Hors de soi

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Psychiatrie Française – 1991

« Tout à coup j’ai vu rouge. J’étais hors de moi. Ma main est partie toute seule, je ne me possédais plus. » Telle peut-être la phrase-type qui est sensée tenir lieu d’explication d’un mouvement de rage.

Au moment de la colère « je » ne suis plus maître de « moi ». Au moment de la colère « je » et « moi » se dissocient.

La colère engendre un état second, un dédoublement du sentiment d’unité corps-esprit, où le vouloir du sujet semble hors de cause.

La colère est un état de crise somato-psychique. On l’appelle la colère rouge, car le corps s’emballe, le sang monte à la tête. Il y a la colère qui ne donne pas lieu à cette rougeur, elle est froide, et se dit blanche. Colère rouge ou colère blanche (contenue) on sait que les deux peuvent être meurtrières. A l’horizon de toute colère un meurtre se profile, réel , ou symbolique, mimé ou déplacé, mais chaque fois il y a risque de destruction. L’autre, celui qui en est la cible ressent le plus souvent la peur.

L’affect qui est le complément de la colère est la peur. Apparemment on peut dire que la colère engendre la peur chez l’autre. Mais au delà des apparences, on peut se demander si la colère elle-même n’est pas le produit d’une peur ou d’un dérivé de celle-ci, une situation de détresse qui met le sujet en difficulté, c’est à dire en état d’impuissance à obtenir ce qu’il veut. Impuissance à obtenir satisfaction, qui se transforme en impuissance à se contenir soi-même.
La colère provient d’une menace narcissique perçue consciemment ou à un niveau plus subtil, à laquelle elle ne serait qu’une réponse psychosomatique d’attaque d’objets externes ou projetés hors de soi.

Si le rire et les larmes sont spécifiques à l’espèce humaine, la colère s’observe également chez l’animal.

Il y a toujours quelque danger à se référer à l’animal car on ne peut éviter une réduction anthropomorphique. On ne peut cependant s’empêcher d’en rapprocher les manifestations lorsque l’on observe chez l’animal un comportement de rage quand il se trouve menacé. De même nous nous servons de cette désignation quand un nourrisson, n’obtenant pas ce qu’il veut, hurle , à devenir cramoisi et se débat, manifestant son mécontentement d’une manière violente. Chez lui, la détresse et la colère se confondent. De même il arrive qu’un enfant plus grand, quand il joue et, étant encore un peu maladroit de ses gestes, rate son but, jette loin le jouet, ou qu’il le casse dans un accès de rage parce que son geste n’était pas à la hauteur de son ambition. L’objet, le jouet, est alors  sacrifié en devenant la cible de l’attaque. L’objet, ou tout simplement l’autre, quand il ne se plie pas au désir du sujet, le mettant ainsi en état d’impuissance encourt le risque de la destruction.
 
On aurait trop facilement tendance à oublier ce schéma de l’impuissance qui est à l’origine de la colère lorsque l’on a à subir celle d’un plus fort que soi. Le spectacle qu’offre un homme grand et fort qui se déchaîne avec violence sur un petit enfant, qui, à ce moment est à juste titre terrorisé, car il subit l’inégalité physique et symbolique, ne doit pas faire oublier l’infériorité psychique de l’adulte ainsi submergé par sa rage.
 
Rage de n’avoir pu obtenir de l’autre exactement ce qu’il voulait. Certes, tous les enfants ne réagissent pas ainsi, et tous les adultes non plus. On dit qu’il y a des types coléreux, des tempéraments, des caractères. Comme si c’était « de naissance ». Même si l’on accepte l’idée d’une partie constitutive quant aux réponses plus ou moins vives que certains individus donnent aux situations désagréables, il n’en reste pas moins que la colère en tant que crise répétitive violente et subite    est une manifestation symptomatique chez certains, tout comme peut être symptomatique le comportement de quelqu’un qui serait incapable d’exprimer sa colère par pure inhibition.
 
