Le lien inédit

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Texte établi à partir d’une conférence tenue à Sao Paulo du 10/11/2000

Freud a introduit en Occident un lien, jusqu’alors inédit, entre deux personnes, entre deux inconnus, qu’il a appelé « transfert ». Si, au début de son activité, il se situait à l’intérieur du cadre classique de la relation médecin-malade, très vite le transfert, ce concept nouveau, a transformé cette relation en un lien spécifique à la psychanalyse en rapport avec l’inconscient, les pulsions et la répétition.
Au début, le transfert était un transfert d’amour…

Transfert et Lien
Depuis lors, les analystes ont pris l’habitude d’appeler « transfert » tout ce qui se passe entre analysant et analyste. Comme son nom l’indique, et comme il convient de le traiter, le transfert implique la translation d’une représentation, d’un affect, d’une pulsion. Il implique donc au moins deux scènes. Même si c’est avec la répétition que le transfert a les rapports les plus évidents, il ne peut s’y limiter, car il appelle aussi le nouveau qui vient prendre place par rapport au passé. Ainsi, le transfert évolue au cours d’une analyse, et n’a pas les mêmes connotations selon les analystes.
Pour Lacan, le transfert était « quelque chose en rapport avec l’amour ». Certes. Il a consacré une année de son séminaire à ce sujet, mais sa manière de l’aborder ne me convainc pas.
Il concentre l’essentiel de son intérêt à analyser des situations à partir de textes (Le Banquet de Platon, Le soulier de Satin de Claudel), et n’aborde que peu les situations concrètes de la cure avec des sujets en souffrance. Quant à la nécessaire « implication de l’analyste », elle reste bien vague.
J’avais déjà essayé de reprendre la question du transfert dans d’autres textes et plus particulièrement dans « l’Amour Paradoxal ». Je pensais qu’on gagnerait en clarté en distinguant le « transfert horizontal » du « transfert vertical ». De fait, c’est le transfert vertical qui est le plus souvent invoqué, qu’il s’agisse de situer l’analyste à une place parentale ou de sujet supposé savoir. Si l’on reprend la notion de Lacan pour qui l’analyste occupe la place d’un sujet-supposé-savoir (que l’on aime précisément pour ce savoir), on oublie le plus souvent de spécifier que l’analyste n’est supposé savoir qu’une seule chose, et c’est « quelque chose » concernant l’inconscient de l’analysant, c’est tout. Là où justement il ne sait rien. Si l’on ne spécifie pas la place centrale de l’inconscient, alors on reste dans le domaine de la médecine, car tout malade suppose au médecin au moins un savoir sur son corps malade. Et en principe, il ne devrait pas avoir tort ! Alors que pour l’analysant, il s’agit d’abord d’une illusion. Le transfert vertical donne une place en surplomb à l’analyste, même si l’on admet son non-savoir initial.
De ce transfert vertical je distingue un autre que j’appelle le transfert horizontal, où se déploie une relation moins inégale, bien qu’asymétrique, dans laquelle il y aurait place pour un échange actuel entre deux humains, où l’analyste peut, tout en reconnaissant le transfert, parler lui-même en tant que sujet, et où parfois, par sa bouche s’exprime quelque chose d’indicible par l’analysant lui-même. Ce type de transfert inclut le transfert symbiotique, et en général la plupart des manifestations de l’interdépendance psychique des deux protagonistes. Cette interdépendance est au cœur du processus analytique si l’on considère qu’entre deux humains, quelle que soit leur relation instituée, il se passe une quantité de choses qu’aucun des deux protagonistes ne maîtrise, même si par discipline l’analyste n’en fait pas toujours état. Ainsi par exemple, tout ce qui relève d’une relation ludique ne supporte pas de rapport de verticalité.
La position verticale du transfert suscite facilement le retour du rapport médecin-malade ou de parent-enfant, et sans trop forcer le trait, ce rapport peut aboutir à une véritable soumission religieuse. Cette position verticale s’instaure d’elle-même. C’est l’analysant qui la suscite par l’attente et l’espoir d’un mieux qui lui viendra de l’analyste et de lui seul. C’est un rapport généalogique, quelle que soit la notion de référence pour désigner l’élément qui est en surplomb. Que les analysants soient à la recherche d’instances « supérieures » parce que cela rassure est une chose, c’en est une autre quand l’analyste obtempère en exploitant cette position comme si elle était la meilleure pour le travail analytique.
Dans les rapports horizontaux, les liens sont multiples et peuvent se comparer aux liens du genre rhizomatique (Deleuze et Guattari, L’Anti-Oedipe) ; ils peuvent être tout autant investis que les rapports verticaux, ils impliquent néanmoins un bien moindre degré de relations de pouvoir. Même si cela n’évacue nullement les rapports de dépendance affective, l’analyste est logé à la même enseigne que l’analysant.
Je pense que les deux modes de transfert coexistent le plus souvent, malheureusement certaines théories et certains dogmes analytiques empêchent la possibilité de prendre en compte les relations issues de l’horizontalité.

Je vais distinguer le transfert à proprement parler, en tant que concept appartenant au champ de la psychanalyse, de ce que j’appelle tout simplement « le lien ». Ce dernier n’appartient pas spécifiquement au champ de la psychanalyse, même s’il prend naissance dans le cadre de l’expérience psychanalytique.
Avant de développer la notion de lien, je vous propose de faire un petit détour par un auteur dont la pensée reste pour l’essentiel très actuelle.

Carte et Territoire
Dans son livre La Nature et la Pensée, Grégory Bateson rappelle et commente la célèbre formule du sémanticien Korzybski : « La carte n’est pas le territoire ». A partir de quoi fait-on une carte ? A partir des « différences » du territoire.
Le territoire en tant que tel — ce qu’on appelle la « nature » ou la réalité — n’entre dans aucune carte. Celle-ci inscrit seulement des « différences », comme, par exemple, des différences climatiques, d’altitude, de composition du sol, etc. Une différence est quelque chose d’abstrait que l’on marque sur la carte avec un code d’entrée et une échelle, paramètres qui ne figurent ni sur la carte ni dans le territoire, mais qui permettent d’aller de l’un à l’autre.
Si la relation vécue entre analyste et analysant peut s’assimiler à un territoire qui existe en dehors de toute référence à une carte, cette dernière peut à son tour s’assimiler à un cadre conceptuel. Par conséquent, ce n’est que dans la mesure où des cartes existent que la rencontre entre analyste et analysant peut s’inscrire en tant que processus spécifiquement analytique, différent d’une relation humaine ordinaire, et qui doit tendre vers une fin. En revanche le territoire, ensemble sensible de tout ce qui fait lien entre deux personnes, contiendrait une infinité de possibles à partir desquels les théories et les concepts prélèvent des différences pour constituer ce qui va s’actualiser dans une cure et confirmer la spécificité de l’interprétation analytique.

