Comme il est étrange qu’il ait choisi de lire précisément ce livre avant d’écrire le mot « fin » à sa propre histoire.

Les objets sont à l’abri, le dernier livre choisi a été lu… Freud rejoue sa maîtrise jusqu’à la fin. La figure du père semble se profiler tout à la fin à travers un livre, la figure maternelle semble apparemment absente.

Hormis les objets, le père est l’étranger le plus proche. En tant que figure humaine il fait à la fois lien avec eux- . deux et le rompt…

Schur poursuit, terminant le livre :

Le lendemain, 21 septembre, tandis que j’étais assis à son chevet, Freud me prit la main et me dit : Lieber Schur, Sie erinnern sich wohl auf unser erstes Gesprâch. Sie haben mir damais versprochen’mich nicht im Stiche zu lassen wenn es so weit ist. Das ist jetzt nur noch Quâlerei und hat keinen Sinn mehr. « Mon cher Schur, vous vous souvenez de notre première conversation. Vous m’avez promis alors de ne pas m’abandonner lorsque mon temps serait venu. Maintenant ce n’est plus que torture et ça n’a plus de sens. »

Je lui fis signe que je n’avais pas oublié ma promesse. Soulagé, il soupira et, gardant ma main dans la sienne, me dit : Ich danke Ihnen («Je vous remercie »). Puis il ajouta après un moment d’hésitation : Sagen Sie es der Anna « Parlez de cela à Anna ». Il n’y avait dans tout cela pas la moindre trace de sentimentalisme ou de pitié envers lui-même, rien qu’une pleine conscience de la réalité.

Selon le désir de Freud, je mis Anna au courant de notre conversation. Lorsque la souffrance devint insupportable, je lui fis une injection sous-cutanée de deux centigrammes de morphine. Il se sentit bientôt soulagé et s’endormit d’un sommeil paisible. L’expression de souffrance avait disparu de son visage. Je répétai la dose environ douze heures plus tard. Freud était manifestement à bout de force. Il entra dans le coma et ne se réveilla plus. Il mourut le 23 septembre 1939, à trois heures du matin.

Si je cite si longuement cette description de la mort de Freud, c’est parce que je pense qu’il est mort d’une façon exemplaire. Bien qu’il fût mourant il n’avait pas voulu attendre la mort et préféra l’anticiper en en décidant lui-même le moment, par la mise en acte d’une dernière représentation préméditée longtemps à l’avance. Il a été malade pendant de longues années, il a souffert beaucoup, mais au moment où la mort est réellement proche, il préfère prendre les devants. Étant donné son état, rien que de très banal là-dedans ? Cependant, à supposer que cela fit banal, Freud nous a enseigné à nous en méfier.

Freud était médecin. L’accès aux médicaments ou aux drogues ne lui était pas difficile. Par ailleurs il avait largement expérimenté la cocaïne et ne semblait pas être atteint d’une inhibition particulière dans l’usage abusif d’un produit lorsque cela lui semblait important. On peut raisonnablement supposer qu’il avait eu les moyens de prendre seul, sans l’aide de Schur, de quoi faire cesser définitivement ses souffrances. En d’autres termes, il aurait pu, comme il l’avait prévu avec Schur, prévoir seul la manière d’en finir. Il aurait pu se suicider en douceur. Or il semble qu’il n’en n’ait pas été question.

Bien avant le moment fatal, dès leur « première conversation », il avait prévu sa fin en demandant à Schur d’être celui qui, à sa demande, lui donnerait la mort. C’est à un autre qu’il avait donc délégué le geste qui le séparerait à jamais de la vie. Ce n’est pas lui qui pouvait tuer l’enfant d’Elle. Freud n’était pas croyant, et ce n’est pas une conviction religieuse qui l’en aurait empêché. Ce n’était pas un geste banal ou innocent que sa faiblesse et l’imminence de sa mort pouvaient expliquer puisque le scénario avait été mis en place des années plus tôt alors qu’il était encore relativement vaillant.

Schur termine son livre par une citation de Freud :

Dans ses Considérations actuelles sur la guerre et sur la mort, Freud avait écrit :

« A l’égard du mort lui-même nous nous comportons d’une façon très singulière : quelque chose qui s’apparente d l’admiration que l’on éprouve pour quelqu’un qui a accompli une tâche très difficile. »

Ayant terminé ce livre, Schur est mort et n’a pas vu sa publication. Lui aussi avait accompli une tâche difficile, mais il n’est pas parti sans nous transmettre le message reçu.