Chez l’animal la menace est plus facilement observable, chez l’humain, les éléments de cette menace échappent à l’observation directe car ils sont souvent d’ordre interne, même s’ils sont intellectuellement repérables quant à leurs causes.
 
Si j’ai évoqué la colère comme n’étant pas spécifique à l’espèce humaine et de plus comme étant parmi les modes d’expression émotionnelle les plus précoces chez le petit d’homme c’est pour souligner le caractère primitif, préverbal de son origine.

Le rire (surtout s’il est paroxystique et sans cause évidente comme le fou-rire), mais aussi les pleurs sont communicatifs. D’une manière assez étonnante le bâillement aussi ! On peut y résister plus ou moins, et selon les âges, le « self »-contrôle (sic) est plus ou moins assuré . La contamination émotionnelle peut se passer de communication verbale, elle a lieu quand. même. Il règne dans l’espèce humaine, même à l’âge adulte, plus de transitivisme qu’on ne veut l’admettre. On oublie, ou on feint de ne pas voir que la colère se transmet de l’un à l’autre de cette même manière.

En d’autres termes, qu’elle est contagieuse. A ceci près : c’est qu’il faut toujours adjoindre à la colère son complément organique : la peur ou la détresse. Un sujet en colère peut provoquer celle d’un autre. Mais ce n’est pas ce que j’appelle son caractère contagieux : elle se transmet par son versant occulte, je dirais causal. C’est plutôt la peur qui va de l’un à l’autre et ceci de manière inconsciente ; elle peut en effet être parfaitement méconnue de celui qui agit le versant coléreux. Elle l’est moins par celui qui la subit… Je dirais qu’un seul des pôles peut être perceptible, mais que la vraie entité de la colère est le couple « colère – peur ». J’emploie le mot peur par commodité car il subsume les autres, mais il s’agit aussi d’impuissance et de détresse qui en sont les manifestations plus primitives, caractéristiques du temps où la détresse et la colère s’exprimaient ensemble dans un même élan, chez le même individu, le nourrisson. Plus tard, le couple se dissocie, et chacun des deux pôles sera projeté ou provoqué chez des partenaires différents. En somme on peut se demander si ce couple n’est pas l’ébauche de ce qui pourra se développer plus tard, et seulement chez certains, sous la forme plus sophistiquée: le sado-masochisme.

Le sujet en proie à un paroxysme de colère est sourd à toute raison. Il est dans un état second. Le langage a peu de prise sur lui. Celui qui la subit, surtout s’il s’agit d’un enfant petit, mais un adultes peut être tout autant terrorisé, en reste souvent sidéré et sans défense. C’est que la peur intense, la terreur dissocient aussi. La proie peut être alors littéralement hypnotisée. Il arrive ainsi que de très petits enfants ayant été ces proies n’ont pu avoir recours à aucune représentation pour faire parade à la violence reçue en bloc. Il s’opère alors un véritable clivage psychique et cette colère subie restera enkystée sans représentations, hors sens. C’est ce qui explique que des enfants qui ont vécu de véritables sévices par des parents violents et coléreux puissent, devenus parents à leur tour, malgré une position critique consciente face à ces conduites, reproduire hypnotiquement les mêmes violences sur leurs propres enfants. Lorsqu’on assiste à une telle scène, entre deux protagonistes, l’un en proie à une colère violente, l’autre sidéré par la peur, on a l’impression d’être en face de deux êtres également dépossédés d’eux-mêmes. Plus un enfant qui subit de telles crises est jeune, moins il aura à sa disposition des représentations, des mots et des pensées critiques pour se défendre psychiquement, et plus grand sera le risque qu’il reproduise ultérieurement les scènes vécues, et ceci quelles que soient ses opinions conscientes. Car la colère dont ces enfants devenus adultes seront la proie ne leur appartient pas. Ils sont clivés: d’un côté il y aura l’enfant sidéré, de l’autre, la colère incorporée de l’autre qu’il agira répétitivement à son corps défendant. Combien de fois n’ai-je entendu des mères dire qu’elles se frappaient elles-mêmes en frappant leur enfant, comme si elles agissaient sous une transe. Leur identité de parent disparaît, et du coup aussi la différence de générations, au profit d’une crise, d’un être hors de soi, où le moi-enfant est l’insupportable représentation.