Ceci est particulièrement patent s’agissant du transfert. Parlant du transfert, les analystes semblent savoir qu’il s’agit de manifestations relevant de la carte. Ceci leur permet d’appréhender quelque chose du territoire auquel ils n’ont pas directement accès. Or la carte qu’ils utilisent ne peut être qu’une saisie partielle du territoire du patient. Mais beaucoup d’analystes semblent ignorer que ce territoire, auquel ils assignent leur patient, les comprend eux-mêmes ! Et c’est alors que nous entrons dans le domaine des paradoxes…

L’étoffe du lien
Avant toute considération sur les modalités du transfert, sait-on de quelle étoffe sont tissées les relations humaines, les relations entre deux corps en présence, et qui se parlent ? On ne cesse d’invoquer le langage : ce qui se dit est à la fois patent et demande analyse de ce qui est latent. Mais ce qui sous-tend les paroles ? L’étoffe du lien est le réel entre deux organismes humains. C’est d’abord un fait de l’espèce humaine, une réalité faite de sentirs (feelings1), d’émotions, le plus souvent inconscientes, mais aussi conscientes, en somme des sensorialités qui n’ont rien de spécifiquement analytique même si elles se produisent dans la situation analytique.
Ce qui fait lien entre deux humains est fabriqué à partir des fondamentaux d’une présence humaine, fondamentaux des singularités jamais généralisables. C’est à partir de ces fondamentaux que l’un s’attache à l’autre, qu’il y ait lien conscient ou non. Le transfert s’y intrique.
De ce fait, la différence entre carte et territoire peut à tout moment s’effondrer. L’interdit du passage à l’acte en analyse ne provient pas seulement de la peur de l’inceste ou de la nécessité d’introduire la « Versagung », l’abstinence, afin que la parole prime sur le faire, l’interdit est là également pour préserver la prévalence de la carte sur le territoire. La carte ne tolère pas le passage à l’acte car la mise en jeu du corps réel troue la carte. Comme toute théorie, la carte est un appareil de capture… Elle capte des différences, mais vous interdit d’y ajouter quoi que ce soit d’hétérogène par rapport à son échelle. Cette nécessité ne doit pas faire oublier que non seulement il n’y a jamais d’analyse pure, mais qu’en plus la prétention à l’analyse pure est une imposture intellectuelle car elle est la négation de la multiplicité des fils qui constituent une relation humaine, et de tout ce qui rend la psychanalyse possible. Ce qui la rend possible n’est donc pas à être confondu avec la psychanalyse elle-même.
Il va de soi que le recours à la différence entre carte et territoire doit se tempérer du fait que l’esprit humain ne fonctionne jamais comme une carte, il est toujours d’emblée dans la complexité et la simultanéité d’éléments hétérogènes. Mais certaines pratiques de la psychanalyse ont tendance à réduire sinon à nier cette complexité, et à faire croire à une vérité de la carte.
Si je souhaite introduire une différence entre transfert et lien, c’est parce que le lien n’appartient pas à la carte mais au territoire, qui est un territoire à nul autre pareil. Nous faisons sans cesse un voyage entre carte et territoire. L’analyste connaît en principe la carte qu’il utilise. Le plus souvent l’analysant ne connaît pas la carte, mais il sait qu’elle existe.
On peut lire une carte de géographie et mentalement se souvenir du paysage réel parcouru, ou encore si l’on se trouve à l’endroit que la carte représente, on peut à tout instant lever la tête et voir le paysage qui est autour, et ce faisant constater les imperfections de la carte, voire constater le fait qu’elle est fausse. Imaginez le désarroi d’un voyageur actuel qui aurait en sa possession une carte d’avant la découverte de l’Amérique… Or certaines analyses se déroulent dans ce contexte. Cela peut rendre fou car l’analysant ressent parfaitement l’étroitesse du territoire que la carte de son analyste lui assigne mais, aliéné par sa dépendance affective et transférentielle, il se soumet à ce savoir.
Bien que les affects soient toujours véritables et actuels, on est souvent piégé, dans le travail sur le transfert, par l’inévitable univers de métaphores.
Bateson2 parle des « métaphores significatives » qui se déroulent en partie au niveau du territoire. Il cite en exemple : « mourir pour le drapeau », montrant combien nous sommes pris dans les métaphores significatives de ce type. Mourir pour le drapeau, c’est l’impact du symbolique (ce que le drapeau représente) sur l’imaginaire d’un sujet (son amour de la patrie), qui sacrifie y sa vie, dans le réel.
Bateson rappelle à juste titre que dans les processus primaires, par exemple dans le rêve, carte et territoire sont assimilés ; en revanche dans les processus secondaires ils sont distingués, et dans le jeu, dans le « comme si », ils sont à la fois distingués et assimilés.
Selon lui et bien d’autres, l’analyse se déroulerait essentiellement dans cette aire du jeu.
Bateson reste dans une vision malgré tout trop simpliste de la cure et du transfert, en tout cas par rapport à ce que nous en savons aujourd’hui.
Dans l’article « Une théorie du jeu et du fantasme », il note qu’entre les processus de la thérapie et du jeu, il y a des grandes similitudes. Mais il dit aussi : « De même que le pseudo-combat ludique n’est pas un vrai combat, de même le pseudo-amour ou la pseudo-haine de la thérapie ne sont pas un vrai amour ou une vraie haine. Le « transfert » se distingue de l’amour et de la haine réels par des signaux indiquant le cadre psychologique ; et c’est en fait le cadre qui permet au transfert d’atteindre sa pleine intensité, et au malade et au thérapeute d’en discuter ». Il poursuit plus loin : « Pour nous, le processus psychothérapeutique est une interaction cadrée entre deux personnes où les règles sont implicites, mais susceptibles de changer.»
Je voudrais tout de suite dire que je ne partage pas cette vision de Bateson, que je considère psychologique et non psychanalytique.
Si ce qu’il dit n’est pas faux, ce n’est pas tout à fait vrai non plus parce qu’il n’y a pas seulement du jeu dans une analyse, même si l’on accorde à ce terme toute sa valeur de « réalité » psychique : la peur ressentie dans un jeu peut être une peur réelle qui perdure après la fin du jeu. Bateson ajoute cependant que le cadre qui introduit un « comme si » de la métaphore représente une difficulté chez le schizophrène pour qui les mots sont pris comme dans le rêve dans un sens littéral : il ne peut tenir compte du fait que ce n’est pas pour de vrai, il ignore le contexte tout comme le rêveur ignore le fait qu’il est en train de rêver.
Mais cela n’est pas spécifique au patient schizophrène, et il y a aussi du vrai, du littéral dans toute analyse, même si c’est dans des proportions différentes. C’est la raison pour laquelle je souhaite distinguer le lien du transfert. Si dans la pratique ils sont étroitement mêlés, je soutiens que dans l’analyse nous naviguons souvent dans le territoire sans carte aucune.
D’où cette option qui consiste à appeler transfert uniquement ce qui peut se rapporter à des concepts psychanalytiques. Appartient donc au transfert ce qui relève d’une interprétation. Cela ne veut pas dire que cette interprétation doit chaque fois être verbalisée ni même qu’elle soit possible.
Le lien au contraire ne relève pas de l’interprétation. Il se vit, il est actuel.

Ainsi le lien intervient par exemple dans la fonction d’accueil. Celui-ci est le préalable à toute relation humaine et donc aussi au transfert. Il ne s’analyse pas. Le lien peut s’amenuiser, être de mauvaise qualité, ou même ne pas exister en tant que perception subjective, et le plus souvent il s’estompe après la séparation de la fin de l’analyse, mais il peut aussi rester vivant pour la vie.