Dernier complice de Freud dans un acte issu d’une promesse, pacte scellé entre les deux hommes, situant d’entrée de jeu l’un d’eux en un survivant nécessaire de l’autre. Freud mourra en dernière instance grâce à un autre, cet étranger à qui il a osé demander ce qu’il ne pouvait attendre d’aucun familier, ni se demander à lui-même. Cet autre était son médecin, son soignant, un analyste aussi, qui auprès de son corps souffrant était là où peut être une mère, mais ne l’était pas. Oubli possible d’Elle, lieu d’où celui qui l’a soigné lui a donné la mort.

Avoir un complice c’est aussi s’assurer d’un témoin. Ainsi ce qui habituellement est appelé « vie privée » (de témoin précisément ?) vient s’inscrire comme acte ultime de la vie rendue ainsi publique. Si Schur a tenu sa promesse vis-à-vis de Freud, nous ne savons pas s’il l’a rompue en publiant ses derniers instants. En tout cas il a rompu ce faisant avec l’éthique médicale au nom d’un autre savoir, d’une autre transmission.

Ainsi ce dernier acte de la vie de Freud prend place dans la suite des actes qui l’ont précédé et permet une lecture à rebours… nachträglich… après coup…, mais nachtragen signifie aussi « rancune ». L’enfant à la bobine agissait activement sa rancune… L’inconscient garde toutes les traces… l’oubli n’existe pas, mais à sa place, des arrangements de survie. Schur n’a pas oublié la parole donnée, et, par la suite, il n’a pas oublié la promesse tenue.

Comment aurait-il pu ? Me revient en mémoire cette phrase de Lacan :

L’inconscient est ce discours de l’Autre, où le sujet reçoit sous la forme inversée qui convient à la promesse, son propre message oublié

Unheimliche Mutter, que m’as-tu donc promis en me donnant la vie…

Et Schur termine son livre par une citation extraite d’un texte

de Freud sur la guerre et la mort ; car il est mort sur fond de guerre et l’enfant à la bobine avait joué sur fond de guerre, ce mouroir pour hommes.

Pourquoi Schur termine-t-il ce livre sur la mort dans la vie de Freud par une citation issue d’un texte sur la guerre ? La guerre était à l’arrière-plan au moment où Freud est mort, mais il n’en est pas mort. C’est dans ce même texte que Freud avait dit que la guerre autorisait ce qui en temps de paix était l’interdit majeur : tuer son prochain. Schur le savait. Freud a reçu la mort d’un autre. En cela l’on peut dire, même si cela est excessif, qu’il est mort de mort violente. Comme est violent le suicide et violente toute mort reçue ou donnée, fût-ce pour adoucir une fin. Seulement quand il s’agit d’un duo, quand il s’agit de deux on ne pense jamais à la guerre qui, elle, se caractérise par le fait d’être une action collective qui cache, refoule l’existence de l’individu et de l’autre, son semblable.

Faut-il être simple d’esprit pour ne voir dans la guerre qu’une quête de la part des hommes, ces simples d’esprit, de gloire ou de courage… voire de quelques prestations du phallus… alors qu’elle est le seul lieu il est possible de vivre la mort loin d’Elle, le seul lieu où la mort violente, reçue ou donnée peut s’imaginer comme séparée d’Elle, lieu de mort donc, qui la laisse, Elle, dans la plus parfaite innocence. C’est la mise à l’abri de la mère oubliée.

Dans toutes les considérations sur la guerre faites par les psychanalystes c’est la figure mythique du père qui est invoquée. Freud parlant de la guerre n’y a pas manqué, Lacan non plus, qui écrit en 1947 un article intitulé « la Psychiatrie anglaise et la guerre » dans lequel il parle du « processus d’identification horizontale » que Freud aurait négligé au profit de l’identification « verticale » au chef. Cependant Lacan constate, dans ce service spécial où il était attaché, « l’effet macérant pour l’homme d’une prédominance psychique des satisfactions familiales, et cet inoubliable défilé… de sujets mal réveillés de la chaleur des jupons de la mère ou de l’épouse, qui, par la grâce des évasions qui les menaient plus ou moins assidûment à leurs périodes d’instructions militaires, sans qu’ils y fussent l’objet d’aucune sélection psychologique (sic), s’étaient trouvés promus aux grades qui sont les nerfs de combat : du chef de section au capitaine… ». Pour terminer par la classique invocation :

… j’indiquerai seulement que je retrouvais là à l’échelle collective l’effet de dégradation du type viril que j’avais rapporté à la décadence sociale de l’imago paternelle dans une publication sur la famille en 1938.