Tout autre chose peut être une colère contre cet adulte oppressant : venue à bon escient elle peut sortir un sujet de son hébétude d’antan, une colère qui pourra lui être propre, et porteuse alors d’un véritable soulagement. Car il faut tout de même dire que certaines colères sont indispensables pour rétablir quelqu’un dans la voie de son propre désir,  pour se séparer des scènes subies passivement sans pouvoir les penser, sans affect autre que la peur ou la rage induite.

Toutes les colères ne se valent donc pas. Il n’y a pas objectivement de bonnes ou de mauvaises colères. Certaines sont pure répétition destructrice, d’autres restaurent. Mais avoir été la proie de colères dévastatrices signifie pour certains une intrusion psychosomatique de pulsions dont ils sont souvent le destinataire sans nom . Il convient donc de chercher chez tout coléreux impénitent l’autre versant, celui de la peur, et de l’impuissance.

Par ailleurs il me paraît important de différencier les destins de la colère et de la haine. Si dans un premier temps, chez le tout petit, ils sont indiscernables, chez l’adulte, on peut dire que la haine peut nourrir un projet à long terme, tandis que la colère est un processus rapide, une crise somato-psychique, qui peut laisser une trace mnésique, un souvenir, mais qui n’alimente pas de projet. Quand cela est le cas, alors il ne s’agit plus de colère à proprement parler, mais du souvenir de ses causes et de l’état de menace que le sujet avait vécu ; ils participent alors à l’ élaboration sublimée d’un projet de haine. Ceci est le propre de la rancune et de la vengeance.

Dans ces cas on peut dire que la haine est ce qui reste quand la colère ne s’est pas épuisée d’elle même ou n’a pas trouvé son exutoire immédiat à la hauteur de sa violence. Mais alors l’aspect somatique n’y est plus présent, la pulsion ayant trouvé des représentations de sublimation. On a tendance à surestimer la valeur éthique de la sublimation et à la confondre avec le bien ou le bon. La sublimation est simplement l’acceptation de la non-satisfaction immédiate d’une pulsion et sa transformation en une représentation. Pas plus que la colère, la sublimation n’est en soi bonne ou mauvaise, et elle peut donner lieu à des projets de haine parfaitement monstrueux. Bien que monstrueux, il s’agira, sur un plan strictement psychique, d’une sublimation de la pulsion quand même.

La colère, à quelque niveau qu’elle se manifeste, individuel ou collectif, est une crise d’impuissance narcissique, contre-attaque violente, d’une attaque souvent invisible, où l’émotion domine, où le corps supplée à la pensée, le geste et les cris au discours. Elle est donc à distinguer de la haine et du désir de détruire comme projet. Il ne peut y avoir de projet de colère puisqu’elle est une vague soudaine et pulsionnelle qui surprend le sujet lui-même. La haine peut nourrir un projet de longue haleine. Elle utilise la raison et des montages qui se prétendent rationnels. La haine se laisse déguiser, car la jouissance du corps est mise a distance. Ainsi elle peut alimenter des projets éducatifs qui se veulent rationnels, tel que par exemple le système éducatif du père de Schreber, ou, sur un plan collectif, des projets de génocide froidement préparés et argumentés.

Les rapports entre haine et colère sont donc complexes. Si dans les cris du nourrisson ces deux motions sont intimement liées, très tôt il faut tout de même constater que leurs destins peuvent se séparer. La haine n’est plus entièrement pulsionnelle, elle est le pendant de l’amour, mais elle peut exploser en colère rouge si les conditions de celle-ci sont présentes, si le projet est entravé, si se reproduit quelque menace, fut-elle imaginaire. A l’inverse, toute crise de colère n’est pas nécessairement sous-tendue par la haine. C’est une révolte qui ne dit pas toujours son nom, dont la finalité peut être manipulée. C’est ce qu’il convient d’étudier de près , si l’on veut comprendre les explosions de violences collectives.
Il existe entre la haine et la colère le même rapport qu’entre le besoin sexuel et l’amour. L’aspect partiel de l’objet et l’urgence pulsionnelle qui le vise en sont les éléments de similitude. L’urgence sexuelle ne peut se confondre avec l’amour, même si au cœur de celui-ci cette urgence en est l’origine, même si à l’orée de celle-là sa répétition en est le phare.