Il arrive qu’à méconnaître ou à trop craindre le lien, certains patients restent en analyse interminablement dans le seul but, parfois conscient parfois inconscient, de ne pas perdre le lien, garant d’une continuité d’existence. Alors ils restent pour sauvegarder ce lien en se donnant du mal pour donner une apparence de travail à leur analyste, phobique ou trop endoctriné. Ce qui est alors interminable, c’est l’analyse de l’analyste par son patient soumis. Il suffit souvent de reconnaître l’importance de ce lien pour que le patient puisse enfin partir, rasséréné.
Tosquelles disait que quand on donnait la main à un psychotique, c’était pour la vie ! Si c’est vrai pour le psychotique, ceci vaut pour bien d’autres analysants non psychotiques.
Le transfert, en revanche, est la partie de la relation pour laquelle on peut exiger qu’il y ait une fin.
Lorsque j’écrivais il y a quelques années que toute psychanalyse contenait une « promesse de séparation », je voulais dire par là que l’analyste s’engageait à laisser partir l’analysant, à travailler le transfert de telle sorte qu’il puisse se fonder sur un « je te promets que tu pourras me quitter un jour». Cette promesse implicite s’oppose à la promesse d’amour qui se fonde sur un « je ne te quitterai jamais ». Que cet énoncé soit illusoire ou trompeur importe peu ici, ce qui importe c’est que l’analyste s’engage implicitement à ce que le transfert ait une fin. Le lien échappe à ce type de promesse car il excède le domaine de l’analysable. Il se joue entre la singularité de deux sujets, il peut durer ou non, tout comme dans la vie, où l’on a envie ou non de continuer à entretenir des rapports avec quelqu’un qu’on a fréquenté longtemps.
Cette acceptation du lien fondamental, en même temps que la poursuite d’une fin indispensable du transfert, constitue un rapport social et intime véritablement inédit dans nos sociétés.
Les processus inconscients sont universels, j’insiste sur le fait qu’il s’agit de processus et non de contenus. Ces derniers dépendent des définitions qui varient selon les écoles de psychanalyse. Ce qui est local et socialement déterminé, c’est la technique de la cure, et donc le traitement du transfert.
La distinction entre lien et transfert est cependant toute théorique, car en pratique il y a des intrications et des gradations. Prétendre que le transfert doit se « liquider » est un réconfort pour l’analyste : sa vie serait invivable s’il devait avoir et poursuivre des relations aussi complexes avec tous ses patients ! Mais pour une fois la vie fait bien les choses : la plupart des patients s’en vont après l’analyse et peu à peu le lien se distend sans effort. Pour les autres, les plus attachés qui ne peuvent se séparer de leur analyste ou de la maison de leur analyste, ils ont le recours de devenir analystes ! Ce qui est souvent le cas.

Le trou central
Ce qui m’importe de faire comprendre c’est que l’analyse et la technique analytique, ou plutôt, « les » techniques de l’analyse, ne sont efficaces, (je dirais même ne peuvent exister), qu’à partir d’un trou central du corpus analytique. Le lien en analyse est à la fois hors la techné et hors l’épistémé. Au cœur de l’analyse, il y a un paradoxe : l’analyse ne peut être efficace qu’à se fonder sur son propre vide à l’intérieur d’elle-même. Pour qu’il y ait de l’analyse en acte, il faut que cet acte se fonde sur l’évanouissement, la déhiscence de l’analyse comme savoir constitué. Or ce vide dans le corps de savoir de l’analyse, est en réalité un plein de vie, un tissu de vie, entre deux humains. Ce qui rend donc l’analyse possible ne figure évidemment pas dans les textes théoriques, dans le corpus analytique. Même si je l’énonce, je ne saurais pas dans quel chapitre de la théorie cela devrait figurer. De fait ce chapitre ne peut pas exister, même si on peut en parler. Nous sommes dans ce cas comme dans les tableaux d’Escher, il y a la main qui appartient au dessinateur et qui est à la fois dans le tableau et hors du tableau. Le lien est l’ombilic de l’acte analytique tout comme l’ombilic du rêve qui n’est pas analysable. Ainsi on peut être parfois effrayé, quand, croyant être dans au moins une de nos cartes, nous nous trouvons plongés dans un territoire dont nos cartes ne possèdent pas les données. L’analyse ne peut être opérante qu’à la condition de prendre appui sur la non-analyse. Sinon l’analyse devient une activité de laboratoire, les patients des rats d’expérience et l’analyste un maître de cérémonies. Que l’on parle alors en termes de « sujet » n’y change rien !
Mais il y a un redoublement de ce paradoxe: cette part de non-analyse, représentée par le lien ne doit son existence qu’au dispositif analytique , qui lui, est absolument artificiel.. Le seul analyste qui a abordé cette question, à ma connaissance, est Winnicott dans Jeu et Réalité plus particulièrement dans le chapitre « L’utilisation de l’objet ». Il n’y a pas une concordance absolue entre ce que j’entends par lien et Winnicott par la différence entre relation d’objet et l’utilisation de l’objet, mais à sa façon Winnicott aborde ce problème et fait la différence entre la capacité d’établir une relation aux objets et l’utilisation de l’objet-analyste par le patient. Pour que le patient puisse utiliser l’objet (l’analyste) Winnicott pose une condition: cette opération ne peut se faire que s’il n’y a pas de représailles de la part de l’analyste. Les représailles consistent parfois dans le simple fait de donner une interprétation. Autrement dit, le socle de l’opération est le lien qui ne s’interprète pas.
Si le dispositif crée le lien, celui-ci existe ensuite de façon autonome, à quoi il faut maintenant ajouter le fait que le lien protège le cadre et l’analyse de la destructivité nécessaire au patient.

Le lien dans l’analyse n’est donc pas absolument spontané puisqu’il fait partie du processus analytique.
Deux individus, l’analyste et l’analysant qui à un moment donné peuvent avoir un lien important, seraient sans doute passé l’un à côté de l’autre dans la vie sans qu’il y ait eu forcément rencontre, ni même un intérêt particulier l’un pour l’autre. Mais grâce à la rencontre, par l’artéfact du cadre analytique, grâce à un « comme si » du jeu, s’instaure un lien qui n’est plus réductible au concept de transfert bien que dans un cas comme dans l’autre les affects ressentis soient véritables. J’ajoute que Winnicott utilise indifféremment le terme de transfert pour parler de ces différentes modalités de la relation. Je crois que même Winnicott reste prisonnier de la pensée soumise au seul paradigme sujet-objet. Or le lien n’est pas repérable seulement en termes de sujet-objet. Dès lors que l’analyste peut décoder de manière conceptuelle une partie du lien sachant que cela ne concerne jamais la totalité de la relation , celle-ci peut être pensée comme « transfert ».