Ce que Lacan relève comme manquant chez Freud; ce sont les processus d’identification horizontale : tous les mêmes, ou tous le même. La figure du père au contraire indiquerait une différence. Une différence qui ne serait pas sexuelle. Enfin. Seulement Lacan sombre dans l’image d’Epinal aussitôt après. Dommage. Elle restera exclue du champ de bataille à moins que ce ne soit du champ freudien tout entier…

La guerre est une métaphore possible de la mort violente, la mort reçue de l’autre. Ce que l’enfant exprime librement en paroles ou dans son jeu, l’adulte le fait réellement en temps de guerre. Elle représente aussi le dehors de la vie familiale. A la guerre on a affaire à l’étranger ennemi et à l’étranger ami. Mais, lorsque l’enfant joue à tuer ou à mourir, la mère n’est jamais loin. Et son jeu peut s’interpréter avec les mythes de la famille. A la guerre un « nous différent unit les participants.

De cela Freud avait parlé. Ce qu’il n’a pas invoqué, le maillon manquant, c’est le rapport à l’autre étranger, hors la masse, telle l’armée ou l’Église, comme si, une fois que l’on faisait partie d’une masse, tout du rapport duel était abandonné. Le mort singulier dans l’oeuvre de Freud est toujours un familier, quelqu’un de la famille. Mais, ce qui du familier refoulé se joue avec l’autre hors la famille n’y a pas de statut. Recevoir la mort dans un rapport à deux rappelle le jeu des enfants et la guerre, mais n’est ni l’un ni l’autre.

Quand l’un du Deux (mère-enfant) meurt, l’autre est immanquablement menacé dans sa propre vie pour autant que la séparation ne se soit pas suffisamment bien jouée. Par le jeu observé, la répétition, SATHÉORIE, la mort de la mère de Freud semble avoir été suffisamment mise en scène, suffisamment consolidés les souvenirs-écrans, pour que le moment venu, seul le chagrin d’un frère cadet soit apparu. Mais il s’agissait de mort « naturelle », non de mort donnée ou reçue. Or la promesse donnée par Schur, demandée par Freud, met en scène un rapport duel, où l’un des deux allait survivre à l’autre et à la violence de son propre geste. L’un du deux avait de ce fait sur l’autre un pouvoir de vie et de mort. Cela répète le pouvoir que l’enfant prête à la mère, et qu’elle a, même si consciemment elle n’en peut user.

La mère réelle a un pouvoir, un seul : tuer. La mère imaginaire les a tous ; et elle ne manque pas d’en use.

Dans toute mort reçue, est présente celle qui a donné la vie par un acte de séparation de corps, dont la mémoire ne garde pas de trace consciente, dont rien n’est théorisable tel quel, car entre ce corps et celui de l’enfant point de tiers encore, sinon symbolique, vu d’un lieu hétérogène, point de déplacement de ce Deux-là, sauf à rejouer avec son corps réel, sauf à introduire d’autres différences.

Le mythe raconte l’à-côté du réel de la mort. Le mythe qui régit la psychanalyse parle de mort du père, et peut, par extension s’appliquer à la mort de la mère. Il ne rend compte que de la mort d’êtres en fonction de leur sexe par rapport à l’enfant.

Mais si l’on pousse un peu plus loin la notion de « l’identification horizontale » qui serait le repérage ou la rencontre du même chez l’autre contemporain, étranger à la famille dans lequel on peut se reconnaître, alors on aboutit à l’identique de soi, au double. Le double c’est l’autre du même tout en restant l’étranger absolu.

Parler de la mère uniquement en tant que femme suppose l’enfant également d’emblée sexué garçon ou fille, le plus souvent garçon, d’ailleurs, dans les exemples de Freud. La différence des sexes vient alors jouer comme un écran à la question du même, pour tout enfant pris dans le Deux-d’Elle. Or, lorsque Freud parle du double comme d’une expérience où l’on rencontre le sentiment d’une inquiétante étrangeté, il évoque la mère oubliée, à oublier, en ces termes : … Le double, une formation appartenant au temps psychique préhistorique qui avait cependant, à cette époque-là, une signification plus aimable… » Comme par ailleurs la mère et l’enfant sont les personnages à bannir de la scène guerrière, même s’il arrive qu’ils en soient, Elle n’y apparaîtra pas non plus dans un retour du refoulé sous la forme de cette peur insensée qu’évoque l’inquiétante étrangeté du double. Pourtant un soldat ressemble étrangement à un autre soldat… mais ils sont légion, et l’identification horizontale se joue et se perd dans un « tous pareils » évitant par là le Deux. L’émergence du double est précisément ce qui reste refoulé par la massification du même. L’identification horizontale l’apprivoise, le rend visible et le camoufle en même temps. Comme le souvenir-écran qui met en scène un souvenir refoulé tout en en maintenant le refoulement par une sorte de recouvrement.