On parle de colère pour désigner des expressions affectives fort différentes. Je me limiterais ici au traitement de la colère « rouge », celle qui provoque la « crise » somatique et violente. Je laisserai donc de côté la colère blanche, celle qui s’associe plus volontiers au « projet » de haine, où une sublimation de la motion pulsionnelle et motrice ( souvent de mauvaise augure !) permet élaboration imaginaire de représentations qui évitent la crise subjective immédiate.

Je voudrais, au moyen d’une brève séquence clinique, illustrer l’émergence inattendue d’une colère, et son caractère de communication intersubjective.

S’il est une place d’où les manifestations par des actions directes de la colère rouge semblent proscrites, c’est bien celle du psychanalyste lorsqu’il, ou elle, officie dans son cabinet.
Je vais essayer de raconter l’infiniment peu édifiante histoire où une psychanalyste, c’est à dire moi-même, s’est mise dans l’état d’être furieusement hors d’elle face à un patient.

C’était une séance qui avait débuté comme bien d’autres. Il était en analyse depuis quelques années déjà, et il reprenait volontiers au début de chaque séance ce qu’il avait pensé en sortant de la précédente. Ce jour-là, il avait passé en revue quelques succès professionnels des derniers jours pour dire que sa vie prenait un tournant plutôt agréable. Il avait également raconté un bon moment qu’il avait passé avec son fils juste avant de venir en séance. Puis, il s’était mis à évoquer les temps qui lui paraissaient déjà très lointains où il se droguait et où sa vie était un enfer. « Je me suis dit que pour ce qui est de la drogue, je crois que c’est vraiment fini maintenant. Je n’y pense presque plus jamais, au point que j’ai du mal à comprendre à quel point je pouvais être dépendant, à quel point tout tournait avant autour de ça. Non, vraiment je pense que c’est fini, définitivement fini maintenant.. » Un silence puis, il dit, comme en passant : « bof, si mon dealer préféré venait m’en offrir gratuitement de la très bonne, juste pour passer un bon moment je lui dirais peut-être pas non… »

Je n’ai pas entendu la fin de sa phrase. La colère m’avait saisie. Je me suis levée d’un bond de mon fauteuil, et telle une furie j’ai pris une chaise qui était en face de mon fauteuil et je l’ai cogné par terre en criant « ah ça non non et non… » J’ai juste eu assez de contrôle pour lui dire de se lever du divan, consciente que la position allongée le mettait dans un état d’infériorité insupportable face à ma rage. Je m’étais ruée sur la chaise pour l’éviter lui, tant j’avais envie de le secouer . Il s’était assis, il était blême et me regardait faire et hurler sans dire mot. La folle, l’ivre, c’était moi. J’écumais de rage. Cela ne m’était jamais arrivé dans cette situation de travail. Puis calmée, au bout de quelques minutes de folie furieuse, je me suis rassise face à lui et j’ai dit : « vous m’avez mise hors de moi ».