Je ferais ici la différence entre composition et construction.
Les sons, le rythme, mais aussi le silence, qui est toujours un silence rythmé et singulier, relient l’enfant dans le ventre de la mère au monde ; ce sont les précurseurs de la musque et le substrat du lien. Que l’on songe seulement à la différence des silences chez Beethoven et chez Mozart. Dès avant sa naissance l’enfant est plongé dans le tonal et le rythmique d’une personne spécifique qui le relie au monde. Quand quelqu’un parle, son corps touche celui qui l’entend, il y a continuité, celle-ci s’oppose à la discontinuité s’agissant de la relation d’objet. Ainsi les corps se touchent, se synchronisent ou non, se rythment. Ce qui réunit deux corps en présence est matériel. Les sons, c’est de la matière, les vibrations sont physiques. Un musicien me disait: « je suis un agitateur de molécules. » Mais c’est une étrange matière, une matière qui porte la langue et en est la condition. Condition de la parole dont la fin n’est pas seulement d’informer, sa fin est de relier l’un à l’autre ce qui permet de communiquer. Mais communiquer demande la constitution d’un monde intérieur, d’un espace psychique séparé : pour aborder cet espace supposé séparé nous faisons des constructions aidés par la sorcière métapsychologie.
Le lien serait donc comparable à une composition à partir d’entités singulières et uniques non répétables, alors que le transfert pourrait plutôt s’apparenter à une construction à partir d’entités généralisables et répétables. La composition utilise le matériau de la nature : sons, couleurs, formes, mouvement, odeurs, en somme du réel que l’on préhende. Ce processus de préhension se fait essentiellement par nos sensorialités, qui instruisent et produisent les émotions et activent la mémoire vive et rapide des processus primaires, tout autant que la mémoire lente et discursive de nos processus secondaires. Le lien n’entre dans aucune répétition en tant que telle. Il est fait à partir des fondamentaux de deux personnes uniques, il est toujours actuel.
Dans le transfert il y a construction à partir de données préexistantes et donc présélectionnées, déjà interprétées par un savoir, et non une composition nouvelle à partir de singularités en présence.
Le lien relève d’une expérience, mais quand nous repérons des éléments d’un transfert, nous faisons une construction en nous référant à une carte dans notre tête sans laquelle nous n’aurions aucune idée du transfert. Ce qui conduit à la construction c’est le prélèvement d’entités abstraites à partir d’une composition qui nous fera dire ou penser « ah ceci veut dire cela ». Le « ceci » est la composition, le « cela » la construction. Le « ceci » est ce que l’analyste tout comme l’analysant préhende, ou prélève sur l’ensemble des manifestations qui lui parviennent de l’autre et de lui-même affecté par cet autre, le « cela » est le sens analytique que ces manifestations peuvent acquérir.

Contact -Voix -Silence
On n’y pense pas assez souvent, mais chaque voix est absolument unique. Chaque être humain possède ses propres longueurs d’onde, un rythme singulier reconnaissable à chacun de ses mouvements. Il a fallu les cartes à puce pour nous le rappeler ! Ceux qui ont lu L’homme qui prenait sa femme pour un chapeau d’Oliver Sachs se souviennent sans doute de l’histoire du professeur de musique agnosique, qui ne reconnaissait plus ni les formes, ni les visages familiers quand ils étaient immobiles, alors qu’il les reconnaissait immédiatement dès qu’ils esquissaient le moindre mouvement, car chacun avait sa façon unique de se mouvoir. Il disait : « Chacun a sa propre musique » reconnaissable de loin. Tout cela opère dans la sphère de lien et appartient au propre du sujet. Le propre du sujet est une composition de la nature et le fondement du lien Le transfert ne peut en être qu’une toute petite partie, celle que nous pouvons saisir par nos conceptualisations, celle sur laquelle nous pensons avoir une prise.
C’est bien parce que l’on tient compte du lien, sans toutefois le nommer, que l’on peut prétendre que le transfert ne se laisse pas réduire à la répétition et qu’il serait réducteur de voir l’analyse sous ce seul aspect.
Parce que l’analyste est une nouvelle personne pour l’analysant, parce qu’il a une voix à nulle autre pareille (je me limite ici à la voix), il y a dès le début d’une analyse une irruption du nouveau. La présence réelle de l’analyste est à la fois possibilité de la répétition et entrave à sa réussite. C’est en tant que sujet que l’analyste casse la répétition, et en tant qu’objet de l’autre qu’il la met en scène.
Si le transfert peut s’interpréter, le lien lui ne s’interprète pas, il est un lieu de silence, de sentirs et d’échange de paroles qui peuvent ou non tomber dans le champ du transfert. En théorie, on peut dire que le transfert est fait pour l’interprétation. Certains psychanalystes admettent difficilement que pour beaucoup d’analysants, le lien seul est le facteur essentiel de la cure. Pourtant, dans la plupart des cas, il en est l’élément thérapeutique majeur. Cependant il nous faut un cadre de pensée, et l’analysant est là pour l’analyse du transfert. On peut alors s’interroger : si l’essentiel se joue dans le lien, et que le lien ne s’interprète pas en quoi, est-ce encore de la psychanalyse ? Oui, c’est bien de l’analyse, car ce lien ne doit son existence qu’à se vivre dans l’expérience analytique, et c’est par ce paradoxe seulement qu’il existe. Le cadre de l’analyse garantit que l’analyste n’abusera pas du lien, car il ne doit pas devenir un lien mondain. Voilà pourquoi on peut dire que Freud a inventé un lien jusqu’alors inédit. Le transfert en tant que construction théorique est ce qui change avec les écoles, les courants analytiques, et les modifications qu’y apportent les travaux théoriques. Il est dépendant de nos savoirs constitués.
Si le lien se matérialise préférentiellement par la voix, il a aussi des aspects silencieux, il est présent dès qu’il y a contact entre deux personnes, dès que l’un est avec l’autre. Freud a fait la théorie des pulsions mais, comme l’a fort justement remarqué André Green, il n’a pas fait une théorie du contact. Freud l’a pourtant mentionné à l’occasion de son travail sur Totem et Tabou, disant à propos de l’interdit du toucher que la vue et le toucher se rejoignent au « niveau supérieur du contact ». Il a surtout insisté sur l’aspect interdit et effrayant du contact dans la magie.
Le contact est pathique et essentiellement non-verbal. Il exprime le fond de l’humeur et participe à ce qu’en allemand on appelle la « Stimmung », l’ambiance (Stimmung vient du mot Stimme qui signifie la voix, la voix qui habite le silence). Jean Oury s’y réfère fréquemment.
Cet aspect non-verbal du lien n’est pas préverbal, il peut l’être, mais il est présent tout le temps, que l’on parle ou que l’on se taise, et ne dépend d’aucune régression particulière. Il est important de ne pas confondre préverbal et non-verbal.
Le contact peut ouvrir à la parole, mais ne dépend pas de l’échange verbal. C’est un « être avec » qui s’intériorise, sa trace est différente de la trace laissée par l’objet, bien qu’elle inclue l’objet.
De ce point de vue, le contact entre dans la zone de Flux des Pulsions de Vie, parce qu’il réunit et se vit plus près du Principe de Plaisir que du Principe de Réalité, bien qu’il puisse devenir dépositaire de la dépression (cf « Flux et Stase »). Ce qui appartient au contact n’appartient pas à la catégorie sujet-objet, où l’objet est déjà une entité séparée pour le sujet en question. Freud le dit de façon explicite, le désir est avant tout un désir de contact (avec l’objet). Mais il ne développe pas cette idée.
Si l’on résume tout ce qui participe du lien, outre le contact silencieux, il y a la vue, qui relie à distance, la voix, et plus généralement tout ce qui relève du plan du sensible. Voix et regard ne doivent pas être réduits à leur fonction d’« objets » tels que Lacan les a isolés et donc déjà séparés. Ils sont aussi des éléments servant à relier, bien qu’étant à distance, le propre de l’un et le propre de l’autre. La plupart des bons cliniciens travaillent avec cette notion de contact, mais ils le font intuitivement, sans lui donner un statut particulier. Il faut ici signaler comme exception l’Ecole de Louvain, et plus particulièrement les travaux du phénoménologue Henri Maldiney concernant des patients psychotiques. Selon ce dernier, le contact serait une pulsion basale de l’existence, particulièrement utile dans l’abord de la psychose maniaco-dépressive caractérisée par les troubles de l’humeur. Il est patent que dans la mélancolie on constate une perte de contact, et dans la manie un envahissement.
Certains patients deviennent, au travers du contre-transfert, de véritables révélateurs de ce qui reste clivé ou retranché chez l’analyste lui-même
Le fait d’entrer en contact avec le patient ou une partie clivée du patient peut éveiller chez l’analyste des affects et des sensations qui ne lui sont pas familières. Il s’agirait alors de l’activation de certaines de ses propres zones psychiques dont il n’a pas eu jusqu’alors l’occasion de se servir pour être en relation avec autrui ou avec lui-même. Jean Florence a dit, parlant de l’analyste : « Entendre, c’est mettre celui qui parle en contact avec ce qui le fait parler. » Cela est vrai pour les deux protagonistes, analysant et analyste, si ce dernier accepte de se laisser atteindre par ce qui lui vient du patient.
Or le plus clair de la théorie de l’analyse et de son dispositif clinique suppose la séparation entre sujet et objet et pour penser au plus près cette problématique du contact et du lien, on doit quitter le paradigme dominant sujet-objet. Freud avait clairement dit que sa métapsychologie était conçue pour les névroses de transfert, mais il avait insisté sur le fait que pour les psychonévroses tout restait à construire. La question du contact n’est donc pas une problématique réservée aux psychonévroses, simplement Freud n’en avait pas fait la théorie.
Quant à Lacan, il a eu recours à des personnages de fiction pour introduire la problématique du transfert.
Il a étayé ses idées sur des configurations entre personnages qui n’avaient pas véritablement besoin de la psychanalyse. Pour ce faire, il s’est servi de grands textes classiques, Le Banquet de Platon et Le Soulier de Satin de Claudel où des personnages sans souffrance, sans pathologie particulière, offraient la possibilité évidente de raisonner en termes de relation d’objet sans recourir aux expériences de l’enfance et des affectes autres que l’Amour.
La vision lacanienne en termes de place et de structure ne donne aucune valeur aux effets de la présence, à l’humeur ou en général à tout ce qui relève du plan du sensible et du pathos.
Certains analystes repèrent très bien la place qu’ils occupent dans le transfert de leur patient sans pour autant être capables de sentir leur lien non-verbal, et encore moins de l’utiliser dans le traitement. Ceci limite considérablement leur impact dans les cures, quand l’essentiel pour un patient se joue au niveau du sensible, de ce qui devient perceptible avant même d’être énoncé.