Le double, ainsi reconduit par un jeu de miroirs à l’infini, évite de voir d’où cela regarde et escamote le sujet et sa question sur la direction du regard. D’où part le regard et quelle en est la cible. Le double n’est en aucun cas un parent, un familier, mais un autre qui renvoie à celui qui regarde la vision de lui-même non comme une image vue, mais comme un regard qui se serait inversé. Il est regardé d’où il se voit, comme dans les histoires d’horreur quand l’image de soi-même sort du miroir et devient animée.
…le précurseur du miroir, c’est le visage de la mère.

« Que voit le bébé quand il tourne son regard vers le visage de la mère ? Généralement, ce qu’il voit, c’est lui- même. En d’autres termes, la mère regarde le bébé et ce que son visage exprime est en relation directe avec ce qu’elle voit 19. »

S’halluciner soi-même à travers un autre réel ou halluciner un autre réel dans sa propre image est ce qu’on appelle une expérience psychotique mais qui renvoie en fait à une expérience déjà vécue (par tous) du Deux sans tiers, sans objets de séparation. Il est par ailleurs fréquent d’entendre relater ce genre d’expériences comme étant accompagnées d’une angoisse de mort. Mort de l’adulte qui la vit, puisqu’il n’est devenu adulte qu’en interposant entre Elle et lui des objets, et les autres. Unheimliche Mut- ter, le même redoublé dans deux regards qui ne sont plus qu’un à deux directions équivalentes.

Dans le suicide, c’est l’un qui tue l’autre, l’un et l’autre étant le même. L’étranger. qui vient là prêter main-forte au simulacre de suicide – mort demandée à l’autre – met à l’abri la mère réelle en tant que support encore et toujours possible du même et évite le surgissement ou le retour de l’horreur. Ce qui caractérise l’inquiétante étrangeté, c’est l’éternel retour du même, de cc quelque chose non encore nommé qui revient à la même place. L’émergence du réel en l’occurrence, là où il échappe à toute possibilité de jeu imaginaire. C’est la chose rencontrée comme nouvelle et cependant comme ayant déjà été là. Bien que connue et reconnue dans la répétition, I’impression d’étrangeté persiste et échappe à toute prise de possession par la familiarité, ou un déplacement quelconque.

Quelque chose de semblable se produit, bien que de manière plus fugitive, dans la crise amoureuse, ou plus mathématiquement, la catastrophe d’amour, qui se résout momentanément – hypnotiquement – par un magique « Je t’aime » ou « Je te comprends », cri déguisé en parole. Cela peut aussi se vivre dans une séance d’analyse si l’analyste peut se permettre d’éprouver un instant d’inquiétante étrangeté, voire d’horreur et de perte de son identité symbolique, et si, à ce moment-là, il n’a pas en guise de corps un tenant-lieu de mémoire qui peut-être SATHÉORIE , même si elle parle de ces choses-là. Car la théorie ne peut dans ces moments fonctionner que comme un écran pour que seuls les mots soient entendus et non le cri. Les mots masquent la violence du cri, les mots introduisent les différences, le cri abolit toute différence et précipite l’un dans l’autre.

Cela à défaut d’y faire jouer les regards, leur croisement dans l’abolition de leur différence, de se voir l’un dans l’autre, puisque Freud a imaginé le scénario analytique pour précisément exclure le regard et la fascination de la figure de l’autre comme miroir possible de soi-même. Ce serait alors, et ça l’est parfois, l’effacement des différences, la catastrophe, la possibilité de l’émergence du double (côté analyste), du Deux revenu… L’analyste, selon SATHEORIE se doit de rester un étranger familier, apprivoisé, qui ne vivra et ne permettra à l’autre de vivre l’expérience de la rencontre de l’étranger absolu, le même de soi, d’où lui parviendrait son propre regard dans la fulguration quasi mortelle d’un réel non départagé. Expérience limite de la mort que peut faire un vivant.