Redondance flagrante… Il s’en était bien aperçu ! Voilà ce qui ne sied pas à une psychanalyste dans l’exercice de ses fonctions. J’avais signifié brutalement mes limites de    tolérance et d’écoute « bienveillante ». Je n’avais pas su cacher à quel point j’étais atteinte par cette petite phrase de la fin, qui venais annuler tout ce qu’il avait dit juste avant, qui venait aussi annuler des années de travail en commun…

Devrais-je écrire tout cela? Me livrer à la malveillance des collègues? Susciter des commentaires narquois sur mes défaillances ? Je pense que la question n’est pas là, et qu’on ne gagne rien à jouer aux médecins là où le « traitement » est fondé sur une relation intersubjective. Contrairement à une « étude de cas » en médecine, il me semble que dans une cure de psychanalyse il est malhonnête de faire semblant que le « cas », c’est seulement le patient, et de lui faire porter la totalité des manifestations qui s’y déroulent, passant sous silence ce qui se passe de façon silencieuse ou bruyante, comme cela fut ici le cas, chez le thérapeute. Je crois, puisque cela s’est produit, ne fut-ce que de cette façon isolée, qu’il est plus intéressant d’essayer de comprendre à partir de la place de celui qui n’est pas sensé s’y adonner, puisque la surprise était d’autant plus de la partie, la colère d’autant plus interdite et inédite.

Pendant toute la période où ce patient s’était effectivement drogué je n’avais jamais éprouvé la moindre colère ni le moindre affect de rejet vis à vis de lui. Je n’avais jamais eu de difficulté à garder ma « place d’analyste ». Place vouée à tout jamais, en tout cas dans les manuels pour « jeunes psychanalystes », à supporter la statue de la bienveillance en marbre ! Il est inconvenant de parler de ce que ladite statue profère , sent et fait hors des normes de ladite bienveillance. Hors des normes de l’interprétation en bonne et due forme.. Mais il est en effet convenant de ne point submerger un patient par l’excès de manifestation émotives ! C’était précisément ce que j’avais fait en cette circonstance. Mais que s’était-il donc passé? Il avait en fait proféré une menace de destruction de tout ce qui avait été fait, dit, pensé, bref d’une partie de lui-même. Car en réalité, sa petite phrase était violente. Violente plus pour lui que pour moi. Ou violente pour le couple que nous formions ? Quel « MOI » était dissocié subitement de quel « JE »? Etais-je réductible au parent en colère parce qu’il ne se fait plus obéir? Mais alors pourquoi avais-je écouté sans broncher des années durant ses démêlés avec la drogue ? Non, c’est bien la dénégation de son dire précédent, de lui-même, cette furtive fuite vers l’acceptation de ce qu’il disait ne plus accepter qui m’avait mis dans cet état-là. Pas MOI, pas LUI,en tant qu’individus séparés et adultes, plutôt autre chose, un non-séparé qui se trouvait pris là, entre lui et moi, et qui se manifestait avant même que j’aie pu essayer d’en penser quoi que ce soit. Cette destruction verbale et programmée était le dire d’un autre temps. La suite de l’histoire en donnera peut-être la clef.

Il est donc parti, après une petite explication, visiblement secoué, même si c’était la chaise qui avait tout pris…  Je suis restée perplexe. Je dois dire en toute franchise que je n’ai pas eu trop « mauvaise conscience » vis à vis de lui, et bizarrement, ce qui me surprenait moi-même, pas d’inquiétude particulière. Seulement je n’en revenais pas de l’effet de surprise. J’ai eu par contre un sentiment de gêne à la pensée de mes collègues psychanalystes. Mauvaise conscience par rapport à mon image « professionnelle. » Ca ne se faisait pas! Frémissements désagréables de mon surmoi institutionnel…

Le lien qui était établi entre nous était tel qu’à vrai dire j’étais presque sûre qu’il reviendrait, ne fut-ce que pour m’engueuler à son tour.