Le contact, en tant que pulsion basale de l’existence, participe d’un savoir inhérent à l’espèce humaine.
Les paroles échangées, quel que soit le contexte, sont lourdes de toutes ces informations que nous captons, non seulement au travers des mots, mais à partir de la substance physique qu’est la voix et de ce que véhicule et trahit le silence des corps.
De ce fait, le contact dans l’analyse vient faire pièce au deuil de séparation toujours menaçant. Il garantit la permanence de l’autre contre l’irruption des angoisses de séparation. Cela ne les empêche pas de faire surface, mais la permanence du contact fonctionne comme garantie contre la rupture et l’effondrement. Il est le tenant lieu de l’attachement primordial, sans lui être superposable, puisqu’il est ce qui relie le propre (la singularité) de l’analyste au propre de l’analysant. Il est actuel et chaque fois nouveau.
Tirer le contact du côté du transfert et de la répétition révèle la difficulté à admettre que dans le processus de l’analyse, il y a des points de capiton avec la vie nue.
Ferenczi disait : « Il n’y a pas de travail analytique si l’analyste ne se laisse pas aller à monter, au moment opportun, sur la scène déployée par l’inconscient de l’analysant. »
Les analystes plus classiques sont aussi plus prudents et déposent le contact essentiellement dans le cadre. Le psychanalyste argentin José Bleger, dans Symbiose et Ambiguïté, avait pris en compte la notion de contact qu’il situait exclusivement dans le cadre, siège silencieux de ce qui restait, selon lui, de symbiose du côté maternel. On voit que le contact ici cantonné au cadre, lui-même référé à la mère, aseptise le champ et laisse la théorie s’occuper de la relation Moi-objet. Dans cette optique, tout est référé au passé, aucune place n’est laissée à ce qui peut faire lien entre l’analyste et l’analysant en tant que présences actuelles.

Appeler transfert tout ce qui relie analyste et analysant me semble donc être une réaction défensive de la part des analystes, tout comme peut l’être leur utilisation de la théorie. Cette position permet de garder l’illusion que tout le cheminement au cours d’une cure pourrait rejoindre le plan de l’intelligible et entrer dans le champ spécifique de la psychanalyse, et que tout serait susceptible d’être traité par sa « techné » spécifique.
Ceci revient à évacuer le plan du sensible et le magma des affaires humaines qui mettent analyste et analysant dans le même sac. D’une manière différente, les séances ultracourtes de certains lacaniens ne donnent pas lieu à la prise en compte des éléments constitutifs du lien. Au contraire, tout ce qui manifeste le lien est un corps étranger à la théorie en place et considéré comme entrave à la bonne marche de la cure.
Or plus je travaille, plus je suis convaincue de l’importance de l’implication de l’analyste dans le processus de l’analyse, et plus il me paraît nécessaire de nous donner les moyens pour la penser. Car ce qui appartient au plan du sensible, aux « sentirs » et au lien, ne doit pas pour autant rester dans une nébuleuse de l’indicible. Ce n’est pas non plus de l’impensable. Je rappelle que Lacan disait que « l’analyste est intéressé dans le transfert comme sujet » (Séminaire sur « Le Transfert », p.370). Mais il ne va pas plus loin, adoptant le point de vue structural d’un sujet qui n’est pas impliqué ni censé sentir quoi que ce soit, au service d’une analyse désincarnée.
A propos de Lacan
Je vais prendre quelques exemples tirés d’un des textes fondateurs de Lacan pour vous montrer concrètement pourquoi je ne suis pas lacanienne dans ma pratique.
Dans « Fonction et Champ de la parole et du langage », texte fort complexe et historiquement important, on trouve le meilleur et le pire de Lacan. Voici d’abord à mes yeux le meilleur, c’est sa définition de l’inconscient : « L’inconscient est cette partie du discours concret en tant que trans-individuel, qui fait défaut à la disposition du sujet pour rétablir la continuité de son discours conscient. » (Les Écrits, p.258)
Plus loin il poursuit : « L’inconscient est ce chapitre de mon histoire qui est marqué par un blanc ou occupé par un mensonge : c’est le chapitre censuré. Mais la vérité peut être retrouvée ; le plus souvent elle est écrite ailleurs. » (Id. p.259)
Ici, le terme de « vérité » est pris dans son sens ordinaire, en tant que véracité d’une histoire, alors que par ailleurs Lacan utilise ce terme d’une manière quasi religieuse.
L’inconscient est donc trans-individuel, et le sujet est de ce fait inévitablement marqué par l’histoire, et non plus seulement par papa et maman comme on le disait jadis. Il est à la fois comme eux, et différemment assujetti au discours qui les a traversés. Cela me semble un apport considérable de Lacan par rapport à la psychanalyse traditionnelle apolitique. Bien évidemment, l’inconscient ne peut se réduire à cette part du discours qui manque, car cette manière d’envisager l’inconscient le cantonnerait à n’être constitué que de signifiants refoulés. Celui-ci constitue une part très importante mais implique une métapsychologie très appauvrie, qui ne tient pas compte de l’aspect quantitatif des processus primaires (les intensités, le Ça), si important dans la dernière période de la pensée freudienne. Or c’est précisément l’élimination de l’aspect quantitatif des processus primaires qui m’éloigne de la vision lacanienne. Il faut ici ajouter qu’ailleurs, le même Lacan affirme que « ce qui résiste en analyse, c’est le discours ». Ni lui ni ses élèves n’en ont tiré les conséquences dans leur pratique. Ce qui résiste à l’analyse dans la psychanalyse d’aujourd’hui c’est, entre autres, le discours lacanien. Mais Lacan était loin d’être toujours lacanien dans sa pratique, ce qui a littéralement sauvé certains de ses analysants. Ses descendants sont malheureusement plus dogmatiques que lui…
Or cette recherche de ce qui est retranché dans l’histoire du sujet en analyse, cet abord de la réalité — passée ou actuelle — n’est jamais une simple enquête. L’analyste, par son transfert, sa propre histoire, et plus encore par ses croyances théoriques et idéologiques, va influencer la direction de l’enquête dans la cure, même s’il intervient peu. Même s’il se tait. Tout analysant apprend très vite la langue de base de son analyste, sauf les schizophrènes qui résistent à l’endoctrinement, fut-il inconscient ! L’analysant névrotique apprend la langue de son analyste par la magie du lien et pour pallier la dépendance transférentielle.
On peut dire qu’il n’y a pas de réalité dans l’analyse qui ne soit réalité construite, qui ne soit œuvre commune. Il n’y a pas d’enquête indépendante du regard de l’enquêteur. Elle dépend toujours du regard et des certitudes théoriques de celui pour qui elle est mise en scène. La neutralité de l’analyste n’existe pas à ce niveau, c’est une fable.
Le fait de penser et de parler en fonction de la capacité d’entendement de l’autre (l’analyste) n’est pas spécifique à l’hystérique, comme on pourrait l’imaginer. Elle est inhérente au désir même de se faire comprendre. L’analyste est ici l’instrument qui « fausse la mesure » comme le dit Ricardo Ileyassoff. Et sans cet instrument il n’y aurait pas de mesure, donc pas de construction du tout, et pas davantage de recherche consciente et inconsciente de la part manquante du discours troué.