L’évocation de la mort réelle de Sophie, la mère de l’enfant qui joue au Fort-Da, peut faire croire, de manière déraisonnable certes, et superstitieuse bien sûr, que le jeu de son fils représentait un désir de mort – cela à titre d’hypothèse – qui se serait réalisé. Toute-puissance du désir… auquel inconsciemment chacun croit. Pouvoir qui s’inverse, pouvoir de l’enfant sur la mère. Mais l’enfant ici, faut-il le répéter, c’est l’auteur de la théorie, celui qui a « compris » l’enfant et qui a inséré cette petite note, indiquant que le jeu s’est bien terminé, et que l’enfant n’en souffre pas.

Fort-da, fort-da, fort-da, moi-fort, toi-da, Freud-fort, Schurda, si l’un s’en va ou meurt, l’autre peut, doit, rester vivant.

Ce qui semble faire comme une butée chez Freud, c’est bien « le chagrin de la mère », ou encore son vide (son vide du Deux pour lui) imaginé du lieu de l’enfant puisque c’est cela qui semble marquer la différence adulte /enfant dans ce texte.

La question qui se pose alors est : de quel lieu le scénario de l’analyse a été imaginé, et d’une manière plus générale, de quel lieu et .pour barrer .quelle angoisse s’énoncent certaines théories ou théorisations analytiques ? Est-ce un rêve d’enfant ou une nécessite pour l’analyste qui croit devoir coûte que coûte se représenter à lui-même comme adulte pour tenir sa place ? Cette place n’étant à ses yeux pas tenable si s’estompent les différences qui ne sont pas sexuelles, les différences tout court, et si en lui peut revivre l’enfant de la mère réelle. La psychanalyse se doit-elle à ce prix d’être une histoire de grands… On peut même se demander si la fréquence des suicides en cours d’analyse – et plus particulièrement en fin d’analyse – ce que certains analystes semblent accepter avec « chagrin » mais comme une fatalité, n’est pas imputable à leur position forcenée d’adultes et à l’utilisation de SATHÉORIE (fût-elle « la mienne ») comme instance refoulante de leur peur devant l’horreur d’une expérience nouvelle annulant leurs identifications secondaires et toutes les différences hic et nunc avec l’autre, leur patient, leur semblable.

L’enfant rêve, joue, d’un dehors d’où Elle serait exclue pour répéter à sa façon le scénario de sa mort. Mais cela n’est pas un rêve d’enfant au cours de son enfance, car l’enfant en question est à chercher dans l’adulte. C’est l’adulte qui recèle cet enfant-là qui n’a pas pu en son temps d’enfance se séparer d’Elle. Et c’est dans la mort violente, la mort donnée ou reçue par un autre que ce scénario se, représente avec la plus grande lisibilité. Cela ne se joue et se rejoue cependant qu’à la condition qu’Elle reste dans l’ombre, qu’Elle reste dans la part innommée et non identifiée de l’autre (ou de soi-même), sinon la représentation est bloquée, l’inquiétante étrangeté risque de surgir à l’intérieur même du scénario mis en place, et dont la fonction est précisément de conjurer la peur de cette horreur-là.

Du médecin… à l’étranger sans nom… au discours psychanalytique qui ne se déguise pas en pur énoncé d’adulte… la distance est encore longue. Mais d’ores et déjà l’on commence à se douter que tout écrit « théorique » d’analyste n’est assurément pas à verser au compte d’une élaboration symbolique où l’on irait puiser de la science sans failles., cela quel que soit le vœu de son auteur et quelle qu’en soit la forme, fût-elle des plus désincarnées : cette dernière étant une tentative magistrale d’oublier et de faire oublier ce qui est du déjà-oublié.

Je ne sais pas quel écart il est possible de maintenir, quelle liberté l’on peut prendre avec la cohérence interne de tout écrit qui se voudrait transmissible… ou théorique. Mais l’appellation de « théorie » en psychanalyse n’indique-t-elle pas avant tout l’existence d’un « praticable » commun à quelques contemporains ? « Praticable » est à entendre ici dans la définition même qu’en donne Littré : « Terme de décoration de théâtre. Porte, fenêtre praticable qui n’est pas seulement figurée, et par laquelle on peut passer réellement. »

J’ai cousu ici, avec du fil blanc, mon texte à d’autres textes qui me parlent. Corps étrangers à celui-ci, dont je me suis servie, pour qu’à l’intérieur du mien, l’autre et le même se séparent, et me deviennent peut-être un jour visibles.

Ainsi ai-je un peu voyagé d’une génération l’autre, d’une guerre l’autre… et à la prochaine. Sera-t-elle différente ?