Il n’en fut rien. A la séance suivante je l’ai vu arriver très détendu et souriant. Il s’est allongé et a commencé à parler aussitôt. Il m’a dit à peu près ceci: « Figurez-vous qu’après l’autre séance… comme la vie est étrange,… mon dealer préféré, celui dont je vous avais justement parlé, est venu pour me proposer de la came gratuite. Juste pour passer l’après-midi avec moi, comme dans le bon vieux temps. Eh bien, je me suis mis dans une colère épouvantable. La vôtre à côté c’était de la gnognote! Je l’ai viré par la peau du cou, je l’ai jeté dans l’escalier, j’étais hors de moi. Dire qu’il se prétend être mon ami! Mais si vous n’aviez pas été si en colère, je ne sais pas si j’aurais pu le faire. C’est la première fois que j’ai vraiment été en colère et sans peur que ça se sache! »

Voilà une histoire peu édifiante qui finit de manière édifiante. Mais dans ce genre d’histoires, il convient d’être méfiant. Il aurait certes été préférable qu’il puisse refuser la came gratuite de son ami dealer sans ma colère préalable. Je commençais seulement alors à comprendre un peu. La première scène reçoit son sens de la deuxième, en ceci qu’il l’avait prévue: il savait qu’ un jour ou l’autre elle devait se produire, et c’est en fonction de cela qu’il avait testé – inconsciemment? – mon degré de complicité à l’accompagner dans ses scénarios masochistes, complicité dans laquelle sa mère ne lui avait jamais fait défaut. De son vivant elle avait subi avec lui, en souffrant tous ses échecs, et couvert ses transgressions avec amour et cécité. Morte alors qu’il était adolescent, il la faisait figurer de manière métonymique ou métaphorique dans tous ses fantasmes masochistes.

Au moment où j’ai si violemment réagi, je n’avais eu rien de tout cela à l’esprit. C’est bien pour cela que cette scène avait été vraiment risquée, car à peu de choses près, rien ne me garantissait que je ne le remettais pas dans une situation de pure passivité. A très peu de choses près il aurait pu se prendre pour la seule proie de ma colère, alors qu’il avait très bien intégré le fait, mieux que moi-même, qu’elle s’adressait à cette partie de lui-même qui ne pouvait pas dire non… qui avait peur. Il aurait été préférable d’en donner une interprétation verbale et calme, mais si j’étais violemment sortie de la place transférentielle à laquelle sa répétition m’assignait, c’est parce que cette assignation était insupportable sans que je le sache. Avais-je réagi à sa peur sans le savoir? C’est dans l’après-coup que je peux dire son rapport à sa mère comme complice inconditionnelle de jouissance dans la souffrance et la soumission à la domination sadique d’un père malfaisant. La colère comme moment de « crise » somato-psychique est une réponse symptôme, là où la stabilité symbolique d’une relation est atteinte et fait défaillir la possibilité de se penser. Je ne tiens pas à dérouler ici toute son histoire familiale. Mais il avait dès cette séance commencé à entrevoir le rapport avec ce qu’il avait subi dans son enfance. Si je n’ai pas pu en prendre « conscience » autrement qu’après cette explosion de colère et à sa suite, c’est que certaines histoires comportent de l’impensable provoquant des tensions qui se somatisent en maladies ou en violences. Elles donnent parfois lieu à des analyses interminables où l’ennui règne parce que l’analyste ne rentre ni de gré ni de force dans le scénario pathogène, qui le ferait réagir dans le « ici et maintenant » par affectation directe,    c’est  à dire par l’instauration d’un transfert inversé.

Ce qui est particulier dans certaines psychanalyses, c’est que le psychanalyste peut être amené à être à son insu, le sujet dissocié en crise, en lieu et place de son patient. Il arrive que l’analyste, agisse ou éprouve ce que l’un des protagonistes de la scène pathogène originaire n’a pu ni penser ni éprouver ni agir. A vivre cet état d’urgence, non de sa place de thérapeute externe à l’évènement, mais du dedans..

Je n’ai pas hurlé de ma place d’analyste , ni même de celle de mon individu spécifique. Comme psychanalyste, j’avais assisté pendant des années à sa lutte contre la drogue. Ce n’est pas à lui que j’ai crié « non », c’est à sa soumission. J’ai hurlé du lieu même où ni lui ni sa mère, n’avaient pu le dire , enfants impuissants tous deux…  C’était une sortie de la scène pathogène dans laquelle inconsciemment il tentait de m’enfermer, comme le furent les protagonistes d’origine. Je pense que j’avais réagi à une peur insue devant une inéluctable répétition. La contamination avait eu lieu à la place d’une communication. Les statues ne se déboulonnent pas n’importe quand !