Avant d’entamer ma critique des présupposés de la technique lacanienne, je résume ce qui pour moi aujourd’hui constitue l’apport fondamental de Lacan. Ce n’est pas sa théorie du signifiant qui à mes yeux est en grande partie surestimée, sinon surfaite. L’essentiel de l’apport de Lacan réside d’abord dans le fait qu’il ait donné au concept de l’inconscient sa dimension sociale et politique en le désignant comme trans-individuel. Le deuxième apport fondamental réside dans le fait qu’il ait établi la différence entre réel et réalité. Ces deux différenciations permettent à l’analyse de se situer concrètement par rapport à l’art et à la science.

Quand le Mort saisit le Vif
J’en arrive donc au pire de Lacan, et le pire, c’est quand le mort saisit le vif.
Dans le texte déjà évoqué, « Fonction et Champ de la Parole et du Langage » (Les Écrits, p.304), après une belle diatribe contre les analystes de l’I.P.A. (International Psychoanalitical Association), Lacan commence par faire apparemment l’éloge de Balint. Je dis apparemment car cela ne durera pas. Un point important les rapprochait cependant, Balint détestait tout autant que Lacan le côté adaptatif de la psychanalyse américaine de l’époque.
Voilà donc ce que dit Lacan, et c’est assez surprenant : « Michaël Balint a analysé d’une façon tout à fait pénétrante les effets intriqués de la théorie et de la technique dans la genèse d’une nouvelle conception de l’analyse, et il ne trouve pas mieux pour en indiquer l’issue que le mot d’ordre qu’il emprunte à Rickman, de l’avènement d’une “two-body psychology”. » Et Lacan ajoute : « On ne saurait mieux dire. L’analyse devient la relation de deux corps entre lesquels s’établit une communication fantasmatique où l’analyste apprend au sujet à se saisir comme objet ; la subjectivité n’y est admise que dans la parenthèse de l’illusion et la parole y est mise à l’index d’une recherche du vécu […] »
Or Balint ne dit pas ça, il s’insurge justement contre la tendance qui consiste à tout réduire au paradigme sujet-objet, paradigme que Lacan reprend entièrement. La question de ce paradigme n’est pas neuve, celui-ci a été contesté par des philosophes mais les psychanalystes l’ont adopté de manière trop confiante à partir d’une vision théorique rassurante.
Par ailleurs, Lacan dit que l’analyste « apprend » à l’analysant… L’analyste devient pédagogue, ou pire, il est en place de Maître. Selon cet énoncé, il n’y aurait qu’un rapport fantasmatique entre analyste et analysant. Cette vision est non seulement réductrice mais lourde de conséquences sur le plan de la relation analytique. Comment comprendre alors cette autre assertion de Lacan selon laquelle ce qui opère dans une analyse, « c’est la présence réelle de l’analyste ». Mais on n’est pas à une contradiction près.
Suite à cet éloge de la psychologie à deux corps, Lacan introduit une différence radicale entre parole vide et parole pleine. Ici encore, il est aux antipodes de la position de Balint : il ne tient compte ni de la régression, ni de la parole venue d’une position de l’enfant, deux aspects de la cure qui importaient énormément à Balint et qui peuvent prendre des allures de « parole vide ». Il ne prend pas davantage en compte l’échange verbal comme bain de langage, l’acte de la parole en tant qu’acte de confiance, la relation affective, la variété des percepts mis en circulation, et bien d’autres choses encore que la présence de deux corps implique. On se demande alors en quoi cette notion de deux corps en présence lui importe, pourquoi il cite Balint, si ce n’est pour s’en servir et lui faire dire autre chose. Cet « autre chose » est sa conception du Moi en tant qu’instance imaginaire. Comme si la présence de deux corps pouvait se réduire à la présence de deux Moi imaginaires !
Plus loin, dans ce même chapitre, nous tombons sur « le facteur de réalité ».
Lacan évoque Freud pour dire ceci : « Freud rappelons-le, touchant les sentiments qu’on apporte au transfert, insistait sur la nécessité d’y distinguer un facteur de réalité, et ce serait, concluait-il, abuser de la docilité du sujet que de vouloir le persuader en tous les cas que ses sentiments sont une simple répétition transférentielle de la névrose. Dès lors, comme ces sentiments réels se manifestent comme primaires et que le charme propre de nos personnes reste un facteur aléatoire, il peut sembler qu’il y ait là quelque mystère. »
Lacan ne semble pas imaginer un seul instant que ces sentiments réels peuvent être autre chose qu’une énamoration hystérique qui se tromperait d’objet. Il en reste à une conception de la réalité comme appartenant exclusivement au registre de l’imaginaire. Alors le transfert se limite à l’amour de transfert, amour qu’il consent à dire véritable, sans aller au-delà de ce constat. Il me semble que c’était le moment ou jamais d’utiliser la différence entre réalité et réel et d’interroger la place du réel dans la relation analytique, ce qu’il ne fait pas.
Plus loin dans ce même texte (p. 313), Lacan énumère les fonctions de l’analyste : « Témoin pris à partie de la sincérité du sujet, dépositaire du procès-verbal de son discours, référence de son exactitude, garant de sa droiture, gardien de son testament, tabellion de ses codicilles, l’analyste participe du scribe. » C’est un peu beaucoup, mais pourquoi pas ? Seulement la phrase qui suit assassine le sujet : « Mais il [l’analyste] reste avant tout le maître de la vérité dont ce discours est le progrès. » Nous ne sommes plus dans la vérité singulière d’une histoire à retrouver pour lever le mensonge ou la censure de l’histoire concrète du patient, comme il était dit plus haut, mais dans la vérité tout court. Nous sommes entrés en religion.
J’en arrive à ce qui me parait le plus grave. Lacan poursuit : « La suspension de la séance ne peut pas ne pas être éprouvée par le sujet comme une ponctuation dans son progrès. […] C’est un fait qu’on constate bien dans la pratique des textes des écritures symboliques, qu’il s’agisse de la Bible ou des canoniques chinois : l’absence de ponctuation y est une source d’ambiguïté, la ponctuation fixe le sens, son changement le renouvelle ou le bouleverse et, fautive, elle équivaut à l’altérer. »
En théorie cela est juste, mais Lacan fait une confusion terrible entre une expérience analytique et une expérience de lecture, une interprétation de texte et une expérience vivante.