Pouvoir penser, sépare. L’impensé peut à l’occasion faire réagir dans les aires psychiques du non-séparé. Quand aucune issue n’est pensable, alors la colère fait ruer dans les brancards. La colère abolit les frontières entre le « je » et le « tu ». Elle fait régresser le couple des protagonistes. L’autre, le « tu » est voué à disparaître dans son altérité, pas nécessairement à cause d’une haine, mais parce qu’il manifeste une différence insupportable pour le « moi », qui ne se récupère que dans le ressenti corporel et le réel de sa pulsion. La crise somato-psychique est une réponse physique et concrète à une situation de menace imaginaire, où le symbolique fait défaut. Aucun sens ne fait pièce au désarroi. Il s’agit toujours d’une crise d’identité, d’une défaillance du sujet à supporter un moi altéré dans son pouvoir unifiant.

C’est une tentative de guérison qui rate, tout comme certains délires . Mais comme le délire, s’il est entendu, s’il est ré-introduit comme pièce signifiante d’une histoire insensée, il peut ne pas rater. Il est des crises résolutives, qui permettent de mettre à jour ce qui tente de se dire sans avoir pu se penser. La condition est de pouvoir leur donner sens par rapport à un fantasme, une histoire, un évènement, ou un dommage ancien.

Le passage du singulier au pluriel est toujours délicat. Et pourtant la colère a ceci de particulier qu’on la rencontre chez l’animal, chez le nourrisson, le petit enfant, l’adulte, l’individu et le groupe. Si chez le nourrisson le couple colère-détresse sont intriqués et qu’il est difficile de parler de sa proie, bien que certaines mères le deviennent, chez l’adulte ils se dissocient et l’autre devient très vite le support de la peur, équivalent de la détresse première. L’autre devient l’objet à détruire, la menace représentée pour un moi en état d’impouvoir. Cette détresse première, devenue peur est le pendant obligé de la colère.

Le passage du singulier au collectif, du « moi » au « nous », est le passage d’un impouvoir personnel à un impouvoir de groupe. La restauration du moi se fait par la mise hors jeu de l’objet qui permet à l’image de se refaire dans son homogénéité, la restauration du « nous » se fait par la même voie: l’expulsion du corps étranger en est le prix.

Peut-on parler du traitement de la colère? Pas plus que la peur, celle-ci n’est pathologique en soi. Les deux peuvent être des réponses parfaitement adéquates à une situation. Il est raisonnable d’avoir peur face à un tigre affamé, il convient de pouvoir se mettre en colère devant une offense grave. Mais il arrive que certains viennent demander des soins devant leur manifestations récurrentes et inopportunes. La psychanalyse, processus lent par excellence cherche à en démonter les causes. Elles sont le plus souvent précoces sinon primitives. J’ai évoqué assez longuement un de ses aspects cliniques.

Il y a des psychothérapies de groupe, thérapies dites actives, où l’on pousse, et encourage les participants à extérioriser leur colère en les faisant taper sur des matelas ou des coussins. Le plus souvent les gens se disent très soulagés. Il y a un effet immédiat de catharsis. Parfois même la scène « jouée » dénoue d’autant plus qu’il s’agit en effet d’une colère rentrée depuis longtemps qui n’a jamais pu se manifester devant la personne concernée. J’ai remarqué néanmoins que cet effet de soulagement ne dure pas. Même si dans le moment de colère on joue à prendre le matelas pour un autre en chair et en os, et pour dissocié que l’on soit au moment d’une crise, on sait qu’un matelas est un matelas et qu’il restera matelas. Si la pulsion trouve un moment de satisfaction, et procure un apaisement momentané, il n’en reste pas moins que le matelas ne renvoie aucune peur, aucune menace de représailles en retour de la violence subie, et que le couple colère-peur ne peut se constituer, couple indispensable à une bonne répétition ou représentation de ce qui fait le ressort de toute colère agie. Certes, l’avantage est qu’on peut y aller de toutes ses forces, et sans culpabilité, mais si l’on ôte la peur du paysage interne et externe alors la colère n’est qu’un pur jeu imaginaire sans un autre vivant face auquel l’acte peut prendre un sens. Dans une répétition agie, il y faut au moins un autre qui en soit affecté, sinon, c’est du cinéma que l’on se fait ; et ainsi l’on erre de groupe en groupe, de soulagement momentané en satisfaction passagère. Pour beaucoup, c’est sans doute mieux que rien, tant peut être grande leur détresse. Mais là aussi, des thérapeutes peuvent être en mesure d’entendre ce qui demande à être restauré au delà de la pure expression pulsionnelle, dans une relation symbolique à l’autre.