On voit donc comment Lacan part d’une situation où il est question de la présence de deux corps réels (auxquels on peut ajouter le Moi imaginaire, ça ne change rien) et arrive au traitement de la parole vivante comme s’il s’agissait d’un texte, donc d’un corps mort. Voilà comment le mort saisit le vif : l’humain, l’échange, même le plus inégal, n’est pas un texte écrit dont on instruit le sens par des ponctuations. Ceci me paraît très grave, et ces quelques phrases signent une des pages noires de la psychanalyse française. Car cela a fait école, sans que personne ne se pose la question de savoir s’il était légitime de traiter la parole d’un sujet humain comme un texte écrit, sans corps, dont l’analyste serait le maître de la vérité !
J’espère que vous saisissez à quel point Lacan opère là un glissement dangereux et combien cela est faux au niveau théorique. Mais ce qui est plus grave, c’est l’invitation à une pratique néfaste de la psychanalyse, pratique de la scansion obligatoire séance après séance, pratique qui se transmet comme vérité inhérente à la psychanalyse .
Cette façon de procéder est d’autant plus consternante que personne ne semble être choqué par cette confusion entre un texte écrit et un sujet parlant. Certes on a critiqué les séances courtes comme abus de pouvoir, mais pas le fond du problème. La parole de l’analysant n’est pas un texte qui manque de ponctuation.
Si j’ai pris tout ce temps pour revenir au texte même de Lacan, c’est pour montrer que j’ai de sérieuses raisons pour refuser cette pratique.
Comme on pouvait le prévoir, le texte de Lacan va se poursuivre et aboutir logiquement au thème de la mort. Lacan ne fait pourtant pas de lien entre sa propre opération de mise à mort du sujet, qu’il assimile à un texte, et le thème de la mort qui s’ensuit. Et pourtant l’un conduit fatalement à l’autre. Lacan termine en disant que la fin de l’analyse serait donc la subjectivation de la mort. Je rappelle que ce sont les années Heidegger, même si Heidegger se situait au niveau de la philosophie qui n’est ni une thérapeutique ni une relation de deux corps…
Certes, il n’est pas d’analyse où la mort ne soit évoquée, mais cela n’implique pas cette prescription de l’être pour la mort.
Je pense qu’il est très important de saisir ces glissements, ces passages du vivant au mort et la séduction opérée sur Lacan par une certaine philosophie qui lui a fait oublier le but même de l’analyse , qui est d’être du côté de la vie.

Il en va tout différemment de Freud lorsqu’il parle de la nécessité de la transformation du Principe de Plaisir en Principe de Réalité. Nul besoin d’évoquer la figure de « l’être pour la mort », Freud se contente d’évoquer un « autre plaisir », celui de l’action de penser qui est à la fois une prise en compte du Principe de Réalité et une prolongation du Principe de Plaisir. Penser est souvent douloureux, mais penser est aussi la transvaluation la plus haute et la plus jouissive du Principe de Plaisir trace de nos premiers vagissements.

Deux tendances de la psychanalyse
Je voudrais terminer par une vision plus générale des courants dans la psychanalyse.
Pratiquement depuis ses débuts, la psychanalyse est portée par deux courants, à la fois antagonistes et complémentaires.
Ils se répartissent en fonction de la prévalence donnée à l’un ou à l’autre des deux principes psychiques, à savoir le Principe de Plaisir et le Principe de Réalité. Nous savons qu’ils sont à la fois antagonistes et complémentaires dans la psychogenèse, et ce n’est pas pour rien que Freud, tout au long de son œuvre, n’a cessé d’y revenir comme à une boussole.

Le premier courant donne la prévalence à la libération et avantage le Principe de Plaisir. L’analyse doit libérer le sujet de ses inhibitions et de ses symptômes, des interdits excessifs, de la culpabilité névrotique, des censures. Dans ses écrits même très tardifs, Freud y revient toujours, ajoutant qu’il ne fallait pas lui en demander beaucoup plus. Il n’a jamais cessé de reconnaître l’importance du Principe de Plaisir, même après avoir découvert la Compulsion de Répétition et la Pulsion de Mort. Il y est revenu dans sa dernière topique pour y asseoir le Ça qui se conforme au Principe de Plaisir. Il est le réservoir, la marmite disait Freud, de notre énergie pulsionnelle. Comment faire alors pour donner place à la libido dans l’analyse sous son aspect quantitatif ? Freud l’esquisse cependant. L’aspect quantitatif se manifesterait dans la régression pulsionnelle et le plaisir de penser !
Dans ses dérives, ce courant peut déboucher sur des thérapies New-Age.

L’autre courant est davantage axé sur le versant civilisateur, il donne une place prépondérante au Principe de Réalité, quelles que soient par ailleurs les discussions qu’engendre cette notion de réalité. Il travaille sur les traces du Surmoi et de la même façon que le premier courant donnait le primat à la créativité, au devenir enfant (qui n’est pas l’enfant qu’on a été), celui-ci est axé sur la castration et le devenir adulte, c’est-à-dire pleinement homme ou femme.
Dans ses dérives, ce courant tend à devenir éducatif.

Il n’est pas étonnant qu’en psychanalyse, le Moi (tiraillé entre le Ça et le Surmoi, entre le réel et le symbolique) soit devenu le cheval de Troie autour duquel se sont livrées des batailles à la fois théoriques et techniques.
Schématiquement, pourraient appartenir au premier courant : pour l’essentiel l’Ecole hongroise, Imre Hermann, Sandor Ferenczi, Michael Balint, puis à leur suite Donald Winnicott, Ronald Searles, G. Benedetti. Ils donnent la prévalence au lien, à la créativité, et à l’abord de l’enfant dans l’adulte. Ici le lien est fondamental dans l’implication de l’analyste avec l’analysant. A cette lignée appartiennent (qu’ils s’en réclament ouvertement ou non) les analystes pour qui la notion de contact dans la relation thérapeutique est centrale. On peut ajouter les courants influencés par les travaux du philosophe Madlinay et de Szondi. Les post kleiniens tels que Bion, Ferro et d’autres que je ne peux tous citer, tentent une sortie vers le haut et se déprennent des positions trop rigides et normatives de Mélanie Klein, ayant tous subi l’influence de Winnicott.
Dans le deuxième courant, civilisateur ou éducatif, se trouvent essentiellement Mélanie Klein, Françoise Dolto et Jacques Lacan. Bien qu’utilisant des appareils conceptuels très différents les uns des autres, ils avantagent la frustration et la castration au détriment de la quête du plaisir et de la libération pulsionnelle. Le transfert qu’ils induisent est du type vertical. Sauf à se retrancher derrière le prétexte de la psychose, ce mode interdit toute implication affective de l’analyste. Celui-ci est toujours en surplomb, traitant le transfert du seul point de vue vertical.