Mais l’apologie de la colère, l’expression pour l’expression, telle que certains veulent la promouvoir pour faire marcher leur boutique est un jeu sans enjeu de vérité, sans risque subjectif, sans métaphores qui permettent d’aller de l’infantile à l’adulte, du singulier au collectif. Devant la pauvreté de liens symboliques, c’est ce que notre société peut offrir de plus triste comme succédané de révolte individuelle et de groupe.

La société propose sur le plan juridique un traitement fort différent de la colère rouge et des actes commis sous l’impulsion d’une colère différée, soutenant un projet de haine. Ainsi le châtiment du « crime passionnel » est limité par des circonstances atténuantes. Etre hors de soi est perçu comme un état de souffrance qui mérite indulgence. Le crime commis avec préméditation, le projet de destruction et de haine n’en reçoit aucune.

La même sagesse ne règle pas les jugements portés sur des manifestations collectives.

Nous assistons actuellement à l’expression de violences et de colère de deux groupes sociaux fort différents. L’un, sujet de colère rouge ou noire est constitué le plus souvent par des jeunes gens en désarroi, des chômeurs, des immigrés, ou habitants des banlieues sinistres, tous sans projet de restauration. Ils forment des bandes qui périodiquement vont à la castagne, cassent et détruisent ce qu’ils trouvent sur leur passage. Un évènement, de mise à mal d’un des leurs motive chaque fois l’explosion de leur colère. Colère collective qui est la résultante des colères individuelles d’individus non reconnus, socialement humiliés. Aucun rêve, ni promesse d’un « Grand Soir » ne vient plus transformer la rage impuissante en espoir de vengeance et de regain de pouvoir. Pris sur le fait, ils sont généralement sévèrement punis. Aucune circonstance atténuante ne leur est reconnue. La passion même leur est déniée.

Face à eux, un autre groupe sévit en toute impunité. C’est que sa colère est blanche. Elle s’exprime sous sa forme « sublimée » : un discours politique qui fomente un projet de haine est venu lui donner forme. Les « bandes » en colère rouge, tels les skinheads sont récupérés par des promesses où leur haine trouve des scénarios de rêve et des emblèmes pour faire lien. Ce groupe demande l’exclusion de la cité, c’est à dire la mise à mort – pour l’instant symbolique – de tout ce qui est « étranger », de tout ce qui diffère de l’image qu’ils veulent se faire de leur moi . Un par un, il y a autant de narcissismes mis à mal qu’en face, un par un, chacun peut être à la recherche d’une restauration narcissique.. Un par un, si l’on excepte les politiciens, et encore, exprime autant de misère qu’en face, mais ici déguisé par des discours musclés. Un « nous » homogène, sans corps étranger est sensé restaurer chaque Moi endommagé. Il n’est pas nécessaire d’être hors de soi quand il y a péril en la demeure, si un bouc émissaire représentant le non-moi facilement repérable focalise la peur de ce que l’on ne veut pas être, si un discours garanti un « chez nous » verrouillé.

Le Front National, nom de ce groupe, rationalise sa violence dans un projet de haine et trouve déjà ses partenaires pour constituer le couple hypnotique et efficace : « colère-peur. »

Le 31.12.1991 Radmila Zygouris