Ce partage est évidemment très schématique : les deux courants sont souvent intriqués, d’autant plus que la majorités des analystes se réfèrent à Freud qui tenait fermement liées les deux tendances. C’est dans la conduite de la cure et le traitement du transfert et du lien que ces différences apparaissent le plus.

Ça pense
D’un bout à l’autre de son œuvre Freud a donc tenu compte de la tension qui existe entre Principe de Plaisir et Principe de Réalité et à leur inactivation par la Pulsion de Mort. Freud n’oublie pas de rappeler que « le Principe de plaisir est le garant de la vie et pas seulement de la vie psychique. »
Alors que faire pour accueillir et donner expression au lien sans négliger le travail sur le transfert ? Comment rester du côté de la Pulsion de vie et du Principe de Plaisir sans nier l’importance du Principe de Réalité et l’exigence de la symbolisation ?
Le Ça, ce chaudron de notre énergie pulsionnelle, est associé au Principe de Plaisir. Dans la cure, comment faire avec ce chaudron-là ? On ne peut tout de même pas laisser libre cours aux pulsions des patients ! Panique à bord… Cela se conçoit. Mais c’est oublier qu’il y a un plaisir spécifique de l’analyse, qui consiste à jouir de la naissance de la pensée. Ceci est une expérience in vivo qui nécessite la pleine participation de l’analyste, car le plaisir pulsionnel, le Ça, s’exprime dans la création. En analyse la création surgit quand on fait place au « ça pense ». Penser en analyse, c’est d’abord vivre une expérience qui consiste à se « sentir » penser. Un philosophe comme N. Whitehead l’a très bien vu dans « Procès et Réalité » tandis que du point de vue de la physiologie du cerveau, Antonio Damasio met au premier plan, comme condition de la cognition, le bon fonctionnement de l’émotion, et du sentiment de l’émotion, qui conduisent au sentir de la pensée. La première étape de la pensée est donc un sentir. Penser, quand il s’agit de la pensée–étincelle, est une activité pulsionnelle et perceptive autant que conceptuelle, ce que Freud a très bien compris dès L’interprétation des Rêves.
L’expérience de pensée immanente est donc une transvaluation du Principe de Plaisir où prévaut l’aspect quantitatif et énergétique de la libido. En l’occurrence il ne s’agit pas d’une pensée discursive et déjà compactée selon le savoir de l’analyse, il s’agit de laisser libre cours au « ça pense ». Et face au « ça pense » de l’analysant, il est souhaitable de trouver quelqu’un qui l’accueille sans arrière-pensée.

« Ça pense » est un oxymoron qui met bout à bout deux contraires : le soleil noir, la gaîté triste, (et le gai savoir ?). « Ça pense » met en contiguïté l’énergie de la libido, du Ça, avec l’activité de penser, performance cognitive la plus éloignée du chaos pulsionnel. Voilà le pont le plus difficile et le plus réjouissant, et aussi la part la plus révolutionnaire de la psychanalyse. La plupart des analystes semblent s’arrêter juste avant de laisser venir les conséquences d’un tel processus, et chacun de nous y est aussi malheureusement trop souvent contraint. Ouvrir à la pensée ne va pas de soi, la plupart du temps ce moment de bonheur est précédé par des années d’apprivoisement. Certains analysants n’y arrivent pas, d’autres sont plus doués. Cela est sans rapport avec les normes de la psychopathologie. Penser, c’est d’abord faire l’expérience sensible de la pensée. Pour cela il faut faire le saut et admettre comme prémisse que la pensée est d’abord un sentir qui précède le langage et la mise en forme par le langage. A la question : « Comment je sais que je pense ? », je réponds : je le sais parce que je sens que je pense avant de connaître ce que je pense. Quand ça pense, c’est l’inconscient qui se saisit de l’intellect avec la rapidité de l’éclair, c’est l’insight, ou le « Einfall » dont parlait Freud. Ça nous tombe dessus, c’est une expérience de fulgurance. Voilà ce qu’est la pensée-étincelle ou la pensée-éclair. Ensuite il faut passer de cette vitesse extrême à la lenteur du verbe. Le verbe nous impose la résistance de nos organes soumis au déroulement séquentiel du langage. Le Einfall, la chose trouvée en un éclair, pousse à dire, et dire oblige à ralentir pour que puissent se former les mots, les phrases, la logique du discours. Le langage est un ralentisseur de la pensée.

Dans cet être ensemble des deux corps, dans le lien en tant que soubassement humain de l’entreprise analytique, l’expérience la plus osée consiste à penser hors contrainte. Pour cela il faut une confiance inouïe dans ce partenaire qu’est l’analyste. Comme l’écrivait Balint, l’analyste doit être comme l’eau pour le nageur, comme la terre pour le marcheur, un support, une matière, un lien à toute épreuve et, dans le cas qui nous intéresse, de surcroît un lien inédit, jamais vu, jamais vécu. Ce sont là des conditions pour que « ça pense », et pour que l’homme ordinaire fasse à son tour l’expérience extraordinaire de la pensée-étincelle, habituellement réservée aux artistes et aux créateurs.

Pour conclure
Le transfert est une construction théorique, il ne convient pas de l’utiliser de manière trop floue pour désigner tout ce qui se passe entre analyste et analysant. Par ailleurs il est indispensable de travailler la théorie du transfert en y intégrant de nouvelles connaissances qui peuvent se transmettre dans nos réunions savantes et académiques. La transmission de la psychanalyse ne doit pas se confondre avec la transmission du savoir universitaire. Ce dernier est nécessaire dans une formation, mais il reste inopérant voire dangereux s’il est dominant dans le devenir psychanalyste.
En revanche le lien est une composition unique entre deux corps en présence, et de ce fait il reste à jamais soustrait aux discours académiques.
L’un et l’autre avec leurs inclusions réciproques font de la psychanalyse une expérience étrange et singulière qui n’a rien à voir avec la psychologie ni avec la médecine. Elle peut devenir de la dynamite si on ne la banalise pas. Aujourd’hui cette tendance à la banalisation est forte parce que se banalise inévitablement ce qui peut se répéter sur une grande échelle où se monnaient les savoirs rassurants. Si l’on parvient à ne pas isoler la part intelligible de la psychanalyse de son substrat sensible que représente le lien, alors seulement on pourra lui éviter de sombrer dans un dogme pour masses obéissantes. La pensée issue d’une telle expérience, où le sensible garde sa place, ne peut jamais être entièrement domestiquée par le discours ambiant. Le « ça pense » ne pense pas selon l’ordre du discours, fut-il l’ordre de la psychanalyse.

Paris le 20/10/2000
Radmila Zygouris